Fêtes galantes et musique. Les frontispices gravés de recueils de clavecin au XVIIIe siècle
p. 93-105
Texte intégral
1Entre œuvre de substitution et produit de consommation, il est un usage intermédiaire de l’estampe qui relève partiellement de l’une et de l’autre catégorie. Il s’agit de l’estampe comme lieu de dialogue entre deux formes d’expression artistique, qui ont connu leur apogée simultanément, au cours de la première moitié du XVIIIe siècle : la peinture de fête galante et la musique de clavecin. Inventée par Watteau à l’aube du siècle, la fête galante bénéficia aussitôt d’une extraordinaire popularité auprès d’un public sensible à la nouveauté du sujet et à la modernité du traitement. Le succès institutionnel, public et critique de la fête galante encouragea de nombreux artistes, à la suite de Watteau, à peindre de telles scènes, avant que l’évolution du goût ne condamne ce type de peinture au milieu du siècle. Quant au clavecin, son origine est plus ancienne et remonte à la Renaissance. Mais il a connu, au cours de la première partie du XVIIIe siècle, d’importantes transformations touchant à sa technique et à son interprétation, contribuant à faire de lui l’instrument le plus apte à exprimer la pensée et la sensibilité musicales des Lumières, comme l’avait été le luth au siècle précédent1. Un signe tangible de la place éminente du clavecin dans le goût des Lumières réside dans la littérature consacrée à l’instrument. Les publications d’ouvrages théoriques et de recueils de partitions destinés au clavecin se sont multipliées au XVIIIe siècle, particulièrement entre 1700 et 1720, avec les trois premiers livres de François Couperin et le premier de Rameau, auxquels s’ajoutent les recueils de Dieupart, Marchand, Dandrieu, Clérambault, Le Roux et Jacquet de La Guerre. Les deux premières décennies du siècle apparaissent extraordinairement fécondes. D’autres recueils de clavecin virent ensuite le jour jusqu’à la fin du siècle, mais selon un rythme plus lent, qui s’explique par la défaveur progressive du clavecin, concurrencé par le piano-forte, dont l’apparition date du milieu du siècle.
2Parmi la centaine de recueils de clavecin publiés au cours du XVIIIe siècle en France2, un petit nombre seulement est orné de frontispices (une quinzaine). Ce corpus n’a retenu l’attention ni des musicologues, ni des historiens de l’art, comme souvent pour des œuvres qui se situent à la frontière de deux disciplines. L’originalité de ces frontispices tient au fait que les scènes figurées s’apparentent au répertoire de la fête galante. Une telle singularité conduit à s’interroger sur les raisons de ce choix, le public concerné et le statut de ces gravures.
3François Dandrieu (vers 1682-1738), claveciniste et organiste de l’église Saint-Merry à Paris3, a publié en 1718, soit un an après la réception de Watteau à l’Académie royale, qui marqua la reconnaissance officielle du genre de la fête galante, ses Principes de l’accompagnement du clavecin. Le frontispice, dessiné et gravé par Guerard, propose une intéressante transition entre l’art du XVIIe siècle et celui de Watteau et sa génération (Fig. 1). La composition générale de l’image reste traditionnelle, avec le titre de l’ouvrage qui forme un cartel central, surmonté des armes du duc de Noailles, à qui sont dédiés ces Principes. Le frontispice est orné de grotesques influencés par Bérain, le maître du genre au siècle précédent. La figure féminine dansant sur un pied, les animaux se faufilant au travers des rinceaux (chiens et moutons), les termes musicaux (qui jouent, l’un de la flûte de paon, l’autre de la flûte droite) s’inspirent de Bérain (par exemple, l’Hiver, une des planches des grotesques illustrant les Quatre saisons conservées à la Bibliothèque nationale de France). En revanche, on ne retrouve ni la stylisation, ni le jeu géométrique des bandes, ni la subordination des figures à l’architecture de la composition. Le jeu de bandes, si déterminant chez Bérain, s’assouplit au profit d’une composition plus libre, où les figures s’affranchissent du cadre. Ainsi, la jeune femme danse sur une volute en dehors du cadre, les termes forment des motifs indépendants et des détails pittoresques apparaissent, tels les arbres, esquisse d’un paysage. Le graveur suit en cela Audran, Gillot et Watteau, chez qui de véritables saynètes prennent place au sein des rinceaux et des bandes (l’Enjôleur de Watteau au musée des Beaux-Arts de Valenciennes en offre un bon exemple). Les figures du bas, curieusement plus monumentales et à la gestuelle plus raide, sont réunies par la musique d’un clavicorde, instrument qui appartient à la famille des clavecins et qui était apprécié pour sa facilité relative d’utilisation.
Fig. 1 : Guerard, frontispice des Principes de l’accompagnement du clavecin de Dandrieu, 1718.

Paris, Bibliothèque nationale de France, Département de la Musique.
4Le Premier livre de pièces de clavecin de Dandrieu fut publié en 1724. Il est orné d’un frontispice gravé par Charles Simonneau d’après sa propre invention, composé d’un cartouche central qui dérive de modèles du siècle précédent et qui occupe la majeure partie de la page (Fig. 2). Celui-ci encadre le titre et la dédicace du recueil, surmonté d’un petit cartouche – dont le contour reprend en écho celui du précédent – avec les armes de France et la couronne royale (le recueil est en effet dédié au roi). De part et d’autre sont assises deux figures mythologiques accompagnées de leurs attributs traditionnels : Mars à gauche, avec son casque, son armure et les drapeaux des nations vaincues, Diane à droite, avec son croissant de lune, sa lance et son chien, ainsi que des filets et un cor de chasse. Les filets assurent une discrète transition avec le paysage de la moitié inférieure de la composition, où l’on aperçoit un chasseur d’oiseaux qui a tendu les siens entre les arbres. En bas, dans ce qui ressemble à une clairière, le paysage est animé de figures, occupées à dresser la table à gauche, tandis qu’un couple danse au son d’un hautbois à droite, selon un schéma de composition caractéristique de la peinture flamande du XVIIe siècle (les Kermesses et les Fêtes de village de Teniers : Fête de village, 1646, Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage, où les personnages présentent le même pas sautillant, comme s’ils flottaient en apesanteur) et repris par les suiveurs de Watteau, Quillard par exemple dans sa Fête campagnarde (vers 1725, Salzbourg, Residenzgalerie, ). Finalement, le graveur, apparemment contraint par la fonction du frontispice, a illustré scrupuleusement toutes les indications apportées par le titre : la dédicace au roi et les titres des principales pièces du recueil, à savoir les Caractères de la guerre, les Caractères de la chasse, la Fête de village. La gravure met en image et redit le titre. Illustration et texte sont ici redondants.
Fig. 2 : Ch. Simonneau, frontispice du Premier livre de pièces de clavecin de Dandrieu, 1724.

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5Quatre ans plus tard, en 1728, Dandrieu publia le Second livre de pièces de clavecin. Le recueil s’ouvre sur un frontispice gravé par Charles-Nicolas Cochin d’après Lancret, dont le tableau original – une grisaille – est aujourd’hui perdu (Fig. 3)4. La composition en est plus complexe. D’emblée, le graveur inverse le rapport de proportions entre le cartouche du titre et l’illustration. Le cartouche, réduit en dimensions, n’occupe qu’une place secondaire, au bas de l’image, laissant un large espace pour le déploiement d’une composition en abyme, où le regard est progressivement conduit vers l’arrière-plan. Au premier plan, sur ce qui ressemble à une avant-scène, un amour désigne du doigt les armes du prince de Conti, à qui est dédié le recueil. À gauche, une muse, assise sur le piédestal d’une colonne pose négligemment le pied sur un ouvrage placé à côté d’un violon, d’une trompette et d’une partition froissée. Elle tient d’une main une lyre et dégage de l’autre le rideau, laissant ainsi apercevoir à l’arrière-plan un spectacle : un acteur joue le rôle de Neptune et déclame son texte, derrière lui, des pèlerins ont organisé une fête galante. La scène se déroule sous le regard de Momus, le dieu de la folie (ou du théâtre comique), personnage cher à Watteau (il apparaît à l’identique, bien qu’inversé, dans l’Accord parfait, vers 1717-1718, Los Angeles, County Museum of Art, ). Tout ramène au monde du spectacle : le rideau ouvert, la scène, le paysage, sorte de toile de fond sans profondeur, les costumes des personnages et encore la figure vue en ombre chinoise au pied de la scène, probablement celle du conducteur, entouré de ses musiciens5.
6En 1734, Dandrieu publia son Troisième livre de pièces de clavecin, orné d’un frontispice gravé par Thomassin d’après Lancret, dont la composition (également perdue6), si elle s’inspire de la précédente, la simplifie considérablement tout en ajoutant un artifice (Fig. 4) : le cartouche du titre semble posé contre une balustrade, jouant sur un effet de trompe-l’œil efficace et donnant à la gravure une unité, d’autant que l’absence de dédicace du recueil allège la composition. Avec ce frontispice, l’univers théâtral se dilue dans une composition allégorique inspirée par les vers d’Ovide. Le paysage montagneux est animé de figures mythologiques à droite (un génie, trois muses – dont une seule est reconnaissable à son attribut, Erato, la poésie érotique, qui tend sa lyre – et Pégase, le cheval, symbole de l’inspiration poétique, dressé sur ses jambes arrière après avoir fait jaillir d’un coup de sabot la source Hippocrène – littéralement la « fontaine du cheval » – sur le mont Hélicon), tandis qu’à gauche, l’artiste a inséré une fête galante avec ses musiciens (flûte et musette), ses danseurs et ses femmes élégantes.
Fig. 3 : C.-N. Cochin, d’après N. Lancret, frontispice du Second livre de pièces de clavecin de Dandrieu, 1728.

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Fig. 4 : S. H. Thomassin, d’après N. Lancret, frontispice du Troisième livre de pièces de clavecin de Dandrieu, 1734.

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7L’évolution entre les trois frontispices est particulièrement sensible : d’une composition traditionnelle, où le titre et l’image sont distincts, on passe progressivement à une composition unifiée ; la fête de village rustique cède la place à la réjouissance raffinée de la fête galante. Le choix du graveur explique en partie cette évolution : Simonneau appartient à une génération ancienne, qui travaillait à la fin du XVIIe siècle, sous le règne de Louis XIV, alors que Cochin et Thomassin sont pleinement des graveurs du XVIIIe siècle, qui ont œuvré sous Louis XV, tout comme leur modèle commun, Lancret. Ces trois recueils ne doivent pas faire oublier que Dandrieu a laissé au total six recueils de pièces de clavecin7 : outre les trois présentés ici, qui datent de la maturité du compositeur, trois autres sont des œuvres de jeunesse, publiés entre 1704 et 1720. Curieusement, le quatrième recueil, celui publié en 1724, porte le titre de Premier livre et ainsi de suite pour les cinquième et sixième recueils. On ignore la raison de cette substitution de titres mais il est possible que Dandrieu ait voulu renier, en pleine maturité, ses œuvres de jeunesse.
8Jean-Joseph Mondonville (1711-1772) fait figure de novateur pour avoir eu l’idée, le premier, de seconder le chant du clavecin par un instrument à cordes. Il publia en 1738 des Pièces de clavecin en sonates avec accompagnement de violon et, dix ans plus tard, des Pièces de clavecin avec voix ou violon. Ce second recueil est agrémenté d’un splendide frontispice gravé par Aubert d’après Rigaud (Fig. 5). Un grand tapis, sur lequel sont inscrits le titre et la dédicace à l’évêque de Rennes, est suspendu au centre de la composition. Sorte de rideau de scène, il se soulève pour faire apparaître une femme jouant du clavecin à l’extérieur d’un village, au pied d’un palais, dont on devine les colonnes. Si les cassolettes fumantes relèvent du vocabulaire funéraire (ce qui est pour le moins curieux ici), le palmier à droite est l’un des motifs typiques de l’art rocaille. La femme est vêtue d’une robe contemporaine, similaire à celle dont Watteau revêtait ses modèles, en particulier la Rêveuse (vers 1718, Chicago, Art Institute). Au premier plan, une balustrade isole la scène principale et met en valeur des trophées musicaux : violon, luth, hautbois et cornet à bouquin à gauche, cornemuse et viole de gambe à droite. Hormis le hautbois et le violon, appelés à collaborer avec le clavecin par Mondonville précisément dans ce recueil, les autres instruments ont connu, au XVIIIe siècle, un déclin plus ou moins marqué : le cornet à bouquin et la viole de gambe, très en vogue au siècle précédent, avaient même disparu du répertoire musical. Leur présence au premier plan apparaît donc incongrue, d’autant plus que les partitions du recueil ne leur sont pas destinées. La mise en scène générale rappelle celle des Plaisirs du bal de Watteau (vers 1716-1717, Londres, Dulwich College), où l’on voit entre de gigantesques colonnes des personnages vêtus d’habits contemporains avec à l’arrière-plan un paysage irréel, sorte de toile de fond, dans ce mélange caractéristique du peintre de réalité et de théâtralité.
Fig. 5 : Aubert, d’après Rigaud, frontispice des Pièces de clavecin avec voix ou violon de Mondonville, 1748.

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9La musique de Mondonville fut jouée à l’hôtel Crozat, au cours de concerts privés organisés par le financier, qui rassemblaient des compositeurs, des musiciens et des mélomanes de toute l’Europe8. Pierre Crozat possédait deux clavecins, dont un de Jean Couchet, célèbre facteur anversois du XVIIe siècle. Comme beaucoup de clavecins anciens, il fut mis à ravalement, c’est-à-dire que son clavier fut élargi afin de répondre aux exigences du répertoire contemporain, plus ample. Ces modifications s’accompagnaient généralement d’une mise au goût du jour du piètement et de la caisse du clavecin. Gillot, Claude III Audran et Watteau, encouragés par les nombreux ravalements effectués à leur époque, ont fourni plusieurs projets de décor de couvercle, aujourd’hui connus par la gravure9. Le financier n’a toutefois pas profité de ces travaux pour moderniser son clavecin : celui-ci présente en effet un décor de faux marbre typique des instruments flamands du XVIIe siècle, même si le traditionnel piètement tourné a été remplacé par des pieds de bois sculpté et doré10. On le devine sur le tableau peint par Lancret, Concert chez Crozat (rue Richelieu) (Munich, Alte Pinakothek)11. Notons au passage que rares sont les tableaux à mettre en scène un clavecin, hormis celui-ci et son pendant, le Concert dans le château de Crozat à Montmorency (localisation actuelle inconnue), quelques portraits de Nattier et la célèbre toile d’Ollivier exposée au Salon de 1777 montrant le jeune Mozart âgé de dix ans jouant de l’épinette chez le prince de Conti (Versailles, musée national du château).
10Par souci d’exhaustivité, il faudrait encore dépouiller les recueils publiés à l’étranger. Nous n’avons effectué que quelques sondages. Un exemple montre que l’influence de Watteau se fit sentir au-delà des frontières de la France, à une date plus tardive. Les Six sonates de Doles (1773) s’ouvrent par une page de titre décorée d’un cartouche rocaille surmonté d’un berger jouant de la flûte, dont l’attitude souple rappelle celle du Berger content, gravure de Crépy d’après Watteau parue en 1729.
11Malgré l’accumulation de motifs disparates, dont certains sont inspirés de fêtes galantes contemporaines, d’autres empruntés à la peinture de Téniers ou encore au langage des grotesques, les frontispices de recueils de clavecin offrent une relative unité. Ces emprunts ne sont pas sans rappeler certaines pratiques musicales en usage à l’époque, consistant à réutiliser un thème de cantate dans un concerto, ou à transposer un morceau d’orchestre à l’orgue (Bach et les concertos de Vivaldi) ou au clavecin (Rameau et l’opéra-ballet des Indes galantes, transcrit pour le clavecin). Dandrieu lui-même a eu recours à des transcriptions : les Caractères de la guerre, qui concluent la première suite du Premier livre (1724), étaient à l’origine un divertissement pour orchestre, que Dandrieu avait composé en 1718 pour un opéra non identifié. Il en fit une transcription pour clavecin, qu’il inséra dans le recueil de 1724. Il retoucha cette pièce en 1733, et la publia de nouveau, cette fois à part12. Les transcriptions musicales n’étaient pas littérales, tout comme les emprunts utilisés pour les frontispices, et elles étaient soumises à une composition d’ensemble. Ces frontispices sont de grande qualité, alors que la majorité des recueils publiés au XVIIIe siècle en sont dépourvus ou ne comportent qu’une page de titre sévèrement encadrée d’instruments de musique – Premier livre de pièces de clavecin de Rameau (1706) – ou d’attributs militaires (de toute évidence, une planche ancienne remaniée) – Pièces de clavecin de Rameau (1741). Un frontispice témoigne d’une recherche plus poussée, le cartouche rocaille du Nouveau livre de Noëls de Corrette (1753), en phase avec le goût de l’époque.
12Il reste à s’interroger sur le choix de fêtes galantes pour illustrer les frontispices de recueils de clavecin. Il s’explique d’abord par l’importance de la musique au sein de ces réunions festives et galantes. Dès sa formulation par Watteau au cours des années 1710, la fête galante a été rythmée par le son des flûtes, des violons, des théorbes et des tambours de basque, même si le clavecin – instrument d’intérieur – n’apparaît pas. Une seconde raison est liée aux sujets des pièces de clavecin elles-mêmes. À la suite de Couperin et de Rameau, les compositeurs ont pris l’habitude d’attribuer des titres à chacun des morceaux formant les suites de pièces. Le Deuxième et le Troisième livre de pièces de clavecin de Dandrieu rassemblent des morceaux aux titres évocateurs : l’Amant plaintif, le Galant, l’Indifférente, les Serments amoureux, le Bal champêtre (qui désigne aussi un tableau de Watteau qui appartint au Régent, aujourd’hui conservé dans une collection particulière), la Complaisante, la Volage, la Flatteuse, qui décrivent, finalement, toutes les étapes de l’amour, ses succès et ses déceptions, comme le fait la fête galante. Le thème du pèlerinage à l’île de Cythère apparaît même dans plusieurs recueils, dont le Second livre de clavecin de Foucquet paru en 1751 : une Marche des pèlerins de Cythère (un rondeau que le compositeur recommande d’interpréter « majestueusement », néanmoins « sans lenteur ») ouvre le recueil, suivie, un peu plus loin, d’un Carillon de Cythère. On pourrait multiplier les exemples : les thèmes et les atmosphères suggérés par les titres entrent en résonance avec les fêtes galantes peintes à la même époque. Enfin, la sonorité si particulière du clavecin, à la fois claire, précise et scintillante, trouve un écho dans la fête galante, caractérisée par la légèreté des personnages et l’apesanteur. « Instrument de mélodie et d’harmonie, dont l’on fait parler les cordes en pressant les touches d’un clavier semblable à celui de l’orgue » d’après l’Encyclopédie13, le clavecin – contraint par sa mécanique (cordes pincées sans nuance) – a longtemps souffert d’un préjugé, celui de ne pouvoir produire que des sons « enflés » ou « diminués »14. Mais comme François Couperin s’est attaché à l’expliquer, une articulation appropriée permet de jouer cet instrument avec une grande expressivité15. Les progrès de l’interprétation accomplis au XVIIIe siècle ont ouvert la voie à un jeu sensible et nuancé, incarné notamment par Dandrieu, apte à exprimer toutes les couleurs du sentiment à l’instar de la fête galante. L’estampe a ainsi servi de point de convergence entre ces deux formes d’expression artistique que sont la peinture de fête galante et la musique de clavecin.
13Enfin, le statut de ces frontispices est ambigu, à mi-chemin entre la gravure d’interprétation et la gravure originale, entre l’illustration et le programme. Quant à sa réception, elle reste difficile à déterminer. Ces gravures s’adressaient à un public restreint, celui des musiciens, non pas professionnels – qui recouraient plus volontiers aux manuscrits – mais amateurs et appartenant vraisemblablement de la haute société. La pratique du clavecin par les femmes de l’aristocratie était fréquente et c’est probablement à ces interprètes qu’étaient destinés de tels frontispices. La bibliothèque municipale de Versailles conserve un seul exemplaire du Premier livre de pièces de clavecin de Dandrieu et celui-ci est relié aux armes de Marie-Françoise de Rochechouart, duchesse de Talleyrand-Périgord (1686-1757)16. Bien entendu, ce seul exemple ne suffit pas pour tirer une conclusion générale, mais il conforte notre hypothèse. L’insertion de telles gravures dépendait aussi du succès du compositeur. Quelques années après la mort de Dandrieu, Titon du Tillet écrivait : « Le mérite et la réputation de l’auteur doivent faire rechercher ces pièces avec empressement par les musiciens et amateurs de musique qui sont aujourd’hui en si grand nombre »17. Tous les recueils ne rencontrèrent cependant pas le même succès. À l’inverse, l’insertion d’un frontispice gravé pourrait témoigner d’une ambition nouvelle, tout au moins du souci de la réception de l’œuvre. Dandrieu, qui dédia son Premier livre au roi en 1724 et inséra un frontispice, alors qu’il ne l’avait pas fait pour ses trois premiers recueils, semble motivé par ce désir. La décision d’orner ainsi un recueil, réservé à un cercle restreint de musiciens ou d’amateurs, était prise par l’auteur, en accord avec l’éditeur. Il n’est pas indifférent de noter que la plupart des frontispices analysés ici ornent des ouvrages publiés par le même éditeur : Foucaut, établi rue Saint-Honoré à la Règle d’or, à qui succéda Boivin.
14Par les sujets mis en scène, les frontispices de recueils de clavecin ont pris part au fructueux dialogue entre la fête galante et la musique. Le genre pictural inventé par Watteau a trouvé de multiples modes de diffusion au cours du XVIIIe siècle, dont le premier – historiquement – et le principal reste l’estampe. Moins célèbres que les gravures du Recueil Jullienne, moins visibles aussi, les frontispices n’en présentent pas moins d’intérêt. Ils illustrent la diversité des applications de l’estampe et son rôle dans la diffusion d’un goût auprès d’un public spécifique, celui des musiciens, plus attentifs – par nature – aux sons qu’à l’image.
Notes de bas de page
1 J.-P. Brosse, dans son livre Le clavecin des Lumières, Paris, 2004, propose une utile synthèse sur l’instrument et son répertoire au XVIIIe siècle. Pour une source ancienne, voir l’Histoire du théâtre de l’Académie royale de musique, Paris, 1757, qui donne un aperçu du développement de la musique à Paris au cours de la première moitié du siècle.
2 Dépouillement effectué à la bibliothèque de l’Opéra et au département de la Musique de la Bibliothèque nationale de France.
3 Dandrieu apparaît comme un musicien délicat et élégant, tantôt virtuose, tantôt sentimental. À la recherche de formes souples et nouvelles, il a su faire chanter avec sensibilité le clavecin.
4 G. Wildenstein, Lancret, Paris, 1924, p. 118 (n° 711). La composition originale présenterait une légère variante avec la gravure : les armes de France remplacent celles du prince de Conti.
5 À l’Opéra de Paris, le conducteur dirigeait l’orchestre et les danseurs à l’aide d’un bâton.
6 G. Wildenstein, Op. cit. (note 4), p. 118 (n° 712).
7 F.-R. Tranchefort, Guide de la musique de piano et de clavecin, Paris, 1987, p. 287.
8 La passion de Crozat pour la musique italienne de son temps est bien connue. Mais le financier s’intéressait aussi à des compositeurs français plus rares tels que Marais ou Mondonville, dont il possédait des partitions (F. Gétreau, « Watteau et la musique », dans cat. exp. Watteau, 1684-1721, Washington-Paris-Berlin, 1984-1985, p. 532).
9 Il existe une gravure de Caylus d’après Gillot (?), une autre du même Caylus d’après Watteau et dessin de Claude III Audran (Stockholm, Nationalmuseum). Aucun décor peint n’est aujourd’hui attribuable à l’un de ces artistes, qui se limitaient sans doute au projet dessiné, laissant à d’autres le soin de l’exécuter en peinture.
10 Deux clavecins figurent dans l’inventaire après décès après la mort de Pierre Crozat (Arch. nat., M.C., XXX, 278, inventaire dressé les 30 mai 1740 et jours suivants) : le premier, inventorié dans son hôtel parisien, possédait « une boîte peinte façon de marbre et sur son pied de bois sculpté doré ». Cité par F. Gétreau, Op. cit. (note 8), p. 532, note 11 et, plus récemment, F. Gétreau et D. Herlin, « Portraits de clavecins et de clavecinistes français (II) », Musique, Images, Instruments. Revue française d’organologie et d’iconographie musicale, n° 3, 1997, p. 64-88. Crozat possédait un autre clavecin, « monté dans sa boîte et sur son pied de bois noirci et doré aux extrémités », mentionné dans l’inventaire des biens du château de Montmorency.
11 M. Tavener-Holmes, Nicolas Lancret, 1690-1743, New York, 1991, p. 58 ; cat. exp. Poussin, Watteau, Chardin, David… Peintures françaises dans les collections allemandes, XVIIe-XVIIIe siècles, Paris, Galeries nationales du Grand Palais, Munich, Haus der Kunst, Bonn, Kunst- und Ausstellungshalle der Bundesrepublik Deutschland, 2005-2006, p. 364 (n° 69).
12 F.-R. Tranchefort, Op. cit. (note 7), p. 287.
13 D. Diderot, et J. d’Alembert, Encyclopédie, Paris, Neuchâtel, 1751-1780, 17 vol., t. III, p. 509.
14 « Art du Faiseur d’instruments de Musique et Lutherie », dans l’Encyclopédie méthodique, Paris, 1785, p. 4.
15 F. Couperin, L’Art de toucher le clavecin, Paris, 1717.
16 Cet exemplaire devait faire partie des collections des nobles émigrés qui ont été confisquées et rassemblées au dépôt littéraire du château de Versailles sous la Révolution, avec les collections de la bibliothèque de musique du roi. Il est ensuite passé dans les collections de partitions rassemblées par le musicien Jean-Louis Bêche pour son école de musique, collections aujourd’hui conservées à la bibliothèque municipale de Versailles (communication écrite de Pascaline Todeschini, en date du 12 juillet 2007, que nous remercions très vivement pour son aide).
17 Cité par F.-R. Tranchefort, Op. cit. (note 7), p. 287.
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