Conclusion
p. 289-293
Texte intégral
1L’étude du marché du tableau dans la seconde moitié du siècle met en évidence l’essor spectaculaire de la place de Paris, considérée alors comme « le centre des artistes et des plus belles collections »1. Bien que la capitale française ait été précédée et supplantée par Londres, dont la vocation s’était affirmée dès les années 1720-1730 avec l’apparition de marchands d’art tels Arthur Pond, Samuel Paris et Robert Bragge2, elle occupait la seconde place sur le marché européen de l’œuvre peinte, avant même Amsterdam, ville où pourtant il existait une longue tradition en matière de marché de l’art. Si Londres conserva sa position dominante durant tout le siècle, le marché français connut ses années fastes qui coïncidèrent précisément avec la période étudiée et dont l’âge d’or, les années 1772-1777, correspondent, comme nous l’avons dit, à la vente du duc de Choiseul et aux « Trois Glorieuses », les ventes Blondel de Gagny, Randon de Boisset et celle du prince de Conti.
2L’existence d’une longue et riche tradition de la pratique de la collection, la présence de cabinets qui se renouvellent car « chacun se pique de faire des Cabinets, c’est la mode du jour »3, l’intérêt accru du public pour les arts, une stabilité économique relative ; toutes ces conditions étaient réunies pour que Paris prenne, vers le milieu du siècle, une place prédominante sur le marché de l’art, place qu’elle occupera jusqu’à l’extrême fin du siècle. Elle doit aussi cette position à l’existence d’un véritable marché de l’art, et plus particulièrement du tableau qui opère sa mutation au tournant des années 1740-1750. Mutation rendue possible par l’influence des pratiques des marchés hollandais et anglais, par l’intermédiaire de Gersaint, et stimulée par l’esprit d’entreprise de certains marchands-experts, dont Pierre Rémy. Cette évolution se précipitera vers 1760. François-Charles Joullain a dressé un état des lieux du commerce de la curiosité dont la validité ne saurait guère être remise en question, du moins en l’état actuel de la recherche. En effet, malgré l’excellent livre de G. Glorieux consacré à Gersaint, notre connaissance du marché de la première moitié du siècle reste encore partielle, nous privant ainsi de précieux éléments de comparaison. Dans son tableau de l’histoire de la curiosité, Joullain oppose un monde ancien et révolu, où « le nombre des amateurs suffisoit au peu de productions que possédaient les marchands »4, ceux-ci étant alors en nombre très restreint, à son époque, qui connaît une véritable inflation du nombre des collectionneurs et des marchands. Au cours de la seconde moitié du siècle, le marché se structure et se dote d’instruments efficaces : la vente publique avec catalogue, forme la plus voyante, la plus offensive et la plus spectaculaire du marché dont quelques esprits entreprenants régulent habilement le cours, la presse périodique qui distille, oriente, rend compte, et à ce titre influe sur le marché et enfin la gravure d’interprétation qui porte au loin la renommée des collections françaises comme celle des peintres de notre école. Il s’agit là des trois instruments de promotion sur lesquels repose le commerce du tableau et c’est de leur conjugaison harmonieuse que le marché français tire son dynamisme.
3Le marché parisien doit aussi sa position de force à son particularisme : une concentration de richesses artistiques absolument unique dans son histoire, la qualité et le dynamisme de la création contemporaine, dont le Salon constitue la vitrine ouverte, soit la cohabitation des anciens et des modernes. Il est révélateur que les grands amateurs européens, les princes allemands et la clientèle russe, à fort pouvoir d’achat, viennent s’approvisionner à Paris. Le marché parisien étant alors le seul en Europe, susceptible de répondre conjointement aux demandes en matière d’art ancien et d’art moderne. Son seul domaine de faiblesse semble avoir été la grande peinture italienne. En effet, même si les quelques tableaux importants de cette école, présentés en vente sont alors presque systématiquement enlevés par la clientèle étrangère, c’est de préférence vers l’Italie qu’un souverain éclairé comme Auguste III de Saxe se tourne pour enrichir la Galerie de Dresde en chefs-d’œuvre de l’art italien.
4Cette étude a mis en lumière plusieurs constantes et un certain nombre de nouveautés. Elle montre qu’il existait durant la plus grande partie de la période considérée, non pas un, mais deux marchés du tableau, fonctionnant en parallèle : l’un officiel, dominé par ceux qu’il faut encore nommer les peintres-marchands, bien que leur statut soit en train d’évoluer, l’autre, officieux, entre les mains d’acteurs institutionnels (académiciens) ou non (intermédiaires du commerce, milieux de la banque, collectionneurs...). Les recherches que nous avons menées confirment qu’il existait également différents niveaux de la pratique commerciale, mais aussi ce que nous pourrions appeler un premier marché portant sur des pièces de grande qualité, concentré comme au siècle précédent, bien que moins exclusivement, entre les mains de quelques grands affairistes, banquiers ou grands financiers (Eberts, Mettra...) et un second marché, pour les produits plus courants. La nouveauté résidant dans le fait que vers 1770, une élite se détache au sein du bloc des peintres-marchands, celle que Watelet qualifie de « première classe des marchands »5 qui se distingue par son « esprit capitaliste » (Lenglier, Paillet, Le Brun, Donjeux...). En raison de l’envergure donnée à leur commerce, de leur pratique associative, de leur large recours à l’instrument du crédit et de leur jeu spéculatif, ces marchands accaparent le meilleur du marché. On peut se demander comment aurait évolué cette élite du commerce du tableau sans la rupture économique provoquée par la Révolution.
5Il peut paraître curieux de parler de « professionnalisation » du commerce du tableau durant cette période. C’est pourtant ce qui se produisit avec l’émancipation du marchand de tableau, qui désormais n’est plus systématiquement issu du corps des maîtres-peintres de l’Académie de Saint-Luc ou du corps des marchands-merciers. Le marché du tableau connaît donc une évolution parallèle à celle mise en évidence par Jean Viardot pour le commerce du livre6 : l’apparition de grands marchands, imposant une nouvelle idée du commerce de l’art et l’essor considérable des ventes publiques avec catalogue, en sont les deux grandes nouveautés. Si Gersaint fut le plus important et surtout le plus entreprenant des marchands-merciers des années 1740-1750, il fut aussi, avec Pierre Le Brun, le dernier représentant de cette corporation à accorder au commerce du tableau une telle importance. Désormais, le commerce de l’œuvre peinte échappe largement au marchand-mercier comme au maître-peintre, au profit de nouveaux acteurs que l’on nomme « marchands de tableaux ». Dans ce contexte, le marchand d’art conquiert un nouvel espace en devenant la pierre angulaire du système. Comment expliquer autrement le débat contemporain sur le « connaisseur » et la remise en question dans le même temps, du statut de l’artiste qui se considérait le seul capable de juger de « la bonté des tableaux ». Ce dernier doit dès lors compter avec le marchand, détenteur d’un nouveau savoir et donc d’un nouveau pouvoir, qui devient véritablement le maître du marché7. Désormais il impose ses règles par les avis qu’il formule dans les catalogues, il joue un rôle éminent comme acteur principal dans les ventes publiques, étant à la fois expert et donc organisateur, acheteur et même bien souvent vendeur. Il suscite les modes en régulant les flux du marché, par ses importations ou ses exportations, par ses associations avec le négoce étranger ou, ce qui est nouveau, par ses écrits théoriques (Joullain, Le Brun). Enfin, il s’impose de plus en plus souvent comme le conseiller de l’amateur, mettant fin au vieux couple peintre-collectionneur.
6S’agissant cette fois des pratiques de vente, nous avons vu combien le système était fragile, la règle du crédit régnant en maître sur le commerce du tableau comme sur l’ensemble des métiers du luxe. La croissance spectaculaire du prix du tableau de maître entre 1760 et la fin des années 1770 témoigne de l’émergence d’un marché hautement spéculatif, soutenu par le dynamisme des ventes publiques, la présence d’une clientèle à hauts revenus et plus encore, celle de grands acheteurs étrangers. Pourtant, l’état d’économie différée instauré dans les relations entre les marchands eux-mêmes et entre ces marchands et leur clientèle, et la masse des chefs-d’œuvre jetés sur le marché en quelques années, s’avérèrent des facteurs d’instabilité. Les faillites de marchands, nombreuses vers la fin des années 1770, ainsi que les fréquentes ventes de stock nous le prouvent ; elles coïncident avec les ventes Blondel de Gagny, Randon de Boisset et celle du prince de Conti. Dans ce dernier cas cependant, c’est moins la qualité des œuvres rassemblées et proposées à la vente que le nombre des tableaux et la période durant laquelle cette vente se déroula, qui sont les véritables causes de l’effondrement provisoire du marché. Certains observateurs constatent alors avec satisfaction, un retour à la normale. Jean-Baptiste Marie-Pierre écrit ainsi à la margrave de Bade, au début de l’année 1779 : « on commence à devenir raisonnable dans les acquisitions... », tout en lui recommandant néanmoins la prudence et d’attendre des jours meilleurs8. À peu de temps de là, ce qu’il est convenu d’appeler la seconde vente Conti, témoignera, par ses résultats à la baisse, de cet assainissement du marché, il est vrai provisoire.
7Avec l’essor d’un véritable marché du tableau, devenu un produit de luxe, s’impose la nécessité d’établir une cotation du tableau. Cotation soutenue par une forte demande qui émane d’une clientèle aisée et de connaisseurs et par la circulation d’une « marchandise » abondante, souvent de haute qualité. Elle est favorisée aussi par l’existence d’un marché structuré dont les agents sont les marchands et les experts, et les instruments, les boutiques, les salles de ventes et les catalogues. En ce qui concerne le prix du tableau, la critique porte sur deux catégories d’œuvres : celles des peintres modernes et celles qui relèvent du genre. On s’offusque de voir un « Greuze vendu au-delà d’un Van Dyck »9, et l’on (Watelet) émet le vœu pieux « que la mode & quelques spéculations de Marchands, ne portassent pas à une valeur arbitraire & disproportionnée à leur valeur partielle ou libérale, des tableaux qui certainement ne demandent ni l’étendue des connoissances, ni l’élévation du génie qu’exigent les plus grands genres »10. On supportait mal en effet, qu’une nouvelle conception du marché ait entraîné un renversement de l’échelle des valeurs traditionnelles, fondée sur la primauté du maître ancien sur le peintre moderne et le respect de la hiérarchie académique.
8Au vu des résultats obtenus, nous estimons qu’Edmond Bonnaffé avait tort de penser que tout avait été dit sur le marché de l’art et son histoire au XVIIIe siècle. Il apparaît néanmoins que malgré ces avancées, bien des terra incognita demeurent sur la carte du « pays de la Curiosité ». De nombreux points de cette vaste recherche esquissés ici, mériteraient des développements. Si la période considérée voit une véritable inflation du marché, en terme de fournisseurs comme de clients, un grand nombre de ces marchands ou intermédiaires se livrant couramment ou occasionnellement au commerce du tableau, demeurent de fugitives silhouettes, entrevues au travers d’un acte notarié ou d’une mention dans un catalogue de vente. Que savons-nous par ailleurs de la circulation du tableau entre collectionneurs ? Pour l’heure, nous entrevoyons seulement ce second marché, du fait du silence des sources.
9Parmi toutes les questions évoquées, celle du prix du tableau au XVIIIe siècle demeure sans doute l’une des plus délicates à aborder, en raison de la relative absence des études menées sur ce terrain qui échappe trop souvent à la tournure d’esprit de l’historien de l’art et surtout en raison de l’extrême rareté des sources comptables dont nous disposons, si l’on excepte les prix en vente publique. Ceux-ci reflétant seulement l’un des aspects du marché du tableau et sa face visible, même si L.S. Mercier n’a sans doute pas tort d’avancer que « c’est aux ventes que le prix réel des tableaux se manifeste...»11. Une bonne part de ce négoce repose sur les associations de marchands, sur les échanges entre les différentes places européennes du marché de l’œuvre peinte au XVIIIe siècle, Londres, Amsterdam, Bruxelles et Paris. On aurait donc tort de penser que le marché français vit et travaille en autarcie. Il est au contraire, étroitement lié et dépendant des autres marchés et soumis à l’intervention ou à l’absence de la clientèle étrangère.
10Par ailleurs, au terme de ce travail, il faut bien admettre qu’une telle étude ne saurait être complète sans que soit envisagée celle de son corollaire, les collections. Il convient de rappeler à ce propos que notre but n’était pas d’écrire une synthèse sur les collections françaises du XVIIIe siècle, ni même d’envisager les goûts de la clientèle, questions que nous nous réservons d’aborder dans un ouvrage en préparation.
Notes de bas de page
1 Archives Rostolan, Lettre du Président de Saint-Victor à Desfriches, Rouen, 15 janvier 1777. Citée par J. Herrick, 2000, p. 163.
2 D. Ormrod, 1998, p. 182.
3 G.A.K., F.-A., Papiers de Caroline de Bade, 5A n° 10, Lettre de Chavoyer, prêtre, à Caroline de Bade, 3 juin 1764
4 Fr. Ch. Joullain, 1786, p. 98-99.
5 Watelet et Lévesque, 1792, I, p. 271.
6 J. Viardot, 1984,.p. 451-452.
7 Voir K. Pomian, 1987, p. 181.
8 G.A.K., F.-A., Papiers de Caroline de Bade, 5A n° 47, Lettre de Pierre à la Margrave, Paris, 2 janvier 1779.
9 Ibidem, 5A n° 42, Eberts à Caroline de Bade, Paris, 11 avril 1771.
10 Watelet et Lévesque, 1792, I p. 272.
11 L.-S. Mercier, éd. 1994, I, p. 808, ch. CCCIX, « Encan ».
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