La valeur de l’originalité dans les estampes de Rembrandt
p. 65-76
Remerciements
L’auteur souhaite remercier Victor Ginsburgh, Xavier Greffe, David Throsby, Didier Martens, Gary Schwartz, Hans J. Van Miegroet, Neil De Marchi, Abdul Noury, Silverio Salamon, Claude Van Loock, Luca Pianto et Francine Loreau. Cette étude a reçu le support financier de l’Université Libre de Bruxelles.
Texte intégral
1Ce travail est consacré à l’analyse empirique de la qualité dans le marché de l’art et, en particulier, à l’un de ses aspects : l’originalité. L’analyse de la qualité artistique, et plus généralement de la valeur culturelle, a déjà fait l’objet de plusieurs contributions en économie, entre autres celles de Xavier Greffe1 et celle de David Throsby2, qui posent avant tout la question de la définition de la qualité à travers ses diverses composantes. Cette approche nous a paru convenir particulièrement aux objectifs d’une étude, qui se propose d’isoler l’effet de l’originalité sur le fonctionnement des marchés artistiques et sur la formation des prix des œuvres d’art. Dans ce but, nous distinguons cinq composantes de la qualité qui sont plus ou moins « objectivement » identifiables : la valeur esthétique, l’originalité, l’authenticité, la rareté et l’état de conservation.
2La valeur esthétique est l’aspect qualitatif le plus complexe et le plus subtil à saisir. En soi, elle ne fait pas l’objet de l’analyse économique. Cependant elle peut se fonder sur les classements et les jugements produits par les historiens de l’art. Ainsi, peut-on analyser les marchés relatifs à certains artistes considérés comme de grands maîtres, tels Rembrandt ou Picasso ; en considérer des formes d’expression particulières, telles la peinture, le dessin ou la gravure, ou encore certains sujets (portraits, paysages…), les techniques employées, les périodes… L’information dont disposent les économistes à propos des autres composantes (état de conservation, originalité, authenticité et rareté) est également produite par les historiens de l’art et par d’autres spécialistes et professionnels comme les marchands d’art. L’originalité relève de la création et se fait l’expression de l’invention et de l’innovation de l’artiste ; elle est donc proche de la valeur esthétique. L’authenticité est un critère différent et plus extérieur ; mais, à travers la signature et la date, elle fournit la preuve de l’originalité. La rareté se fonde simplement sur la quantité disponible d’œuvres d’art, qui dépend des fonds initiaux, de la demande et de la conservation. La préservation affecte la conservation et, finalement, la jouissance de la qualité esthétique.
3L’étude de l’originalité dans les marchés artistiques prend en considération le fait qu’à côté d’œuvres d’art originales, existent d’autres objets non originaux qui en dérivent, comme les copies et les faux. Doubles, copies, répliques, envahissent chaque aspect de notre quotidien et de notre culture depuis toujours3. Dans l’art, en particulier, c’est partiellement grâce aux copies que les styles et les idées ont pu se diffuser à travers les siècles. Néanmoins, l’originalité, la propriété personnelle de l’idée et sa protection contre toute tentative frauduleuse d’appropriation et d’exploitation par d’autres que le créateur sont des concepts modernes. Les premiers privilèges destinés à protéger les inventions et les explorations remontent au XIVe siècle. Dans le domaine de l’art, ce fut tout d’abord à Venise que furent accordés les premiers droits aux éditeurs (1469) et aux auteurs d’œuvres littéraires (1486), suite à l’invention de l’imprimerie en Allemagne par Gutenberg (vers 1440), qui avait eu pour effet d’abaisser les coûts de reproduction et donc de favoriser la reproduction massive des œuvres imprimées4. Ce fut d’ailleurs aux tribunaux vénitiens que Dürer fit appel pour protéger ses gravures et ses intérêts économiques contre ses redoutables faussaires au début du XVIe siècle5.
4Du point de vue économique, il est essentiel d’analyser comment et selon quelles circonstances copies et faux sont produits, et quels sont leurs éventuels effets sur le marché des originaux. En cas d’information parfaite, les copies ne sont pas dangereuses pour le fonctionnement du marché ; au contraire, toute une série d’aspects positifs y sont associés, comme la diffusion, l’éducation, le comblement de l’offre rare d’originaux6…Le problème survient quand il n’est plus possible de distinguer une copie d’un original, et lorsque certains acteurs du marché, favorisés sur le plan de l’information, en profitent pour faire passer une copie pour un original. Ainsi, la présence d’asymétries d’information et le comportement malhonnête de certains vendeurs engendrent le phénomène des faux7.
5Ce travail prend en considération un cas significatif pour lequel il est effectivement possible de mesurer et de comparer différents degrés dans le concept d’originalité, et la façon dont ceux-ci sont appréciés par le marché. Les gravures de Rembrandt et le grand nombre de leurs états originaux et posthumes font l’objet de cette étude. Celle-ci constitue une contribution empirique en matière d’originalité dans l’art, après celles concernant les copies anciennes de tableaux par Neil De Marchi et Hans J. Van Miegroet en 19968, et par Françoise Benhamou et Victor Ginsburgh en 20029. Afin d’élaborer ultérieurement le concept d’originalité et de copie, nous avons créé une une vaste base de données inédite. Nous appliquons le concept d’originalité aux gravures, afin de mesurer sa valeur de marché actuel, à travers une méthode d’analyse économique dite « hédonique ». Dans cette approche, à chaque caractéristique qualitative est associé un prix ou une valeur implicite.
Les estampes et l’originalité de Rembrandt
6Par définition, les gravures sont des œuvres d’art multiples. Parmi les différences entre estampes anciennes et modernes, le type de technique employée est à prendre en compte. Des techniques comme la gravure sur bois ou sur métal (burin, pointe sèche et eau-forte) remontent à la fin du XIVe siècle pour les plus anciennes, tandis que d’autres, telle la lithographie, n’apparaissent pas avant le XIXe siècle, ou sont bien plus récentes, tels la sérigraphie et l’offset10. Du point de vue économique, la différence principale entre les deux groupes de techniques est que celles du premier groupe impliquent une production limitée des impressions (due à la détérioration des incisions gravées sur les planches, suite aux encrages et impressions répétés) ; au contraire, celles du second groupe permettent des tirages presque illimités (d’où les éditions limitées, pratique moderne et de rareté artificielle). Néanmoins, les graveurs anciens ont vite découvert que les planches de métal (généralement en cuivre), beaucoup plus que celles de bois, se prêtent à être retravaillées et « rafraîchies » en un ou plusieurs états. Le passage d’un état au suivant est par définition irréversible, et chaque état était tiré en un nombre variable d’exemplaires, impressions ou feuilles11. La multiplication des états comportait deux avantages essentiels : la différenciation et l’augmentation de la production, c’est-à-dire des impressions non identiques, comportant de nombreuses variations, et des tirages plus nombreux, pouvant aller jusqu’à des centaines d’impressions pour certaines techniques12. Il faut également noter qu’un artiste pouvait aussi se contenter d’un état unique.
7Rembrandt Harmenszoon van Rijn (Leyden, 1606 – Amsterdam, 1669) est unanimement considéré comme l’artiste qui a obtenu la plus grande « variation en noir et blanc »13. Il s’occupait directement de toutes les phases de production de ses estampes, de la composition au travail sur le cuivre, de l’encrage, de l’essai de différents papiers, de l’impression et pratiquait même parfois des retouches sur les épreuves14. Il a pu créer au moins dix états différents pour une même estampe15. Sa capacité de variation était tellement poussée, qu’on a longtemps cru que la célèbre gravure Les trois croix (B. 78, réalisée en quatre états originaux) avait été réalisée avec deux planches différentes… Ce génie de la peinture qui maîtrisait aussi la gravure, n’ignorait pas le pouvoir de diffusion de sa peinture, à une époque où les galeries et cabinets d’art étaient peu accessibles au public, fréquentés seulement par quelques visiteurs, amis et proches des collectionneurs. Ce n’est qu’à la fin du XVIIe siècle que les catalogues, les expositions et les critiques commencèrent à se développer. D’ailleurs, Rembrandt apprit aussi beaucoup de l’art étranger (surtout italien) et même hollandais à travers les estampes.
8Rembrandt gravait en solitaire, avec un grand sens de l’expérimentation et un goût de l’innovation artistiques et techniques, dont il a gardé les secrets. À travers les siècles, les estampes de Rembrandt ont suscité beaucoup d’admiration et attiré de nombreux imitateurs, dont les plus chanceux purent s’exercer sur les cuivres originaux. Rappelons qu’à l’époque de Rembrandt les cuivres n’étaient pas détruits ou griffés après la dernière impression par l’artiste. En soi ils représentaient un actif et étaient censés être cédés en vente ou en succession. Ce fut en effet le cas des cuivres de Rembrandt, dont une partie considérable existe encore de nos jours16, induisant une prolifération d’états posthumes – c’est-à-dire exécutés par un tiers, après la mort de l’artiste – pour de nombreuses estampes17. Etant donné l’abondance des états de l’œuvre gravé de Rembrandt, on peut facilement comprendre la quantité d’états posthumes qui existent et les nombreuses impressions qui circulent sur le marché. Ce phénomène, et le fait qu’une quantité considérable de cuivres a survécu à travers les siècles, n’ont certainement pas facilité le travail d’authentification des gravures de Rembrandt. En soi, cet aspect est probablement à l’origine de sérieuses asymétries d’information, surtout au détriment des non-connaisseurs. En fait, le marché des estampes anciennes requiert une connaissance technique-artistique ainsi qu’une expérience non négligeables, par rapport à d’autres domaines artistiques. Afin d’analyser ces différents aspects, nous avons construit une base de données spécifique où la description de l’originalité des gravures de Rembrandt a été complétée par les autres caractéristiques qui définissent la qualité des objets d’art (authenticité, rareté, valeur esthétique, état de conservation) ainsi que par d’autres éléments décrivant les conditions d’échange sur le marché.
La base de données
9Dans notre analyse, nous distinguons les états originaux de Rembrandt des états posthumes. Afin de tester empiriquement les prix associés à ces états originaux et posthumes, nous avons construit une base de données inédite. L’information des catalogues de ventes recueillant la totalité des transactions entre 1985 et 1998, dans 21 maisons de ventes aux enchères en Europe et en Amérique du Nord, a été intégrée à celle concernant l’attribution des états dans les catalogues raisonnés18. En fait, le marché des estampes, surtout anciennes, est spécifiquement constitué de connaisseurs, et souvent les détails concernant les états ne sont pas précisés. Par exemple, pour un titre donné on indique seulement l’état de l’exemplaire qui est l’objet de la transaction, et si l’on indique aussi le nombre total d’états pour son titre, il n’est pas toujours sûr qu’il s’agisse d’un exemplaire d’un état original19. Les aspects propres à l’originalité des états ont en outre été intégrés avec ceux concernant les autres caractéristiques qualitatives et de marché (date, signature, état de conservation, sujet, année de création, technique…). Dans notre base de données, le prix d’une estampe varie de 83 à 1 172 279 $ (corrigés pour l’inflation, base = 1995), la médiane étant égale à 3 510 et la moyenne à 11 522. Le volume annuel des transactions est de 3 872 046 $. Sur une production totale reconnue de Rembrandt de 309 titres, nous avons pu en relever 260 (donc 49 titres ne circulent plus sur le marché). Nous avons finalement obtenu 4 705 observations avec 176 variables explicatives regroupées par les critères suivants : originalité, rareté, valeur esthétique, authenticité, état de conservation, autre (surface de l’estampe et conditions de la vente). La variable dépendante est le prix adjugé aux enchères, commission d’achat incluse.
10Les variables expliquant le degré d’originalité comprennent : l’état (original ou posthume) observé dans la transaction, croisé avec la possibilité que le titre de cet exemplaire ait eu aussi des états posthumes ou des tirages postérieurs (c’est-à-dire sans altération ultérieure du cuivre par un artiste autre que Rembrandt)20 ; le nombre total d’états originaux du titre de l’exemplaire ; s’il s’agit de la transaction d’un état posthume ou d’un tirage postérieur ; l’identité de celui qui a retouché la planche ; le fait que le cuivre original ait été possédé par un suiveur connu de Rembrandt ; et qu’il existe encore.
11La rareté des gravures est principalement établie par la seule classification existante rédigée par Gordon W. Nowell-Usticke21, allant de plus rare (3 à 25 épreuves), au plus commun (jusqu’à 500 épreuves). La valeur esthétique comprend plusieurs groupes de variables binaires : sujet (autoportrait, portrait, thème religieux, paysage, scène de genre…), technique (eau-forte, burin, pointe sèche, et leur combinaison), période historique de création de la gravure (période 1 (1626-31), période 2 (1632-35), période 3 (1636-39), période 4 (1640-45), période 5 (1646-49), période 6 (1650-53), période 7 (1654-58), période 8 (1659-65), et d’autres aspects spécifiques de la qualité des gravures de Rembrandt, y compris les jugements d’experts. L’authenticité est fondée sur la présence éventuelle de la signature, de la date, d’un filigrane, du témoin du cuivre, d’un papier spécial, et d’additions de pigments. L’état de conservation correspond à une série de variables, tels que l’ampleur et la qualité des marges, d’éventuels défauts du papier, pertes, réparations, déchirures, égratignures, froissements, plis, piqûres, taches, décolorations, défauts généraux. Enfin, la surface de la gravure, la maison de ventes aux enchères, l’année et le mois de la transaction complètent la liste des variables explicatives.
Le prix du marché selon la qualité et l’originalité
12À chaque variable explicative est associée une hypothèse quant à son effet sur le prix d’une gravure22. L’hypothèse fondamentale que nous voulons tester est que – étant donné les autres caractéristiques exposées ci-dessus – les estampes dont l’état est original sont échangées à des prix supérieurs à celles dont l’état est posthume. Afin de tenir compte de l’hétérogénéité des caractéristiques considérées pour la détermination du prix, nous appliquons la régression « hédonique », où à chaque caractéristique est associé un prix implicite. L’analyse hédonique a déjà été appliquée par Bruno Frey et Werner Pommerehne23 pour estimer la qualité artistique et ses spécificités, après les contributions théoriques et techniques de Kelvin J. Lancaster, Sherwin Rosen et Raymond B. Palmquist24. Par ailleurs, elle a souvent été employée pour construire des indices de prix des biens artistiques, comme l’ont fait Olivier Chanel, Louis-André Gérard-Varet et Victor Ginsburgh25. À la différence des études de William N. Goetzmann ou de James E. Pesando, par exemple26, cet essai ne s’appuie pas sur la revente d’œuvres uniques (tableaux), ou la vente d’estampes modernes. Dans notre modèle, nous supposons implicitement que les acheteurs et les vendeurs de gravures de Rembrandt détiennent une connaissance presque parfaite sur l’originalité, et donc sur la condition de l’état (original ou posthume) de la gravure échangée. Cela équivaut à tester si et comment les états originaux et les états posthumes peuvent coexister dans le même marché27. Comme nous l’avons expliqué plus haut, cette hypothèse est cohérente avec les caractéristiques du marché des estampes de Rembrandt et, plus généralement, des estampes anciennes. Elle l’est également avec tout autre marché où la connaissance technique-artistique et l’expérience nécessaires aux agents pour y opérer et apprécier le type de bien qui y est échangé est sensiblement élevée (marché de connaisseurs). Dans l’analyse économétrique, la base de données a été partagée en quatre selon le nombre total d’états des gravures échangées, et quatre régressions distinctes ont été faites. Cette méthode présente deux avantages principaux : un gain en homogénéité et une comparabilité directe des prix des gravures ayant le même nombre d’états (par rapport à la variable de contrôle l’état posthume > 1)28.
13À partir des coefficients obtenus pour les états29, les effets relatifs de différents états ont été calculés par rapport aux états posthumes > 1 correspondants (fixés égaux à 100) pour les quatre régressions. Le Tableau 1 présente ces effets pour les premières trois régressions. L’hypothèse principale a été validée, c’est-à-dire qu’après avoir contrôlé la rareté et les autres caractéristiques, les états originaux de Rembrandt atteignent des prix plus élevés que les états posthumes. De plus, pour les états originaux, nous pouvons constater une certaine diminution de la valeur lorsque le numéro d’un état particulier augmente. En général, les différences relatives entre états originaux et états posthumes ne sont pas si importantes, comme on s’y serait attendu. En fait, par rapport aux états posthumes > 1, si on observe un état original, on peut avoir une variation additionnelle du prix jusqu’à 220 %, si le nombre d’états du titre est 1 seulement (1re régression), et jusqu’à environ 800 % dans le cas d’un 1er état de la 3e régression.
14Dans le Graphique 1 on peut directement comparer les états originaux avec les tirages postérieurs et les états posthumes pour chaque nombre de titres. Même si la comparaison n’est pas possible entre les trois régressions (car les variables de contrôle ne sont pas comparables), on peut observer néanmoins des tendances générales à l’intérieur de chaque groupe (on passe de la régression 1 à la régression 3) : les premiers états atteignent la plus grande valeur et s’éloignent des autres, tandis que les prix des derniers états tendent à s’approcher des tirages postérieurs et des états posthumes, les états originaux intermédiaires se situant au milieu. Si, en définitive, les états posthumes gardent toujours quelque chose de la main de Rembrandt, les collectionneurs semblent attacher une valeur particulière aux états les plus originaux ou les plus innovants, c’est-à-dire les premiers.
Tableau 1 : Le prix relatif des états dans les estampes de Rembrandt

Graphique 1 : Les effets relatifs sur le prix des estampes en termes d’originalité

15Pour les résultats affichés dans le Tableau 1 nous avons aussi testé30 s’il est possible de regrouper (avec trait continu) ou pas (avec trait non continu) les variables binaires des états sans tenir compte du fait que, pour le titre de l’estampe échangée, il y a eu exclusivement des états originaux, des tirages postérieurs, ou encore des états posthumes. En général, l’historique de l’originalité des états d’une estampe n’a pas d’impact sur le prix d’un état donné, uniquement pour les états originaux succédant au premier (à l’exclusion des états uniques ou I/I). Peut-être que le succès des titres souvent imités compense-t-il la perte d’originalité ? À partir des coefficients obtenus dans les quatre régressions, nous avons aussi essayé de comparer directement le prix de chaque état entre eux, en faisant varier le nombre total d’états du titre correspondant. Nous ne sommes pas en mesure de tirer des conclusions univoques sur les prix d’un état en fonction du nombre total d’états originaux d’une estampe d’après ces exemples. Ces résultats ont été confirmés par des régressions séparées par type d’état observé, c’est-à-dire en regroupant respectivement tous les premiers états, tous les deuxièmes et ainsi de suite, et en faisant varier le nombre total d’états dans chaque régression31.
16Le Tableau 2 présente les effets relatifs de la rareté. Comme on pouvait s’y attendre, la rareté a un impact favorable sur le niveau des prix (jusqu’à cinq fois et demi de plus que la valeur d’une estampe des plus répandues). Parmi les autres variables qui renseignent sur le degré d’originalité, le nombre d’états posthumes du titre (+10 % pour chaque état posthume), s’est révélé avoir un impact assez positif sur le prix. Cependant, le fait que le cuivre existe encore, ou que l’identité du retoucheur soit connue a parfois un effet négatif sur le prix32. Enfin, concernant les autres caractéristiques, nous avons trouvé une certaine variation en termes de prix entre la technique employée (ou la période historique) et le nombre total d’états du titre, confirmant que la notion d’originalité est fortement liée à la création artistique. En général, nous avons pu constater que l’autoportrait et le paysage sont en moyenne les sujets les plus appréciés (un autoportrait peut être jusqu’à neuf fois plus cher qu’un sujet religieux). D’autres aspects sont associés à l’augmentation des prix, comme une très bonne appréciation de la part des experts, la présence du témoin du cuivre, un papier spécial et/ou filigrané, des marges assez bonnes mais pas cependant trop larges, l’absence de défauts, et la vente par un intermédiaire réputé ou spécialisé dans les estampes anciennes33.
Tableau 2 : Le prix relatif de la rareté des estampes de Rembrandt

Note : les indices en gras sont significativement différents de 100 à un niveau de confiance d’au moins 95 %.
17Nous nous sommes efforcée dans cette étude à l’approfondissement d’un thème important et original dans la recherche en économie de l’art et de la culture : l’évaluation de la qualité artistique par le marché. Nous avons entrepris une application nouvelle visant à l’appréciation de la notion d’originalité et des autres aspects de la qualité, dans un marché plutôt caractérisé a priori par la présence d’agents informés (marché spécialisé ou de connaisseurs) : celui des gravures de Rembrandt. L’élaboration des différents états par ce maître (originaux), et la tradition de reprise de ses cuivres (états posthumes) ont permis une définition objective de la notion d’originalité, et sa quantification. Grâce aussi à une recherche sur l’importance historique et commerciale des estampes anciennes et de celles de Rembrandt, de leur richesse artistique et technique, nous avons constitué une base de données unique tenant compte de plusieurs facteurs de la qualité artistique (originalité, rareté, valeur esthétique, authenticité, état de conservation). À travers une analyse hédonique, nous avons validé nos hypothèses initiales : les états originaux atteignent des prix plus élevés que les états non originaux. De plus, nous avons montré qu’il existe à l’intérieur des états originaux une certaine progression des prix, qui confirme les premiers états comme étant dépositaires de l’idée originelle de Rembrandt, ou de son innovation artistique, modifiées et diversifiées dans les états successifs.
Notes de bas de page
1 X. Greffe, La gestion du patrimoine culturel, Paris, 1999.
2 D. Throsby, Economics and Culture, Cambridge, 2001.
3 G. Schwartz, The Culture of the Copy, New York, 1996.
4 R. Franceschelli, Trattato di diritto industriale, vol. I, Milan, 1960.
5 A. Griffiths, Prints and Printmaking, Londres, 1996.
6 Voir B. Frey, Arts & Economics. Analysis & Cultural Policy, Berlin, Heidelberg, New York, 2000, et Fr. Benhamou, V. Ginsburgh, « Is there a Market for Copies ? », Journal of Art, Management, Law and Society, 2002, n° 32, p. 37-56.
7 E. Lazzaro, « Assessing Quality in Cultural Goods : The Hedonic value of Originality in Rembrandt’s Prints », Journal of Cultural Economics, 2006, n° 30, p. 15-40.
8 N. De Marchi, H. J. Van Miegroet, « Pricing Invention : ‘Originals’, ‘Copies’, and their Relative Value in Seventeenth Century Netherlandish Art Markets », dans V. Ginsburgh, P.-M. Menger (éd.), Studies in the Economics of the Arts, Amsterdam, 1996, p. 27-70.
9 Fr. Benhamou, V. Ginsburgh, op. cit. (note 6).
10 Pour une description des diverses techniques anciennes et modernes des estampes, voir F. Salamon, La collezione di stampe, Milan, 1976, et A. Griffiths, Op. cit., (note 5).
11 L’état est donc la conséquence de la variation ultérieure de la planche, tandis que le tirage est le nombre d’exemplaires/feuilles imprimés.
12 Notamment, la gravure en taille-douce. Voir, F. Salamon, Op. cit. (note 10), 1971.
13 K.-G. Boon, Rembrandt : The Complete Etchings, Londres, 1963, p. 9.
14 Contrairement à d’autres artistes antérieurs ou postérieurs à Rembrandt, qui préféraient fractionner le processus de production des gravures en tâches très spécialisées, exécutées par différentes intervenants. Ce fut le cas, par exemple, de Raphaël, auteur de la composition dessinée sur papier, que Raimondi et son équipe gravaient, et que Baviera éditait. Voir A. Griffiths, Op. cit. (note 5).
15 Comme pour l’Autoportrait avec chapeau feutre (B. 7), existant en au moins en dix états originaux.
16 E. Hinterding, « The History of Rembrandt’s Copperplates, with a Catalogue of Those that Survive », Simiolus, 1993-1994, n° 22, p. 253-315.
17 On peut donc très bien comprendre que la seule attribution des états a constitué et constitue encore une opération très délicate même pour les spécialistes de Rembrandt, auquel au moins quinze catalogues raisonnés ont déjà été consacrés. A. Griffiths, Op. cit., (note 5).
18 Catalogues des ventes des maisons de ventes aux enchères suivantes : Bassenge, Berlin ; Bonhams Chelsea, Londres ; Bruun Rasmussen, Copenhagen ; Butterfield, San Francisco ; Christie’s, Londres et New York ; F. Dorling, Hamburg ; Dorotheum, Vienne ; Doyle, New York ; Drouot, Paris ; Fischer, Lucerne ; Hartung, Munich ; Hauswedell, Hamburg ; Hindman, Chicago ; Karl & Faber, Munich ; Koller, Zurich ; Kornfeld, Bern ; Phillips, Londres et New York ; Sotheby’s, Chicago, Londres et New York ; Swann, New York ; Tajan, Paris ; Venator & Hanstein KG, Cologne ; Winterberg, Heidelberg.
Catalogues raisonnés et autres catalogues : A. Bartsch, Catalogue raisonné de toutes les estampes qui forment l’oeuvre de Rembrandt, et de celles de ses principaux imitateurs, Vienne, 1797 ; K.-G. Boon, Rembrandt : The Complete Etchings, Londres, 1963 ; G. W. Nowell-Usticke, Rembrandt’s Etchings, States and Value, Nartberth, PA, 1967 ; G. Biörklund, O.-H. Barnard, Rembrantd’s Etchings : True and False, 2e éd., Stockholm, Londres, New York, 1968 ; C. White, K.- G. Boon, Rembrandt’s Etchings. A New Critical Catalogue, 2 vol., Amsterdam, 1969 ; H. Salamon, Catalogo completo dell’opera grafica di Rembrandt. Parte prima, Milan, 1972 ; S. Salamon, Rembrandt, Turin, 1991 ; N. Minder, Rembrandt. Les collections du cabinet des estampes de Vevey, Vevey, 1997 ; E. Hinterding, G. Luijten, M. Royalton-Kisch, Rembrandt the Printmaker, Amsterdam, 2000.
19 Prenons, par exemple, l’Autoportrait avec bonnet posé en avant (B. 319). Si nous trouvons qu’un exemplaire du « IVe état » de ce titre a été échangé sur le marché, cette information n’est pas suffisante. Si nous trouvons qu’il s’agit d’un « IVe état sur V » (écrit « IV/V »), cela n’est pas suffisant non plus, car il faut vérifier si pour ce titre existent effectivement cinq états tous originaux, et si l’exemplaire en question correspond donc à un état original. Pour déterminer cela, il faut savoir quel est le nombre total d’états originaux, qui, pour ce titre est 1 seulement. Ainsi pour ce titre, tous les états à partir du « IIe » sont posthumes. Nous définissons l’exemplaire en question comme un « IIIe état posthume » (= 4 - 1). Dans notre base de données, pour ce titre, nous avons trouvé que même des VIe états (ou « Ve états posthumes ») ont été vendus ! Dans l’ensemble, nous avons fait cette vérification pour chaque titre et chaque exemplaire échangé/observation. Comme contrôle ultérieur, nous avons aussi croisé l’information sur les états avec les autres détails disponibles : numéro de catalogue (plusieurs catalogues existent), année de création, sujet, technique, date, signature…
20 Par exemple, si le nombre total d’états originaux d’un titre donné est 3, on pourra potentiellement observer les états originaux 1, 2 et 3 (celui-ci étant le dernier état par Rembrandt) et, éventuellement, des tirages postérieurs du dernier état, et/ou des états posthumes.
21 G.-W. Nowell-Usticke, Rembrandt’s Etchings, States and Values, Nartberth, 1967.
22 Ces hypothèses ultérieures sont discutées dans E. Lazzaro, Op. cit. (note 7).
23 B.-S., Frey, W.-W. Pommerehne, Muses and Markets, Oxford, 1989.
24 K. Lancaster « A New Approach to Consumer Theory », Journal of Political Economy, 1996, n° 74, p. 132-157 ; S. Rosen, « Hedonic Prices and Implicit Markets : Product Differentiation in Pure Competition », Journal of Political Economy, 1974, n° 82, p. 34-55 ; R. Palmquist, « Estimating the Demand for Characteristics of Housing », Review of Economics and Statistics, 1984, n° 66, p. 394-404.
25 O. Chanel, L-A. Gérard-Varet, V. Ginsburgh, « The Relevance of Hedonic Price Indexes. The Case of Paintings », Journal of Cultural Economics, 1996, n° 20, p. 1-24.
26 W.-N Goetzmann, « Accounting for Taste : Art and the Financial Markets over Three Centuries », American Economic Review, 1993, n° 83, p. 1370-1376 ; J.-E. Pesando, « Art as Investment : The Market for Modern Prints », American Economic Review, 1993, n° 83, p. 1075-1089.
27 De manière plus générale, la coexistence d’originaux, copies et faux dans le même marché est analysée dans E. Lazzaro, « Originalità, copie e mercato dell’arte », dans C. Frateschi C., M. Mistri (éd.) I valori dell’arte, Carocci, Rome, 2006, p. 75-96.
28 Puisque l’état posthume est égal à l’état observé moins le nombre total d’états originaux, un état posthume > 1 sera égal, par exemple, à IV/I, IV/II, IX/III, VI/IV etc. Aux quatre exemples correspondent quatre régressions séparées (nombre total d’états égal, respectivement à 1, 2, 3 et > 3).
29 Pour les résultats économétriques complets, nous renvoyons à E. Lazzaro, Op. cit., (note 7).
30 Avec des tests F de Fisher, afin de comparer globalement la signification de différents modèles obtenus du regroupement des plusieurs variables des états (voir les encadrements dans le Tableau 1).
31 Voir l’Annexe dans E. Lazzaro, Op. cit., (note 7).
32 Ibidem
33 En revanche, selon le nombre total d’états du titre, certaines techniques (par exemple la pointe sèche seule dans la régression 1) et certaines périodes (comme la 3 en régression 4) peuvent correspondre à une valeur de marché relativement très faible. Ibidem.
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