Les Suites Prisunic, une tentative de diffusion grand public de l’estampe d’artiste
p. 143-154
Texte intégral
Il n’y a pas d’art pour le grand public. On aime une œuvre ou on ne l’aime pas. Elle touche ou elle ne touche pas. C’est tout. Le seul problème, c’est de mettre l’art là où les gens vont le plus, pour qu’ils le voient. Et le reste se fait seul1
1Tel est le postulat qui motive la vente d’estampes d’artistes dans les Prisunic dès 1967, opération menée sur l’initiative conjointe du bureau de style de la chaîne de magasins, agissant comme éditeur, et de Jacques Putman, conseiller artistique de la collection et véritable organisateur. De cinq à neuf artistes contemporains sont ainsi sollicités chaque année pour la constitution d’une « Suite » de douze, puis, à partir de 1971, de dix-huit estampes, proposées à la clientèle. Cette opération s’inscrit dans la politique de style menée par Prisunic pour la promotion d’un nouveau mode de vie, au moyen du renouvellement des objets du quotidien sur le credo du « beau » et du « pratique » accessibles à tous2. Par ailleurs, l’inégalité sociale devant l’art qui fait l’objet d’études sociologiques à la fin des années 1960 est devenue immorale. C’est donc par une justification essentiellement humaniste, que l’art se doit d’être mis à la portée du peuple. L’existence supposée de besoins artistiques, même inconscients, conduit à la reconnaissance d’un droit universel d’accès à la chose culturelle qui est envisagé ici par le biais de la possession matérielle de l’œuvre, considérée comme condition de son appréciation. Les estampes des « Suites Prisunic » tirées à 300 exemplaires s’inscrivent dans le cadre plus général du développement des multiples dans cette période, qui, par le biais d’une réduction des coûts de revient, entendent réaliser une égalité de moyens devant l’acquisition d’œuvres d’art contemporaines.
« Il n’y a pas d’art pour le grand public »
2Rejeter le principe qu’une œuvre puisse être conçue en vue de s’adresser à un grand public signifie la reconnaissance d’un sens inné de l’individu pour apprécier l’art « véritable ». Quoique cet état d’innocence culturelle soit infirmé par les données sociologiques3, les œuvres proposées à Prisunic apparaissent comme étant sans compromis avec un quelconque goût populaire supposé quant à leur sujet ou leur graphisme, qu’elles soient signées Bram Van Velde, Wifredo Lam, Tal Coat ou Pierre Alechinsky. Les artistes sollicités attestent d’ailleurs d’une entière liberté de création qui résulte de cette exigence esthétique primordiale affirmée par les promoteurs de l’opération. Pourtant, le souci de cohérence des estampes qui assure l’unité de la collection et par conséquent, sa clarté, est assez flagrant : ainsi, la plupart des artistes a proposé chaque année deux estampes de format raisin appariées entre elles, par des compositions similaires en vis-à-vis (comme les lithographies en couleurs avec remarques marginales en noir À Bâbord et À Tribord conçues par Alechinsky pour la seconde Suite), par la polarité des thèmes traités (les allégories de la guerre et de la paix Les Jupitiens et Les Vénusiennes, qui constituent la participation de Matta en 1967), par la récurrence de motifs ou encore par des tonalités contrastées (les lithographies de Bram Van Velde Lumière pâle et Lumière noire de 1970 par exemple) ; l’appariement des œuvres étant le plus souvent souligné par la correspondance de leurs titres. Parfois, les deux estampes appartiennent même à une série développée au fil des années et des Suites ; Arman intitule ainsi L’intérieur des choses la série des six lithographies réalisées pour les cinquième et sixième Suites à partir d’objets ménagers d’équipement courant, brisés et démembrés, qui, une fois imprégnés d’encre, laissent leur trace sur la matrice.
3Il n’est certes pas surprenant, en soi, que des estampes conçues très vraisemblablement dans une grande proximité temporelle et dans des conditions similaires présentent des parentés stylistiques, ni même que celles-ci n’aient été volontairement travaillées pour faire le jeu des paires ; mais il est indéniable que l’environnement dans lequel les Suites ainsi constituées sont proposées à la vente surenchérit sur leur aspect sériel qui prend finalement sens par rapport aux gammes des objets manufacturés présentés en étalages dans le magasin. La critique que formule Jean Baudrillard à propos des multiples qui « ne s’opposent plus en tant qu’œuvre et substance de sens, en tant que signification ouverte, aux autres objets finis », mais « sont devenus eux-mêmes objets finis et rentrent dans la panoplie, la constellation d’accessoires par où se définit le standing socio-culturel du citoyen moyen »4 est redoublée par l’effet d’une collection qui se décline en ses variations d’une estampe appariée à l’autre, et souvent d’une Suite à l’autre. Ainsi, la contribution d’une partie des artistes pendant plusieurs années successives participe à la fidélisation de l’acheteur potentiel sur le modèle des produits déclinés sur les étalages voisins, identifiables comme étant d’une même gamme par le « marketing » de leur emballage. L’acheteur d’estampe se voit en outre proposer un encadrement en plexiglas spécialement étudié, avec carton à la mesure et les quatre pinces adéquates pour moins de 10 F, qui permet d’une part de satisfaire au précepte commercial de vente additionnelle et d’autre part, de fournir une œuvre d’art « prête à l’emploi ».
4En observant l’ensemble des Suites, une seconde constatation s’impose : toutes les estampes sont en couleurs, à l’exception des gravures et lithographies de Jean Tinguely qui appartiennent d’ailleurs aux Suites « tardives » dont nous verrons plus loin qu’elles échappent en partie aux principes fondateurs de l’opération. À nouveau, le fait que les artistes aient eu recours à la couleur n’est pas forcément surprenant, mais l’on peut tout de même relever que cela n’avait rien d’une évidence pour Tal Coat, Matta, Lam, Messagier voire Courtin, dont la production en noir et blanc est aussi très conséquente. Doit-on chercher une raison particulière à ce qui apparaît comme une règle ? Si le noir et blanc peut paraître austère, la couleur, elle, accroît très certainement le pouvoir d’attirance de l’image, même lorsqu’il s’agit d’impression en une couleur comme pour les gravures de Messagier (telle la Carte de visite de la Lune, pointe-sèche et aquatinte sur cuivre découpé de la seconde Suite), à l’époque où les reproductions d’art comme les affiches publicitaires sont de plus en plus largement imprimées en quadrichromie ; en outre, la politique commerciale de Prisunic promeut des environnements très colorés, tant pour le conditionnement des produits que pour l’affichage, les gammes vestimentaires ou le mobilier. Les estampes des Suites qui sont d’ailleurs fréquemment intégrées aux intérieurs mis en scène et photographiés pour les catalogues de la collection de meubles s’inscrivent donc pleinement dans la conception d’un nouveau mode de vie gai et pratique.
5Si la couleur est susceptible d’interpeller et de retenir le regard de la clientèle populaire de Prisunic, la perception que l’on a de l’œuvre d’art et sa portée symbolique dépendent-elles de l’endroit où elle est vue et vendue ? Autrement dit, par sa position concurrentielle dans un environnement de vente et de présentation, quoique supérieure dans la hiérarchie des biens, l’estampe devient-elle objet de consommation ? Le questionnement est patent dans le choix du dispositif de vente, qui généralement a eu le double souci de banaliser l’acte d’achat tout en réaffirmant la valeur culturelle des estampes : le préemballage dans des rouleaux cartonnés par souci de protection participe aussi à la commodité du geste d’achat et à sa désacralisation, de la marchandise prélevée dans le rayon « décoration et cadeaux » jusqu’au passage en caisse. Mais la scénographie mise au point dans le sous-sol du Prisunic des Champs-Elysées, en évoquant l’atmosphère feutrée d’une galerie d’art, fournit à une clientèle d’amateurs d’art tous les repères socio-culturels nécessaires ; ce magasin affiche au demeurant des résultats de vente parmi les plus conséquents. Les ventes ont aussi parfois été associées localement à des manifestations culturelles, soit par le biais d’institutions publiques relayant l’opération, comme la Maison de la Culture de Sochaux qui présente les Suites en 1968, soit que le magasin Prisunic ait organisé une exposition d’art ; la stratégie doublement commerciale et culturelle est particulièrement bien mise en œuvre à Fontenay-le-Comte où le musée municipal accueillait en 1968 une première Biennale d’art moderne, tandis qu’une exposition regroupant des peintures d’artistes locaux et les estampes des Suites était organisée au Prisunic. Cette organisation fut au demeurant reconduite de manière assez comparable l’année suivante avec le soutien affiché des représentants publics et un retentissement médiatique notable5.
6Cette coopération suit très exactement les recommandations de la direction de Prisunic qui incite à réaliser une action particulière autour de la vente pour « permettre à chaque magasin d’enrichir son image », et, par la participation à des manifestations culturelles locales, « [répondre] parfaitement à la mission de magasin populaire : s’intégrer à la vie culturelle et sociale »6. La caution culturelle apportée à l’opération de vente tient également à la mobilisation des institutions culturelles étatiques : les Suites Prisunic ont ainsi bénéficié du soutien appuyé du Comité National de la Gravure, par le biais des Nouvelles de l’Estampe qui ont fait mention chaque année de l’opération, ainsi que de François Mathey, alors conservateur du musée des arts décoratifs7, qui rédige la préface de la brochure de la première Suite en 1967. Les organisateurs des Suites Prisunic poursuivent ainsi une relative désacralisation de l’œuvre d’art et de son achat, qui viserait à attirer une clientèle peu familière des usages culturels, tout en jalonnant l’opération de repères culturels parfaitement identifiables comme tels, qui restent des éléments sociologiquement discriminants.
7Ajoutons que l’importante médiatisation publique de l’évènement, principalement centrée sur la première Suite, quand elle ne relève pas de revues d’art comme L’OEil, Connaissance des arts, ou les Nouvelles de l’estampe, est le fait d’une presse généraliste (Le Figaro, Le Monde, L’Express, le Daily Telegraph, la Tribune de Genève…) qui touche un public certes plus diversifié mais sans doute sociologiquement et économiquement relativement élevé : d’ailleurs, ni L’Humanité, ni même les Lettres Françaises, n’en font mention. Dès lors, le public ciblé par l’opération est-il réellement la clientèle habituelle de Prisunic, dont il suffirait de favoriser la rencontre avec des œuvres contemporaines pour développer l’intérêt pour l’art ?
Des œuvres financièrement accessibles ?
8L’un des facteurs déterminant dans l’acquisition d’une œuvre d’art est naturellement son coût d’achat, or celui-ci est très étudié : le prix de chaque estampe est fixé à 100 F pour les trois premières Suites puis est augmenté à 150 F puis 200 F les années suivantes. Il est certes modéré, du moins dans un premier temps, dans la mesure où d’autres estampes de la plupart de ces artistes s’acquièrent ou s’échangent à un prix plutôt plus élevé sur le marché de l’art ; mais il reste conséquent par rapport au niveau de vie de la clientèle qui fréquente Prisunic : en effet, il représente alors à peine moins d’un tiers du SMIG ou, selon une information donnée dans la presse, le prix de six bouteilles de pastis et moins que celui d’un téléviseur8, comparatisme qui induit incidemment l’idée que l’estampe est un produit de consommation substituable. Le Président-Directeur Général de Prisunic reconnaît qu’« en faisant ce premier pas, Prisunic sait n’atteindre que partiellement son objectif social et que les œuvres qu’il va vendre seront réservées en fait à une clientèle limitée, mais le besoin esthétique est chez certains si intense, qu’il justifie un sacrifice pécuniaire »9 ; l’exagération du besoin justifie ainsi le prix.
9Il est toutefois notable que toutes les estampes sont vendues au même montant, c’est-à-dire indépendamment de la cote de l’artiste (ou de l’intérêt supposé de l’œuvre), qu’il s’agisse de Jorn, Matta, Reinhoud ou Tabuchi, les uns et les autres bénéficiant d’une reconnaissance marchande et institutionnelle diverse. En outre, leurs dimensions (format standard raisin)10 comme le soin apporté à la qualité de l’impression (le plus souvent réalisée dans l’atelier lithographique Clot, Bramsen et Georges à Paris) sont équivalents. C’est-à-dire que le choix d’acquisition d’une estampe ou d’une autre dépend potentiellement du seul jugement de goût personnel, sans être soumis à la hiérarchie des notoriétés forgées dans le milieu culturel susceptible de fausser le regard porté sur l’œuvre. L’unification des prix de vente traduit aussi le fait que les tirages soient intégralement et forfaitairement achetés aux artistes : ceci permet à Jacques Putman non seulement de soutenir des artistes qu’il choisit et dont il est proche, comme Bram van Velde, Messagier ou Alechinsky, mais également de donner une large audience publique à des artistes se situant en retrait de la scène artistique, comme Tal Coat ou Bram van Velde qui sont à ce moment-là assez peu représentés dans les galeries parisiennes11.
10En outre, il y a trouvé le moyen d’encourager certains à s’initier aux techniques de l’estampe, ou à les développer : Pierre Courtin a l’opportunité de transformer sa pratique confidentielle et son esthétique de graveur-buriniste dans la réalisation de lithographies en couleur ; de son côté, Tinguely fournit pour Prisunic les rares gravures à l’eau-forte et pointe-sèche qu’il ait réalisées ; l’opération coïncide aussi avec le moment où Bram van Velde s’approprie toutes les ressources du procédé lithographique et cesse d’en confier l’exécution à des techniciens. Et globalement, le choix de Jacques Putman indique une évidente volonté de promouvoir directement auprès d’un large public des artistes qui n’appartiennent pas nécessairement aux courants artistiques les plus représentés et médiatisés dans les structures institutionnelles. Et d’ailleurs, si certains musées étrangers comme le Museum of Modern Art de New York ou le Louisiana au Danemark ont acquis des estampes Prisunic, ce n’est pas le cas des grands musées français, les estampes conservées au Musée national d’art moderne étant entrées ultérieurement par don de Jacques Putman.
11L’évaluation du prix de vente, plutôt en deçà du prix du marché, a également permis une spéculation non seulement prévisible, mais tout à fait escomptée : du côté de Prisunic, on n’hésite pas à mettre en avant, dès la première mise en vente, « la valeur actuelle et future »12 des estampes, tandis que Jacques Putman argumente que le tirage à 300 exemplaires est non excessif et de qualité homogène13, et affirme sans ambages que dans le caractère d’original multiple « résident à la fois son prestige artistique et, pourquoi ne pas le dire, son intérêt sur le plan spéculatif »14. Il est clair désormais que l’opération de vente vise au moins autant à mettre la spéculation, plutôt que l’art lui-même, à la portée d’un plus grand nombre, et d’élargir par la même occasion la clientèle du marché de l’art, en attirant de nouveaux amateurs vers les circuits de vente traditionnels. En effet, certaines estampes ont rapidement rattrapé leur cours prévisible : trois ans après leur édition, les estampes Prisunic de Bram van Velde avaient déjà triplé de valeur en galeries ; mais l’éventuel intérêt spéculatif a pu se révéler décevant, et l’évidente perte de valeur marchande de certaines œuvres (notamment des lithographies d’Adzak, Habbah et de Tabuchi) a sans doute principalement concerné les acheteurs peu au fait des tendances du marché et des notoriétés respectives des artistes.
« Mettre l’art là où les gens vont le plus »
12Le besoin qui se fait sentir de proposer des œuvres à la vente dans des lieux alternatifs est une reconnaissance implicite de l’existence d’un « complexe de seuil » et d’achat pour le public peu averti des usages des galeries d’art. L’organisation d’une vente dans des magasins populaires de la grande distribution est un moyen de le dépasser tout en suggérant la façon dont les œuvres peuvent trouver une place dans la banalité du quotidien. En se déplaçant dans les lieux populaires, l’art vient à la rencontre de ce public supposé captif ; du moins est-ce l’ambition annoncée de l’opération Prisunic, et le fondement de l’enthousiasme médiatique qui l’entoure. Or les estampes n’ont été présentées à la vente qu’à l’initiative des directeurs commerciaux locaux, même si certains d’entre eux y ont été vivement encouragés. Et de fait, les estampes n’ont été visibles que dans une partie des magasins, essentiellement les plus importants, notamment dans les Prisunic des Champs-Elysées, du quartier des Ternes et de Caumartin, de La Jonchère, d’Italie II, de Lagny et de Parly II pour l’Île-de-France, Bordeaux, Nice, et peut-être Lille et Lyon, ainsi que Boulogne-sur-mer, Saumur, Fontenay-le-Comte, Annecy, Chambéry. Le nombre de magasins concernés s’est peut-être élevé à une soixantaine la meilleure année. Le premier constat est que la répartition géographique se superpose plutôt avec la carte d’un milieu aisé, urbain, susceptible de correspondre au public des galeries. Et sans surprise, les meilleures ventes ont été réalisées sur les Champs-Elysées, au magasin des Ternes, à celui de Caumartin, et pour la province à Bordeaux et à Nice15. Une exception tout au moins se distingue, concernant le Prisunic d’Audincourt situé à proximité immédiate de Sochaux et de Montbéliard : le succès rencontré par la mise en vente des Suites n’est certainement pas étranger à la forte implication locale de Jean Messagier dans la valorisation et l’exposition des Suites comme dans la reconnaissance de son propre travail, une salle lui étant d’ailleurs consacrée au tout proche musée municipal de Montbéliard16.
13La seconde limite à l’effet escompté de la proximité et de la mise en contact avec les œuvres tient au fait que la vente dans les rayons des magasins Prisunic n’a eu lieu vraisemblablement que jusqu’en 1969, et que les Suites « tardives » n’ont ensuite été disponibles que sur commande d’après catalogue, ou encore à la galerie L’Œil à Paris. À ce stade apparaît plus nettement le rôle du troisième partenaire de l’opération : la revue L’Œil a appuyé chaque année depuis 1967 le lancement de la nouvelle Suite en y consacrant un article et/ou en reproduisant le détail des estampes proposées, l’une d’entre elles faisant la couverture du numéro du mois d’octobre ou novembre les trois premières années ; tandis que le vernissage des Suites se déroulant dans la galerie réputée de Georges et Rosamond Bernier, bien introduits dans le milieu artistique parisien et aux États-Unis, propulse les Suites Prisunic au premier plan de l’actualité artistique et mondaine. La galerie L’Œil d’ailleurs, en exposant brièvement les estampes chaque année, réalise directement une partie des ventes dès 1967, et en assure la quasi-totalité à partir de 1970. Les résultats des ventes tels qu’ils sont partiellement connus17, reflètent parfaitement l’intérêt que le réseau traditionnel de diffusion des œuvres d’art, comme les amateurs eux-mêmes, a porté à l’opération. Seuls 15 % des organisateurs au sein de Prisunic estiment que l’opération a suscité de l’intérêt parmi la clientèle traditionnelle, la moitié étant persuadés du contraire. Parmi les magasins ayant participé à l’opération et répondu à l’enquête, un cinquième déclare tout simplement n’avoir rien vendu. L’un des questionnements majeurs des clients, tel qu’il est rapporté, est relatif à « l’intérêt d’un tel achat », et illustre le fait que les estampes proposées ne sont pas identifiées comme des œuvres d’art, et qu’en outre le prix paraît trop élevé pour une simple image. Les organisateurs qui ont constaté des réactions favorables les attribuent seulement aux amateurs et visiteurs habituels d’expositions : selon eux, les personnes qui ont acheté les estampes ne sont pas pour la plupart des clients habituels du magasin. Plusieurs témoignages font état de clients recherchant les plus petits numéros de tirage disponibles sur place : cette attitude fétichiste de collectionneur qui s’appuie essentiellement sur une notion de prestige et/ou de valorisation marchande supposée nous semble être un indicateur fiable du type d’acheteurs qui se sont rendus dans les Prisunic. L’ironie de la situation tient au fait que précisément, la Direction de Prisunic n’a pas introduit dans le circuit de vente les premiers numéros de tirage, et ce, sans le moindre doute, pour les mêmes raisons.
14Plus surprenantes encore sont les ventes par correspondance à destination de particuliers à l’étranger, qui contredisent l’idée d’un achat qui résulterait de la proximité avec l’œuvre (« mettre l’art là où les gens vont le plus, pour qu’ils le voient. Et le reste se fait seul ») : plus de 200 estampes sont achetées en 1967 depuis la Grande-Bretagne, tandis qu’un article publié dans la revue Schöner Wohnen en 1967 et l’exposition des trois premières Suites à la Kunsthalle de Worpswede au printemps de 1969 expliquent probablement le succès rencontré en Allemagne. En 1967, plus du quart des ventes est réalisé vers l’étranger, non seulement auprès de particuliers mais aussi auprès de galeries : il semble qu’au moins 300 estampes issues des deux premières Suites aient été acquises par la galerie Benador de Genève (dont on sait qu’elle représente certains des artistes, notamment Bram van Velde et Tal Coat), plus d’une centaine par la galerie Knoedler (New York), et quelques dizaines voire centaines par des galeries bruxelloises et munichoises. Certains grands magasins en ont revendu aux Pays-bas, en Suisse et au Japon. La mise en vente de 1968 atteint une proportion plus effarante encore : près de la moitié des estampes ont été acquises par des galeries étrangères et grands magasins18. Si l’on y ajoute les ventes réalisées directement par la galerie L’Œil, il devient flagrant que l’impact de la vente dans les magasins Prisunic sur la clientèle a nécessairement été assez faible. Au demeurant, cet intérêt porté par les galeries n’a rien de fortuit, puisqu’elles ont été explicitement démarchées au moyen d’une brochure récapitulant les Suites et précisant les modalités d’achat en nombre par correspondance. Dès lors, il convient de s’interroger si les estampes Prisunic sont même jamais sorties du circuit de distribution traditionnel.
15Cette hypothèse est corroborée par le choix des acheteurs qui reflète nettement la hiérarchie établie dans le milieu artistique : les estampes les plus demandées sont essentiellement celles de Bram van Velde, Alechinsky, Messagier, dont la notoriété à ce moment-là touche plus sûrement le milieu des spécialistes que le grand public. En revanche, la participation de Dewasne à la seconde Suite, qui coïncide chronologiquement avec sa réalisation monumentale publique pour le Stade de Glace de Grenoble aux Jeux Olympiques de 1968, ne semble pas avoir eu d’effet déterminant. Il convient également de remarquer que le choix correspond aux artistes dont les œuvres ont été privilégiées dans les articles et les reproductions de la presse, principalement de la presse spécialisée.
16Le bilan de l’opération dépend finalement des objectifs considérés : les nobles déclarations de démocratisation de l’art n’ont pas tenu devant les résultats constatés qui confirment que « comme la prédiction religieuse, la prédication culturelle n’a toutes chances de réussir que lorsqu’elle atteint des convertis19 ». La stratégie évènementielle de l’opération, misant sur l’effet d’annonce – lequel va s’atténuant – d’une nouvelle Suite qui coïncide en outre chaque année avec la période des achats de Noël20, est indéniablement un moyen inadapté pour prétendre bouleverser profondément le rapport à l’œuvre d’art. Les déclarations à visée sociale et culturelle, dont les médias et les institutions culturelles se sont fait complaisamment l’écho, ont aussi masqué les intentions effectivement poursuivies concernant, d’une part, la politique marketing de Prisunic pour monter en gamme sa clientèle en transformant son image de magasin populaire en celui de promoteur d’art et de style, et d’autre part, le souhait de promouvoir l’achat d’œuvres d’art auprès d’un autre public qui bénéficie du fort développement économique de la période d’après-guerre. Quoiqu’il en soit, il apparaît clairement que les Suites Prisunic, loin de subvertir les structures et le fonctionnement du marché de l’art, les ont utilisés et confortés.
Des garanties culturelles pour le marché de l’art
17L’opération menée par Prisunic ne peut en effet se dissocier du contexte particulier du marché de l’estampe florissant de la fin des années 1960, et de ses dérives extrêmement lucratives qui constituent des tromperies lésant des amateurs et/ou spéculateurs crédules, au point que des revues de protection du consommateur se saisissent du problème21. La normalisation du marché comme la certification des œuvres d’art apparaissent comme une nécessité pour la pérennité de leur développement. Par les garanties qu’elles proposent, les estampes des Suites Prisunic participent à cette volonté d’assainissement du marché. D’abord, en pleine controverse sur la notion d’estampe originale et sur l’homologation des techniques nouvelles fondées sur des procédés photomécaniques, Prisunic opte pour l’emploi de techniques « traditionnelles », gravure en taille-douce, linogravure ou lithographie, censées sécuriser le marché et garantir la sûreté du placement. La technique de la sérigraphie par exemple, déjà très largement adoptée par de nombreux artistes à cette époque, n’est pas représentée dans les Suites, alors qu’elle correspond notamment à la pratique et à l’esthétique de Dewasne et de Niki de Saint-Phalle. On peut certes relever que les deux estampes d’Alechinsky faisant partie de la cinquième Suite (1971) sont réalisées d’après un dessin original imprimé en offset, et que la contribution de Christo l’année suivante résulte de l’impression d’un photomontage, mais ces œuvres des Suites « tardives » ne sont déjà plus présentées qu’à la galerie L’Œil. C’est pourquoi, il est à peu près certain que Jacques Putman a promu le choix de techniques non controversées auprès des artistes, particulièrement pour les œuvres des premières Suites, potentiellement plus fragilisées dans leur crédibilité artistique par leur environnement de vente en magasin populaire de grande distribution.
18Le caractère « original » des estampes est d’ailleurs certifié par la caution très appuyée du milieu spécialisé qui est relayée par les préfaces des brochures de vente, les entretiens accordés aux revues d’art, les articles de la revue du Comité National de la Gravure, rédigés par des personnalités reconnues ou dont le statut institutionnel assure la probité. Les Nouvelles de l’Estampe manifestent ainsi un soutien sans réserve : « Ce que nous avons aimé et continuons d’apprécier dans cette Suite, c’est d’abord la qualité de ces estampes réalisées sans aucun doute sur pierre ou sur métal par les artistes eux-mêmes, ce qui n’est pas toujours le cas de bon nombre d’éditions soi-disant originales »22, et établissent une distinction claire entre les Suites Prisunic, présentées comme exemplaires, et d’autres pratiques d’édition de qualité et d’honorabilité moindres. L’exemplarité des Suites vaut aussi par l’assiduité du dépôt légal à la Bibliothèque nationale (quoique des estampes de la dernière Suite n’aient été déposées qu’en 1998), quand le Cabinet des Estampes tentait de relancer cette pratique tombée en désuétude ; scrupule et honnêteté que revendiquent dûment les organisateurs.
19Enfin, l’achat de l’amateur est garanti par le tirage, signé et numéroté, avalisé par les mêmes « autorités culturelles » que celles citées précédemment. Pour les lithographies, Jacques Putman insiste sur le fait que les pierres ont été effacées après tirage, procédé garantissant « l’honneur (...) de l’artiste qui ne dépasse pas le nombre de planches convenues »23. Cette déclaration de principe est contredite par les estampes de Christo, appartenant à la sixième Suite, dont on connaît un second tirage numéroté à 50 exemplaires. Reste la question des épreuves d’artistes : pour celles imprimées chez Peter Bramsen, il semblerait qu’elles représentent généralement un dixième du tirage, ce qui constitue une norme tacite mais devient assez considérable pour un tirage aussi important. Elles ne sont pas numérotées, ce que l’on faisait assez peu à ce moment-là, leur nombre n’est pas toujours connu, mais dans certains cas, on sait avec certitude que cette limite a été dépassée24. Quoique restant hors marché, du moins dans un premier temps, les épreuves d’artistes en grand nombre mettent surtout en évidence la surenchère verbale autour de l’opération Prisunic pour véhiculer une image de respectabilité et de probité conforme à ce que le marché de l’art attend pour assurer son dynamisme et sécuriser la spéculation.
20Les principes déontologiques dont se réclament les organisateurs, bien qu’ils puissent avoir été pris ponctuellement en défaut dans les Suites « tardives » ou selon le point de vue, avoir relâché leur rigueur normative, ont globalement rempli leur fonction pour faire des Suites Prisunic une opération exemplaire qui s’insère pleinement dans une logique de marché. L’art à la portée de tous est devenue une utopie suffisamment consensuelle pour que la prose humaniste et emphatique qu’elle génère justifie toute entreprise marchande convenablement élaborée et concertée.
Notes de bas de page
1 J. Putman, cité dans l’article « Des sculptures à Prisu », L’Express, 3-9 Novembre 1969, n° 956, p. 83.
2 La « politique de style » développée à Prisunic sous l’impulsion de Denise Fayolle depuis le milieu des années 1950 a participé de manière essentielle au renouvellement de l’aspect visuel des biens de consommation (conditionnements, mobilier, vêtements…) par une recherche esthétique alliée à une innovation des matériaux et des couleurs.
3 Cette interrogation est au cœur de l’étude publiée par P. Bourdieu et A. Darbel, L’amour de l’art, Paris, 1966.
4 J. Baudrillard, La Société de consommation, Paris, 1970, p. 160.
5 Le sous-préfet, le conseiller général et le président de la société vendéenne des arts se sont notamment rendus au vernissage de l’exposition organisée par Prisunic, évènement qui a été relaté par les quotidiens et la télévision régionale.
6 Anonyme, « Vernissage de la troisième Suite Prisunic », Prisuvente, décembre 1969, n° 24, p. 41.
7 Notons que François Mathey est alors un conservateur très en vue ; on lui confiera d’ailleurs l’organisation de la fameuse exposition 12 ans d’art contemporain qui a été présentée en 1972, et il sera un temps pressenti pour la direction du Musée national d’art moderne.
8 P. D., « Madame Supermarché aux prises avec l’art moderne », Tribune de Lausanne, 15 octobre 1967, p. 6.
9 J. Guéden, préface du catalogue de la première Suite, 1967.
10 À la seule exception des lithographies de Pierre Courtin des Suites tardives, qui ont des proportions légèrement différentes.
11 Dès 1965, la galerie Maeght cesse d’exposer le travail de Tal Coat : celui-ci ne trouve le soutien de la galerie Benador (Genève) qu’en 1970. Concernant Bram van Velde, sa production très réduite n’explique sans doute qu’en partie son effacement de la scène artistique parisienne durant la décennie précédant les Suites Prisunic : il n’est guère visible à Paris qu’au Salon de Mai, alors que quelques galeries et musées européens et américains présentent des rétrospectives de son œuvre.
12 J. Guéden, Op. cit. (note 9).
13 J. Putman, « La « Suite Prisunic »», L’Œil, Novembre 1967, n° 155, p. 35.
14 J. Putman, préface du catalogue de la seconde Suite, 1968.
15 Selon les résultats donnés dans « Le grand bilan des gravures Prisunic », Prisuvente, avril 1969, n° 18, p. 29-30.
16 Une lettre du 19 décembre 1968 de Messagier adressée à Françoise Adam-Woimant mentionne le rôle qu’il a tenu dans l’organisation de l’exposition des Suites à la maison de la Culture de Sochaux, archives du Cabinet des Estampes, BnF.
17 Selon le sondage interne auprès des directeurs de magasins et publié dans « Le grand bilan des gravures Prisunic », Op. cit. (note15).
18 Les données chiffrées sont extraites des allégations de Prisunic publiées dans Prisuvente, mais les faits sont attestés par plusieurs articles de la presse généraliste et spécialisée.
19 P. Bourdieu, A. Darbel, Op. cit. (note 3), p. 136.
20 L’estampe fait à cette époque-là l’objet d’une attention constante et soutenue de la part des rédacteurs des rubriques d’idées de cadeaux qui fleurissent annuellement dans la presse d’automne.
21 La revue Intérêts Privés édite annuellement à partir de 1963 un numéro spécial « Guide de l’amateur de peinture » qui consacre un article à l’acquisition d’estampes. Voir également l’article « Lithographies : beaucoup d’« originaux »» dans la revue 50 Millions de consommateurs, juin 1973, n° 3 0, p. 15-18.
22 F. Adam-Woimant dans Les Nouvelles de l’Estampe, 1968, n° 9, p. 348.
23 J. Putman, Op. cit. (note 13).
24 Tous les tirages d’Arman comportent 50 épreuves d’artistes, comme une partie de ceux de Niki de Saint-Phalle.
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L’estampe un art multiple à la portée de tous ?
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