Avant propos. L’estampe, un art multiple à la portée de tous ? Ou la réflexion sur le statut de l’image imprimée à travers l’opération Feuille à Feuille (2002-2007)
p. 13-16
Texte intégral
1L’opération Feuille à feuille, estampe et images imprimées dans les musées du Nord – Pas-de-Calais a eu pour ambition de révéler la richesse et la diversité des fonds d’estampes des musées de la région et de sensibiliser les publics à ce domaine artistique encore trop méconnu, souvent négligé et pourtant si fascinant. Entre l’automne 2006 et l’été 2007, un colloque international, des tables rondes et onze expositions réparties sur douze villes du Nord – Pas-de-Calais ont tissé un stimulant réseau d’activités autour de l’estampe : Arras, Calais, Cambrai, Douai, Dunkerque, Gravelines, Le Cateau, Lille, Saint-Omer, Tourcoing, Valenciennes, Villeneuve d’Ascq1. Le projet, fédérant de nombreux partenaires tant en France qu’à l’étranger, a été conçu dans une large perspective associant aux expositions, réflexion scientifique, création contemporaine et pédagogie autour de l’art de la gravure. Ces ambitions ont été confortées par une double reconnaissance nationale et internationale, avec le label d’Exposition d’intérêt national décerné par le ministère de la Culture et de la Communication, et l’obtention d’un prix accordé par l’International Fine Print Dealers Association à New York.
2Le programme a commencé dès 2002, par une vaste campagne de recensement et de pré-inventaires des fonds, à l’instigation de l’Association des conservateurs des musées du Nord – Pas-de-Calais et du Musée de l’estampe originale de Gravelines, avec la participation de l’équipe des historiens de l’art de l’Institut de Recherches Historiques du Septentrion de l’Université Lille 3 (UMR CNRS 8529). Cette collaboration université-musée, inédite par son ampleur, a constitué une expérience des plus enrichissantes, alliant professionnalisation et recherche : elle a permis à dix-huit étudiants de niveau master de recevoir une formation muséographique spécifique à l’estampe tout en suscitant de leur part des travaux de recherche en liaison avec les fonds inventoriés. Grâce à ce travail préalable, des temps forts, des trouvailles inattendues, des spécificités originales ont pu êtres dégagés à travers les quelque 25 000 estampes recensées, dont les onze expositions ont offert un premier aperçu au public. Parallèlement, une campagne de numérisation des collections, destinée à la diffusion de ces inventaires dans la base de données du site Internet de l’Association des conservateurs des musées du Nord – Pas-de-Calais, est en cours, pour constituer à terme un outil de recherche de premier plan2.
3Au cours de ces cinq années d’intense collaboration entre l’Association des conservateurs des musées du Nord – Pas-de-Calais et l’équipe d’histoire de l’art de l’IHRiS, une question centrale s’est naturellement imposée comme l’un des fils conducteurs majeurs de l’ensemble du projet : celle de l’évolution des statuts de l’image imprimée au cours des siècles. Depuis la Renaissance, l’estampe a constitué une révolution capitale dans l’histoire de la culture visuelle et de la perception de l’œuvre d’art : l’idée de graver un sujet sur une matrice, puis de l’imprimer en de multiples exemplaires, a totalement bouleversé les notions d’originalité et d’unicité traditionnellement attachées à l’œuvre d’art. Bien moins coûteuse et moins fragile que le dessin ou la peinture, l’estampe a trouvé des applications extrêmement variées – des plus nobles aux plus humbles – destinées à des publics élargis, mettant quasiment l’image à la portée de tous. Cependant, de manière paradoxale, le caractère multiple des estampes originales, la soumission au modèle inhérente à l’estampe dite de « reproduction », la complexité de certains procédés techniques, la question des retirages posthumes de planches, ont pu entraîner, incompréhension, méfiance et préjugés. Il est vrai que le terme « estampe » recouvre des réalités fort variées, parfois complexes, mais justement si stimulantes pour l’ouverture de l’esprit au décloisonnement des catégories et des hiérarchies en art. Il est vrai aussi que l’on peut se demander quelle place peut encore occuper l’estampe, dans nos sociétés inondées d’images photographiques, numériques ou virtuelles, véhiculées par la presse, le livre, la publicité, le cinéma, la vidéo ou l’Internet. Si l’estampe est ainsi au cœur des grands questionnements actuels des études sur l’image, l’histoire de l’art et la sociologie, elle se doit aussi de gagner la place qu’elle mérite auprès du public. Ce fut bien le double enjeu majeur de Feuille à Feuille : d’une part, la création de onze expositions accompagnées de catalogues scientifiques et d’une politique de médiation culturelle active et innovante ; d’autre part, l’organisation en janvier 2007, d’un colloque international, réunissant une trentaine de chercheurs venus d’Europe et des États-Unis, destiné à élargir et prolonger la réflexion scientifique dans une perspective diachronique et interdisciplinaire.
4Les onze expositions ont illustré chacune par un propos spécifique, une contribution originale à la définition des statuts et de la fonction et de l’estampe et de l’image imprimée. L’ampleur du champ chronologique et géographique est à l’image de cette diversité : de l’imagerie populaire régionale à l’estampe japonaise, de la gravure de la Renaissance à la création la plus contemporaine, du livre illustré à l’estampe de sculpteur, de la gravure originale au fac-similé, des rapports entre gravure et photographie… Le colloque intitulé de manière un peu provocatrice L’estampe un art multiple à la portée de tous ? a eu pour objectif de souligner la récurrence de ces questions à travers la contradiction implicite au caractère multiple de l’estampe : si celle-ci est quasiment matériellement à la portée de tous, elle est loin de l’être du point de vue des mentalités. Quelles sont les causes de ces réticences et préjugés, pour ne pas dire de cette résistance ? Est-ce justement la multiplicité de l’estampe qui la dévalorise aux yeux d’un public toujours attaché au principe de l’œuvre d’art unique et rare ? Pour analyser ce paradoxe, trois thématiques ont été privilégiées faisant chacune l’objet d’une journée de travaux et de débats. La première journée, L’estampe : objet de substitution, produit de consommation, a été consacrée à l’analyse des critères qui déterminent la valeur de l’estampe et aux limites entre art et image : comment considérer les images imprimées aux fonctions les plus pragmatiques et aux usages les plus quotidiens ? Quelle a été la contribution de l’estampe à la démocratisation de l’accès aux objets d’art et aux produits de luxe ? La seconde journée, Collections et collectionneurs d’estampes, a été vouée à la présentation de pratiques de collectionneurs majeurs d’hier et d’aujourd’hui, aux modes de constitution et de présentation de leurs collections et leur accès au public. Le passage de la collection privée à la collection publique a permis d’ouvrir le débat sur la situation actuelle des fonds d’images imprimées dans les musées et bibliothèques publiques. La dernière journée, Approche théorique de la réception de l’estampe, a été consacrée au regard que les théoriciens de l’art ont porté sur les statuts de l’estampe. À partir de quand et sur quels critères a-t-on fondé des catégories hiérarchisées (estampe originale, estampe de reproduction ou d’interprétation, imagerie populaire…) ? Comment la réception de ces catégories a-t-elle évolué ?
5Durant ces trois journées de fructueux échanges ont été engagés entre des intervenants venus d’horizons différents, dans un esprit d’ouverture et de décloisonnement des spécialités : chercheurs en histoire de l’art, en économie de l’art, conservateurs de musées, conservateurs de bibliothèques, experts… Ces approches croisées peuvent paraître parfois déroutantes : les historiens de l’art ne sont pas forcément familiers des méthodes des économistes de l’art ; les conservateurs de cabinets d’estampes n’ont pas forcément le même regard sur l’histoire des collections et leur valorisation que les conservateurs de musées ou les universitaires ; les spécialistes de l’estampe de la Renaissance n’ont pas forcément les mêmes problématiques à partager avec ceux de l’estampe contemporaine. C’est pourtant cette diversité qui a fait l’originalité et la richesse de ce colloque, tout en restant strictement fidèle à la cohérence du propos et à ses enjeux : montrer en quoi l’évolution des statuts de l’image imprimée est une question des plus actuelles et des plus transversales à travers les siècles. Elle se rattache pleinement à l’histoire de la culture visuelle et participe au renouvellement de la recherche en histoire de l’art vers un élargissement de ses champs strictement disciplinaires. Nous espérons que le présent volume, qui constitue les actes de ce colloque, puisse se faire l’écho du climat stimulant qui a régné durant ces trois journées et puisse contribuer à encourager la recherche vers ce domaine qui offre tant de perspectives d’approches nouvelles sur l’image et son statut dans la société.
Notes de bas de page
1 Gravure ou photographie ? Une curiosité artistique : le cliché-verre, Arras, Musée des Beaux-Arts, 30 mars-20 juin 2007 ; Plaisirs d’Edo. Collections d’estampes japonaises des musées de Calais et Saint-Omer, Calais, Musée des Beaux-Arts et de la Dentelle, Saint-Omer, Musée de l’hôtel Sandelin, 16 mars 17 juin 2007 ; Images populaires de la France du Nord, Cambrai, Musée des Beaux-Arts, 3 février-29 avril 2007 ; Chagall et Tériade : l’empreinte d’un peintre, Le Cateau, Musée départemental Matisse, 18 novembre 2006-26 février 2007 ; Gravure des anciens Pays-Bas (1550-1700). Invention, interprétation, reproduction, Douai, Musée de la Chartreuse, 4 novembre 2006-4 février 2007 ; Alberto Giacometti, Arman, Richard Serra… Des sculpreurs à l’épreuve de l’estampe au XXe siècle, Dunkerque LAAC, 15 novembre 2006-15 février 2007 ; Gravelines X CNEAI = estampe. Estampes, livres, multiples, éphemera, 1997-2005, Gravelines, Musée du Dessin et de l’Estampe originale, 15 novembre 2006-15 février 2007 ; D’après les maîtres. La gravure d’interprétation d’Alphonse Leroy (1820-1902) à Omer Bouchery (1882-1962), Lille, Musée de l’Hospice Comtesse, 17 février-30 avril 2007 ; Desseins gravés d’une collection. Feuille [s] Blanche [s]. (Collections privées)3, Tourcoing, Musée des Beaux-Arts, octobre 2006-septembre 2007 ; Quand la gravure fait illusion. Autour de Watteau et Boucher, le dessin gravé au XVIIIe siècle, Valenciennes, Musée des Beaux-Arts, 10 novembre 2006-26 février 2007 ; La Grèce des Modernes. L’impression d’un voyage. Artistes, écrivains et la Grèce (1933-1968), Musée d’art moderne Lille métropole, 20 janvier-21 avril 2007.
2 www.musenor.com
Auteurs
Université Lille 3 – IRHiS (UMR CNRS 8529)
Musée d’art moderne Lille Métropole
Musée du Dessin et de l’Estampe originale, Gravelines
Commissaire générale de Feuille à Feuille
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