Les techniques de la gravure et leur expression dans les écrits du XVIIe siècle : la présentation des procédés comme fondement d’une histoire
p. 277-288
Texte intégral
1Si, dans le Proemio des Vite, Vasari consacre des chapitres aux différentes techniques de la peinture1, il évoque la gravure en ne lui dédiant que quelques lignes dans le chapitre sur les nielles2. Le théoricien italien s’en justifie pleinement dans la Vie de Marc-Antoine Raimondi de Bologne et autres graveurs qu’il rajoute à l’édition de 1568.
Dans l’exposé théorique sur la peinture, nous n’avons traité qu’en passant de la gravure sur cuivre, car il suffisait alors d’expliquer le procédé de la gravure sur argent au burin, cet outil carré finement aiguisé et taillé en biseau. Nous en reparlerons donc dans cette Vie autant que nous l’estimerons nécessaire.3
2Cellini est le premier, en 1568, à avoir défini plus précisément outre la technique du burin, celle de l’eau-forte4. L’ouvrage d’Abraham Bosse, Traité des manières de graver en taille douce sur l’airain par le moyen des eaux-fortes et des vernis durs et mols, publié à Paris en 1645, prend ainsi d’autant plus de valeur pour les théoriciens du XVIIe siècle qui s’en inspirent largement5. Comme en Angleterre, grâce aux traductions de John Evelyn, et en Hollande, en Allemagne également, l’œuvre graphique et de théoricien de Bosse est connue. Ses gravures sont imitées et ses ouvrages lus6. Ainsi Joachim von Sandrart, se sert-il pour ses chapitres consacrés à l’art de la gravure dans sa Teutsche Academie, publiée en 1675, des écrits de Bosse7. Il ne s’agit pas pour autant d’une simple traduction de l’explication des techniques donnée par le théoricien français. Le modèle est en effet transformé pour être adapté à un autre but, à un autre public. Le discours de Bosse s’adresse, comme l’a montré Marianne Le Blanc « aux amateurs de cet art », c’est-à-dire aux peintres, et cherche à mettre la technique à leur portée8. Celui de Sandrart se situe à un double niveau. Il est d’une part pédagogique et s’adresse autant aux jeunes peintres qui fréquentent l’Académie qu’il a contribué à fonder à Nuremberg, qu’aux amateurs. Il se conforme ainsi à une attitude traditionnelle d’utilisation de la gravure pour l’enseignement et considère, à ce titre, la gravure comme une œuvre de reproduction. Mais son but est aussi culturel, et contrairement à Vasari dont il se sert pourtant comme modèle par ailleurs, il utilise la gravure pour donner une légitimité à l’art septentrional, et accorde une place importante aux graveurs dans les Biographies en incluant les artistes dans son histoire des arts. Il considère alors la gravure comme une œuvre d’art. Nous mettrons cela en évidence à travers la présentation qu’il fait de la technique en relation avec le statut et la fonction de la gravure, et le rôle qu’il lui accorde dans la mise en place d’une histoire.
D’une description détaillée de la technique à une présentation réduite à l’essentiel
3Même si elle reste reprise des écrits de Bosse, l’explication des pratiques dans les écrits de Sandrart prend une autre forme, et, à la description détaillée de la technique par le théoricien français, se substitue une présentation réduite à l’essentiel. La définition de l’art de la gravure n’a pas conquis son autonomie dans la Teutsche Academie : Sandrart rattache en effet la gravure au burin et à l’eau forte à la sculpture et lui consacre un chapitre, dans le Livre 2 (De la sculpture)9 :
La sculpture inclut en elle la représentation sur cuivre faite selon les deux manières, la première que nous nommons graver dans le cuivre (in Kupfer stechen) ; l’autre qui consiste à graver sur cuivre (à l’eau forte) (in Kupfer radiren) sur une base/et cette gravure (Radirung) se fera par morsure, grâce à l’acide nitrique ou eau-forte qu’on y aura fait couler.10
4La « manière noire » est, quant à elle, traitée dans le Livre 3 (De la peinture)11. Comme Bosse, Sandrart donne peu de développement à la gravure au burin et ne lui consacre qu’un petit paragraphe : « parce que, si ce n’est la science de la perfection du dessin, cet art ne comporte aucun secret particulier »12. Seule est mentionnée l’utilisation d’un burin aiguisé traçant la composition sur du cuivre propre, affiné et poli. La description de l’eau forte est plus développée. Mais la présentation en est d’une grande simplicité et résumée ainsi : il faut dessiner à l’aide d’une aiguille pointue la composition sur une plaque enduite de vernis ou d’une base « que l’on pique jusqu’au cuivre » ; puis elle est complétée par différentes recettes. La première est celle du vernis dur définie par Abraham Bosse13 (cinq onces de poix grecque ou bourguignonne, cinq onces de résine de Thyr ou colophonium que l’on mélange dans un pot de terre vernissée et que l’on fait fondre doucement sur un brasier moyen ; on y rajoute alors quatre onces d’huile de noix et on filtre après que le mélange ait fondu). La seconde, définie également par Bosse, est celle de la mixture de cire et d’huile qui sert à recouvrir les endroits que l’acide ne doit pas attaquer (de l’huile chauffée à laquelle on rajoute de la cire). La troisième est celle de l’eau-forte qui doit se composer de trois mesures ou pintes de vinaigre, six onces de sel armoniac, de neuf onces de sel ordinaire14 et de quatre onces d’eau de cuivre que l’on fait bouillir deux à trois fois. Cette eau-forte peut être adoucie par du vinaigre. Sandrart recommande également le cuivre rouge et préconise de rejeter celui qui est soit veiné soit taché, celui couleur de cendre et celui qui porte des éclats. Il insiste sur les opérations de nettoyage de la plaque avec de la craie ou de la cendre. La préparation de la plaque avec l’application du vernis, celle du dessin et le passage de l’eau-forte sont ensuite présentés en détail : Sandrart met l’accent sur les différentes opérations et sur l’utilisation des différentes pointes, sur la manière d’appliquer ce qu’il appelle la mixture et sur celle de verser l’eau-forte, mais il simplifie considérablement et abrège le discours de Bosse.
5La seconde manière de graver à l’eau-forte à l’aide de vernis mol est ensuite décrite également en détail depuis sa composition (une once et demie de cire blanche et purifiée, une once de mastic clair, une demie once d’asphaltum ou spalt broyé que l’on mélange sur le feu et que l’on laisse refroidir et que l’on blanchit en ajoutant du blanc d’argent et de gomme arabique fondue) jusqu’à la manière de blanchir la plaque. Si la manière de graver la composition sur le vernis est identique à celle de la technique du vernis dur, l’application de l’eau-forte est en revanche différente. Pour cette technique également, Sandrart abrège considérablement le discours du théoricien français, et c’est dans la description de l’utilisation et de l’application du vernis mol qu’il s’en éloigne le plus. S’il ne reprend pas l’étude des vernis blanc de Rembrandt, de Callot ou de celle des graveurs que Bosse appelle « modernes »15, il insiste en revanche sur l’intérêt d’obtenir un vernis blanc – qu’au besoin on blanchit grâce à un mélange de blanc d’argent, d’eau et de gomme arabique. En règle générale, il n’entre pas dans les subtilités des techniques et ne fait pas le lien entre la manière de procéder et les effets qu’elle produit. Son propos reste ainsi extrêmement général ; il ne vise pas à enseigner une technique mais à en donner les rudiments afin que, connaissant les grandes lignes de la fabrication et de la mise en œuvre, on puisse d’autant mieux l’apprécier. De la même manière s’il décrit sommairement les pointes et échoppes, ce n’est pas pour en définir les usages en fonction de l’effet désiré.
6Sandrart n’est pas un homme de métier, et même s’il partage avec Bosse la même curiosité intellectuelle pour les techniques, il cherche avant tout à les vulgariser. Sa démarche est donc identique pour la manière noire qu’il décrit également16 :
La dite manière noire de travailler sur cuivre est l’art de passer sur le cuivre poli, de grainer la plaque, d’écraser le grain et de polir, à l’aide d’instruments aiguisés et pointus en acier ou en fer [ajout dans l’édition latine de 1683 ; et ceux qui sont en relief sont une seconde fois polis] : alors ainsi, grâce à la dureté de l’outil, une image ou une figure sera gravée dans le cuivre tendre. Ce travail produit environ cinquante à soixante impressions propres, mais ensuite cela s’use vite, parce que ce n’est pas profondément gravé dans le cuivre. Elle n’est pas considérée comme un grand art, et elle est seulement un exercice délicat.17
7La présentation de cette technique par le théoricien allemand est sommaire ; et s’il définit le caractère propre à ce type de gravure, à savoir le grainage, il ne mentionne pas cependant l’utilisation de l’instrument essentiel, le berceau. L’allusion à des passages successifs du berceau et du brunissoir que Bosse décrit avec précision n’apparaît que dans l’édition de 168318. Ce n’est donc pas un savoir-faire, qu’il ne maîtrisait sans doute pas, que Sandrart propose. Et ces approximations ne révèlent pas une différence de pratique de la technique entre la France et l’Allemagne, mais simplement un intérêt plus grand de Sandrart pour l’effet produit. Cela correspond d’ailleurs bien à sa conception de la théorie de l’art qui est d’expliquer la pratique pour permettre de comprendre la structure interne de l’œuvre d’art19.
Statut et fonction de la gravure
8S’il est évident que Bosse dans son Traité présente la manière dont lui-même se sert, il n’en va pas de même pour Sandrart. À l’intérieur d’un cadre général issu du modèle vasarien auquel il fait constamment référence, il utilise la gravure pour définir le statut du graveur comme celui d’un artiste et non plus d’un artisan. C’est ainsi que la gravure sur bois et la manière noire sont traitées dans les chapitres théoriques concernant la peinture20. Même s’il fait le rapprochement entre la gravure sur bois et l’imprimerie, celle-ci ne se limite pas à une technique d’artisan, car elle requiert la main d’un bon dessinateur :
Ce travail se fait sur une planche de poirier, d’abord avec la plume puis par le graveur : celui-ci, avec des instruments délicats enlève sur la planche tout le bois qui se trouve en trop de sorte que seul ce qui a été tracé à la main reste en relief et subsiste.21
9Sa position est analogue concernant la manière noire. Bien qu’il insiste sur le fait que ce n’est pas « un grand art, seulement un exercice délicat », il souligne cependant que « tout le travail réside dans le dessin : pour celui qui le possède dans la main et la raison, cette science et les autres de la sorte ne sont qu’un jeu ». Ce n’est donc jamais la technique qui est louée mais l’art du dessin.
10De même c’est la qualité de dessinateur du graveur sur cuivre qui est mise en avant. Il s’inscrit alors dans la tradition courante encore au XVIIe siècle qui fait du dessin le père des trois arts22. Cette approche de la gravure comme un art exécuté par un artiste justifie, pour lui, le rejet d’une description trop technique qui présente, comme le fait Bosse, la gravure d’un point de vue de praticien artisan. Cela explique qu’il passe sous silence les aspects de l’exécution des gravures qui touchent à l’impression, au tirage, aux qualités du papier et de l’encre. Il ne cherche pas à promouvoir une technique et ne vise pas à l’améliorer. Plus que la manière de faire, ce sont donc les qualités des œuvres qui sont mises en avant. Certes, il a pleinement conscience de la spécificité de la gravure et de son statut particulier d’œuvre multiple et de son rôle de transmission de modèles pour les peintres, et il fait entrer ces considérations dans ses réflexions.
11Il sait bien évidemment que peu d’épreuves, environ cinquante à soixante, peuvent être tirées, à cause de l’usure rapide du cuivre qui n’est pas profondément gravé dans la technique de la manière noire, mais ce n’est pas pour lui, comme pour Bosse, un obstacle à l’intérêt pour ce procédé. Au contraire, parce qu’elle permet des effets d’ombre et de lumière plus accentués, elle se rapproche le plus de l’effet pictural dans ce qu’il a de plus naturel. Si Sandrart montre l’intérêt de l’eau-forte par rapport au burin dans la possibilité de tirer un plus grand nombre d’exemplaires, cette constatation lui permet de montrer l’importance de la gravure dans la transmission des modèles tant pour l’étude et l’éducation des artistes que pour le plaisir des amateurs. Mais, en aucun cas, il ne se situe dans la perspective de la hiérarchie entre les deux techniques telle qu’elle est présentée par Bosse. Ainsi, bien qu’il suive souvent mot à mot la Préface du Traité de Bosse, et, qu’il reconnaisse l’intérêt de l’utilisation du vernis dur dont il attribue la paternité à Jacques Callot et à Bosse, il ne pense pas la technique de l’eau-forte en terme de comparaison, d’imitation, de contrefaçon et de dépassement du burin. De même il n’évoque aucune supériorité d’une technique par rapport à l’autre. Il ne considère pas que l’eau forte soit réservée aux peintres parce que plus facile que le burin qui est d’un statut supérieur. Certes il s’étend plus longuement sur la technique de l’eau forte, mais cela est essentiellement dû au fait qu’il cherche à en décrire la technique pour en faire comprendre l’effet alors que pour lui, le burin « si ce n’est la science du dessin, cet art ne comporte aucun secret particulier »23. S’il ne considère pas l’eau-forte comme supérieure au burin, il n’estime pas non plus que sa réalisation ultime soit, comme pour Bosse, l’imitation du burin. Même si Sandrart ne retient comme exemple dans son discours que les artistes cités par Bosse, à savoir Simon Frisius, Mattheus Merian, et Jacques Callot, ce n’est pas pour montrer, comme le fait le graveur français, que l’eau forte acquiert une qualité plus grande quand elle imite le burin, et il n’en tire pas de conclusion quant à l’évolution et au perfectionnement de cet art, il se contente de montrer la particularité et la qualité de leurs œuvres.
12La position de Sandrart annonce, toute proportion gardée, celle des théoriciens du XVIIIe siècle qui refusent de réduire la technique de l’eau-forte et une prédominance du vernis dur à une imitation de la netteté et de la fermeté du burin. Pour cette raison, il accorde une place importante à la technique de l’eau-forte qui utilise le vernis mou ou la base blanche. Et c’est sur une réflexion esthétique qu’il clôt son chapitre consacré à cette technique : « Celui qui imprimera nos œuvres dans la pensée, verra bientôt l’art s’y joindre »24. Cependant, il ne s’agit nullement d’une réflexion théorique sur la pratique et sur l’utilisation de procédés selon la nécessité du sujet, ni sur le goût ; il faut attendre le XVIIIe siècle pour cela. Les préoccupations de Sandrart sont celles d’un homme du XVIIe siècle, et son discours vise à définir une théorie qui est une explication de la pratique, et à inclure la gravure et les graveurs dans une histoire de l’art qu’il définit à travers les biographies de sa Teutsche Academie.
Le rôle de la gravure dans la mise en place d’une histoire de l’art septentrionale.
13Bosse ne cherche pas du tout à cerner les contours d’une histoire de la gravure. Or, c’est bien le propos de Sandrart. Pour lui l’art de la gravure joue un rôle déterminant dans l’évolution de l’histoire de l’art, et plus particulièrement de l’histoire de l’art septentrional. Pour cela il réfute point par point l’histoire de la gravure telle qu’elle est présentée par Vasari dans la vie de Marc-Antonio Raimondi25. Cette nouvelle histoire de la gravure est proposée par le théoricien allemand dans son chapitre consacré à Israël von Meckenem26, sous le titre, Les Italiens veulent s’attribuer la découverte de la gravure sur cuivre et de la gravure à l’eau-forte, également celle de la gravure sur bois, qui revient aux Allemands. On fera ainsi un essai premièrement sur les gravures sur bois qui en marquent l’origine dans la période de l’imprimerie, deuxièmement sur les gravures à l’eau-forte, troisièmement sur les gravures sur cuivre d’après divers très anciens graveurs sur cuivre :
Même si alors déjà, le sage Giorgio Vasari s’était fort appliqué à démontrer que l’honneur de l’invention de ces arts revenait aux Italiens, tout d’abord quand les orfèvres Maso Finiguerra et Baccio Baldini de Florence ont gravé au burin toutes sortes de décors sur les ceintures en argent niellées, selon la mode de ce temps, et qu’ils ont par là, en 1506, montré au talentueux Mantegna le chemin de l’invention de la gravure sur cuivre. Même si également, il ne manquait en rien de prétendre que Francesco Parmesanin [Parmesan], en 1530 environ, a marqué le début de la gravure sur cuivre à l’eau-forte, et que, à la même période aussi, Hugo da Carpi a découvert les gravures sur bois en camaïeu à deux ou trois bois, comme si avant cette époque personne n’eut rien su : il se trompe alors pourtant prodigieusement en cela par une mauvaise connaissance.27
14Il commence ainsi à rectifier l’histoire et l’origine de la gravure sur bois à l’occasion de la vie de Dürer, en évoquant également des gravures de Cranach et de Baldung Grien :
(...) alors qu’il aurait dû être né en Italie [comme le prétend Vasari], cet art a grandi glorieusement en Allemagne et s’est trouvé à son apogée. Ainsi l’on sait, et de plus les épreuves qui se trouvent chez les amateurs en témoignent, que la manière d’imprimer avec trois bois, en camaïeu de jaune et blanc ou de bleu et blanc, ainsi que l’impression sur bois des ombres en noir et blanc et des effets de lumière, étaient déjà très utilisées chez les Allemands en l’an 1503, et poursuivies dans les années suivantes et portées à un tel accomplissement que les Italiens purent à peine atteindre leur perfection cinquante ans plus tard.28
15L’antériorité des Allemands ne porte pas seulement sur la conquête de ce que l’on pourrait appeler le coloris, à savoir le rendu des ombres et de la lumière et l’introduction de la couleur dans la gravure sur bois, elle porte aussi sur l’origine de cette technique que Sandrart fait remonter à l’imprimerie, soit vers 1440. Les gravures dans les livres imprimés témoignent pour lui que « l’invention de cet art est issu du zèle des Allemands, mais qu’elle [la gravure sur bois] a été longtemps après seulement apportée par eux en Italie, puisque les Italiens eux-mêmes reconnaissent qu’après que l’imprimerie fut découverte à Strasbourg, elle fut amenée par Sixtus Rafinger à Naples et par Hans Lautenbach à Rome (…)»29. Cette séquence de l’imprimerie à la gravure sur bois justifie, on le voit bien, l’introduction à l’imprimerie qu’il place avec la présentation de la technique dans son chapitre théorique.
16De la même manière Sandrart réfute la paternité de l’eau-forte aux Italiens : « De même que les Italiens se sont ainsi mis en défaut au sujet de la gravure sur bois, de même ils attribuent aussi illégitimement l’invention, vers 1530, de la gravure à l’eau-forte à Parmesanino (Le Parmesan), alors que celle-ci fleurit depuis longtemps en Allemagne »30. Et pour appuyer son propos il cite quelques gravures de Dürer, l’Ecce Homo (B.10), le Christ au Mont des Oliviers (B.19), une passion et la planche avec les pièces d’artillerie (B.99) et, parce qu’il ne peut le démontrer, suggère : « elles sont faites avec tant de finesse qu’il devait probablement soit avoir un maître avant lui, soit avoir exercé l’art longtemps avant »31. Il se situe ainsi dans une perspective de perfectionnement de cet art. L’histoire de la gravure sur cuivre est pareillement corrigée point par point :
Dans la même erreur se trouve ce que le très célèbre Vasari prétend au sujet de l’orfèvre florentin Maso Finiguerra, à savoir que, mis à part le travail d’Andrea Mantegna, et ainsi environ autour de 1505, il aurait inventé le noble art de la gravure sur cuivre. Alors que longtemps déjà auparavant, les Allemands ont rendu sur cuivre, avec une grande perfection, beaucoup de belles choses. Mais il semble que le premier, ou un des premiers fut celui qui signa du monogramme IVM ce qui devait, suivant la tradition signifier Israël von Meckenem (...). Il reste par conséquent certain que les œuvres de ces maîtres ont été connues en Italie bien avant qu’Andrea Mantegna ou Marc Antonio ne fussent nés, mais que ceux-ci ont par la suite, tout comme Augustino Venetiano, appris le travail de ces derniers, et créé en copiant, jusqu’à ce que, peu à peu, l’Italie participe elle aussi à cet art.32
17Le point important concernant la gravure sur cuivre est pour Sandrart d’inverser la présentation du courant d’influence de cette invention qui, pour Vasari, après son apparition chez Maso Finiguerra et Baccio Baldini et les gravures d’Andrea Mantegna en Italie « passa ensuite en Flandre »33. La divergence entre les deux théoriciens ne concerne pas ce qu’on peut appeler le choc de retour, c’est-à-dire l’impact qu’eurent les gravures de Dürer sur les artistes italiens et, en particulier, sur Raimondi que Vasari lui-même reconnaît clairement.
18L’antériorité de l’apparition de ces techniques n’est pas le seul point d’achoppement. L’enjeu pour Sandrart est aussi de montrer la qualité de la gravure septentrionale. Il convient de rappeler ici la position de Vasari par rapport à la gravure qui a pour fonction essentielle de reproduire les œuvres des peintres. Cela est même valable pour Mantegna qui reproduit en gravure ses propres œuvres. Cela est d’autant plus vrai pour Marc Antonio Raimondi. Cette conception du rôle de la gravure et de la place du graveur dans la création est pour David Landau liée au statut particulier de la gravure à la Renaissance en Italie34. Cela ne le gène donc pas de définir les premiers créateurs de cette technique parmi les orfèvres. D’emblée, Sandrart veut élever la gravure au rang d’art. Il cherche donc à montrer que des artistes en sont les inventeurs. Cela lui est d’autant plus facile que Vasari avait d’une certaine manière ouvert la brèche en citant comme seuls exemples d’artistes ayant créé des gravures, trois peintres septentrionaux : Martin Schongauer, « peintre excellent » dont la Tentation de saint Antoine « plut tant au jeune Michel-Ange qu’il la transposa en peinture »35, Dürer « qui commença à Anvers, à graver selon le même procédé, avec un meilleur dessin, un jugement plus sûr et de belles inventions »36 et Lucas de Leyde. Mais, même si Vasari reconnaît la qualité artistique de leurs gravures, il reste persuadé de leur faiblesse par rapport à l’art italien :
Soyons sincères [dit-il à propos de Dürer] : si cet homme si exceptionnel, minutieux et cultivé avait eu pour patrie la Toscane au lieu de la Flandre, s’il avait pu étudier, comme nous les monuments de Rome, il aurait été le meilleur peintre de notre pays comme il fut en Flandre le plus éminent et le plus célèbre.37
19Même s’il reconnaît que « Toutes ces œuvres d’Albert et de Lucas ont donné essor à une production de gravures aussi abondantes qu’admirables en Flandre et en Allemagne »38, et si pour lui, les graveurs italiens n’ont pas atteint la même perfection, Vasari considère que leur rôle est infiniment plus important que celui des maîtres septentrionaux et que « leur labeur a été utile au monde. Ils ont publié maintes œuvres de maîtres excellents, permettant ainsi à ceux qui ne peuvent voir l’original où il se trouve de connaître les inventions et les styles différents des peintres ; ils ont divulgués au-delà des Alpes de nouvelles connaissances »39. Ce n’est pas seulement le campanilisme de Vasari qui transparaît là, mais la preuve de sa conception d’une gravure comme art de reproduction qui acquiert ses lettres de noblesse non par sa qualité intrinsèque, mais par celle des œuvres qu’elle reproduit.
20Sandrart se sert également de la technique de la manière noire pour en définir l’histoire. S’il est évident qu’il est important pour lui d’en situer l’origine en Allemagne, elle n’en pas moins exacte. Il attribue cette invention à Ludwig von Siegen (Cologne 1609-Wolfenbuttel 1680), lieutenant colonel attaché à la cour de Hesse-Cassel jusqu’en 1641 et la situe en 1648, alors que la première gravure qu’il cite pourtant, à savoir le portrait d’Amélie-Élisabeth, landgravine de Hesse-Cassel a été faite en 164240. Mais conscient du fait qu’il s’agit certes d’une gravure en pointillé et non d’une véritable manière noire, Sandrart établit ensuite les étapes du perfectionnement de cette technique. La première étant marquée par le rôle de Ruprecht von Pfalz, dit Prince Rupert (Prague 1619-Springgardens 1682), auquel Siegen aurait confié le secret de cette technique, en 1654-165541. La dernière étape est le perfectionnement que lui apporte Wallerant Vaillant (Lille 1623-Amsterdam 1677) qui a effectivement rencontré Rupert à Francfort puis à Heidelberg en 1655 et 165842 ; mais il n’évoque aucune œuvre de cet artiste. Cependant l’origine allemande de ce procédé de gravure n’est pas la seule préoccupation de Sandrart, loin s’en faut. Cette technique lui importe parce qu’elle permet un rendu pictural des formes. C’est la manière noire qui est la plus à même de s’approcher des qualités luministes d’une peinture :
Cette manière n’est pas subordonnée aux hachures et autres difficultés qui sont exigées pour graver sur cuivre ; mais quand le contour à côté de l’ombre et de la lumière est fait avec soin, les hachures, les traits ou les points pourront être comme il convient. Ainsi par là, rien n’est ôté à la qualité. Par ailleurs, ce travail révèle par la main un naturel extrêmement grand et plein de grâce, une puissance de la lumière et de l’ombre si grande et agréable dans toutes les parties, en particulier dans les figures, que cela ne peut être obtenu dans le cuivre, ni par le burin ni par l’eau-forte.43
21Ce n’est donc pas sur le développement de cette gravure qu’il passe d’ailleurs sous silence, qu’il clôt le passage qui lui est consacré, mais sur sa qualité picturale et le naturel dans le traitement des contours et le rendu de la lumière. Sandrart ne s’est sans doute pas servi comme source de l’ouvrage d’Evelyn, paru en 1662 qui retrace l’histoire de cette technique, mais il s’est fondé sur son appréciation de connaisseur et d’amateur, et privilégie ainsi la définition de la qualité des œuvres. Il ne faudrait pas cependant réduire l’apport du théoricien allemand à l’histoire de la gravure à une réfutation de la position de Vasari et à une célébration nationaliste de la gravure allemande. Pour lui et c’est le cas pour de nombreux théoriciens du XVIe et du XVIIe siècle le concept de Hoch Teutschen qu’il utilise pour situer ces artistes, inclut le monde septentrional y compris la Flandre, la Hollande et la France. Il consacre ainsi un chapitre entier à quarante et un graveurs septentrionaux44. Aux côtés des peintres français45, il étudie seize graveurs français46 et cite Bellange, Callot, Mellan, Audran, François et Nicolas Poilly, Bosse, Nicolas Perelle, Israël et Morin, Antoine Masson, Huret, Daret, Lenfant, Michel Lasne, Rousselet et Nanteuil. L’introduction à ce chapitre est très révélatrice de son attitude face au genre de la gravure : « Je prends prétexte de l’évocation des peintres importants de nation française pour évoquer en même temps leurs plus célèbres graveurs au burin ainsi que ceux qui ont magistralement utilisé l’eau forte »47.
22Sandrart parle de la gravure en connaisseur, et c’est vraisemblablement son goût pour elle qui est à l’origine de sa présentation, quelle soit sur bois ou sur cuivre. Sandrart possède en effet une grande collection, il fréquente assidûment les graveurs qu’il compte parmi ses amis et sa famille. Et c’est aussi ce goût qui a déterminé son attitude d’historien. Il sort ainsi la gravure de son rôle de gravure de reproduction et de diffuseur de l’art italien à laquelle l’avait cantonnée Vasari et que celui-ci définit dans sa conclusion48. De même, il sort d’une confrontation des différentes techniques telle que la présente Bosse et, dans laquelle il fait de l’imitation de la netteté et de la tendresse du burin le but ultime des autres techniques. Sandrart fait de la gravure un art qu’il place sur le même plan que les autres. Parce que les qualités d’invention, la main de l’artiste sont associées à la technique, le graveur devient un artiste qui trouve naturellement sa place dans une histoire. Par ailleurs cette connaissance intime que Sandrart avait de l’œuvre gravé de certains artistes lui permet de donner à cet art une place privilégiée dans les biographies : il ne se contente pas d’énumérer les œuvres, mais les décrit souvent longuement. La gravure sert alors à montrer la qualité de l’artiste, elle permet simultanément au théoricien de fonder son histoire de l’art sur les œuvres et d’aborder une nouvelle manière d’écrire l’histoire de l’art qui n’est pas seulement biographique mais qui tient compte des œuvres et de leur analyse.
Notes de bas de page
1 Vasari traite ainsi de la fresque, de la détrempe, de la peinture à l’huile sur bois et sur toile, sur pierre, de la gouache, des décors, graffiti et grotesques, de la dorure, de la mosaïque, des marqueteries, de la peinture sur verre. G. Vasari, Vite de piu eccelenti Pittore… ., Florence, 1re éd. 1550 (2e éd. 1568), éd. fr. sous la direction d’A. Chastel, Paris, 2005 (1re éd. fr. 1981-1987), vol. 1, Livre 1, p. 147-200.
2 Ibid., vol. 1, Livre 1, chap. 19, p. 201-202.
3 Ibid., vol. 2, Livre 7. p. 62.
4 B. Cellini, Due trattati, éd. par C. Milanesi, Florence, 1857, I, ch. 24, p. 155-156.
5 Le traité a été traduit en anglais par J. Evelyn et publié à Londres en 1662 sous le titre Sculpture or the history of chalcography and engraving in Copper (réimp. chez C.F.Bell, Oxford, 1909) et par W. Faithorne sous le titre The Art of engraving and etching whrere is also expressed the true way of gaving in copper and method of the famous Callot and Mr. Bosse in the several ways of etching, Londres, 1662. Il est également traduit à Amsterdam en 1662.
6 M. Le Blanc, D’acide et d’encre. Abraham Bosse et son siècle en perspective, Paris, 2004, p. 84-86 et 92 qui cite une traduction par Mattheus Merian de Tommaso Garzoni, La Piazza universale di tutte le professioni del mundo, publiée en 1641 dans laquelle Bosse est mentionné. Ce qui n’a rien d’étonnant dans cette ville, centre importante de la gravure.
7 J. von Sandrart, Teutsche Academie… Nuremberg, 1675.
8 M. Le Blanc, Op. cit. (note 6), p. 95-96. Voir aussi la Préface d’A. Bosse, Traité des manières de graver en taille douce sur l’airain par le moyen des eaux-fortes et des vernis durs et mols, Paris, 1645, p. 3-4.
9 J. von Sandrart, Op. cit. (note 7), I, Livre 2, chap. 6, p. 49-59.
10 Ibid., p. 49.
11 Ibid., I, Livre 3, chap. 16, p. 101.
12 Ibid., I, Livre 2, chap. 6, p. 49.
13 A. Bosse, Op. cit. (note 8), p. 3-48.
14 Sandrart a sans doute fait une erreur de copie, Bosse ne propose de prendre que six onces de sel ordinaire.
15 A. Bosse, Op. cit. (note 8), p. 49-96.
16 J. von Sandrart, Op. cit (note 7), I, Livre 3, chap.16, p. 101.
17 Ibid.
18 A.. Bosse, Op. cit. (note 8), p. 119-120.
19 C’est paradoxalement le texte de Sandrart qui connaîtra une plus grande postérité. Il est cité par Abraham von Humbert, Abrégé historique de l’origine et des progrez de la Gravure et des Estampes en Bois et en Taille Douce, Berlin, 1752, p. 18 et même Ch.-Fr. Joullain, Réflexions sur la Peinture et la gravure, Metz, 1786, p. 80.
20 J. von Sandrart, Op. cit. (note 7), I, Livre 3, chap.16, p. 101.
21 Ibid.
22 John Evelyn donne d’ailleurs comme titre à sa traduction en anglais du Traité d’Abraham Bosse, Sculpture or the history and art of chalcography and engraving in Copper, Londres, 1662.
23 J.. von sandrart, Op. cit. (note 7), 1675, I, Livre 2, chap. 6, p. 49.
24 Ibid., p. 52.
25 G.. VVasari, Op. cit. (note 1), vol. 2, Livre 7, p. 62.
26 J. von Sandrart, Op. cit. (note 7), I, 2e partie, Livre 3, chap. 2, p. 218.
27 Ibid., p. 218-219.
28 Ibid., p. 219
29 Ibid.
30 Ibid.
31 Ibid.
32 Ibid., p. 219-220.
33 G. Vasari, Op. cit. (note 1), vol. 2, Livre 7, p. 62.
34 D. Landau, « Vasari, Prints and Prejudice », Oxford Art Journal, 1983, vol. 6, n° 1, p. 4. Les graveurs sur bois appartenant à la corporation des charpentiers et les graveurs sur cuivre à celle des orfèvres.
35 G.. VVasari, Op. cit. (note 1), vol. 2, Livre 7, p. 63.
36 Ibid.
37 Ibid., p. 64.
38 Ibid., p. 68
39 Ibid., p. 80.
40 Ars Nigra. La gravure en manière noire aux XVIIe et XVIIIe siècles, cat. exp. Caen, musée des Beaux-Arts, 2002, p. 40.
41 Ibid., p. 42.
42 Ibid., p. 44.
43 J.. von sandrart, Op. cit. (note 7), Ière Partie, Livre 3, chap. 16, p. 101-102.
44 Ibid., IIe Partie, Livre 3, chap. 25, p. 354-366 dans lequel Sandrart cite Cornelis Cort, Theodor Cornhaert, les Sadeler, Crispin de Passe, Peter Iselburg, Hondius, Vostermann, Bolswert, qu’il associe à des graveurs allemands contemporains comme Richard Collin…)
45 Ibid., chap. 26, p. 366-369.
46 Ibid., chap. 27, p. 370-372.
47 Ibid., p. 370.
48 G.. VVasari, Op. cit. (note 1), vol. 2, Livre 7, p. 85 : « Pour conclure, c’est en grande partie à Marc-Antoine que les Ultramontains doivent d’avoir pu connaître, grâce aux gravures, les styles italiens ; tout comme c’est à lui que les Italiens sont redevables de la découverte des étrangers qui travaillent au-delà des Alpes ».
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