La collection d’estampes de la médiathèque de Montpellier : de la bibliothèque de Fabre à la médiathèque Émile Zola
p. 191-196
Texte intégral
1Cette communication propose de retracer les principales étapes de l’historique de la collection d’estampes de la Médiathèque centrale de la ville de Montpellier, d’amorcer une analyse quantitative et enfin de présenter la partie la moins connue, celle des estampes reliées.
2L’origine de la bibliothèque, ainsi que du musée de Montpellier, est le legs que fit à sa ville natale le peintre François-Xavier Fabre, qui fit don à la ville de Montpellier de l’ensemble de ses collections, en 1825, à son retour d’Italie, où il avait passé la majeure partie de son existence. Les circonstances et les conditions de ce legs ont été étudiées par Laure Pellicer dans sa thèse d’État1. Selon les termes de la donation, les tableaux, objets d’art, tout comme la bibliothèque de l’artiste, devaient constituer un ensemble indivisible et être abrités dans « un local convenable », dans le but de fonder « un musée propre à encourager les talents » dont Fabre, sans en exiger explicitement la direction, voulut superviser entièrement l’organisation. Ce lieu est l’hôtel de Massilian, partie du musée Fabre, qu’il occupa jusqu’à sa mort, s’étant assuré la jouissance à vie des tableaux, des objets d’art et des livres. Sa principale exigence était de ne pas séparer le musée de la bibliothèque, vraisemblablement pour continuer à jouir sa vie durant de tout ce qu’il avait assemblé et, selon ses propres termes « d’assurer l’intégrité » de sa collection personnelle et de l’ensemble prestigieux que formaient, réunies à sa propre bibliothèque, celles qu’il avait héritées du poète Alfieri et de la Comtesse d’Albany. Dans l’esprit du peintre, la bibliothèque, estampes comprises, ainsi liée aux tableaux et dessins du musée, devait servir à la formation des élèves des « écoles gratuites de dessin, d’architecture et de géométrie pratique », avec le vœu de réussir l’entreprise à peine ébauchée par la Société des Beaux-Arts. Cette bibliothèque a été réunie à la bibliothèque municipale, qui avait été fondée en 1794 constituée à partir des saisies révolutionnaires et qui était abritée par l’ancien collège des Jésuites, accolé à l’hôtel de Massilian. L’ensemble des deux bâtiments devint le musée Fabre. À l’occasion des travaux d’extension du musée, la bibliothèque, longtemps appelée « bibliothèque Gutenberg », a été déménagée en 2000 dans un bâtiment moderne et spacieux et rebaptisée « Médiathèque Émile Zola »2. La collection d’estampes et de livres illustrées est désormais plus aisément accessible, dans une salle appelée « salle Patrimoine », réservée aux chercheurs3.
3La majeure partie des estampes provient de la donation Fabre, à laquelle se sont ajoutées des acquisitions, le plus souvent par donation, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, avec essentiellement des artistes régionaux. Les acquisitions récentes concernent surtout la bibliophilie et les affiches. Ce sont donc bien les gravures assemblées par Fabre qui font la richesse de ce fonds, où l’on a dénombré un total de 4 243 pièces lorsqu’elles ont été microfilmées au moment du déménagement. Ce chiffre correspond à ce qui apparaît dans les documents de la donation sous le terme d’« estampes en portefeuilles ». Il n’inclut pas les estampes encadrées (en quantité proportionnellement infime, restées au musée) ni les estampes reliées (la plus large part de la collection). La totalité des estampes, dans l’« état estimatif » de 1825, rédigé par le peintre et certifié par le maire, était évaluée à 25 000 francs, alors que les livres étaient estimés à 145 000 francs, les objets d’art à 13 232 francs et les tableaux à 215 326 francs (soit un total de 398 558 francs)4.
4Tout comme il est impossible de quantifier de façon précise la collection, il est difficile de reconstituer la chronologie des acquisitions, comme c’est aussi le cas pour l’ensemble de la collection, y compris des peintures, où seules les entrées de contemporains sont datables. Fabre a collectionné toute sa vie, et notamment après 1798, lorsqu’il accède à l’aisance et devient collectionneur. Il a commencé par rassembler des gravures, sûrement pour des raisons financières. Elles ont pour lui un double intérêt : elles constituent sa documentation d’artiste et il les collectionne aussi en amateur avisé ; il est indiscutablement connaisseur en la matière. Enfin, il était aussi marchand, il a dû en monnayer tout comme il le faisait pour les peintures et il est probable qu’il est devenu collectionneur par le biais du commerce. Comment se les procurait-il ? Les mentions les plus fréquentes dans la correspondance se situent entre 1800 et 1801. Il s’agit de gravures d’après Poussin que le peintre veut acquérir à bon compte. Selon Madame d’Albany, il les achète à la campagne aux environs de Florence auprès de « contadini » qui n’en connaissent pas la valeur. Cette source ne put être que ponctuelle ou anecdotique, au vu de l’ampleur de la collection. À Florence, toutes les portes lui étaient ouvertes, et il était en contact avec les marchands comme les particuliers. Il s’est aussi déplacé à Rome, comme en 1804, où il a acquis des tableaux, dont un Poussin, des estampes et des livres (il devient réellement bibliophile à partir de 1808, date de ses premières lettres connues au libraire Fantin). Les inscriptions que l’ont trouve parfois portées en marge ou au dos des gravures ne donnent pas toujours des indications fiables et peuvent tout au plus aider à retracer le cheminement qu’ont suivi certaines pièces jusqu’à l’artiste. Une Sainte Marguerite d’après Poussin a mis plusieurs années pour passer du commerce d’art parisien à Rome avant d’entrer en possession de Fabre. Elle porte en effet deux inscriptions : l’une datée de 1790 à Paris (« Naudet Md [marchand] d’Estampes au Louvre 1790), l’autre de 1795 à Rome. C’est à partir de 1798 qu’il inscrit au dos de certaines gravures la date à laquelle il les a acquises. Il s’agit cette année-là du Bon Samaritain d’après Bourdon et de l’Enfance de Bacchus d’après Poussin. C’est à ce moment-là que la collection est constituée de façon systématique. En 1800-1801, cette recherche prend une grande ampleur, avec les gravures d’après Poussin, que l’artiste ne se procure plus seulement chez les modestes paysans des environs de Florence, comme le rapportait Madame d’Albany. On sait en effet qu’il s’en fait envoyer de Sienne par les amis de la comtesse, ainsi que de Paris par le poète aixois d’Arbaud Jouques. Il en achète aussi au marchand Bossi de Milan, selon une inscription portée au dos de la Samaritaine de Poussin gravée par Pesne.
5Je ne puis analyser ici les goûts de l’artiste et du collectionneur, tout au plus puis-je tenter de retracer l’évolution de ses orientations. Il a commencé par des œuvres anciennes, ne cherchant parmi les modernes que les estampes des œuvres qu’il connaissait, comme la Mort de Socrate de David. À partir de 1806, et surtout 1810, il a rassemblé ses contemporains parisiens, notamment Girodet, ainsi que Guérin, Gérard, Isabey, mais aussi David, Prudhon et le jeune Michallon. Sous l’Empire, il s’est procuré chez Reverdin un recueil de figures d’après l’Antique et les grands modèles de la Renaissance et du XVIIe siècle, ainsi que ses anciens condisciples. De retour à Montpellier, il a continué sa collection, si l’on s’appuie sur la date d’exécution de plusieurs gravures (comme le Bélisaire de David, gravé en 1829 par Ethion et le Marius de Drouais, gravé la même année par Aubry-Lecomte). Il ne possède qu’un seul tableau gravé d’après Ingres, le portrait de L’évêque de Reims. Les œuvres modernes, qu’il n’apprécie pas, ne sont là qu’à titre de documents mais prouvent qu’il s’est tenu au courant de l’évolution de l’art français. À la fin de l’Empire, il collectionne les paysages, un genre qu’il affectionne particulièrement. Il s’en fait envoyer de Rome par Reinhart, Boguet, Gamelin et Granet, ainsi que de Paris par Castellan. Dans les premières années du XIXe siècle, il a acheté des vues de Jacob Philipp Hackert, gravées par son frère Georg. Les artistes qui sont le plus représentés sont, en premier lieu Poussin, son premier modèle, mais aussi Raphaël, son compatriote Bourdon, dont il possède cent-seize gravures, et encore Vouet, La Hyre, Le Sueur, Le Guide, Carlo Dolci, Dughet. Rubens ainsi que Van Dyck sont aussi largement représentés. Les paysages sont très nombreux, des classiques à ses contemporains, en passant par les nordiques italianisants. Dans ce dernier genre, il a visiblement accepté et apprécié la traduction des classiques comme le Lorrain par les manières noires de l’anglais Earlom, dont il possède toute une série. La lithographie, qu’il a lui-même pratiquée, est aussi présente, mais en moindre proportion.
6Ces éléments prouvent la diversité des goûts du peintre, qui semble, par sa collection, vouloir embrasser tout ce qui s’est gravé dans les domaines de la peinture d’Histoire, du paysage et du portrait depuis trois siècles. Or, il est difficile de l’appréhender dans sa globalité et sa diversité pour des raisons d’ordre matériel qui entravent la consultation : à ce jour, il n’existe pas de catalogue des estampes, seulement un ancien registre manuscrit qui reprend les portefeuilles, tiroir par tiroir, dans l’ordre où les estampes sont arrivées, c’est-à-dire comme l’artiste les avait assemblées au fil des ans5. Selon son état estimatif, ce sont « vingt portefeuilles avec Estampes et Dessins, au nombre d’environ 5 000, avec l’œuvre entière de Nicolas Poussin, la majeure partie des œuvres de Raphaël, Carrache, le Dominiquin, Le Sueur, Bourdon, Rubens ». Les dessins ont été transférés dans d’autres cartons. Sous un même numéro de ce catalogue sommaire, on trouve parfois toute une série de douze gravures, ou différentes épreuves, ou encore différents états d’une même gravure. Néanmoins, j’ai évalué la répartition entre les différentes écoles.

7Dans leur immense majorité, les estampes sont en bon état. Leur qualité est très diverse. Parfois, on a l’impression que le peintre a acheté pour avoir le modèle dans sa documentation d’artiste, comme pour une série de gravures de Pietro Testa, dont certaines planches sont très usées. Parfois, la passion du collectionneur a dû l’emporter sur l’exigence du connaisseur. Bien souvent aussi, il a dû acheter des lots où se trouvaient des pièces de qualités diverses. Des œuvres et des séries entières apparaissent en plusieurs exemplaires. C’est le cas bien sûr pour Rubens et plus encore pour Poussin, dont il possède les deux séries des Sept Sacrements. Celle pour Cassiano Dal Pozzo, gravée par Chastillon, est accompagnée d’une version en miroir sans lettre. Celle pour Paul Fréart de Chantelou, gravée par Pesne, apparaît en deux exemplaires. Une des deux séries est émargée, l’autre est intacte et la qualité du tirage est nettement supérieure. Des annotations portées au dos des gravures anciennes prouvent ses compétences, lorsqu’il donne ou rejette une attribution, indique la localisation d’une peinture ou encore sa provenance.
8La façon dont se présentent les gravures ne peut certes pas être considérée comme un véritable classement, puisqu’on rencontre parfois un nombre important de pièces d’après un même peintre (plus de cent pour Raphaël, Poussin), puis une vingtaine de gravures d’artistes et même d’écoles différentes. Souvent, des cartons entiers ont dû être constitués pêle-mêle, au hasard des achats, puisqu’on rencontre des successions d’artistes, d’écoles et de périodes différentes. Parfois, une suite est interrompue par l’apparition d’un « intrus ». Lorsque l’on rencontre, dans une série d’après Rubens, une estampe d’après Véronèse sur le même sujet, on peut penser que le collectionneur a voulu comparer l’interprétation des deux peintres. Dans d’autres cas, la « logique » du désordre n’apparaît pas du tout, lorsque les sujets et les auteurs n’ont rien de commun.
9La collection d’estampes en albums est encore plus importante en nombre et plus difficile à évaluer, par nature. Elle est cependant plus facilement accessible, bien que son classement soit tout aussi archaïque. Certains peintres ou graveurs apparaissent dans le fichier central de la bibliothèque, comme par exemple Philipp Hackert, avec plusieurs albums de Vues d’Italie, de France et de Suède6. D’autrefois, à moins de connaître le fonds par une pratique assidue, il est impossible de retrouver une pièce précise. Par exemple, une vingtaine de gravures d’après Vouet se trouve dans un « album monté » qui renferme la majeure partie de l’œuvre de Stradanus, mais aussi quelques Bellange, des Carrache, des séries de Chaperon, des œuvres de La Hyre7. Ce volume porte l’ex-libris de Fabre, et une inscription de sa main : « F.X. Fabre/1812 », mais la reliure est d’une époque antérieure. Il a dû l’acheter tel quel. On imagine mal l’artiste émarger des estampes, souvent de belle qualité, pour les coller dans un album.
10Le seul outil pour explorer ce fonds est le catalogue qui a été établi à la fin du XIXe siècle par Louis Gaudin, second conservateur de la bibliothèque8. Le catalogue « Sciences et arts » se présente en trois volumes, le troisième étant l’index, pas toujours fiable ni surtout exhaustif. Le classement thématique des ouvrages, y compris les « albums montés », oblige à rechercher par soi-même et à vérifier le contenu des albums. C’est la rubrique « Sujets divers » qui contient le plus de « recueils factices » ou « albums montés ». De même, dans la première section de la cinquième classe, inventoriant les sciences médicales, parmi les très nombreux ouvrages d’anatomie, chirurgie et autres spécialités, une section X (dix) signale des « recueils factices ».
11Il est impossible d’évaluer le nombre de gravures reliées, sauf peut-être pour la rubrique « Vues pittoresques, paysages » où le nombre de planches est souvent indiqué sur l’inventaire. Encore faut-il distinguer les gravures de paysages reliées des ouvrages illustrés sur ce thème, et les albums montés peuvent comporter quelque mauvaise réédition de Rembrandt ou autre. La rubrique « Paysage » comprend trente-neuf volumes, correspondant à plus de 1 350 estampes, où, pour les ouvrages venant de Fabre, on va retrouver les préférences qu’il a montrées dans sa collection en portefeuilles. De même, les ouvrages renfermant des portraits sont au nombre de trente et un ; quatorze n’ont pu appartenir à Fabre vu leur date de parution. Il est difficile d’évaluer le nombre des estampes à moins de les consulter tous. On retrouve ses goûts habituels, notamment avec un recueil de cent quatorze portraits d’après Van Dyck, que l’on retrouve aussi parmi les « Recueils d’estampes parmi les tableaux des maîtres », n° 8 167, section la plus riche puisqu’elle comprend plus de quatre-vintg-dix numéros, dont plus de la moitié provient de Fabre. La plupart ont été achetés en Italie, mais l’artiste en a acquis après son retour à Montpellier, soit qu’il les ait achetés, soit qu’on les lui ait offerts, la notoriété entraînant souvent ce genre de dons.
12D’autres donations ont enrichi la bibliothèque, notamment les donations Vallat, Cavalier (le Songe de Poliphile dans son édition de 1499) à la fin du XIXe siècle, mais il s’agit d’ouvrages illustrés. Une autre donation marquante a été le legs Sabatier d’Espeyran en 1965. Enfin, que ce soit pour les ouvrages illustrés ou les estampes reliées, il arrive souvent qu’il soit impossible d’en déterminer la provenance. Il s’agit la plupart du temps de pièces anciennes qui doivent, selon les conservateurs, être des saisies révolutionnaires. Si la bibliothèque de Fabre et ses estampes ont été dissociées du reste de sa collection, contrairement à ce que le donateur avait souhaité, on peut cependant espérer que le second de ses vœux soit aujourd’hui exaucé, qu’elles puissent servir à la formation de « jeunes talents », sinon peintres, du moins, futurs chercheurs.
Notes de bas de page
1 L. Pellicer, Le peintre François-Xavier Fabre (1766-1837), thèse d’État dactyl., Paris IV – Sorbonne, 1982, dir. J. Thuillier.
2 Dans le nouveau quartier dit « Antigone », (boulevard de l’aéroport International) donc sensiblement à l’écart de la vieille ville et du boulevard Bonne-Nouvelle, ancienne adresse de la bibliothèque, occupée désormais intégralement par les locaux du musée Fabre.
3 Je remercie M. Gilles Gudin de Vallerin, conservateur en chef, pour les renseignements qu’il nous a fournis sur l’historique des bâtiments et de la collection dans son ensemble.
4 L Pellicer, Op. cit. (note 1), p. 177 et sq.
5 L’ancien inventaire, dû à Charles Sontag, va jusqu’au n° 2 256. Il se présente sous la forme d’un registre manuscrit, conservé sous la cote MS 366.
6 J.-P. Hackert, Vues d’Italie, gravées par Georg Hackert, Fr. Morel, B. A. Dunker, inv. 8256, cote 1.559 ; Vues de Suède, de Normandie, de Sicile, gravées par B. A. Dunker, inv. 8287, cote 13.668. La catalogue Gaudin signale un autre album contenant 36 Vues d’Italie, gravées par Georg Hackert entre autres (inventaire 8257). Il était déjà perdu lors de la cotation de 1929.
7 Inv. 8407, cote 763.
8 L. Gaudin, Catalogue de la Bibliothèque municipale de Montpellier, Sciences et Arts, 3 tomes, 1888, 1891, 1892 (index).
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