Introduction
p. 13-32
Texte intégral
« Le langage est pareil de tous côtés. Il faut un point fixe pour en juger »
(Pascal, Pensées).
1Feuilletant cet ouvrage, le lecteur sera sans doute frappé par la diversité des analyses discursives que nous y présentons, en dépit du caractère unificateur de la trame chronologique. Il convient donc de préciser d’emblée notre objectif : valoriser la nouveauté des points de vue actuels sur les langages de la Révolution française entre 1789 et 1792, tout en généralisant ces points de vue à l’aide d’une double échelle d’observation, le discours d’assemblée et le discours républicain en acte. C’est à la jointure de ces deux ensembles discursifs qu’apparaît un sujet inédit, le porte-parole.
2A ce titre, le chapitre préliminaire, qui délimite les figures de l’opinion publique permettant d’appréhender la logique propre aux langages de la Révolution française, aurait pu servir d’introduction à notre ouvrage. Cependant nous avons voulu, à l’aide d’un propos introductif autre, mettre en évidence les enjeux méthodologiques d’un travail qui vise à renouveler la synthèse historienne usuelle.
3Nous trouvons chez Pascal l’idée que le changement de point de vue constitue le moyen le plus adéquat pour faire advenir, par des « énonciations assorties au sujet », un rapport inédit entre les mots et les choses, un relation nouvelle aux idées nécessairement médiatisées par le langage1. Il s’agit bien d’introduire la plus grande variété possible de rapports, de multiplier les combinaisons, de produire des effets significatifs d’une grande diversité de « manières de parler » propres à des sujets inédits. Ainsi, de la description de l’arrangement des mots, dont l’étude relève de la lexicologie, à la caractérisation plus large de la perpétuelle modification du dispositif interne des énoncés, telle qu’elle est appréhendée par l’analyse de discours, « la disposition des matières est nouvelle »2.
1. Lexicologie et analyse de discours : du mot à l’énoncé
4Le rôle fédérateur, tout au long des années 70 et 80, de l’équipe « 18e-Révolution française » du Laboratoire de lexicologie politique de l’Ecole Normale Supérieure de Fontenay/Saint-Cloud, en matière d’études sur les discours de la Révolution française, marque la prédominance initiale d’une tradition lexicologique réactualisée par une greffe des méthodes de la linguistique structurale sur les travaux pionniers de Ferdinand Brunot en histoire de la langue3, et concrétisée par la publication d’un Dictionnaire des usages socio-politiques du français (1770- 1815)4.
5Nous avons beaucoup puisé, d’un chapitre à l’autre, dans cette matière lexicologique issue d’un vaste rassemblement d’études sur l’usage des mots, d’autant plus qu’elle continue à s’enrichir par les apports de jeunes chercheurs5.
6Cependant nous avons pris tout autant en compte deux autres modalités nouvelles d’approche des discours de la Révolution française :
d’une part les travaux issus du tournant linguistique de l’histoire intellectuelle dans le monde anglo-saxon, si importants pour comprendre la portée novatrice des discours prérévolutionnaires6,
d’autre part les études de pragmatique historique de texte, spécifiques aux chercheurs allemands, qui viennent d’aboutir à une remarquable étude sur la prise de Bastille comme événement fondateur du discours républicain français7.
7Enfin nous avons essayé d’entrer dans la plus grande diversité possible de travaux en langue française sur les pratiques langagières pendant la Révolution française8, élargissant ainsi notre enquête à une histoire des idées de plus en plus préoccupée par le poids historique des mots9.
8Outrepassant ainsi de fait le champ de l’analyse de discours familier de nos premières recherches10, il est donc question, dans le présent ouvrage, tout autant d’actes de langage, de phénomènes énonciatifs, de dispositifs argumentatifs, de fonctionnements rhétoriques que de l’usage proprement dit des mots saisis entre lexique et syntaxe11.
9L’approche lexicologique occupe donc une place centrale dans les études dont nous allons proposer la synthèse. Cependant, même si nous avons participé activement à ces travaux collectifs il n’en reste12 , il n’en reste pas moins que notre démarche d’historien du discours se démarque nettement de celle du lexicologue13.
10Les études lexicologiques sur des corpus historiques s’efforcent de délimiter un objet discursif restreint, formalisable, descriptible de manière sérielle. C’est pourquoi elles s’intéressent prioritairement à des unités lexicales, le plus souvent présentes dans les dictionnaires des formes, mais qu’il s’agit de décrire dans leurs diverses concrétisations historiques sur la base d’un dépouillement archivistique de sources essentiellement imprimées14.
11Certes la démarche du lexicologue n’est pas purement énumérative, elle délimite en effet des configurations historiquement significatives, mais toujours dans le but d’identifier, d’inventorier, de classer, et bien sûr de décrire, tant au plan quantitatif que qualitatif, des formes linguistiques. Nous sommes ici dans la logique constructiviste d’une linguistique de la parole qui analyse des réalités socio-linguistiques à partir des modalités énonciatives d’intervention dans la langue d’acteurs individuels et collectifs.
12Au départ de l’enquête discursive, notre approche est tout autre : elle ne rejoint les préoccupations du lexicologue qu’au terme d’un cheminement spécifique à l’historien du discours.
13Lorsque nous individualisons une unité lexicale, par exemple le mot « nation », à l’intérieur d’un type discursif spécifique de la Révolution française, le discours d’assemblée15, nous prenons appui sur des énoncés attestés, dispersés, diversifiés à l’extrême par l’enquête archivistique préalable. Le travail configurationel tel que nous l’entendons consiste donc moins à saisir des usages de formes qu’à décrire les ressources interprétatives, les sens attestés d’un agencement spécifique dénoncés autour d’un sujet parlant, d’un objet discursif, voire même d’un concept. Il s’agit plus de restituer une pluralité de significations manifestées par les acteurs eux-mêmes de l’événement que de montrer l’incontournable hétérogénéité énonciative des formes linguistiques marquant la présence de l’autre dans le discours.
14Qui plus est, si nous essayons constamment de restituer \a dimension pragmatique du langage, – ainsi est-il tout particulièrement de nos descriptions d’actes de langage historiquement attestés (de l’acte de demande à l’acte de souveraineté en passant par l’acte d’obligation, l’acte de dénonciation, l’acte de faire parler la loi, etc.) –, c’est dans la mesure où nous inscrivons aussi notre démarche discursive dans une pragmatique de la réflexion permettant d’entrer dans l’action au moment même où le discours fait réflexion sur lui-même16. A ce titre, nous nous éloignons quelque peu d’une pragmatique linguistique stricto sensu qui, au-delà de la syntaxe et de la sémantique, étudie essentiellement l’usage énonciatif du langage par des locuteurs pris dans un rapport intersubjectif.
15Bien sûr l’analyse lexicologique n’est pas dénuée de préoccupations pragmatiques lorsqu’elle évolue au sein d’une espace dialogique propice à la diversification des formes sous leur apparente répétition. Mais là encore nous nous démarquons du lexicologue par une attention privilégiée à la logique discursive propre aux acteurs, formulée dans le cours de leurs actions à l’aide d’arguments circonstanciés. Nous focalisons donc plus notre attention sur les formes langagières de l’expérimentation révélatrices du jugement des acteurs que sur les variations d’usages de formes historiquement attestées dans un genre discursif particulier. C’est à ce titre que nous évoluons en permanence dans un espace discursif où les opérations de jugement valent comme ressources interprétatives, laissant ainsi ouvertes de nouvelles potentialités discursives pour une action à venir.
16En des termes plus circonstanciés, que nous explicitons dans le troisième volet de notre propos introductif, nous balisons en permanence un espace public de réciprocité où les hommes font l’expérience de leur devenir17, participant ainsi d’un champ d’expérience inscrit dans un horizon d’attente 18. De fait, l’émergence de la notion-concept de « nation » en 1789 permet, nous le verrons, toutes sortes d’expérimentations au sein d’événements d’assemblée situés à l’horizon d’une citoyenneté en devenir.
17L’attention de l’historien du discours se porte donc plus sur des stratégies, des conflits, des enjeux discursifs que sur des usages de mots aussi diversifiés soient-ils. L’énoncé d’archive est d’abord appréhendé dans sa rareté, au moment même où il émerge dans l’événement, affirmant par là même sa valeur d’acte configurant de l’événement. Une fois individué par l’expérience discursive, nous pouvons le suivre tout au long d’un trajet thématique où il se stabilise à partir des règles de fonctionnement instaurées dans ses relations avec d’autres énoncés19. Une telle mise en intrigue permet d’aller jusqu’à la généralisation la plus étendue d’un énoncé, qui peut prendre parfois une dimension fortement abstraite20.
18La temporalité spécifique de tel ou tel énoncé, mesurée plus en termes de rupture événementielle que de continuité sérielle, se déploie donc tout au long d’un intrigue localisant des sujets inédits à l’intérieur d’un trajet thématique ; elle confère à l’énoncé une valeur d’acte configurant. L’articulation de l’expérience vécue à l’attente des hommes, de l’action à la pensée, de la pratique à la théorie est partie intégrante de la description d’une intrigue, de ses ressources interprétatives.
19Ainsi le mot « nation », alors qu’il fait événement à travers l’expression d’« Assemblée nationale », est déjà un enjeu fondateur du discours d’assemblée. Il concrétise la puissance objective de la nouvelle représentation nationale tout en fondant le « nouvel ordre des choses » sur la puissance subjective du droit naturel, c’est-à-dire sur la manière d’être d’une nation qui proclame la toute puissance de la citoyenneté ; il ouvre ainsi la politique à l’illimité de l’expérience humaine de la réalisation des droits.
20Une fois affirmée la part foncièrement subjective de la « nation », il est possible de resserrer cette notion-concept centrale dans un point de vue plus strictement lexicologique. De fait, cette notion-concept devient une unité lexicale spécifique du discours de la Révolution française. Ainsi elle se régularise par son association à d’autres mots (« Constitution », « représentation », « ordre », « pouvoir », etc.) qui tendent à configurer le champ sémantique de la politique moderne.
21Enfin la dynamique du discours d’assemblée, centrée un temps autour d’un acte interlocutif issu des possibles ouverts par la synthèse nationale 21, s’épuise tout au long de l’année 1790, ou tout du moins doit tenir compte de la dynamique concurrente d’un discours républicain en acte constitué par l’instauration progressive, sous l’égide des porte-parole, d’un espace public républicain, avant même la proclamation de la République. Le discours d’assemblée se voit donc contester son hégémonie, et doit laisser une place à d’autres discours typiques22 particulièrement dynamiques, essentiellement le discours républicain en acte pour la période 1791-1792, tout en subissant lui-même les contrecoups d’une telle diversification des lieux de légitimation.
22Ce qu’il convient maintenant de préciser, c’est la manière dont notre démarche prend en compte un temps de l’histoire.
2. Entre expérimentation et fiction : les arguments du processus historique
23D’une étude à l’autre des événements discursifs de la Révolution française, la description dénoncés d’archive, de configurations historiquement significatives a constamment valeur d’expérimentation des attentes passées et présentes d’hommes agissants et souffrants.
24C’est ainsi que l’expérience du vécu de la politique, ou de la politique au quotidien, est appréhendée sur la base du refus d’un coupure nette entre les arguments des acteurs de l’événement, tout à fait valides pour la compréhension de leurs actions, et les explications ultérieures de l’historien, jugées ordinairement plus savantes. L’expérience humaine, dont rend compte une expérimentation discursive saisie dans sa plus grande extension possible, occupe d’emblée un terrain critique 23, et par là même délimite un espace de jugements où se déploient des raisons pratiques 24.
25En d’autres termes, le régime de vérité des énoncés, associés à des sujets, des objets, des concepts, est la vérité même des énoncés. Nulle extériorité ici dans l’objet discursif Révolution française par rapport aux arguments invoqués par les acteurs des événements révolutionnaires. Il ne s’agit pas effet de décrire un état discursif des choses, qui viendrait s’ajouter à d’autres constats thématiques, par exemple sur les mentalités. D’un argument à l’autre, nous sommes toujours dans l’énoncé. Cette simple affirmation nous situe d’emblée hors de tout bilan historiographique qui associerait aux nouveaux résultats historico-discursifs des mots, des phrases et des propositions antérieurement formulés dans le savoir cumulatif des historiens25.
26A vrai dire, la démarche que nous préconisons, en centrant l’attention de nos lecteurs sur une diversité aussi grande que possible d’expériences discursives et en les généralisant selon une échelle d’observation déterminée, s’efforce aussi de valoriser des réserves de sens, de multiplier des possibles, de mobiliser des attentes proches de nos préoccupations les plus actuelles. Ici l’expérimentation discursive a valeur de problématisation des questions présentes posées par la Révolution française dans la mesure elle configure de manière dynamique des interactions diffuses, des stratégies inédites et des concepts novateurs.
27D’un événement révolutionnaire à l’autre, les configurations d’archive initiales, résumées dans des arguments à forte valeur généralisatrice, se situent bien entre « attente » et « expérience », catégories de connaissance qui nous renvoient au fait qu’« Il n’y a d’histoire qui n’ait été constituée par les expériences vécues et les attentes des hommes agissants et souffrants » (Koselleck, 1990 : 308).
28Cependant, circulant, par la lecture d’archives, dans un espace critique où les acteurs donnent les raisons pratiques de leurs actes, l’historien du discours rassemble une masse d’énoncés, à la fois rares et réguliers, à partir desquels il peut configurer une mise en intrigue distincte des éléments de rationalité mobilisés par les acteurs de l’événement. C’est par un tel travail de fictionnalisation historique qu’il fait advenir, dans la description de l’événement, des signification inédites, détournées, non-advenues.
29Ainsi la mise en intrigue est d’emblée présente dans toute configuration de l’action qui convient à un contexte discursif. En effet, elle donne à cette action un contour, des extensions, une limite, bref une étendue délimitable26. Nous sommes bien là confronté à de la fiction dans la mesure où l’énoncé d’archive en lui-même ne permet pas de clôturer définitivement la description d’une action : il est toujours ouvert à de nouveaux possibles par sa valeur fortement réflexive27.
30Faut-il en conclure que notre démarche s’écarte volontairement de tout effort pour restituer une vérité historique ?28 Entre expérimentation et fiction, la généralisation de connaissances sur les langages de la Révolution française, organisée autour des arguments employés par les acteurs des événements, n’aurait d’autre ambition que de fournir des réserves de sens à nos contemporains soucieux d’inscrire la Révolution française dans l’avenir de notre présent.
31A vrai dire, notre souci de conférer à la radicalité révolutionnaire une dimension politique forte dans notre présent est évident. En insistant sur la radicalité initiale du discours d’assemblée, en nous efforçant de localiser le politique, au-delà de ce discours centralisé, dans des espaces autonomes et des sujets inédits avec leur dynamique propre de légitimité29, nous essayons de démultiplier, à un certain niveau de généralisation, les thématiques révélatrices d’expériences démocratiques diversifiées autour d’acteurs autolégitimés30. Il s’agit bien de prendre en compte les modes d’occupation par des acteurs, qualifiés de porte-parole, d’un espace public de réciprocité, garant de la réalisation des droits de l’homme et du citoyen, et par là même « d’appréhender la Révolution comme une compétition de modèles démocratiques, comme la coexistence de vécus et de représentations de la démocratie » (Nicolaïdis, 1993 : 45).
32Pour autant, au titre de l’intervention permanente d’un temps de l’histoire, c’est-à-dire d’une temporalisation spécifique du processus révolutionnaire saisi dans sa radicalité même, nous ne négligeons pas, dans notre démarche généralisante, l’existence d’un régime de vérité proprement historique, appelons-le un régime d’historicité. Mais il s’agit seulement d’une vérité restreinte qui ne prétend pas conférer du réel a posteriori aux descriptions localisées de nature foncièrement expérimentale et fictionnelle. Nous nous limitons donc à une vérité qui concerne uniquement la manière à la fois processuelle et non-totalisante, au titre d’une variation spécifique des échelles d’observation31, dont nous abordons la généralisation des résultats discursifs.
33Un temps de l’histoire est bien présent dans le régime d’historicité induit par la dynamique de l’attente et de l’expérience dont nous avons déjà parlé à propos de l’expérimentation elle-même. Mais nous demeurons là sur un terrain encore largement épistémologique. Nous souhaitons appréhender ce temps de l’histoire bien au-delà, dans la vérité même du rôle agissant de l’humanité. C’est pourquoi nous affirmons d’une part l’existence d’un processus révolutionnaire, avec ses moments spécifiques (Brunei, Guilhaumou, 1991), et d’autre part nous insérons la série des arguments attestés dans un processus analogique, véritable dynamique unificatrice des signes de la démocratie32.
34A la variation constante des points de vue inhérente aux ressources infinies mobilisées par les acteurs dans la construction de soi des événements s’oppose « la force des choses », certes traduite dans un droit positif qui finira par s’imposer. Pour notre part, nous nous maintenons le temps de la synthèse dans un entre-deux, là où la force des signes 33a son efficace propre, signifie, avec la généralisation par analogie, un régime de vérité du processus révolutionnaire, et marque donc l’affirmation subjective d’une radicalité fondatrice foncièrement républicaine, avant même la déclaration positive de l’institution proprement dite de la République.
3. Champ de validation et échelles d’observation
35Nous avons déjà souligné que le champ de validation discursive des énoncés d’archive n’est autre, dans notre manière de faire, qu’un espace public de réciprocité inscrit à l’horizon égalitaire de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
36S’appuyant sur la perspective tracée par Habermas (1989, 1997), notre description synthétique développe donc une conception normative de l’espace public 34. La Révolution française inscrit une norme de réciprocité issue du droit naturel déclaré à l’horizon d’attente des citoyens. Cette norme n’équivaut pas seulement à la seule prise en compte de « l’utilité réciproque » (Sieyès), basé sur les « besoins réciproques » de l’homme. Elle est aussi la règle des « secours réciproques » (Billaud-Varenne) avec leur forte dimension morale et universaliste. Ainsi la mise en place d’un lieu commun de la politique ne procède pas uniquement de la convergence des « volontés individuelles » dans une « volonté commune », elle équivaut surtout à l’instauration d’un espace régulateur de réciprocité qui permet de maximaliser tout ce qui est donné de liberté et d’égalité.
37En attente de réalisation, une modalité universelle d’intercompréhension est acquise, dès l’été 1789, avec l’acte de communication qui préside à la déclaration solennelle de la toute puissance des droits de l’homme et du citoyen. La condition naturelle de l’homme, c’est-à-dire ses « qualités sociales » (Mably), essentiellement la liberté et l’égalité, peut désormais se concrétiser dans la société civile par la mise en acte de la réciprocité du droit naturel déclaré35.
38Il importe alors de préciser que « la norme de réciprocité n’exige pas des individus dont elle régule les comportements des tâches spécifiques et uniformes » (Gouldner, 1992 : 163). En quelque sorte, et tout particulièrement dans le cas de la Révolution française, l’attente de réciprocité est de nature seulement régulatrice : elle contraint les expériences possibles, mais elle laisse toute latitude à l’expérimentation concrète de l’événement par les acteurs.
39Ainsi s’ouvre aux acteurs des événements de 1790-1792 un champ infini d’expérimentations. L’émergence soudaine de procédures égalitaires de formation de l’opinion et de la volonté, principalement sous la catégorie argumentative de souveraineté du peuple36, et de son corollaire des pratiques intersubjectives diversifiées et inédites de délibération et de décision, élargit considérablement le champ politique légitime, limité en 1789 au discours d’assemblée, en configurant le nouvel espace républicain de réciprocité. Il s’agit bien d’un espace d’intercompréhension langagière mis en place progressivement par la multiplication des prises de parole démocratiques (Guilhaumou, 1994b). Il importe enfin de remarquer que le seul choix de l’échelle d’observation du discours d’assemblée nous aurait interdit de rendre compte de la dimension foncièrement démocratique des pratiques discursives de la Révolution française, et du discours républicain en acte qui les sous-tend37.
40Cependant, notre réflexion nous porte au-delà de la spécificité de notre méthode d’observation archivistique, l’analyse de discours, et de la particularité de notre champ expérimental, l’espace public de réciprocité. Nous inscrivons aussi notre interrogation synthétique dans le droit fil des incitations récentes des historiens Bernard Lepetit et Jacques Revel à révoquer définitivement la tautologie des descriptions à l’intérieur de catégories prédéterminées au profit d’une appréhension fine du processus constant de construction d’une société critique d’elle-même, donc apte à juger de sa propre intelligibilité38.Il s’agit alors de s’intéresser à la variation de l’échelle d’observation des phénomènes historiques, où, d’une échelle à l’autre, « ce sont les modalités de l’interaction et l’espace consenti aux acteurs et à leurs stratégies qui, à chaque fois, se recomposent » (Lepetit, Revel, 1992).
41L’objectif de la démarche expérimentale ainsi circonscrite est bien de proposer, sur la base d’une attention permanente à la capacité critique des acteurs, un agencement d’éléments de connaissance au plus près possible de leurs procédures initiales d’élaboration, donc de maintenir, dans la généralisation des résultats, la visibilité des configurations de départ, principalement à partir des arguments qui s’y déploient.
42Dans une telle perspective, et en appui sur des réflexions récentes de Bernard Lepetit (1993, 1996), nous pouvons souligner plusieurs points significatifs des enjeux de notre approche synthétique des langages de la Révolution française :
Le choix d’une échelle d’observation, le passage de l’une à l’autre, modifie la configuration de l’objet d’étude, nous introduit à une nouvelle typification discursive39 . Il postule la complexité du réel, sa production, en dehors de tout souci positiviste d’exhaustivité et de représentativité, par la multiplication des points de vue jusqu’à une extension des analyses discursives permettant la généralisation par analogie.
Aucune échelle n’introduit plus qu’une autre au réel du processus révolutionnaire. Les représentations d’une échelle à l’autre ne s’emboîtent pas comme des poupées russes, comme s’il existait une seule totalité révolutionnaire significative. Le point de vue de chacune est tout aussi révélateur de la radicalité révolutionnaire.
Le processus de généralisation, désormais distinct de la totalisation classique par addition et multiplication, procède avant tout du déploiement temporel d’une identité argumentative qui se construit par l’analogie constatée d’un argument à l’autre, au sein de la dynamique argumentative déployée dans la série des événements. Ainsi les configurations discursives résumées à travers leurs arguments constitutifs se retrouvent analogiquement identiques à elles-mêmes, tout en variant cependant significativement.
La synthèse se fait donc en marche, elle apparaît dans un ensemble de champs discursifs où se déploie, entre attente et expérience, une temporalité spécifique du processus révolutionnaire, le réel de la Révolution française en quelque sorte. A ce titre, elle peut rendre compte au mieux du potentiel novateur de l’identité humaine agissante et souffrante, de sa capacité à ouvrir un processus révolutionnaire non encore achevé dans notre présent.
43Précisons enfin le jeu d’échelles que nous avons mis en oeuvre, et la manière dont la division contrôlée en deux échelles d’observation discursive nous permet d’appréhender le processus révolutionnaire sous l’angle de sa radicalité, sans pour autant partir d’une modélisation à priori du champ expérimental.
44Concrètement, notre échelle d’observation est double, si l’on peut dire :
La première série de montants de cette échelle est constitutive de ce qui fait la radicalité de 1789, la domination quasi sans partage du discours d’assemblée. Dans la mesure où la figure du porte-parole, d’emblée exclue du centre de la loi par la présence dominante du législateur, n’arrive pas vraiment à se concrétiser en 1789, nous insistons tout autant, dans la première partie, sur les possibles et les limites du discours d’assemblée que sur sa portée immédiate.
La seconde série de montants, chronologiquement distincte, nous renvoie aux diverses étapes de la formation du discours républicain en acte, spécifique du mouvement démocratique et de ses porte-parole en 1790-1792.
45Cette double échelle permet, à sa jonction, l’avènement de la figure du porte-parole dans sa diversité même. Du « grammairien patriote » au « juge » improvisé en passant par la « citoyenne patriote », le « missionnaire patriote », « l’artiste patriote », etc., il est question en permanence d’un acte de faire parler la loi (la constitution) au sein d’un espace public de réciprocité articulant l’intelocution d’assemblée à l’espace public démocratique.
46La généralisation par types40 ainsi opérée permet donc de montrer la réalisation progressive des droits-libertés, puis des droits-participations, enfin des droits-créances dans des formes inédites d’expériences subjectives. De fait, si nous insistons tant sur l’importance décisive de l’horizon régulateur du droit naturel déclaré dans les expérimentations révolutionnaires, nous nous interdisons de considérer ce principe juridique subjectif comme une totalité déterminante : l’articulation d’un tel horizon d’attente à divers champs d’expérimentation autoconstitutifs de leur intelligibilité nous importe fondamentalement.
47Plus précisément, Nous délimitons trois éléments constitutifs du droit naturel déclaré, certes appréhendables dans la réalité de leur intrication :
un principe fondateur, la proposition de droit basée sur la relation juridique (« Chacun limite sa liberté par le concept de la possibilité de la liberté de l’autre », Fichte). Ce principe foncièrement subjectif s’investit dans les droits-libertés (liberté de pensée, liberté de réunion, liberté de culte, etc.), se concrétise dans le pouvoir d’agir en société de tout individu, et de juger de la validité de ses libres actions (« Chacun à le droit de juger lui-même des limites données à ses libres actions, et de s’en faire le défenseur », Fichte) ;
un principe minimal, la prononciation de droit, expression de la légitimité de l’opinion publique (« La prononciation de droit viendra par la force de l’opinion publique » précise Brissot dans sa Profession de foi sur le républicanisme) qui devient effective par l’exercice des droits-participations (voter, déléguer, nommer, sanctionner) ;
un principe maximal, la réciprocité du droit (l’égalité et sa réciproque, la liberté), pleinement réalisé dans l’exercice des droits-créances, c’est-à-dire les droits sociaux relatifs aux besoins d’une société donnée, en particulier le droit à l’existence et le droit aux subsistances dans la période révolutionnaire.
48De cet ensemble juridique complexe, il ressort fondamentalement ce que nous appelons avec Fichte, « la faculté de dire le droit » (Fichte, 1796-1797 : 117). Cette faculté à la fois pratique et théorique est au fondement de l’acte de faire parler la loi qui caractérise la prise de parole démocratique au sein du discours républicain en acte. L’argument de Constitution, après celui de nation, y occupe une place centrale.
49En fin de compte, la variation contrôlée de l’échelle d’observation par le déploiement analogique des arguments invoqués par les porte-parole sous l’identité d’un droit subjectif régulateur nous permet d’élargir nos connaissances du processus révolutionnaire. Elle évite aussi les impasses de la perspective historiographique, c’est-à-dire ne vise plus un savoir totalisant sur les événements révolutionnaires par ajout de nouveaux résultats aux savoirs établis.
50Le lecteur l’aura compris, nous n’avons pas voulu additionner l’ensemble des faits discursifs connus pour la période 1789-1792. Face à la multiplication des analyses discursives effectuées, la tâche aurait été infinie et fastidieuse. Certes, nous appréhendons ici, répétons-le, la méthode d’analyse, l’analyse de discours, au niveau le plus large, c’est-à-dire en tant que partie intégrante du tournant langagier dans le champ des sciences humaines et sociales (Guilhaumou, 1993b). Mais, la spécificité même de notre double échelle d’observation suppose de procéder à des généralisations seulement là où l’enjeu consiste spécifiquement dans la formation d’un espace public de réciprocité susceptible de consentir une dimension nouvelle aux acteurs de l’événement et à leurs stratégies. Nous prenons alors appui sur les arguments que les acteurs déploient dans des configurations où se concrétisent la réciprocité et la force des signes démocratiques.
51De fait, l’expérimentation démocratique au début de la Révolution française, donc avant l’institutionnalisation de la République, fournit des ressources interprétatives diversifiées grâce à la multiplication de procédures originales de formation de l’opinion et de la volonté politique. Ainsi, le foisonnement des expérimentations issues d’un pouvoir engendré communicativement, selon la formule d’Habermas41, au sein des appareils démocratiques (les districts, les sections, les clubs, les sociétés patriotiques, les communes principalement, mais aussi la presse et la production pamphlétaire), constitue la matière première, les ressources de l’historien du discours, et valide dans le même temps, par les arguments qui s’y déploient, les procédures de généralisation.
52Désormais l’exposition de données générales ne repose plus sur des modèles d’intelligibilité issus de l’historiographie42, particulièrement contraignants en histoire de la Révolution française, mais suppose des agencements auto-réflexifs, c’est-à-dire un travail configurationnel sur les énoncés d’archive, leur hétérogénéité constitutive, au plus près des raisons pratiques des acteurs de l’événement révolutionnaire. Il importe alors de maintenir, autant que possible, la visibilité des processus décrits dans les études locales, le poids de leurs arguments spécifiques lorsqu’on aborde l’étape de la généralisation.
53A ce titre, il n’est plus question d’effacer, par une démarche totalisante et constructiviste, les trajets discursifs initialement décrits autour des porte-parole pour n’en retenir que les rationalisations finales dans des prises de parole autorisées. Il apparaît en effet que les interrogations, y compris les plus récentes, de l’historiographie de la Révolution française, tendent à marginaliser, dans une perspective institutionnelle, les porte-parole. En effet, leurs initiatives sont le plus souvent jugées éphémères, sans effets durables, par rapport au rôle des autorités constituées, des notables patriotes, de ceux que Jean Boutier (1994) appelle les courtiers locaux du politique 43, qui interviennent de manière conservatoire au sein du processus révolutionnaire pour acquérir des positions plus ou moins stables dans le champ politique institutionnel44.
54A contrario, nous nous efforçons de circonscrire la dynamique progressiste de sujets inédits, les porte-parole, ouvrant sans cesse des possibles situés au plus près du présent de l’histoire45. Ainsi nous laissons libre cours, dans les descriptions d’événements, aux formes de la subjectivité révolutionnaire par la mise en évidence de scènes conflictuelles, paradoxales où se reconfigurent en permanence les expériences données, aussi révolutionnaires soient-elles46.
55Les porte-parole sont autant de sujets désidentifiés, délocalisés par rapport à la norme politique dominante, se situant par là même au plus loin de la prise de conscience politique autorisée par les notables jacobins. Ils évoluent donc sur la scène politique là où règne l’inégalité : ils cherchent à y remédier. Alors ils joignent et disjoignent des énoncés à forte valeur argumentative dans des cours d’action qui permettent l’expérimentation de dispositifs inédits de subjectivation, puis ils manifestent l’identité de l’égalité dans la singularité d’interventions permettant d’« obtenir justice sur les demandes les mieux fondées »47.
56C’est ainsi que nous essayons de circonscrire, dans la perspective théoriquement fondée avec rigueur par Jacques Rancière (1995), des arguments déployés dans des dispositifs de subjectivation spécifiques. Nous nous intéressons donc aux modalités de mise en acte du droit naturel subjectif au sein d’une communauté politique par la médiation du traitement d’un tort, de la dénonciation d’une injustice sociale, de la rectification d’une inégalité politique. Nous sommes ici confronté au « mode de subjectivation dans lequel la vérification de l’égalité prend figure politique ». Et Jacques Rancière d’ajouter que la subjectivation politique « redécoupe le champ de l’expérience qui donnait à chacun son expérience avec sa part », donc que sa prise en compte passe « par la constitution de sujets spécifiques qui prennent le tort en charge, lui donnent une figure, inventent ses formes et ses noms nouveaux et conduisent son traitement dans un montage spécifique de démonstrations, d’arguments ‘logiques’... » (1995 : 64-65).
57En fin de compte, la volonté de maintenir dans notre propos général les arguments attestés au sein de l’événement révolutionnaire se situe bien au cœur de notre démarche synthétique.
58Ainsi le thème du discours d’assemblée, à forte valeur de généralisation et si spécifique de la radicalité de 1789, est co-présent, dans notre démarche, aux arguments, véritables raisons procédurales, qui le font exister : le fait de citoyenneté (« citoyen »), le fait national (« nation »), le fait de possession (« propriété ») et bien sûr « l’événement » désigné comme tel. De même, avec le discours républicain en acte, ce sont les arguments de « Constitution », « opinion publique » et « souveraineté du peuple » qui dominent le devant de la scène politique.
59Notre présente étude synthétique nous introduit bien à une approche généralisante des langages de la Révolution française sous l’angle de l’invention radicale de la République avant même sa concrétisation institutionnelle, avec la réunion de la Convention le 21 septembre 1792. Circonscrite par un tel choix temporel, elle se conclut par la caractérisation de l’enjeu initial des séances inaugurales de la Convention Nationale où les députés formulent seulement le nom de République par son inscription sur le sceau de l’administration en l’associant à une figure allégorique (« Une femme appuyée d’une main sur un faisceau, tenant de l’autre main une lance surmontée du bonnet de la liberté »)48.
60Dans les débats qui agitent cette assemblée prestigieuse de législateurs-philosophes tout au long de l’automne, l’argument de « souveraineté du peuple » y occupe désormais une position hégémonique. Il ouvre grand les portes à des expérimentations nouvelles. La force de cet argument permet un redéploiement de la prise de parole démocratique, par le jeu des députations et de leurs Adresses, au sein même d’un discours d’assemblée qui trouve une nouvelle dynamique dans cette parole renouvellée. Dans le même temps, cet argument est omniprésent dans les expériences démocratiques qui se multiplient au sein du réseau démocratique des sections et des sociétés populaires. En province, bon nombre d’entre elles s’inscrivent dans une perspective fédéraliste. Le rapport Paris-Province se modifie, prend une tournure à la fois plus égalitaire et plus concurrentielle.
61Mais pour aborder ces nouvelles expérimentations dans une perspective cohérente de description des événements qui touchent la France en révolution de l’automne 1792 à l’automne 1793, il convient de faire appel à un autre jeu d’échelles, et à une problématisation différente de l’espace public. Nous nous contentons, en conclusion, de préciser l’orientation esthétique de ce changement conjoint d’échelle et de problématique.
62Enfin, dans la postface, nous revenons plus précisément sur les enjeux théoriques de notre démarche en matière de synthèse. Nous explicitons les raisons d’ordre herméneutique qui nous ont interdit de procéder à un cumul de résultats, et à leur seule comparaison. Il s’agit bien d’éviter que l’opération historienne de totalisation recouvre la dynamique propre de l’événement, et prenne ainsi la place de la mise en intrigue de l’action par les acteurs eux-mêmes en développant un métadiscours, et son corollaire une écriture historienne dissociée de la réflexivité du discours.
63Ce parti-pris antihistoriographique, affirmé avec vigueur au moment du bicentenaire de la Révolution française (1989c), peut expliquer le pourquoi et le comment de notre « fâcheuse propension », aux yeux des historiens, à « laisser flotter notre propos » (Je cite !). De fait, nous avons le souci permanent de ne pas figer telle ou telle combinatoire de résultats discursifs, ce qui confère indéniablement à notre propos une certaine indétermination. Ainsi le lecteur peut éprouver de la difficulté par moments à savoir qui parle, de l’historien ou de l’acteur de l’événement révolutionnaire. Ce choix est tout à fait volontaire, il est d’ailleurs accentué par la limitation, tout aussi consciente, à un point de vue. Il vise à laisser ouverte l’investigation à d’éventuels développements supplémentaires par modification de perspective.
64Ainsi, avec Jean-Pierre Faye (1990), et sa conception de la raison narrative déjà sous-jacente à notre quête de la raison linguistique (1989a), mais bien sûr sous notre propre responsabilité, « nous laissons le plus souvent flotter les rênes des vocables dans leur propre langue » (politique). D’une telle « mise en œuvre du pensif », il en ressort une pensée qui chancelle, perd l’équilibre, éprouve le renversement de la scène politique.
65Et nous pouvons clore provisoirement notre propos introductif par une réflexion méthodologique de Michel Foucault sur le travail de Jean-Pierre Faye :
66« Faire l’histoire [...] consisterait à faire sortir l’archive […] dans le mouvement même de sa formation, comme un discours en train de se constituer [...] Ce qu’on essaierait de reconstituer, c’est l’enchevêtrement du discours dans le processus, dans l’histoire. Un peu dans la ligne de ce que Faye a fait pour le discours totalitaire » (1994, II : 740)49.
Notes de bas de page
1 Voir sur ce point Catherine Chevalley (1995), Pascal écrit ainsi, dans le Traité des ordres numériques, que « Si l’on ne sait pas tourner les propositions à tous sens, et qu’on ne se serve que du premier biais qu’on a envisagé, on n’ira jamais bien loin : ce sont ces diverses routes qui ouvrent les conséquences nouvelles et qui, par des énonciations assorties au sujet, lient des propositions qui semblaient n’avoir aucun rapport dans les termes où elles étaient conçues d’abord », cité par Catherine Chevalley (1995 : 75).
2 Pensées, tome II, p. 138, § 590. Le contexte de cette citation est le suivant : « Qu’on ne dise pas que j’ai rien dit de nouveau, la disposition des matières est nouvelle […] Et comme si les mêmes pensées ne formaient pas un autre corps de discours par une disposition différente, aussi bien que les mêmes mots forment d’autres pensées par leur différente position ».
3 Le diplôme d’études supérieures d’Annie Geffroy (1966) constitue le point de départ de ces travaux lexicologiques novateurs sur les discours de la Révolution française dont Régine Robin (1973) a précisé ultérieurement le champ méthodologique.
4 Le titre des cinq premiers volumes déjà publiés Désignants socio-politiques 1 ; Notions-concepts ; Dictionnaires, normes, usages ; Désignants socio-politiques 2 ; Langue, occitan, usages) montre qu’il s’agit d’un simple balisage, à partir d’un nombre limité d’entrées, de questions méthodologiquement unificatrices, mais non d’un cumul de résultats tant lexicologiques qu’historiques. Deux autres volumes sont actuellement en préparation sur les notions-pratiques et les notions théoriques.
5 Voir par exemple les thèses de Marc Deleplace (1993) et de Sophie Wahnich (1994a).
6 Tournant amorcé par l’ouvrage collectif de Dominick LaCapra et Steven Kaplan (1982). Dans notre domaine d’étude, les travaux de Keith Baker (1990 ; trad. fse, 1993) sont les plus importants.
7 Cette étude (Lüsebrink, Reichardt, 1990) est présentée dans le chapitre 3 : son arrière-plan méthodologique est précisé dans l’ouvrage collectif dirigé par R. Reichardt und E. Schmitt (1988).
8 Les travaux sur l’éloquence révolutionnaire, et plus largement sur la pensée linguistique des révolutionnaires constituent des domaines connexes de l’étude des langages de la Révolution française. Nous en avons donc tenu compte, sans les situer au centre de notre synthèse. En effet, ils ont fait l’objet d’approches synthétiques récentes avec la thèse de Patrick Brasart (1992) et l’ouvrage de Brigitte Schlieben-Lange (1996).
9 C’est ainsi que le courant de l’historiographie critique, autour de François Furet et Mona Ozouf (1988), a produit divers travaux de ce type, essentiellement sur le discours d’assemblée.
10 Dès notre mémoire de maîtrise (1971), nous avons privilégié la perspective discursive.
11 L’approche syntaxique est au centre de notre ouvrage écrit en collaboration avec Denise Maldidier et Régine Robin (1994).
12 Nous avons été chercheur au Laboratoire de lexicologie politique de l’ENS de Fontenay/Saint-Cloud au cours des années 80. C’est durant cette période que nous avons dirigé le numéro spécial de la revue Mots sur Langue et langages de la Révolution française (1988a). Nous continuons à participer aux activités de cette équipe au titre de chercheur associé.
13 Nous précisons les tenants et les aboutissants de cette démarche dans J. Guilhaumou, D. Maldidier, R. Robin (1994), et plus précisément dans notre article « A propos de l’analyse de discours : les historiens et le ‘tournant linguistique’« (1993b). Nos études les plus lexicologiques ont été rassemblées dans un volume de notre habilitation (1992a).
14 Voir l’exemple tout à fait significatif de cette démarche développée dans l’ouvrage d’Alain Rey (1989).
15 Voir les chapitres II et V.
16 Voir, à ce propos, la postface intitulée « Vers une pragmatique de la réflexion » à l’ouvrage de Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991).
17 D’où l’importance de la référence aux travaux d’Habermas dont le débat avec Gadamer ouvre les questions théoriques posées dans notre postface.
18 Nous soulignons ainsi d’emblée l’importance, dans notre réflexion synthétique, de ces deux catégories de connaissance proposées par Reinhart Koselleck (1990). Nous avons fait le compte-rendu cet important ouvrage dans les Annales E.S. C, n° 6, novembre-décembre 1991, pages 1499-1501.
19 Nous précisons ce qu’il en est d’une telle problématique de l’énoncé dans la postface.
20 Notre démarche est donc foncièrement empiriste : elle associe à l’expérience de l’énoncé rare la généralité de l’énoncé régulier, au concret de l’expérience d’une expression inédite l’abstraction du concept (1996b).
21 Voir la présentation du second chapitre sur le moment républicain.
22 Nous reprenons l’idée de typicalité à la sociologie phénoménologique de Schütz. Voir à ce propos Daniel Cefaï (1994). Dans cette perspective typifiante, l’appréhension unitaire de la diversité des expériences langagières procède d’une synthèse par analogie argumentative qui permet d’identifier des discours-types dans le mouvement du centre à la périphérie, de la centralité législative aux fédéralismes, de la parole d’assemblée aux discours démocratiques intermédiaires.
23 Nous inscrivons aussi notre analyse dans une sociologie de la société critique s’efforçant de décrire l’espace critique où se déploient les arguments d’acteurs qui manifestent une compétence qu’il convient de prendre au sérieux. Voir sur ce point la première partie de l’ouvrage de Luc Boltanski (1990) sur « Ce dont les gens sont capables ».
24 La revue Raisons pratiques, publiée aux Editions de l’EHESS, explore depuis 1990 le terrain critique où le chercheur peut appréhender les activités interprétatives des acteurs dans des cours d’action, des objets saisis dans l’action et des émotions qui conviennent aux circonstances. Précisons que nous sommes membre de son comité de rédaction.
25 Commentant longuement le rôle de Foucault, « nouvel archiviste », Gilles Deleuze (1986 : 18) écrit, à propos de la conception de l’énoncé développée dans L’Archéologie du savoir : « Si les énoncés se distinguent des mots, phrases ou propositions, c’est parce qu’ils comprennent en soi, comme leurs « dérivées » et les fonctions de sujet, et les fonctions d’objet, et les fonctions de concept ».
26 Voir sur cette question de la mise en intrigue, Paul Ricoeur (1983), en particulier les pages 55 et suivantes.
27 Sur la question fondamentale, dans notre démarche, de la réflexivité du discours, voir notre étude (1993b) et la postface du présent ouvrage.
28 La prétention de l’historien à une régime propre de vérité est interrogée avec beaucoup de pertinence dans le récent ouvrage d’Antoine Prost (1996).
29 A ce moment de notre réflexion, nous tenons à souligner la forte proximité de nos préoccupations avec celles de Raymonde Monnier (1994). Nous y reviendrons dans le cours de l’ouvrage, en particulier au début de la seconde partie.
30 Notre étude (1992a) sur Marseille républicaine (1791-1793) étend de telles expériences démocratiques jusqu’au sein des fédéralismes de 1793, qui se situent hors du cadre chronologique du présent ouvrage.
31 Rappelons que l’échelle du géographe associe la réalisation d’une carte à un référent, le territoire. La variation de l’échelle modifie donc le niveau d’information. Transposé en histoire, « le choix d’une échelle particulière a pour effet de modifier la conformation et l’organisation des objets » (Lepetit, 1993, 37).
32 En effet il ne suffit pas de préciser l’inscription des phénomènes discursifs que nous étudions dans une temporalité généralisatrice, c’est-à-dire à l’intérieur d’un processus révolutionnaire, pour les caractériser comme vérités historiques. Il convient également de prendre en considération notre démarche analogique qui introduit un continuum entre les arguments des acteurs de l’événement révolutionnaire et notre expérience actuelle de la démocratie. Voir sur ce point Prost (1996 : 156 sq).
33 Nous retrouvons ici le Rousseau de l’Essai sur l’origine des langues et non celui duDu Contrat social, affirmant la relation entre la dispersion des signes de liberté, des actions de l’humanité et leur concentration, par l’analogie d’un signe à l’autre, dans une force démultipliant les effets. Voir sur ce point Francine Markovits (1986).
34 Nous avons proposé une approche amplifiée de la problématique d’Habermas à partir de l’observatoire de la Révolution française dans « Espace public et Révolution française. Autour d’Habermas » (1992 c).
35 Etienne Balibar (1990) souligne à juste titre que « la Déclaration dit en fait que l’égalité est identique à la liberté, est égale à la liberté, et inversement ». Ainsi la « proposition de droit » (la liberté de chacun limitée par la liberté de l’autre) a pour fondement « la proposition de l’égaliberté ». Dans cette perspective, la lecture jusnaturaliste de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui met l’accent sur la puissance performative des acteurs révolutionnaires parlant la langue des droits naturels, s’avère d’une grande importance du point de vue de la parole démocratique. Voir sur ce point Florence Gauthier (1992). Cf. aussi notre étude « Les enjeux du débat autour de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » (1991a), et le chapitre IV du présent ouvrage.
36 Dans un récent article sur « Un argument en révolution, la souveraineté du peuple. L’expérimentation marseillaise » (1994a), nous avons pu montrer que l’événement s’appréhende, en tant qu’acte configurant dans un espace public, sous une description productrice d’arguments où la notion de « souveraineté du peuple » occupe une place centrale.
37 C’est pourquoi nous nous démarquons d’emblée du courant de l’historiographie critique, autour de François Furet et Mona Ozouf, qui s’en tient au point de vue réflexif du discours d’assemblée, rapporté soit à la période de l’Assemblée constituante, soit à la période thermidorienne.
38 C’est l’éditorial des Annales E.S.C dans le n° 6 de 1989, présenté sous le titre significatif « Tentons l’expérience », qui inaugure un tel « tournant critique ». Deux ouvrages collectifs récents, sous la direction de Bernard Lepetit (1995) et Jacques Revel (1996) permettent de mesurer l’ampleur du renouvellement ainsi proposé aux historiens.
39 Nous préférons parler de typification plutôt que de typologie, même si ce néologisme est quelque peu rebutant à la première lecture : en effet il marque bien le caractère réflexif et processuel de notre démarche généralisante. Pour plus de précisions, voir la note suivante.
40 Il importe de préciser, dans la perspective herméneutique qui est la nôtre (voir la postface), que cette généralisation par typification demeure, de bout en bout co-présente au langage naturel à forte valeur réflexive des acteurs de l’événement révolutionnaire. En effet, ces acteurs, du législateur au porte-parole, inventent de nouvelles manières d’être, de faire et de penser, en d’autres termes circonscrivent des schèmes inédits d’expérience redécoupant le donné à l’horizon de la nouvelle entente du droit. Ils produisent donc une prise réflexive sur la temporalité et l’intersubjectivité de contextes de sens formulés dans des propositions langagières, donc sous des arguments précis. Ainsi, d’un argument à l’autre et dans un même contexte de sens, – par exemple le dispositif interlocutif d’assemblée restreint en 1789 à la quête d’une synthèse nationale –, des citoyens patriotes autotypifient, catégorisent eux-mêmes, ordonnancent selon leurs propres règles le domaine de pertinence de leurs actions.
41 Dans la préface à la 17ème édition allemande (1990) de L’espace public (1962 pour l’édition allemande originale), traduite dans le n° 18 de Quaderni (1992), Habermas précise qu’il s’était donné au départ comme objectif de « déplier le type idéal de la sphère publique bourgeoise ». Cependant, au-delà de son analyse d’une sphère publique bourgeoise, où la dimension critique demeure restreinte à des élites, il s’intéresse depuis les années 80 à une conception normative de l’espace public, qui ouvre sur l’analyse des procédures de formation démocratique de la volonté et de l’opinion. Voir son article très suggestif sur « La souveraineté populaire comme procédure. Un concept normatif d’espace public » (1989) et son récent ouvrage sur Droit et démocratie (1997 ; 1992 pour l’édition allemande). Il y distingue le « pouvoir communicationnel » qui « s’exerce sur le mode du siège » et renvoie à une « reproduction auto-référente de l’espace public », à une « auto-organisation souveraine de la société », du « pouvoir appliqué administrativement ».
42 Nous avons précisé les raisons de notre prise de distance vis-à-vis de l’historiographie de la Révolution française dans notre intervention pendant la commémoration du bicentenaire de la Révolution française sur le thème « L’historiographie de la Révolution française existe : nous ne l’avons pas rencontrée » (1989c).
43 Commentant cette étude, Catherine Duprat (1994 : 394) écrit, après avoir mentionné l’existence des « missionnaires patriotes » marseillais : « Reste que les interventions de ces messagers itinérants ne sont que ponctuelles et leurs effets le plus souvent épisodiques. Autrement efficace est l’action continue développée sur le terrain par certains médiateurs locaux, personnels d’encadrement sectionnaire, membres des autorités constituées, fondateurs, présidents et secrétaires des sociétés populaires ; eux sont les agents permanents de l’acculturation politique de leurs concitoyens ».
44 Nous sommes là dans l’espace de ce nous appelons le juridisme jacobin (1979). Gramsci écrit à ce propos : « Même lorsqu’il agit en tant que révolutionnaire, le Français n’a pas une mentalité dialectique et concrètement révolutionnaire : son intention est toujours « conservatrice » car il veut donner une forme stable aux innovations qu’il réalise » Cahiers de Prison, 10, § 19, page 62.
45 Notre intérêt pour les porte-parole date de nos premières recherches sur les discours révolutionnaires au cours des années 70. Nous avons présenté un premier bilan de cette nouvelle perspective de recherche dans notre article, « Décrire la Révolution française. Les porte-parole et le moment républicain (1790-1793) » (1991b).
46 L’événement le plus précis étudié par nos soins dans cette optique est la mort de Marat (1989b).
47 D’après les propos de la « commission électorale » de l’assemblée électorale des Bouches-du-Rhône envoyée dans les communes de divers districts du département que nous avons reproduits dans notre ouvrage sur Marseille républicaine (1992b : 97).
48 Voir sur ce point Hélène Dupuy (1994).
49 Le livre de Jean-Pierre Faye dont il est fait mention ici n’est autre que les Langages totalitaires (1972) Nous avons fait une présentation détaillée de cet ouvrage (1978).
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