Le statut et la réception de la lithographie en France dans les années 1820-1840
p. 323-331
Texte intégral
1Dans les années 1820, ces années dites romantiques, l’estampe, à un moment où la lithographie se développait, fit, comme la peinture, l’objet de débats sur la hiérarchie académique, sur la modernité. L’administration ne chercha pas à freiner l’essor de la lithographie mais fut hésitante sur la place à lui accorder au Salon tandis que la critique d’art s’interrogeait sur le statut de cette nouvelle technique par rapport à la gravure traditionnelle. En 1817, pour la première fois, quelques lithographies furent exposées au Salon. Dans son compte rendu Etienne-Jean Delécluze remarqua l’entrée, timide, d’une technique encore peu répandue en France : « La lithographie, art nouveau, produit du génie de l’Allemagne, cet art enfant n’a point encore fait parmi nous les progrès qui l’illustrent déjà au pays de sa naissance. Il faut que l’âge développe ses forces, et que le temps dévoile toute l’étendue de ses moyens »1. C’est, en effet, au début de la Restauration que l’on commença officiellement à l’encourager. En 1816, un recueil de lithographies d’Engelmann était soumis à l’Académie des Beaux-Arts, nouvellement réorganisée. Dans leur rapport, les académiciens affirment qu’il est nécessaire d’encourager un art nouveau « répandu dans presque toute l’Europe » et « à peu près inconnu en France », après avoir souligné que depuis 15 ans on a repoussé ce nouveau procédé qui, outre « l’utilité qu’il offre à l’industrie », présente de nombreux avantages2. Ils mettent en avant que, contrairement à la gravure au burin, les peintres pourront « multiplier eux-mêmes leurs productions » en dessinant directement sur la pierre. Depuis les améliorations apportées par Godefroy Engelmann à cette nouvelle technique, rien, selon les Académiciens, ne devrait s’opposer au développement de la lithographie. Ils étaient également conscients du risque de voir des « artistes laborieux » s’emparer de ce procédé au détriment des véritables artistes, de ceux qui connaissaient « tous les secrets de l’art du dessin ». En 1816, les académiciens posaient ainsi les termes de ce qui, ensuite, fut au cœur des débats. La position des académiciens, favorable au développement de la lithographie, fut relayée par l’administration des Musées Royaux puisque, un an après ce rapport, quelques lithographies étaient exposées, pour la première fois, au Salon.
2Dans les premiers livrets du Salon, ceux de 1817, 1819 et 1822, la distinction était établie entre les ouvrages des lithographes et ceux des imprimeurs lithographes. Les premiers, assimilés aux « arts du dessin », sont catalogués dans la section « Peinture », les autres dans la « Gravure ». Dans cette dernière section, étaient mêlées lithographies, gravures au burin ou sur bois, eaux-fortes et médailles. En 1817, alors que les imprimeurs-éditeurs Godefroy Engelmann et le comte Charles de Lasteyrie entraient en force avec quatorze numéros pour le premier et dix pour le second, leurs ouvrages étaient présentés dans le livret comme des Produits lithographiques. Ces lithographies étaient donc nettement différenciées des gravures en étant assimilées à des « Produits de l’industrie », à des objets de commerce et non à des œuvres d’art. La mention Produit lithographique fut supprimée dans les livrets des Salons suivants, vraisemblablement parce que cette notion renvoyait aux « arts d’industrie ». Ceux-ci avaient d’autant moins leur place au Salon que, en 1819, une exposition leur était consacrée, la Restauration renouant avec les « expositions des Produits de l’industrie » créées sous le Directoire et poursuivies jusqu’en 1806.
3Au Salon de 1822, certains critiques commencèrent à contester la place importante prise par les lithographies. Dans le compte rendu de cette exposition, Pierre Alexandre Coupin constatait que « la lithographie et la gravure, occupaient, à elle seules, un salon immense. Le premier de ces deux arts, surtout, prend un développement considérable ; compositions originales, dessins d’après les maîtres, voyages pittoresques, iconographies sainte et civile, on l’emploie à tout »3. C’était la première critique, largement reprise par la suite, d’un art galvaudé. À ce Salon, avaient notamment été exposées des planches du premier volume des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France de Charles Nodier et du baron Taylor. D’autres volumes et d’autres publications de ce type allaient suivre, d’autres planches allaient donc être régulièrement exposées. Coupin pressentait que la multiplication des lithographies de reproduction, exécutées par des artistes plus ou moins habiles, plus ou moins médiocres, finirait par discréditer les œuvres de qualité. Après avoir écrit que la lithographie était employée « à tout », il attirait l’attention sur les deux planches de Hyacinthe Aubry-Lecomte d’après l’Endymion de Girodet et rappelait que le lithographe avait obtenu quelque succès avec Ossian d’après le même Girodet. Coupin, élève de Girodet comme Aubry-Lecomte, soulignait que la lithographie devait être le fait d’un véritable artiste, qui aurait appris tous les procédés de son art : c’était le cas le cas d’Aubry-Lecomte qui avait d’abord étudié dans l’atelier de David, puis appris le dessin chez Girodet, un des premiers peintres à s’être intéressé à la lithographie4, et qui, sous la Restauration, forma plusieurs lithographes distingués.
4Les craintes de Coupin n’étaient pas sans fondements. Au Salon de 1824, les lithographies étaient encore plus nombreuses : leur nombre avait presque quintuplé par rapport à 1819. Dans le livret du Salon, elles ne furent plus cataloguées avec les gravures et avec les médailles : une nouvelle section, « Lithographie », fut créée. D’autre part, aucune distinction n’était faite entre les dessinateurs-lithographes et les imprimeurs-lithographes, ni entre les lithographies de reproduction et les œuvres originales. Avec ce nouveau classement, l’importance de la lithographie était reconnue. Elle était également d’une certaine façon marginalisée. En effet, une séparation était nettement établie entre deux catégories d’artistes, les graveurs (au burin, sur bois ou en médailles) et les lithographes, entre un art « noble » et un art mineur, voire un produit industriel. La direction générale des Musées Royaux avait probablement adopté cette nouvelle classification pour que le très grand nombre de lithographies n’occultent pas les autres techniques, notamment la gravure au burin qui était sur le déclin. Alors que la section « Lithographie » du livret comportait 102 numéros5, la section « Gravure », qui réunissait les différentes techniques de gravures et les médailles, en comprenait 144.
5Le directeur des Musées, Auguste de Forbin, avait rapidement compris que la rapide et irrésistible expansion de la lithographie risquait de mettre fin à la traditionnelle gravure au burin. Aussi, il demanda régulièrement au ministre de la Maison du Roi le budget nécessaire pour soutenir, par des commandes, la gravure au burin. Par ailleurs, il avait refusé, en invoquant le manque de place, de donner l’autorisation au comte de Lasteyrie d’établir des presses au sein du musée royal du Louvre6. Pour plaider la cause des burinistes auprès du ministre, Forbin se référait au Grand Siècle, moment où les commandes royales avaient permis aux Audran, Edelinck, Nanteuil d’assurer la suprématie française dans l’art de la gravure au burin. Selon Forbin, « ce ne sont pas les hommes qui manquent, ce sont les occasions de les occuper » ; des commandes régulières pourraient redonner vie à un art en décadence et lui redonner « la supériorité dont elle a joui sous le règne de Louis XIV »7. Certes, le directeur des Musées et le ministre de la Maison du Roi étaient loin d’être hostiles aux lithographes. À l’issue du Salon, ces derniers reçurent régulièrement des récompenses ; Engelmann par exemple obtint une médaille de seconde classe en 1819, puis une médaille de première classe en 1824. La Maison du Roi apporta son soutien à quelques entreprises lithographiques, notamment en achetant pour les bibliothèques royales, au moment de la souscription, 25 exemplaires des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France de Taylor. Mais le directeur des Musées, approuvé par le ministre, pensait que l’aide de l’État, par le biais des commandes, devait d’abord aller aux genres et aux techniques qui n’avaient pas la faveur du public et qui privaient donc les artistes de débouchés. C’était le cas de la peinture d’histoire délaissée pour la scène de genre ; c’était également le cas de la gravure au burin. Parce que l’exécution était longue, et donc coûteuse, cette technique était de plus en plus abandonnée au profit de la lithographie.
6L’État, dans sa politique d’aide aux artistes, de soutien des genres « nobles », apparaissait pour certains comme archaïque, replié sur le passé, précisément à un moment où le Salon engendrait des débats sur anciens et nouveaux, souvent chargés de sous-entendus politiques. Il apparaissait que, par les commandes de gravures pour la chalcographie du Musée Royal, le directeur des Musées privilégiait la vieille école (les burinistes) au détriment de la nouvelle (les lithographes). C’est dans ce contexte qu’il convient de replacer les deux articles d’Adolphe Thiers publiés en mars et avril 1824 dans La Pandore8. Par principe, Thiers prenait position pour la nouveauté, contre ceux qu’il dénommait « les immobiles » dénoncés par les libéraux. Les immobiles étaient ceux qui avaient peur de tout changement, qu’il s’agisse de beaux-arts ou de politique. Avant ses articles sur la lithographie, Thiers avait couvert, pour la peinture, le Salon de 18229. Ce compte rendu, publié par livraisons dans Le Constitutionnel, surtout connu pour son éloge du Dante et Virgile aux enfers de Delacroix, était une défense des jeunes peintres et de l’innovation. Alors que les dernières livraisons de son compte rendu pour Le Constitutionnel n’étaient pas encore publiées, Thiers travaillait à un ouvrage réunissant l’ensemble des articles donnés pour le quotidien, ouvrage illustré de cinq lithographies10. Thiers avait compris, au Salon de 1822, la montée en puissance de cette technique. Dans le sous-titre de son Salon de mil huit cent vingt-deux, Thiers indique que l’ouvrage est orné de lithographies de « divers tableaux choisis dans chaque genre ». La lithographie pouvait et devait servir tous les genres : la peinture d’histoire (Corinne au Cap Misène de Gérard), le paysage et la scène de genre. Cette dernière (genre inférieur selon la hiérarchie académique) était privilégiée par l’auteur puisque trois scènes de genre sont reproduites. Certes, le goût de Thiers allait à ce type de peinture plus vivante, selon lui, que la peinture d’histoire. Et, pour Thiers, la lithographie était particulièrement adaptée à la scène de genre. Il défendait ainsi une technique nouvelle et un genre inférieur selon la hiérarchie des genres, tous deux contestés par les gardiens de la tradition, par les défenseurs de « l’art noble ».
7En 1824, plus de quatre mois avant l’ouverture du Salon, Thiers, avec ces deux articles donnés à La Pandore, journal de tendance libérale, faisait l’apologie de la lithographie et devançait donc l’événement : la place à part donnée à cette nouvelle technique dans le livret du Salon. Thiers affirme que la lithographie « est la grande découverte du siècle, une véritable révolution », invention aussi importante que celle de l’imprimerie. Elle permettait une large diffusion des œuvres des peintres, et contribuait ainsi à démocratiser l’art. Il souligne, en effet, que contrairement au burin, elle permettait une exécution rapide, elle donnait la possibilité de reproduire facilement les œuvres et donc « d’arriver dans les lieux où l’art n’avait pas pénétré encore ». Celui qui, devenu ministre, voulut créer un musée des copies, entendait que l’art soit à la portée du plus grand nombre. L’autre intérêt de cette nouvelle technique était la liberté d’exécution pour l’artiste : « Contrairement au laborieux travail du burin, la facilité de dessiner sur la pierre a conduit l’artiste à fixer toutes les images qui traversent leur esprit, à saisir tous les aspects fugitifs » ; elle permettait de reproduire la vie de tous les jours, « une vérité facile à comprendre » et contribuait donc au développement de la scène de genre. Insistant sur le goût du public, souvent méprisé par bien des critiques d’art, Thiers souligne que le public, qui aime « le vrai », se presse devant les étals des marchands de journaux pour regarder les lithographies, ce même public qui, au Salon, appréciait les scènes de genre. Toujours attiré par la nouveauté, Thiers défendait donc les techniques nouvelles méprisées par les « immobiles » mais plébiscitées par le public, et se situait ainsi comme opposant politique.
8À ce débat politico-artistique, l’ancien élève de David, Delécluze, qui méprisait profondément Thiers en tant que critique d’art, entendait répondre en artiste. La dernière livraison de son compte rendu du Salon de 1824, livraison consacrée à la lithographie, peut être considérée comme une réponse indirecte aux articles de La Pandore11. Delécluze renvoie dos à dos détracteurs et défenseurs de la lithographie et pose avec finesse la question du statut de cette nouvelle technique. Dès la première phrase de son article, ce critique, très attentif à l’évolution artistique, entre dans le vif du sujet : « Que l’on crie contre les mauvais ouvrages lithographiés, rien de mieux ; ces plaintes sont utiles à l’art ; mais il faut être impartial dans le jugement que l’on porte sur les productions qui ont du mérite ». Il constate que le goût a changé mais refuse la comparaison, trop souvent faite, avec le goût du public d’hier.
9D’autre part, il ne réduit pas la lithographie à un simple moyen de reproduction mais l’envisage comme un genre artistique à part entière. Pour lui, l’opposition avec la gravure n’a pas lieu d’être puisque le procédé lithographique permet à l’artiste de dessiner directement sur la pierre. Il balaie donc l’idée de considérer la lithographie comme genre subalterne : la lithographie est une autre technique qui a l’avantage de « rendre plus vivement la nature » puisque l’artiste n’a pas besoin d’intermédiaire pour reproduire son œuvre. Il est donc vain d’opposer ces deux techniques, et il propose une autre hiérarchie. Selon le critique la démarcation est à établir entre les « imprimeurs lithographes », dont les meilleurs sont Godefroy Engelmann et François Delpech, et les « dessinateurs lithographes ». Et dans cette dernière catégorie, « il faut en distinguer de deux espèces : les uns peintres artistes, qui composent sur la pierre ; les autres, lithographes proprement dits, qui copient les compositions des artistes ». Il cite Horace Vernet et Charlet comme appartenant à la première catégorie et Aubry-Lecomte, « lithographe par excellence », comme faisant partie de la deuxième. Comme d’autres auteurs, il souligne que ce « jeune artiste » a appris le dessin au contact de son maître Girodet et que les ouvrages présentés au Salon de 1824 ont atteint une perfection jusque-là inégalée. Devant de tels résultats, ajoute Delécluze, « il est évident que les Graveurs doivent regarder la lithographie d’un mauvais œil ». Si la lithographie avait un tel succès, la faute n’en était pas aux lithographes qui progressaient sans cesse mais aux burinistes qui n’amélioraient pas leur art.
10Selon Delécluze, il était inéluctable que le procédé lithographique, s’il continuait encore à s’améliorer, finirait par remplacer la gravure au burin. Lors du Salon suivant, celui de 1827, un critique, après avoir souligné « les progrès immenses de nos lithographes », fait le même constat : « La lithographie, connu seulement depuis quelques années, marche si rapidement et avec tant de succès, qu’elle peut lutter sans désavantage contre le burin stationnaire de la gravure »12.
11D’autre part, Delécluze, peintre lui-même et qui connaissait donc bien le monde des artistes, avait compris que l’envolée de la lithographie était liée à l’évolution du statut de l’artiste, que cette nouvelle technique contribuait à la promotion de l’artiste vivant. À un moment où les peintres boudaient le cursus académique traditionnel et oeuvraient pour leur propre publicité, qu’ils entendaient être rapidement appréciés, la lithographie était un moyen incomparable pour se faire connaître. Carle et Horace Vernet devaient, en grande partie, leur popularité grâce à la large diffusion de leurs lithographies dont les sujets étaient souvent liés à l’actualité. Ainsi, le Journal des arts du 15 décembre 1814 signalait que « le museum de la rue du Coq [la boutique d’Alphonse Giroux, rue du Coq-Saint-Honoré] se renouvelle tous les jours. C’était devant les adieux d’un Russe à une Parisienne par Vernet [Carle] que les passants s’attroupaient ce matin ». Mais c’est surtout le fils de Carle Vernet, Horace, qui sut utiliser la lithographie pour œuvrer à sa popularité. Cette nouvelle technique était en adéquation avec le talent du peintre, connu pour sa facilité et sa rapidité de crayon. Delécluze, qui classe Vernet dans la première catégorie des lithographes, celles des « peintres artistes » c’est-à-dire ceux qui dessinaient directement sur la pierre lithographique, note que ses ouvrages « feront époque dans l’histoire de l’art, en ce qu’ils ont introduit en France un perfectionnement sensible dans les compositions de genre familier et de la caricature par la lithographie »13.
12D’autre part, Vernet eut l’habileté de choisir des sujets susceptibles de toucher la fibre sentimentale et patriotique d’un large public, comme, par exemple, Les environs d’une guinguette (un ancien grenadier, unijambiste, jouant avec un enfant), planche de 1818 qui lui valut une immense popularité, ou La vie d’un soldat, suite de cinq planches publiées par François Delpech de 1819 à 1821. En illustrant la légende napoléonienne et les soldats de la Grande Armée, il flattait aussi les nostalgiques de l’Empire et les opposants au régime des Bourbons. Horace Vernet, qui a toujours su tirer parti des situations pour œuvrer à sa propre publicité, se fit largement connaître en contribuant ainsi à la légende napoléonienne. Ses planches lithographiques prolongeaient les succès obtenus au Salon avec ses peintures, relayaient des évènements comme son exposition particulière de 1822 qui avait été récupérée par l’opposition libérale. C’est ainsi que, sous la Restauration, Horace Vernet était devenu le peintre vivant le plus connu de la foule. Bien des chroniqueurs du Salon notaient que les visiteurs devaient faire la queue pour voir les tableaux du peintre, que le public « ne parle que de lui ».
13La lithographie était devenue un important véhicule de popularité. Elle était également un moyen de promotion pour l’artiste vivant. Bien des peintres, et plus particulièrement les débutants, avaient compris que cette nouvelle technique pouvait contribuer à la reconnaissance de l’artiste. La Société des Amis des Arts de Lyon, créée en 1821 pour promouvoir les peintres lyonnais, avait conçu un Album lithographique de la Société des Amis des Arts de Lyon, pour 1821, ouvrage lithographié par Engelmann. Sont réunis dans cet album les dessins de huit jeunes artistes lyonnais qui avaient étudié à l’École des beaux-arts de leur ville et dont la majorité d’entre eux s’étaient distingués au Salon de 1819. En tête de cet album figure, comme une sorte de manifeste, une lithographie de Jean-Marie Jacomin se représentant entouré de sept de ses camarades d’atelier, ces peintres qui faisaient honneur à leur ville natale et qui entendaient être connus et honorés à Paris.
14Victime de son succès, la lithographie fut rapidement contestée. En se vulgarisant, elle se serait prostituée affirment certains critiques. Le terme de prostitution revient, en effet, chez plusieurs auteurs. Alexandre Decamps, partisan du rôle social de l’art, note, dans la militante Revue républicaine, que le public « a été blasé par la triste fécondité de certains artistes, qui ont même prostitué la lithographie »14. La même année, dans L’Artiste, Saint-Chéron emploie également le terme de prostitution pour stigmatiser l’utilisation outrancière, la trop grande vulgarisation de la lithographie15. Pour ce critique, « la conséquence de la dégradation de la lithographie a été de répandre parmi les gens du monde, parmi les amateurs et même les artistes, le préjugé qu’elle était incapable d’exécuter aucune composition conçue avec de vastes développements (...) », et que seule la gravure pouvait produire une composition de « grand style ». Il repousse cet argument en faisant l’éloge de l’ouvrage de Jean-Pierre Sudre, La Chapelle Sixtine d’après Ingres : « La plus éclatante réfutation de ce préjugé reçu contre l’infériorité de la lithographie, c’est la Chapelle Sixtine de M. Sudre. (...). Plein de foi dans l’importance de la découverte de la lithographie, il a tenté de la relever à sa véritable hauteur, il a voulu prouver ce qu’elle pouvait devenir entre les mains d’un artiste initié à toutes les ressources fécondes de cette invention ». Le chroniqueur de L’Artiste insiste, ensuite, sur les procédés de Sudre pour transposer une peinture d’histoire. Pour Delécluze, la planche de Sudre est l’un des « évènements singulièrement remarquables dans l’histoire de l’art de la lithographie » : le lithographe avait allié maîtrise de « l’art du dessin » et « prouesse technique »16. Sudre connaissait tous les ressorts de la grande peinture, il n’était pas un artisan mais un véritable artiste qui avait su mettre une technique au service de l’art. Comme Aubry-Lecomte, salué dix ans plus tôt par le même Delécluze, Sudre était, en effet, un élève de David. Il avait su comprendre le talent, l’originalité de cet autre élève de David, Ingres, dont il avait auparavant lithographié La grande Odalisque, planche qui lui avait valu une médaille d’or au Salon de 1827. Et c’est un véritable artiste que reconnaît la direction des Musées Royaux dans son rapport sur le Salon de 1834 : « Il est hors de doute que l’ouvrage de Mr. Sudre, représentant la Chapelle Sixtine d’après Mr. Ingres, est l’œuvre de cette nature la plus complette [sic.] qui ait été exécutée jusqu’à ce jour »17. L’exposition de l’œuvre de Sudre constituait un évènement ; aussi la direction des Musées demandait « pour cet artiste, une médaille de première classe ». C’était la première fois, dans les rapports officiels sur le Salon, que la lithographie était pleinement reconnue. Lors des Salons précédents, le rapport officiel, à la très brève rubrique « lithographie », mentionnait seulement quelques noms d’artistes. En 1834, comme pour les diverses catégories consacrées à la peinture et comme pour la gravure au burin, on citait une œuvre majeure d’un artiste. Lors des Salons suivants, la rubrique lithographie dans les rapports officiels devint de plus en plus importante et celle dévolue au burin de plus en plus succincte. L’administration reconnaissait le succès de la lithographie qui avait détrôné la gravure traditionnelle.
15En dépit de cette reconnaissance, le statut de la lithographie, trop galvaudée, restait très fluctuant. La même question était sans cesse posée depuis 1817 : œuvre d’art ou produit de l’industrie ? Le lithographe contribuait-il à la promotion de l’artiste vivant ou à la prospérité d’une branche du commerce ? Trente ans plus tard, cette même question était encore vigoureusement débattue18.
Notes de bas de page
1 D. [Delécluze], « Salon. Douzième et dernier article », Le Moniteur Universel, 10 août 1817.
2 Rapport sur la lithographie et particulièrement sur un recueil de dessins lithographiés par M. Engelmann, soumis à l’Académie royale des Beaux-Arts dans sa séance du 3 août 1816, signé par Heurtier, Regnault, Guérin, Desnoyers et Castellan, dans W. McAllister Johnson, French Lithography. The Restoration Salons 1817-1824, Kingston, Agnes Etherington Art Centre, 1977, p. 23-37.
3 P. A. [P. A. Coupin], « Exposition de 1822 », Revue encyclopédique, t. XVI (1822), p. 24-25.
4 B. Jobert, « Girodet et l’estampe », dans S. Bellenger (dir.), Girodet. 1767-1824, Paris, 2005, p. 149-177.
5 Le nombre réel de lithographies est de plus de cent deux. Le livret catalogue parfois plusieurs planches sous le même numéro.
6 Le comte de Lasteyrie au comte de Pradel, directeur général de la Maison du Roi, 27 juin 1817, Archives nationales, O3 1396.
7 Forbin, directeur général des Musées Royaux, à Pradel, directeur général de la Maison du Roi, 23 juin 1817, Archives nationales, O3 1396 ; Forbin à Lauriston, ministre de la Maison du Roi, 27 septembre 1821, Archives des Musées nationaux, *AA 16, p. 14.
8 A. Thiers, « De la lithographie et de ses progrès », La Pandore, 30 mars et 3 avril 1824 ; publié par W. McAllister Johnson, Op. cit. (note 2), p. 46-48.
9 M.-Cl. Chaudonneret, Adolphe Thiers, critique d’art. Salons de 1822 et de 1824, Paris, 2005.
10 Salon de mil huit cent vingt-deux, collection des articles insérés au Constitutionnel sur l’exposition de cette année ; orné de cinq lithographies représentant La Corinne au Cap Misène et divers tableaux choisis dans chaque genre, Paris, s.d. [1822] ; M.-Cl. Chaudonneret, Op. cit. (note 9), p. 47.
11 [E. J. Delécluze], « Beaux-Arts. La lithographie », Journal des débats, 31 janvier 1825.
12 [Anonyme], Examen du Salon de 1827, novembre et décembre. Seconde partie, Paris, 1828, p. 63.
13 [E. J. Delécluze], Op. cit. (note 11).
14 A. Decamps, « Le Salon », Revue républicaine, t. 1 (janvier 1834), p. 128.
15 S.-C. [Saint-Chéron], « La chapelle Sixtine, lithographie, par M. Sudre, d’après M. Ingres », L’Artiste, t. 7, 1834, p. 1-3.
16 E.-J. Delécluze, « La Chapelle Sixtine, peinte par Ingres et lithographiée par Sudre », Journal des débats, 27 février 1834.
17 Direction des Musées Royaux, Rapport sur le Salon de 1834, Archives des Musées nationaux, X Salon 1834.
18 Voir chapitre suivant la communication de S. Bobet-Mezzasalma.
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