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La place de l’estampe dans la diffusion de l’art allemand moderne en France durant l’Entre-deux-guerres

p. 121-133


Texte intégral

1En 1924 paraît Der singende Soldat, nouvelle d’Henri Barbusse1. L’édition allemande est accompagnée en frontispice d’une lithographie originale de Käthe Kollwitz intitulée Verbrüderung (Fraternisation), représentant deux hommes dans les bras l’un de l’autre. Symbole de la réconciliation franco-allemande, cette image illustre quatre ans plus tard la couverture d’un numéro de Monde, hebdomadaire fondé par Henri Barbusse2. L’histoire de cette gravure comme le sujet choisi par Kollwitz soulèvent la question de la diffusion de l’estampe allemande en France durant l’Entre-deux-guerres, question qui est loin d’être anecdotique pour retracer l’histoire des relations artistiques franco-allemandes. Il est ici nécessaire de revenir sur l’a priori français qui voudrait que les Allemands soient surtout remarquables dans le domaine de la gravure et sur ses conséquences. La gravure est-elle par conséquent plus largement diffusée que la peinture allemande en France et a-t-elle pu y favoriser l’introduction de l’art allemand au sens large ? Pour répondre à cette question et comprendre le hiatus pouvant alors exister entre les principes et les actes, on s’attachera ici aussi bien aux faits – la diffusion effective de la gravure allemande en France – qu’aux discours sur lesquels ils reposent, traçant ainsi les limites d’un intérêt théorique face à la réalité d’une politique d’acquisitions.

Diffusion de la gravure allemande en France

Les expositions de gravure allemande

2Vecteur le plus évident de la diffusion de l’estampe allemande en France, les expositions sont pourtant limitées et parfois assez peu représentatives. La première manifestation à proposer quelques œuvres de graveurs allemands modernes est le Salon de l’Araignée. Ce salon annuel, créé par Gus Bofa en 1920, organise en 1926 une section de « dessinateurs expressionnistes » qui présente des œuvres de George Grosz, Conrad Felixmüller, Frans Masereel, Ehrlich et Zilzer. Grosz et Felixmüller, les deux seuls Allemands du groupe, présentent pour le premier quatre aquarelles, deux dessins et treize lithographies et pour le second trois bois et trois eaux-fortes. En plus de cette section « expressionniste » sont présentés à la « Librairie de l’Araignée » plusieurs livres importants illustrés par des artistes allemands, tous édités par Fritz Gurlitt à Berlin : le Don Juan de Mozart illustré par Max Slevogt, le Reinecke Fuchs de Goethe orné de seize lithographies de Lovis Corinth3, Yali und sein weisses Weib de Max Pechstein4 ainsi que d’autres volumes illustrés par Hans Meid, Willi Geiger ou Hans Sepp. Relativement limitée, l’exposition trouve peu d’écho.

3Plus significative est la manifestation organisée par la Société de la Gravure sur bois originale du 8 novembre au 23 décembre 1928. Celle-ci convie en effet à son exposition annuelle au Pavillon de Marsan les artistes de quinze pays différents, dont dix graveurs allemands. Le groupe de la Brücke est bien représenté en nombre et on aurait pu s’attendre à ce que cette exposition soit l’occasion de montrer au public français l’un des mediums les plus significatifs pour les expressionnistes allemands, qui ont véritablement renouvelé la xylographie. Or les œuvres choisies sont des œuvres récentes, toutes réalisées au début des années 1920, et qui ne donnent pas du tout idée de ce qu’a pu être la gravure sur bois expressionniste. Les bois de Erich Heckel, notamment, apparaissent bien poussifs et plats face à la force des somptueux portraits d’avant-guerre5.

4Plusieurs autres artistes, dont la contribution à la gravure sur bois, bien qu’empruntant des directions très différentes, est significative, sont également exposés. Ernst Barlach présente trois beaux bois de 1919 et 1920 ainsi que sa série d’illustrations pour la Nuit des Walpurgis de Goethe. Heinrich Campendonk et Gerhard Marcks, ancien professeur au Bauhaus, exposent chacun six œuvres. La manifestation est aussi l’occasion pour Conrad Felixmüller d’exposer de nouveaux bois, essentiellement des portraits de personnalités célèbres, probablement connues des Français : les portraits de Carl Sternheim et Lovis Corinth de 1925 et le portrait de Max Liebermann de 1926. Deux autres œuvres, un autoportrait et un portrait des fils de l’artiste, complètent cet ensemble plutôt bien représentatif de sa production. Outre Max Unold et Christopher Voll, artistes secondaires, Max Beckmann est le dernier représentant de la gravure allemande au Pavillon de Marsan. Sa présence est ici relativement étonnante dans la mesure où il n’a que très peu utilisé le bois dans son œuvre gravé, lui préférant l’eau-forte. Les six bois exposés, tous réalisés entre 1920 et 1923, sont donc assez peu significatifs de l’art de Beckmann, mais ils représentent par contre la quasi-totalité de sa production xylographique à cette date. Portraits et portraits de groupe d’une bonne tenue permettent à l’artiste d’apparaître sous son meilleur jour auprès des autres graveurs plus familiers du médium.

5C’est donc finalement un ensemble plutôt intéressant qui est présenté au public français, et ce malgré le choix des œuvres expressionnistes. L’exposition passe pourtant quasiment inaperçue. Maximilien Vox ne consacre que quelques lignes assassines à la participation allemande dans Arts et métiers graphiques6. Gaston Varenne publie un compte rendu un peu plus circonstancié dans L’Amour de l’Art, profitant de la parution la même année à Paris d’un volume de Roger Avermaete sur la gravure sur bois7. L’ouvrage du critique belge donne en effet une place non négligeable à la xylographie en Allemagne, insistant sur la nouveauté apportée par ses graveurs sur bois. Sans doute influencé par ce livre, Gaston Varenne accorde une attention toute particulière à l’exposition du Pavillon de Marsan. Son approche de la gravure allemande est cependant à double tranchant. S’il souligne l’« audace chez les artistes allemands, un singulier débordement de vie, des outrances constantes, une montée de sève, des exubérances », il relève en revanche « un mépris trop grand du métier » et s’étonne de ce que « leur pays, riche d’un si admirable passé, où la gravure sur bois a compté tant de chefs-d’œuvre, est celui qui paraît se soucier le moins aujourd’hui de continuer de si magnifiques traditions »8.

6Varenne est le seul critique à publier un compte rendu de cette exposition et il faut attendre la manifestation des peintres-graveurs allemands de la Bibliothèque nationale pour que la critique s’intéresse véritablement à la gravure allemande. Du 10 juin au 8 juillet 1929, s’y déroule en effet une exposition organisée par le directeur de la Staatsbiliothek de Berlin, Curt Glaser, et soutenue par les autorités allemandes9. La plupart des mouvements artistiques allemands importants depuis la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1920 sont représentés. Curt Glaser a choisi d’intégrer à cette présentation d’artistes vivants quelques morts illustres. Il expose ainsi Hans Thoma, mort en 1924, avec six eaux-fortes des années 1897 à 1917. Suivent les impressionnistes avec Liebermann, Corinth (mort en 1925) et Slevogt, très bien représentés, plusieurs œuvres des Dômiers Grossmann et Purrmann, puis un nombre assez important d’expressionnistes du groupe Die Brücke, six Heckel, huit Kirchner, six Nolde, six Pechstein et cinq Schmidt-Rottluff, nettement plus représentatifs que ceux exposés au Pavillon de Marsan. Pour l’après-guerre sont exposées aussi bien des individualités artistiques comme Max Beckmann avec six estampes et un livre illustré que les tenants de la Nouvelle Objectivité. Le Bauhaus quant à lui n’est représenté que par trois bois de Lyonel Feininger et six estampes de Paul Klee.

7Le panorama est donc vaste, mais il n’est pas complet. On remarque par exemple que le mouvement du Blaue Reiter est quasiment absent : aucun Marc, un seul Campendonk, pas de Kandinsky. De plus, des deux branches de la Nouvelle Objectivité, « réalisme magique » d’une part, qui propose un retour au réel assez classique et vérisme d’autre part, qui prend aussi la forme d’une critique sociale, le premier est mieux représenté. Otto Dix ou George Grosz n’exposent ainsi que quatre gravures chacun et les satires sociales trop marquées semblent de plus être évitées. Dix par exemple ne présente ni « gueules cassées » de la première guerre, ni mendiants, ni prostituées mais un portrait de femme ou des artistes de cirque.

Les reproductions de gravure allemande

8La reproduction dans les journaux et les revues, qui pourrait constituer un second vecteur de diffusion des estampes allemandes en France, apparaît elle aussi assez limitée. De manière générale, peu d’articles sont écrits sur l’art allemand et ce sont le plus souvent de courts articles peu ou pas illustrés. Il existe cependant, pour des artistes comme Grosz ou Kollwitz, des réseaux de diffusion originaux reposant sur des revues politiques et tout particulièrement sur la revue de Barbusse Monde. La politique d’illustrations de Monde témoigne d’un intérêt tout particulier pour l’œuvre de George Grosz. Entre 1928 et 1935, période durant laquelle paraît la revue, ce ne sont pas moins de cinquante-trois œuvres dont trois en couverture qui sont proposées, le plus souvent des reproductions de dessins ou des lithographies en offset, telles que Grosz les pratiquait dans ses portfolio. Kollwitz illustre quant à elle seize numéros de Monde, dont neuf couvertures. La plupart des illustrations sont des reproductions d’œuvres déjà parues. On trouve ainsi de nombreuses planches de portfolios de Grosz comme Hintergrund10, Die Räuber11 ou Ecce Homo12. Le Belge Pierre Flouquet, critique d’art de Monde et artiste lui même, réalise même des découpages et des montages à partir d’images de différents portfolios de Grosz. Le plus significatif est sans doute celui qui illustre l’essai de Grosz et Herzfelde L’art en danger13. Nous n’avons pu identifier l’origine de tous les dessins, mais on y trouve au moins une planche extraite de Gott mit uns, une planche de Ecce Homo, deux de Die Räuber et deux de Hintergrund. Les lithographies en offset de Grosz sont donc à ce point connues des lecteurs de Monde que la rédaction peut se permettre d’en faire des montages.

9La question de l’origine des illustrations et de leur caractère inédit est difficile à trancher. On peut en revanche souligner la façon dont celles-ci sont utilisées pour servir le propos des revues. Certaines œuvres de Grosz ou Kollwitz ne sont que de simples illustrations pour des articles qui n’ont pas nécessairement de liens avec l’Allemagne ou la politique. Mais le plus souvent, le choix de ces œuvres est un choix engagé. Ainsi, dans l’article de Marcelle Capy consacré à Käthe Kollwitz on ne trouve aucun exemple des maternités ou des autoportraits gravés de l’artiste, pourtant très nombreux. Il est illustré par une planche de Bauernkrieg, la révolte de paysans, représentant une émeute14, et par le bois réalisé par l’artiste en 1919 à la mémoire de Karl Liebknecht assassiné ; choix bien évidemment éminemment politique qui insiste sur les prises de position de l’artiste. La reproduction d’œuvres d’artistes engagés tels que Grosz ou Kollwitz est donc loin d’être gratuite dans les périodiques de gauche. Néanmoins, on ne trouve dans aucune autre publication française à cette époque-là autant de reproductions d’œuvres allemandes : ce fait à lui seul mérite d’être souligné. De plus, l’hebdomadaire publie à partir de juin 1929 une partie des œuvres reproduites dans le catalogue de l’exposition des peintres-graveurs allemands à la Bibliothèque nationale. Celles-ci ne sont pas utilisées dans un article sur l’artiste mais bien comme illustrations. Une eau-forte de Paul Kleinschmidt, légendée « dessin », accompagne ainsi un extrait des Derniers Clowns de Tristan Rémy en mars 193015. Suivent une lithographie de Max Unold pour illustrer un article sur les journaux d’enfants16 et une lithographie de Heckel associée à un texte de Georges Friedman17. Une eau-forte de Max Beckmann, Le Pont, est même reproduite en couverture du numéro du 19 juillet 193018, fait assez rare dans les journaux et revues français pour qu’il soit significatif.

Un intérêt théorique pour la gravure allemande à double tranchant

L’intérêt des Français pour la gravure allemande

10Si les expositions et les reproductions restent limitées, les Français accordent pourtant une grande importance à la gravure allemande, qu’ils inscrivent dans une longue tradition remontant plus particulièrement à Dürer. Vanderpyl écrit ainsi dans le Petit Parisien à propos de l’exposition de 1929 à la Bibliothèque nationale :

Les Allemands comptent parmi les plus anciens graveurs d’Occident : leur imagerie religieuse sur bois du XVe siècle (et même d’avant) présente un important point de repère dans l’histoire de l’art et de la civilisation. Martin Schongauer est le contemporain du génial Italien Mantegna… et nous connaissons tous, au moins, l’adorable planche d’Albert Dürer, intitulée Mélancolie, exécutée vers 1500. (...) Aujourd’hui, de nouveau, la gravure, dans les pays germaniques, compte des artistes exceptionnellement doués.19

11Les réactions à l’exposition de 1929 sont de manière générale très positives et insistent sur la place singulière de la gravure en Allemagne. Dans ce cadre général d’une réception favorable à la gravure allemande, deux artistes bénéficient particulièrement des faveurs des Français. Le nom de Käthe Kollwitz, qui a, dès ses débuts, fondé sa carrière sur la gravure à l’exclusion de la peinture, apparaît logiquement sous la plume des critiques français. L’accueil réservé à son œuvre est cependant remarquable pour une artiste allemande, et ce dès le début du siècle. Ce sont alors le caractère social de ses estampes, leur force et leur engagement, mais également le talent exceptionnel de graveuse de Kollwitz qui sont mis en avant par la critique française. Sa présence au Salon de l’Union en 1910 est par exemple commentée en ces termes :

Certainement, et d’une façon mondiale, Mme Kate [sic] Kollwitz, graveur, dépasse tout ce que l’on a fait dans ce genre. Elle laisse Steinlen très loin, comme un élève. Cette œuvre, d’une misère surprenante, d’une expression torturante et d’une si réelle vérité plastique, était représentée, à l’Union, par un très bel ensemble.20

12George Grosz connaît quant à lui un succès plus important encore que celui de Kollwitz21. Le premier article à son sujet paraît en novembre 1920 sous la plume de Marcel Ray dans les Cahiers d’aujourd’hui22, alors que la France est encore très largement hostile à l’art allemand et se demande s’il faut autoriser les Allemands à participer à l’exposition internationale d’art décoratif à Paris. Il est également le premier artiste allemand, après Max Ernst en 1921, à exposer à Paris : en 1924 est organisée une présentation de dessins et de lithographies à la galerie Billiet qui le représentera en France tout au long de l’Entre-deux-guerres. Les différentes revues d’art relaient très régulièrement ces expositions. À propos d’une exposition d’expressionnistes allemands chez Billiet de 1926, Francis de Miomandre écrit ainsi : « Mais Georg [sic] Grosz les domine tous par son autorité simple, son grand style et pour tout dire son génie »23. Les Français apprécient particulièrement chez Grosz son sens de la satire, sa capacité à dévoiler le véritable visage de la bourgeoisie derrière son masque. Ils aiment la cruauté du dessinateur, et l’opposent sur ce point aux illustrateurs français qui gardent toujours le sourire : Grosz cherche non à faire rire mais à blesser. Aussi les critiques français sont-ils déçus par les dessins que Grosz réalise en France lors de son voyage de 1924 car ils ne présentent pas la même acuité critique. Ce qui n’empêche pas Tériade d’affirmer en 1931 : « George Grosz est l’artiste allemand le plus connu et le plus aimé à Paris »24.

Gravure versus peinture

13L’intérêt accordé par les Français à la gravure allemande ne permet cependant pas de favoriser la diffusion de l’art allemand au sens large et de la peinture en particulier. L’importance qui lui est reconnue est en effet à double tranchant : pour le Français, si l’artiste allemand est graveur, c’est qu’il n’est pas peintre. Durant l’Entre-deux-guerres règne encore une psychologie des races qui tente d’associer à chaque art des caractéristiques ethniques et nationales. Il existerait des spécificités à une « race française » et à une « race allemande », y compris dans le domaine artistique. Or pour les Français, l’Allemand est plus doué pour le trait et le dessin que pour la forme et la couleur, distinguant ainsi entre dessin et gravure d’une part et peinture d’autre part, plutôt qu’entre le simple (le dessin et la peinture) et le multiple (la gravure). À propos de l’exposition de 1929, le critique du Temps commence ainsi sa chronique en affirmant qu’« en Allemagne, à peu d’exceptions près, les graveurs ont été, de tout temps, très supérieurs aux peintres » avant d’ajouter « l’Allemand, s’il naît dessinateur, ne naît jamais coloriste »25.

14Si ce genre d’affirmation est également un moyen de préserver la supériorité de la peinture française dont les Français sont alors intimement convaincus, elle conduit en tout cas à ignorer ou à mésestimer l’œuvre peinte de certains artistes qui sont aussi graveurs. Le sort réservé à la peinture de George Grosz en est sans doute l’exemple le plus probant. Si les Français aiment Grosz, ils n’apprécient en lui que le dessinateur. Ils le jugent beaucoup moins intéressant comme peintre et attribuent cela à des qualités de « race ». Christian Zervos écrit par exemple en 1931 que ses peintures à l’huile sont « presque une déception pour ses véritables amis » et que Grosz fait « preuve de dons graphiques de beaucoup supérieurs à [ses] possibilités picturales »26. Il faut cependant préciser que les grandes huiles sur toile des années 1920 n’ont alors jamais été exposées en France. Sont surtout connues des Français les aquarelles ou les toiles des années 1930, moins abouties d’un point de vue pictural, utilisant moins de matière et se rapprochant de l’esquisse peinte plus que de l’huile achevée, ce qui peut en partie expliquer ce type de réaction.

15La rhétorique consistant à opposer gravure et peinture joue néanmoins un rôle important dans la réception de l’art allemand en France, d’autant plus que les Allemands eux-mêmes accordent à cette époque plus de considération à leur gravure qu’à leur peinture. De manière générale, beaucoup adhèrent à l’idée d’une supériorité de la peinture française, développant ainsi ce que le critique allemand Paul Westheim nomme un « complexe d’infériorité ». De nombreux critiques d’art et officiels allemands, à commencer par l’ambassadeur en France lui-même, reprennent les poncifs associés à la psychologie des races. Dans le discours qu’il tient pour l’inauguration de l’exposition à la Bibliothèque nationale en 1929, l’ambassadeur Leopold von Hoesch affirme ainsi : « Les peintres allemands ont eu de tout temps cette particularité – je dirais même ce défaut – d’être plutôt des dessinateurs que des peintres. Mais ce défaut a été en même temps un avantage. Depuis le temps de Dürer, la graphique a été un titre de gloire de l’art allemand »27.

16Du fait de ces réticences françaises et de ce peu d’investissement des autorités allemandes, aucune exposition d’ensemble de peinture allemande – équivalent pictural de l’exposition de gravure à la Bibliothèque nationale en 1929 – ne se tient en France durant l’Entre-deux-guerres. Seules trente-trois peintures et treize sculptures sont présentées à Paris en 1927, lors de la participation de la Sécession berlinoise au Salon d’Automne. En janvier 1931, une exposition est organisée à la galerie Bonjean par le peintre allemand résidant à Paris Paul Strecker. Initiative privée, elle propose les œuvres d’une trentaine d’artistes qui, pour être importants, ne peuvent cependant être tenus pour représentatifs de la peinture allemande d’alors.

Une politique d’acquisition bien timide

17Sans conséquence pour la diffusion de l’art allemand en France, l’intérêt français pour la gravure trouve aussi ses limites lorsqu’il lui faut prendre la forme matérielle d’acquisitions par les musées. Un certain nombre de gravures allemandes entrent certes dans les collections françaises durant l’Entre-deux-guerres28 mais il ne s’agit quasiment que de dons et non d’une politique volontariste de la part des conservateurs.

La Bibliothèque Doucet et la Bibliothèque nationale

18Il revient à Jacques Doucet d’avoir été le premier à chercher à constituer de manière plus systématique une collection de graveurs allemands contemporains29. Si la période concernée est antérieure aux années envisagées ici, il faut néanmoins dire quelques mots de cette initiative singulière. Noël Clément-Janin, chargé du cabinet d’estampes modernes, mène en effet une politique d’acquisition tournée vers les différents domaines européens, et notamment vers l’Allemagne. Le conservateur n’hésite pas à se metttre en relation avec artistes et galeristes allemands afin de créer une véritable collection de gravure allemande au sein de la bibliothèque. Des estampes sont ainsi achetées directement au graveur sur bois Carl Thiemann en 1912 et 1913, après examen des planches envoyées par l’artiste en consultation. Les relations avec des galeries dresdoises restent cependant le principal moyen d’acquisition d’estampes allemandes, d’abord par l’intermédiaire de Max Lehrs, Directeur du Cabinet Royal des Estampes de Dresde, puis directement auprès de la galerie Arnold et de la galerie Emil Richter à Dresde. Clément-Janin leur achète, entre 1911 et 1914, de nombreuses estampes de graveurs reconnus de la fin du siècle, et tout particulièrement de Liebermann, Orlik et Kollwitz, choix qui ancre les collections de la bibliothèque Doucet dans le XIXe siècle.

19Après Doucet, l’entrée de gravures allemandes dans les collections françaises ne se fait plus que par don. Après l’exposition de 1929 à la Bibliothèque nationale, Curt Glaser propose aux artistes de donner une partie des œuvres qu’ils ont exposées, insistant dans la lettre qu’il leur envoie alors sur l’importance, « dans l’intérêt de la diffusion de l’art allemand à l’étranger », de « poser la première pierre d’une collection à une place si remarquable »30. Plusieurs répondent à son appel et en décembre 1929 soixante-quatorze estampes entrent dans les collections, représentant vingt-neuf artistes sur les soixante-douze proposés à l’exposition. Parmi ceux-ci, vingt-deux sont eux-mêmes donateurs. Les artistes les moins connus donnent la quasi totalité de leurs œuvres présentes à l’exposition, mais certains grands noms n’hésitent pas à se défaire de plusieurs estampes, qu’elles aient été ou non exposées. Lyonel Feininger donne ainsi les trois bois présents à l’exposition, et Erich Heckel une pointe sèche et une lithographie assez récentes et un bois d’avant-guerre. Kirchner, quant à lui, cède une pointe sèche et deux eaux-fortes exposées dont l’une, les Veuves de guerre dans la rue31, est particulièrement significative de son travail de graveur après son départ pour Berlin, ainsi qu’un bois non exposé. L’échange de lettres entre Curt Glaser et Paul André Lemoisne, alors conservateur du cabinet des estampes, évoque une suite à ce don. Les années trente sont cependant peu propices à l’acquisition d’œuvres allemandes et la constitution de la collection connaît un véritable coup d’arrêt.

Le don de gravures au musée de Grenoble

20L’histoire de l’entrée de vingt estampes allemandes au musée de Grenoble commence à Paris au début du mois de février 1931, lorsqu’Andry-Farcy rend visite à Joachim Kühn, conseiller de Légation chargé des affaires culturelles à l’ambassade d’Allemagne. Il vient lui expliquer qu’il suit avec grand intérêt les développements de l’art allemand contemporain mais que le budget de son musée ne lui permet malheureusement pas de traduire cet intérêt par des acquisitions. Il demande donc au conseiller si l’État allemand pourrait faire don de quelques œuvres à son musée. À ce stade du récit, il n’est pas encore question de gravures, mais seulement de peintures, et les artistes cités par le conservateur grenoblois sont Kokoschka, Grosz, Klee et Ernst. Le 14 février 1931, Joachim Kühn rend compte de cette demande à son supérieur du ministère des Affaires Etrangères allemand. Si le don de peintures lui paraît difficilement réalisable, il suggère par contre d’offrir quelques gravures, « geste amical » qui pourrait, selon lui, « peut-être porter ses fruits dans la mesure où il fait de la propagande pour la gravure allemande »32. L’affaire traîne quelque peu, mais le 3 juin, le ministère des Affaires étrangères annonce à Kühn qu’une solution a été trouvée : le ministère est prêt à débloquer cent marks afin que la Deutsche Kunstgesellschaft achète un choix de pièces significatives qui seront présentées à Andry-Farcy comme un don de cette société. Fondée en 1929 et présidé par le Prince de Schönburg, la société artistique allemande est présentée par le ministère des Affaires érangères allemande comme une « Société d’intérêt public pour les relations artistiques de l’Allemagne avec l’étranger », chargée de s’occuper aussi bien de la musique ou du théâtre que des expositions artistiques. Sous couvert de cette société, l’ambassade allemande peut donc envoyer à Grenoble, le 8 septembre 1931, une caisse de vingt estampes allemandes originales accompagnées d’une lettre de Kühn.

21Le don est assez diversifié : les impressionnistes sont les plus représentés (quatre Corinth, deux Liebermann et trois Slevogt) mais la Deutsche Kunstgesellschaft joint également un autoportrait de Barlach et un de Kollwitz ainsi qu’une planche de la Guerre des paysans. Les expressionnistes sont également représentés par un très beau bois de Kirchner et trois Pechstein. S’y ajoutent deux œuvres de Dix, un bel autoportrait de 1922 et une scène de cirque de la même année, une de Jaeckel et une estampe du sculpteur animalier August Gaul. Les remerciements sont faits dans les règles et l’histoire aurait pu s’arrêter là. Mais c’était sans compter sur la visite au musée à l’été 1932 d’un jeune allemand, un certain Hanns-Erich Haack. Dans une lettre au consulat allemand de Lyon il raconte cette visite et le malaise d’Andry-Farcy lorsqu’il demanda à voir les estampes allemandes, qui n’étaient pas exposées. Le consul en rend compte au ministère des Affaires étrangères à Berlin33 qui demande à son tour des explications à l’ambassade allemande à Paris34. En réponse aux questions de Haack, Andry-Farcy aurait affirmé avoir pour projet d’organiser une salle réservée à l’art allemand mais attendrait d’en avoir les moyens. Dans une lettre du 14 octobre 1932 au ministère des Affaires étrangères35, Joachim Kühn tente de calmer les esprits. Il explique que le don a été fait selon les intérêts allemands, que le manque de moyens des musées de province français est un fait avéré et qu’il va lui-même diligenter une enquête afin d’en savoir plus. Il insiste enfin sur le fait que cette affaire ne semble pas exempte de considérations politiques puisque se déroule à Grenoble une campagne contre les radicalistes dont Andry-Farcy est l’un des piliers. Dans le même temps, il envoie une lettre au consul de Lyon pour le réprimander d’avoir si rapidement mené l’affaire au ministère des Affaires étrangères en l’inquiétant inutilement, puisqu’il n’est pas sûr du degré de confiance que l’on peut accorder à son informateur36.

22L’affaire prend alors de l’ampleur puisque la Deutsche Kunstgesellschaft s’inquiète elle aussi du sort des gravures et on croit même un moment à une dégradation ou à une vente frauduleuse des gravures. Kühn doit alors en réferer au ministère des Affaires étrangères français. C’est finalement le professeur Oswald Hesnard, recteur de l’université de Grenoble chargé d’enquêter sur place, qui va y mettre un terme. Dans une lettre du 8 mai 1933 à Fernand Pila, ministre des Affaires étrangères, il écrit : « la collection allemande est là, au complet. Ces Messieurs de la rue de Lille peuvent être entièrement tranquilles ». Il ajoute qu’Andry-Farcy n’a pas encore pu les présenter mais qu’« il a l’intention de faire, à la rentrée prochaine, une Exposition originale pour les œuvres allemandes »37 qui serait inaugurée en présence des autorités locales et régionales. À ce propos, le conservateur du musée souhaiterait d’ailleurs obtenir des renseignements biographiques pour rédiger des notices sur les différents artistes. Kühn, informé, prévient le ministère des Affaires étrangères qui envoie rapidement les informations. Il n’existe pourtant aucune trace dans les archives de l’organisation effective d’une telle exposition. En juin 1933, le gouvernement allemand n’est sans doute plus aussi enthousiaste à voir exposer en France les exemples d’« art dégénéré » qu’illustrent Dix ou Kirchner.

 

23L’intérêt théorique des Français pour l’estampe allemande n’est donc que peu relayé par les faits et l’art allemand reste peu diffusé en France durant l’Entre-deux-guerres. Quant à la valeur comparée de l’estampe et de la peinture allemande, force est de constater que les a priori français ont la vie dure. En 1946 paraît L’art allemand de Pierre du Colombier, ouvrage dans lequel on peut lire à propos à propos de Grosz qu’il a « beaucoup plus d’importance comme peintre que comme dessinateur » et de Nolde qu’il « pratique une peinture presque caricaturale à force de violence, dans une matière épaisse où il reste parfois englué » et « comme bien d’autres Allemands, est préférable dans le blanc et le noir »38

Notes de bas de page

1 H. Barbusse, Der singende Soldat. Mit einer Lith. von Käthe Kollwitz, Leipzig, 1924, 700 exemplaires en anglais, 700 exemplaires en allemand.

2 « Lithographie de Käthe Kollwitz », Monde, 27 octobre 1928, n° 21, couverture. Reproduction de Käthe Kollwitz, Verbrüderung, 1924.

3 Reinecke Fuchs von Goethe, livre illustré de seize lithographies en couleur et quatorze pages de texte lithographiées en couleur par Lovis Corinth, Fritz Gurlitt, Berlin, 1920. Schwarz L452 I à XXX.

4 Willy und sein weisses Weib von Willy Seidel, livre illustré de huit pointes sèches en noir par Max Pechstein, Fritz Gurlitt, Berlin, 1923. Krüger R136 à 143. Un exemplaire des huit pointes sèches est conservé au département des Estampes et de la photographie, BnF, Paris, cote Ca-1 (20e s.) (4)-Fol.

5 Sur la réception des artistes de Die Brücke en France, voir M. Gispert, « Zwischen Unkenntnis und Unverständnis : Verbreitung und Rezeption des Brücke-Expressionnismus zwischen den zwei Weltkriegen », Jahrbuch der Staatlichen Kunstsammlungen Dresden, Berichte, Beiträge 2005 (2007), Band 32, p. 141-148.

6 M. Vox, « La gravure sur bois au Pavillon de Marsan », Arts et métiers graphiques, 15 janvier 1929, n° 9, p. 560.

7 R. Avermaete, La gravure sur bois moderne en Occident, Paris, 1928.

8 G. Varenne, « Quelques graveurs sur bois étrangers », L’Amour de l’Art, 1929, n° 2, p. 60.

9 Sur cette exposition, voir M. Gispert, « Peintres graveurs allemands. Une exposition en 1929 », Revue de la BnF, 2006, n° 23, p. 67-74.

10 G. Grosz, Hintergrund. 17 Zeichnungen zur Aufführung des « Schwejk » in der Piscator-Bühne, Berlin, Malik Verlag, 1928. Dückers MVI.

11 G. Grosz, Gott mit uns, Berlin, Malik Verlag, 1920. Portfolio de neuf lithographies en offset, Dückers MIII.

12 G. Grosz, Ecce Homo, Berlin, Malik Verlag, 1922/1923. Dückers S1

13 « L’art en danger par G. Grosz et W. Herzfelde. Un nouvel essai d’orientation artistique (traduit de l’allemand par Mme E. Daressy et M. G. Rageot) », Monde, 11 janvier 1930, n° 84, p. 8-9.

14 Käthe Kollwitz, Losbruch, 1902-1903, eau-forte, pointe sèche et aquatinte, 72,8 x 94,8 cm (feuille), Pl.5/7 de Bauernkrieg, Strasbourg, Musée d’Art Moderne et Contemporain.

15 « Dessin de Kleinschmidt », illustration de T. Rémy, « Les derniers clowns », Monde, 8 mars 1930, n° 92, p. 6. Exposition des peintres-graveurs allemands contemporains, cat. exp. Paris, Bibliothèque nationale, 1929, pl. XII.

16 « Lithographie de Max Unold », illustration de C. Freinet, « La femme, l’enfant, l’école. Les journaux d’enfants », Monde, 22 mars 1930, n° 94, p. 12, pl. XXXII.

17 « Lithographie de Heckel », illustration de G. Friedman, « Troisième A.2.1915 », Monde, 10 mai 1930, n° 101, pl. VI. Erich Heckel, Schachspielende Knaben, 1922. Lithographie, 78 x 53 cm, BnF, Département des Estampes et de la photographie, Paris. Dube L271.

18 « Le Pont. Eau-forte de M. Beckmann », Monde, 19 juillet 1930, n° 111, couverture. Ibidem, pl. I. Max Beckmann, Grosse Brücke, 1922. Pointe sèche, 53 x 38 cm. Hofmaier 243.

19 Vanderpyl, Le Petit Parisien, 11 juin 1929, p. 2.

20 H. Dubreuil, « Le Salon de l’Union », Les Tendances nouvelles, novembre 1910, n° 49, p. 1164.

21 Sur la réception de George Grosz en France, voir M. Gispert, « Clarté, matelots et bouillabaisse : la diffusion de l’œuvre de George Grosz en France durant l’Entre-deux-guerres », Cahiers du MNAM, hiver 2007-2008, n° 102, p. 10-33.

22 M. Ray, « George Grosz », Les Cahiers d’aujourd’hui, novembre 1921, n° 1, p. 26-33.

23 F.M. [Francis de Miomandre], « Expressionnistes allemands », Le Bulletin de la vie artistique, 1er avril 1926, n° 7, p. 104.

24 E. Tériade, « On expose », L’Intransigeant, 2 mars 1931. Cité dans E. Teriade, Écrits sur l’art, Paris, 1996, p. 329.

25 T.S., « À la Bibliothèque Nationale. Les peintres graveurs allemands », Le Temps, 16 juin 1929.

26 « Les expositions à Paris et ailleurs », Cahiers d’Art, 1931, n° 2, p. 111.

27 Brouillon du discours prononcé en français par l’ambassadeur allemand von Hoesch à l’Ambassade d’Allemagne à Paris le 11 juin 1929. Berlin, Politisches Archiv des Auswärtigen Amts, Botschaft Paris, 926a, Band 3.

28 La plupart de ces gravures a été réunie dans l’exposition Utopie et révolte. Du Jugendstil au Bauhaus. Panorama de l’estampe allemande dans les collections publiques françaises, Strasbourg, Musée d’Art Moderne et Contemporain, 2006.

29 Sur la constitution des collections de gravures allemandes contemporaines en France durant l’Entre-deux-guerres, voir M. Gispert, « Histoires de collections publiques. La réception de la gravure allemande en France dans la première moitié du XXe siècle », dans Ibid., p. 11-17.

30 Lettre de Curt Glaser à Lyonel Feininger, 5 juillet 1929. The Houghton Library, bMS Ger 146.1 (2518). Lettre gracieusement transmise par Andreas Strobl, conservateur pour le XIXe siècle à la Staatliche Graphische Sammlung de Munich.

31 Ernst Ludwig Kirchner, Kriegswitwer auf der Strasse, 1915, eau-forte, 38,5 x 31 cm (feuille), BnF, département des Estampes et de la photographie.

32 Lettre de Joachim Kühn à Johannes Sievers, 14 février 1931. Berlin, Politisches Archiv des Auswärtigen Amts, Botschaft Paris, Kunst und Wissenschaft, 1028b, Band 12.

33 Lettre de Strohm, consul allemand de Lyon, au ministère des Affaires étrangères allemand, 10 août 1932. Berlin, Politisches Archiv des Auswärtigen Amts, Botschaft Paris, Kunst und Wissenschaft, 1029b-Band 16.

34 Lettre de Johannes Sievers à l’ambassade allemande à Paris, 18 août 1932. Berlin, Politisches Archiv des Auswärtigen Amts, Botschaft Paris, Kunst und Wissenschaft, 1029b-Band 16.

35 Lettre de Kühn au Ministère des Affaires étrangères allemand, 14 octobre 1932. Berlin, Politisches Archiv des Auswärtigen Amts, Botschaft Paris, Kunst und Wissenschaft, 1029b-Band 16.

36 Lettre de Kühn à Strohm, 17 octobre 1932. Berlin, Politisches Archiv des Auswärtigen Amts, Botschaft Paris, Kunst und Wissenschaft, 1029b-Band 16.

37 Lettre de Hesnard à Fernand Pila, 8 mai 1933, transmise par Fernand Pila à Joachim Kühn, 11 mai 1933. Berlin, Politisches Archiv des Auswärtigen Amts, Botschaft Paris, Kunst und Wissenschaft, 1030a. Band 17.

38 P. Du Colombier, L’art allemand, Paris, 1946, p. 132.

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