Chapitre 3. L’argent du commerce
p. 175-191
Texte intégral
Les prix du commerce
1Si nous connaissons bien les prix du tableau de collection dans les ventes aux enchères, grâce aux annotations portées sur certains catalogues, notre connaissance des prix pratiqués dans le commerce est très lacunaire. Nous pouvons néanmoins en avoir une idée par le Livre de commerce de Paul Carrier. En 1787, le marchand Saubert lui cède un Paysage de Pater pour 140 livres, et une Marine de Vernet pour 200 livres. En 1788 un tableau de Dujardin lui coûte chez son confrère Duclos, 600 livres. La même année, il achète à Donjeux une Tabagie de Teniers pour 1.000 livres et l’année suivante, un Paysage du même artiste « avec une danse de quatre figures » pour 650 livres. Nous ne saurons pas si cet écart de prix tenait compte des dimensions des œuvres, celles-ci n’étant pas précisées. Carrier lui achète également en 1788, deux Paysages de l’Allemand Dietrich, pour 800 livres, prix élevé pourtant conforme à ceux pratiqués alors en vente publique. Le peintre connaît en effet un grand succès en France. À titre de comparaison, le graveur Wille avait cédé, dès 1760, deux paysages de cet artiste à Randon de Boisset pour la somme de 960 livres1. De même, en 1789, Paul Carrier achète à Donjeux un Paysage de Corneille Poelenburgh pour 500 livres ; là encore il s’agit d’un prix que l’on peut considérer comme normal pour ce peintre, dont le succès ne s’est pas démenti auprès des amateurs depuis le XVIIe siècle. La même année, il acquiert un autre paysage de cet artiste avec une Fuite en Egypte, mais cette fois, auprès du marchand Parizeau, qui le lui cède pour 300 livres. Notons toutefois qu’il s’agit ici de prix préférentiels consentis au commerce qui tenaient compte de la marge bénéficiaire à la revente, et n’avaient donc rien à voir avec ceux pratiqués en boutique dans le cas de vente à un particulier.
Les modalités du paiement
2Comment s’effectuaient les règlements des transactions à l’amiable ? Parmi les rares exemples que nous ayons retrouvés, nous pouvons mentionner, bien qu’elle soit antérieure à la période étudiée, une quittance pour la fourniture d’un tableau, libellée ainsi : « Je reconnais avoir vendu un tableau d’Annibal Carrache representant une Vierge avec son enfant et un Saint Joseph que je garentye original, pour lequel tableau M. le marquis m’a donné un grand pourtrait d’homme de Verdier, deux groupes de bronze, l’un represente deux luteurs, l’autre represente deux filles qui lutent aussy, avec la somme de six cent cinquante livres, dont quittance : à Paris ce vingt sept[iem]e jour de septembre 1744. Signé : Lallemant de Chezville »2. Ce type de règlement, partie sous forme de troc et partie en espèces, fut très répandu ; il est même caractéristique d’une période de pénurie de numéraire, or sous l’Ancien Régime celle-ci fut constante. Dans une telle économie, le troc et le crédit, sont les formes les plus usitées par les professionnels du marché de l’art. Nous en trouvons de multiples mentions dans les livres de comptes. Ainsi, Jean La Brousse note dans son Livre de Commerce à la date du 21 juin 1775 : « avoir achetté et troqué un grand tableau de musique provenant de la vente de Monsieur le président Auger avec un nommé Monsieur Nicolle Md de musique à la reigle roialle et avoir pris par troc quatre tableaux d’un flamand et leur bordure dorée »3. Le 7 septembre suivant, il écrit avoir « troqué un tablaux dans le stile du Bordon [Bourdon ?], avec le Sieur Golly, Md mercier rue de la Harppe et je pri (sic) pour mon tablaux marine denviron quinze pousses sur 10 pouces... ».
3Une plainte déposée en 17564 nous montre que si le troc était une pratique habituelle, il pouvait fort bien ne pas donner satisfaction aux contractants. À cette date, le maître peintre et marchand de tableaux Paul Guillaume Ledoux, cède un tableau de Teniers à son confrère Bentabole, « négociant », tenant commerce rue Saint-Honoré « à l’enseigne de Sainte-Geneviève »5. L’affaire se conclut en présence d’un tiers, Henri Guillemard, maître peintre, domicilié cloître Saint-Germain-l’Auxerrois, sollicité par l’acheteur, Bentabole, pour « donner le prix au tableau ». Il fut convenu entre les deux parties que la transaction se ferait sous forme d’un échange de marchandises. Le vendeur, Ledoux eut néanmoins à se plaindre du « moins de valeur dans les marchandises que ledit Bentabole lui a donnés en échange ». En outre, il apprit que ce dernier répandait le bruit qu’il avait été trompé. Traitant Ledoux de « coquin » et de « misérable », il souhaitait rompre cette transaction. « Pour sauver sa réputation », Ledoux décida alors de porter plainte. Il n’était néanmoins pas exempt de tout reproche, comme le montre la déposition de Guillemard qui apporte quelque éclairage sur cette affaire. Il dit en effet que Ledoux avait demandé pour ce tableau représentant « une dance et des animaux », reconnu par lui-même comme étant de « l’ancien temps de Teniers », la somme de « neuf milles livres en troc de ce tableau, ou sept mille livres argent comptant ». Cette somme, jugée trop élevée par Bentabole, fut néanmoins acceptée et la transaction conclue, une partie sous forme de troc, l’autre en « deux billets de 1.200 et quelques livres ». Malheureusement, quelques jours plus tard, Bentabole apprit que Ledoux n’avait payé son tableau que 600 livres, somme à laquelle il fallait ajouter 30 livres de restauration. Bentabole avait également montré son acquisition à plusieurs personnes qui avaient estimé que le tableau ne valait pas plus de 1.200 livres et surtout, chose plus grave, qu’il était abondamment repeint, ce que Guillemard avait été dans l’impossibilité de constater, ayant vu le tableau chez Ledoux dans de mauvaises conditions. On notera que l’argument semble relativement fallacieux venant d’un peintre « restaurateur des tableaux du Roi ». Les tentatives de conciliation ayant échoué, l’affaire fut donc portée devant le commissaire Leblanc au Châtelet.
4Au fil de cette affaire, nous voyons apparaître une autre forme de paiement différé, le billet à ordre. Le bilan passif du marchand fripier La Brousse, dressé à l’occasion de sa déclaration de faillite de novembre 1777, montre que l’essentiel du commerce entre marchands s’effectue par ce moyen. À cette date, il devait en billets la somme de 4.480 livres, à sept marchands de tableaux, ce qui représentait 50,3 % de ses dettes passives6. Ce mode de règlement pourtant très répandu n’était pas sans présenter des risques ; les archives du Châtelet de Paris ont conservé la trace de certains litiges, tel celui qui opposa le peintre Martin, de l’Académie royale, qui se livrait au commerce, à un amateur, Nicolas de Montribloud, receveur des États de Lyon7. En 1774, en échange d’un billet payable soit en argent, soit en tableaux, Martin avait cédé différents tableaux à Montribloud. Celui-ci choisit ce dernier mode de règlement. La procédure, classique, aurait pu en rester là, si le peintre Martin, jugeant que l’acheteur n’avait pas honoré complètement sa dette, n’avait porté l’affaire devant le Châtelet de Paris pour obtenir réparation8. Un nouveau litige révèle une autre transaction qui eut lieu en 1776. À cette date, le marchand Pierre Vintugeol, dit La Pierre, vend au chevalier de Lahaye seize tableaux pour la somme de 2.246 livres. Une partie du règlement, soit 300 livres, s’effectue par un mandat « sur les Marin (?) Caissier du sr Dechalandré », le reste sous la forme de « six billets d’honneur » émis au profit d’un tiers, le chevalier Jock, dont le marchand était le débiteur9.
5Paul Carrier, dont les achats nous sont connus par son Livre de compte, pour la période 1787-178910, recourt à différents moyens de paiement : le règlement au comptant (216 livres pour deux tableaux de Bout et Boudewyns achetés au marchand Hazard), le paiement mixte en billet et en objets, pour quatre tableaux acquis auprès de son confrère Fontaine, paiement différé à six mois de crédit pour des tableaux et dessins achetés à une vente dirigée par Boileau.
6La pratique du crédit est largement répandue au XVIIe et au XVIIIe siècle et concerne tous les milieux, particulièrement les Grands qui en font un large usage. Comme le rappelle N. Coquery « la règle du crédit règne en effet sur les métiers du luxe »11. Elle s’applique effectivement au marché du tableau et les marchands, comme leurs clients, y recourent fréquemment, instituant ainsi une « économie différée »12. Le recours aux facilités du paiement échelonné et du solde différé est à la base de la plupart des négociations, surtout dans le cas d’achats importants.
7Pour pallier l’impossibilité de payer comptant, on recourut fréquemment à la vieille formule de la rente qui permettait de « prendre à bail et payer à tempérament »13. Un tel instrument de crédit présentait un autre avantage ; une fois instituée, la rente pouvait être transférée à un tiers. Cependant son établissement nécessitait l’intervention d’un notaire. L’Italien Henri Auberti, qualifié « d’avocat de Rome », y recourut en 1756, pour vendre son cabinet de dessins14. Nous connaissons l’histoire de la genèse de la vente de sa collection de dessins au duc de Tallard, par une note manuscrite ajoutée au catalogue de cette vente, en 1756. Nous y apprenons que « cet Italien avait fait son possible pour tacher de vendre sa collection à Lyon, et avait mesme proposé à M. de Soubry, Trésorier de France, demeurant en cette ville, de lui donner en rente viagère, pour la somme de 3.000 livres, ce qu’il n’a point voulu accepter par bonheur pour lui, en ayant fait une bien meilleure affaire à Paris, qui est l’endroit de tout le monde ou il y a le plus de resource pour les personnes d’industrie. Il avoit essayé ensuite d’en faire une vente publique par M. Rémy ; mais comme cela ne montait pas au grand prix qu’il en vouloit, il la fit cesser et a cherché en tirer meilleur parti, aussi a-t-il parfaitement réussi… . ». Ces derniers mots font allusion au fait qu’Auberti avait finalement réussi à céder sa collection au duc de Tallard : « cet habile Italien qui connaissait l’ardeur avec laquelle ce seigneur voulait former son Cabinet de dessins avait si bien sceu lui persuader que le choix qu’il avait apporté d’Italie était un composé de ce qu’il y avait de plus précieux en desseins des plus grands maîtres, qu’il étoit parvenu à les lui vendre, au moyen d’une rente viagère de 5.500 livres, remboursable pour la somme de 75.000 livres15. Il y a apparence que l’on payera longtems cette rente viagère, car celui sur lequel elle est constituée, n’a que trente deux ans...»16. À en croire l’auteur de cette note, seul le vendeur trouva son compte dans cette transaction. Il précise en effet que « le Duc de Tallard avait acheté la collection de desseins de l’italien, bien au-delà de sa valeur »17. De telles opérations, bien qu’enregistrées devant notaire sont difficiles à retrouver, car bien souvent, seul l’inventaire des papiers dans une succession mentionne ces rentes, sans toutefois préciser le motif de leur création. C’est le cas du marchand Paillet qui percevait du prince de Conti, depuis 1772, une rente perpétuelle de 1.000 livres, correspondant à un capital de 20.000 livres18. On peut raisonnablement penser que celle-ci avait été constituée pour la fourniture de tableaux. Le prince de Conti paraît d’ailleurs avoir fait un large usage des rentes perpétuelles constituées au profit des marchands créanciers ; il n’en eut cependant pas l’exclusivité, comme l’a montré N. Coquery19.
Le financement du commerce
8En période de pénurie de numéraire, à l’occasion d’importantes transactions, le marchand de tableaux doit fréquemment recourir à d’autres sources de financement. La solution la plus commode étant de faire un emprunt à un particulier. C’était la procédure habituelle avant l’institution du Mont-de-Piété, créée seulement en 1777. Il arrive fréquemment que les marchands sollicitent des prêts en engageant certains objets, particulièrement des tableaux de leur fonds de commerce. Ainsi, en 1778, une sentence au Châtelet est rendue contre le marchand Saubert, dont l’épouse avait emprunté à M. Gouault de la Croix une somme de 1.404 livres contre le nantissement « d’effets lui appartenant »20. Mais un tel procédé pouvait avoir parfois de fâcheuses conséquences pour le prêteur, comme le montre l’affaire qui opposa vers la fin des années 1780, le peintre marchand Martin21 à son propriétaire Coutant. Elle fut exhumée à la fin du XIXe siècle par L. Courajod22. Résumons, même avec un peu de longueur, cette histoire exemplaire. Locataire depuis plusieurs années d’un ancien procureur au Parlement nommé Coutant, le marchand Martin, en sympathie avec ce dernier, passa de la confiance à la confidence. Il lui fit valoir qu’en dépit de la prospérité de son commerce, de la qualité de son stock de tableaux évalué à plus de 200.000 livres, de « plusieurs rentes sur le prince de Conty » son plus éminent client, et de plus de 30.000 livres de créances sur le chevalier de Luxembourg et le marquis d’Arcambal... », il lui manquait les liquidités nécessaires « pour faire de nouveaux achats en tableaux » et que, s’il trouvait en son propriétaire un prêteur compréhensif, « Il augmenteroit de beaucoup son commerce et sa fortune ». À entendre ce discours et persuadé qu’un commerçant ayant de si beaux tableaux et qui comptait des princes parmi ses clients, ne pouvait être qu’honnête, Coutant céda. Bien mal lui en prit ; il prêta à Martin, en 1773 et 1774, 12. 000 livres. Voyant le remboursement de son prêt sans cesse différé, Coutant, d’inquiet, devint offensif en 1779. Pourtant, il céda à nouveau aux sollicitations du couple Martin, le marchand s’étant marié entre-temps. Il leur consentit imprudemment une nouvelle avance, ce qui porta le montant du prêt à la somme importante de 24.226 livres. En 1780, Coutant, ne voyant toujours rien venir découvrit alors « le désordre des affaires du sieur Martin », poursuivi par une nuée de créanciers. Il exigea des garanties qu’il obtint un an plus tard, sous la forme de « trois billets au porteur payables à volonté ». Malheureusement, ceux-ci s’avérèrent non convertibles, le marchand étant insolvable. Les faits se déroulaient en 1782. Jeté en prison, le marchand en ressortit rapidement pour venir implorer son accusateur qui se laissa cette fois encore attendrir par « ses prières, ses pleurs et celles (sic) de sa femme ». La scène en devient greuzienne ! Mais le prêteur n’était pas encore au bout de ses surprises. Coutant retira sa plainte et accepta que Martin lui concède en nantissement de sa dette des tableaux « de la valeur de sa créance », après toutefois que l’estimation en aura été faite par des peintres. Chacune des parties devant désigner son expert, Coutant choisit, sur recommandation, Pierre Rémy, alors que le marchand Donjeux représentait les intérêts de Martin. Après avoir confronté à la fois leur choix et leurs estimations, les deux hommes isolèrent parmi tous les tableaux « l’élite de tous ceux du sieur Martin », soit vingt-trois tableaux, en précisant toutefois « qu’ils étoient au-dessus de la valeur à laquelle ils les avoient portés ; que cependant ils observoient au plaignant que, s’il vouloit les vendre dans le temps alors présent où l’on étoit en guerre avec l’Angleterre, il pourroit arriver qu’il en trouveroit six mille livres de moins que leur estimation ». Celle-ci s’élevait à 24.680 livres, soit 454 livres de plus que le montant de la dette. Néanmoins, on avait pris soin de recommander à Coutant de ne vendre ses tableaux qu’une fois la paix revenue. Fort de ce conseil, il attendit deux ans après le retour à la Paix, escomptant tirer un grand profit de « l’arrivée des Anglais et des étrangers ». Las, tous ceux qui virent ces tableaux, les jugèrent « médiocres et bien inférieurs à leur estimation ». Au défilé des amateurs succéda celui des « contre-experts », en l’occurrence les académiciens, qui abondèrent dans le sens des amateurs. On conseilla alors à Coutant de se débarrasser de ces tableaux en organisant une vente à l’Hôtel de Bullion, par les soins de Paillet. Alors que la vente était annoncée pour le 13 avril 1786 et la « notice indicative » imprimée, la visite précédant la vacation se conclut en tempête car « il s’y est trouvé beaucoup de gens qui les ont décriés, comme les ayant reconnus venir du cabinet du sieur Martin ; ce qui a occasionné une rumeur telle que n’ayant éprouvé que de très-basses mises ou enchères sur les premiers qui ont été exposés en vente, les sieurs Paillet et Chariot ont pris le parti de les retirer ». Les tableaux ne valaient tout au plus, selon les amateurs qui les virent, qu’entre 4.000 et 6.000 livres. En dernier recours, Coutant décida de se retourner contre Rémy qui avait estimé les tableaux pour son compte. Il lui demanda de se charger de leur vente, mais il n’en obtint qu’une fin de non-recevoir ; celui-ci ayant même l’aplomb de lui rétorquer qu’il ne se mêlait plus de vente, alors même que son nom figurait comme expert de la vente Beaujon (1787). Coutant n’apprécia guère la plaisanterie. Si l’on accorde foi à l’allusion faite par Rémy dans l’avant-propos du catalogue de cette vente, Coutant aurait cherché à le discréditer auprès de sa clientèle23. Néanmoins, dans cette affaire, l’escroquerie étant patente, la collusion avec les experts établie, l’ancien procureur au Parlement décida de porter les faits devant les tribunaux. L’affaire, débutée dix ans auparavant, n’avait que trop duré. Cette méchante histoire dont nous ignorons l’épilogue, jette un voile sombre sur le marché de l’art de la période.
Le Mont-de-Piété
9Bien qu’il n’ait pas été conçu comme un lieu de commerce à proprement parler, le Mont-de-Piété pouvait ajouter cette fonction à celle du prêt sur gage, dans le cas où les œuvres confiées en nantissement n’étaient pas dégagées dans les délais légaux. Toussaint des Essarts donne cette définition de l’institution : « On appelle ainsi un établissement qui est autorisé par le Gouvernement à prêter de l’argent sur des nantissements, moyennant un certain intérêt »24. Ce type d’établissement qui existait de longue date en Italie, où il dérivait des fondations pieuses, avait un but très précis et louable, lutter conte la pratique de l’usure. Aussi, Toussaint des Essarts se réjouit-il de sa création en France par Lettres patentes royales du 9 décembre 1777. Toutefois cette institution, installée au 16 de la rue des Blancs-Manteaux, ne joua durant cette période qu’un faible rôle, tout au moins en ce qui concerne le marché du tableau. Nous n’avons trouvé qu’une seule vente de tableaux en ces lieux, en 178525. Jusqu’à l’extrême fin du siècle, les nombreux prêts sont en effet consentis essentiellement sur dépôt d’objets de matières précieuses, orfèvrerie, pierreries, montres, bijoux etc..., valeurs sûres et facilement négociables, ainsi que sur des pièces de vêtement. Durant la période qui nous intéresse, les tableaux ne comptent pour ainsi dire pas parmi les objets mis en nantissement d’un prêt. Leur valeur étant sans doute jugée trop fluctuante pour en faire des gages sûrs et constituer une garantie fiable, surtout au tournant des années 1770. Nous n’avons rencontré que deux exemples de tableaux mis en gages par des marchands. En octobre 1783, Jean-Baptiste Poixmenu obtient un prêt de 200 livres contre le nantissement de « cinquante-deux tableaux tant en huile que Gouache de differentes grandeurs et par différents maîtres ». Durant la même période, le dénommé Hazard qui était en affaires avec lui, dépose trente-neuf tableaux au Mont-de-Pieté contre lesquels il obtient un prêt de 430 livres26. Cependant, c’est surtout avec son rétablissement par le Directoire, et avec la création de la succursale des Beaux-arts à la suite de l’association de sa direction avec Paillet, que le tableau devint l’un des supports du prêt27. Aussi n’en faisons nous mention que pour mémoire, de même qu’il est intéressant de rappeler, même s’il se situe hors de notre période, le projet du marchand J.-B. P. Le Brun, en 1792, de créer un « Lombard des Arts », c’est-à-dire un établissement de prêt sur gage spécial aux nantissements d’œuvres d’art28. Celui-ci s’adressait aux amateurs, comme aux marchands « pour satisfaire à des engagements impérieux, pour ranimer la langueur de leur commerce ou renouveler leurs magasins, ou même soutenir leur crédit...»29. Le projet, qui intervenait à un moment peu favorable, n’eut pas de suite ; mais l’idée sera reprise quelques années plus tard par une société qui s’installa dans les locaux de l’ancien Mont-de-Piété.
10Dès la période qui nous intéresse, il arrivait que le marchand se substitue à l’institution, en faisant office de prêteur, comme le montre une obligation, certes tardive par rapport à la période envisagée, qui met en lumière une pratique sûrement très répandue, surtout en des temps de grande instabilité économique. En décembre 1790, le bijoutier collectionneur du quai des Orfèvres, Jean Corneille Landgraff, sollicite un prêt de 32.000 livres auprès du marchand de tableaux Vincent Donjeux30, qui lui consent sous la forme de neuf billets à paiement échelonné entre la fin novembre 1791 et la fin août 1792. En nantissement de ce prêt, Landgraff remet à Donjeux « qui les reconnoît, différents tableaux d’une valeur de 32.350 livres » décrits dans une liste annexée au document « en un état estimatif qui en a été dressé entre les parties ». Au terme du remboursement, Donjeux s’engageait à restituer les tableaux à leur propriétaire. Dans l’hypothèse où le débiteur ne respecterait pas ses engagements, une clause du contrat autorisait Donjeux « à faire vendre par le ministère de tel huissier priseur que led. S. Donjeux voudra choisir..., ceux des tableaux que led. Sr Donjeux jugera à propos et jusques à concurrence du montant des billets ». Une autre clause prévoyait que dans l’hypothèse où la vente des tableaux ne couvrirait pas la dette contractée, Landgraff s’engageait à acquitter la différence et dans le cas où le résultat de la vente serait supérieur à la somme due, le bailleur dédommagerait le débiteur. C’est probablement l’ensemble de sa collection qui servit de caution au bijoutier Landgraff, soit soixante-dix tableaux et quelques pièces de porcelaine. On peut être certain que l’estimation de Donjeux couvrait très largement les risques du prêt, puisque, parmi les tableaux gagés, nous trouvons quarante tableaux « flamands », la valeur sûre de la seconde moitié du siècle, pour vingt-cinq français et seulement quatre italiens. Les noms qui sont accompagnés des plus hautes estimations sont ceux d’Adrien van Ostade (3.600 livres), d’Isaac van Ostade (3.000 livres), de Wouwerman (1.000 livres), de Rubens (1.200), de Le Moyne (deux tableaux pour 1.000 livres), et ce qui est plus surprenant, de Michel Ange de Caravage (1.200 livres), avec une « Vierge ayant à ses pieds deux pellerins en prière », qui pourrait bien n’avoir été qu’une copie de la Madone des Pélerins de l’église Sant’Agostino de Rome. Il est intéressant de relever également l’estimation de deux paysages de Taunay (1.000 livres) et celle d’un Watteau dont le sujet n’est pas précisé, mais dont l’estimation (400 livres) était encore soutenue à cette date avancée du XVIIIe siècle.
11Ces exemples montrent bien que le tableau devient une véritable monnaie d’échange, une valeur reconnue, ce qui rassure le prêteur dans une période difficile sur le plan monétaire. Et si ces prêts sur nantissement de tableaux ne constituent pas une nouveauté31, leur multiplication atteste bien le nouveau statut économique de la peinture, considérée comme un objet de luxe, le nouveau regard porté sur l’œuvre peinte qui n’est plus seulement esthétique mais financier.
Le bénéfice du marchand
12Que savons nous de la marge bénéficiaire des marchands de cette période ? Celle-ci varie bien évidemment en fonction de la valeur d’achat, de la conjoncture, des phénomènes de mode ou de la personnalité du marchand. Il y a cependant certaines règles, comme dans toute forme de commerce. L’académicien Doyen amené en 1788, à arbitrer le conflit déjà évoqué entre le marchand Vincent Donjeux et Druyer de Boncourt, apporte cette intéressante précision : « Dans le commerce ordinaire le profit du marchand est de dix pour cent. Celuy des Tableaux par la difficulté de vendre peut supposer un profit plus étendu, mais qui pour d’honnetes gens en (sic) doit pas s’étendre au-delà de trente pour cent »32. On le voit, le peintre-expert prend en considération, dans son évaluation du « bénéfice raisonnable » du marchand, la spécificité du commerce du tableau, reconnaissant ainsi la part des risques.
13Certains livres de commerce, tel celui du marchand Saubert qui couvre la période 1774-177833, nous en fournissent quelques exemples. Il achète ainsi deux Tempêtes anonymes pour 24 livres, qu’il revend 120 livres, deux Salvator Rosa payés 60 livres, sont cédés pour 144 livres et un portrait de Largillierre, acheté 15 livres, est revendu le double de ce prix. Il serait pourtant hasardeux d’établir une règle à partir de ces seuls exemples, mais nous pouvons constater que la marge obtenue varie du double au triple. Un autre exemple nous est fourni par Tronchin34, qui dit avoir acheté à Le Brun deux tableaux, un Autoportrait de Metsu et une Foire de Wouwerman pour 10.201 livres, alors que le marchand les avait payés respectivement 4.000 livres et 6.001 livres trois ans auparavant. Soit un bénéfice de 200 livres seulement qui, comme Tronchin l’explique à sa femme, est davantage une concession du commerce à l’amitié, à moins qu’il ne faille y voir une prime de fidélité accordée à un client assidu. Cette fois encore, la marge bénéficiaire ne saurait donc être tenue pour habituelle et normale, le même Le Brun n’étant pas homme à se contenter d’un si maigre bénéfice. En 1782, il vend le Jeune mendiant de Murillo au cabinet du roi pour 4.200 livres, tableau acheté peu de temps avant pour 3.600 livres à la vente Radix de Sainte-Foy, réalisant ainsi un bénéfice de 600 livres (environ 14 %). Quelques années plus tard, en octobre 1785, alors qu’il vient de proposer au roi cinq tableaux de maîtres hollandais achetés lors de la vente Van Slingelandt, en Hollande, le comte d’Angiviller écrit à Pierre : « En mandant, comme je viens de le faire, au sieur Le Brun ma détermination, je ne lui fixe point les prix comme il me le propose et je lui laisse le soin de les modérer, en négociant honnête, qui doit savoir mesurer ses bénéfices, surtout dans les circonstances d’un recouvrement sûr et prochain...»35. Rappelons enfin qu’en 1765, le joaillier Aubert avait cédé pour 600 livres à Monsieur de Sainte-Foix deux « vues de paysages et de rivière », vraisemblablement de Joseph Vernet, acquises la même année pour 504 livres, réalisant ainsi un bénéfice de 96 livres (soit 16 %)36. Certaines annotations de catalogues de vente nous permettent de préciser la marge bénéficiaire des marchands. Pierre Rémy achète ainsi à la vente Tallard, en 1756, un Christ adolescent avec Saint Jean-Baptiste, de Reni37 pour 2.002 livres qu’il revend 2.100 livres à Cangé de Billy réalisant ainsi un bénéfice de 4,66 %. Dans la même vente il achète un Saint Hyacinthe de l’Albane pour 342 livres qu’il cède à Mme de la Boissière pour 390 livres « y compris le racomodage », soit une marge de 48 livres (12 %)38. En 1776, à l’occasion de la vente Blondel de Gagny, Le Brun achète le tableau représentant la Servante de Rembrandt, de ce maître, plus connu sous le titre de La crasseuse, pour 6.000 livres « et le recède sur le champ à un anglois qui lui a donné 20 louis de bénéfice »39. En 1780, lors d’une vente dirigée par Le Brun, le marchand Dubois acquiert pour 3.001 livres un Repos de Diane de Jordaens considéré comme « un des plus beaux tableaux de ce maître », qui est cédé semble-t-il le jour même, au président Haudry avec 48 livres de bénéfice40.
14Avec ces quelques exemples, nous voyons que les bénéfices réalisés par les marchands cités, qui comptent parmi les plus importants de la période (Rémy, Le Brun), restent le plus souvent dans la marge considérée comme habituelle selon le peintre Doyen, à l’occasion de son arbitrage dans l’affaire Donjeux/ Druyer de Boncourt. Il y eut sûrement des marges plus considérables, mais le fait que les marchands de tableaux n’aient pas fait fortune durant la période considérée, montre assez qu’elles ne sont pas un signe fiable de l’état du marché du tableau et ne reflètent pas sa réalité.
Marchands « à la marge » et risques du métier
Marchands coupables
15Le musée Carnavalet conserve un tableau attribué à François Eisen (fig. 10) illustrant parfaitement notre propos. Il met en scène Les brocanteurs rendant hommage au bon larron sur sa croix, auquel ils présentent leurs tableaux, instruments de leurs fourberies41. De fait, dans un contexte hautement spéculatif, l’amateur naïf n’est que trop souvent la dupe des marchands de tableaux et revendeurs de toutes sortes comme nous l’a démontré l’affaire de l’avocat Auberti. Nougaret évoque quelques-unes de leurs ruses : notons bien qu’il emploie pour désigner la victime, le terme d’amateur et non celui de connaisseur, marquant bien la distinction entre ces deux « familles ».
« [...] Voyons maintenant quelques-unes des tromperies qui se pratiquent dans la vente des tableaux. Ceux qui en font le commerce n’enchérissent les uns sur les autres que pour la forme ; de sorte que les Tableaux leur sont adjugés aux trois quarts de leur valeur ; & le partage qu’ils font ensemble du bénéfice, s’appelle entr ’eux révision. Quand un Amateur possède un bon tableau dans son cabinet, ils mettent tout en usage pour l’en dégoûter, afin de l’avoir à vil prix. Dans l’achat que fait l’Amateur, ils ne l’engagent à bien payer, qu’autant que le vendeur est de leur connoissance, ou qu’ils en reçoivent secrettement une gratification. D’autrefois (sic) ils simulent des ventes publiques, les garnissent de mauvais tableaux, qu’ils enchérissent concurement, jusqu’à ce que quelque prétendu Amateur donne dans le piège. S’il leur refuse une croûte dont ils n’aient pu se défaire, ils la noircissent, l’enfument, & la portent misterieusement chés une personne qui leur est affidée ; après quoi ils vont dire à l’Amateur facile à tromper que quelqu’un veut vendre un chef-d’œuvre, dont on ignore le mérite ; qu’ils n’ont point fait cette précieuse acquisition, parce qu’ils manquent d’argent pour l’instant ; mais qu’ils sont charmés de la procurer à l’homme estimable à qui ils en parlent. Un de ces rusés Brocanteurs s’avisa de se présenter chez un amateur, vêtu en grand deuil, en pleureuse, les cheveux épars, & lui dit, la larme à l’œil, que son père venait de le laisser orphelin, & qu’il avoit pour héritage, une quantité de tableaux… »42.
Fig. 10 – Attribué à François Eisen, Hommage au bon larron, huile sur toile, Paris, Musée Carnavalet.

Cliché Photothèque des Musées de la Ville de Paris-Roger-Viollet.
16À cette diatribe sur les ruses des marchands répond celle de Diderot qui, à l’occasion du Salon de 1761 et à propos d’un Zéphyr et Flore de Vien, écrit : « Il n’y a point de commerce où il y ait tant de mauvaise foi que dans celui des tableaux. On vous engoue d’une croûte qu’on vous fait acheter au poids de l’or ; on vous dégoûte d’un morceau excellent. On vous donne un tableau d’un maître, d’une école, pour un tableau d’un autre maître ou d’une autre école ; une copie pour un original ; on vernit. On repeint. On allonge. On rogne. À tout moment les plus fins y sont pris »43. Diderot nous révèle ici quelques-unes des tromperies des marchands, sans nous dévoiler pour autant leurs méthodes. C’est à cette question que répond sans rien nous cacher cette fois, un pamphlet auquel nous avons déjà fait allusion, La Confession publique du Brocanteur, publié en 177644, véritable catalogue des pratiques douteuses du commerce du tableau. (fig. 11) On aurait aimé connaître l’effet produit par ce petit ouvrage sur les contemporains.
17Malheur donc à celui qui n’ayant pas de connaissances en peinture cède aux sirènes de la collection, comme nous le montre l’affaire qui opposa en 1763, Jean-Guillaume Le Prévost des Genetais, secrétaire de l’abbé de Broglie, au marchand de tableaux Gabin45. Ce dernier, « ci-devant domestique, présentement marchand de tableaux », établi en chambre rue de Grenelle Saint-Honoré prit son « air doucereux et pathelin » pour lui vendre « quelques tableaux des maîtres qu’il lui avoit nommés et à fort bon compte ». Ce client trop crédule ignorait qu’en terme de métier, l’habile marchand l’avait « amorcé » en lui faisant acheter de véritables et bons tableaux pour un prix jugé par ceux qui les virent, non seulement honnête mais encore avantageux. Un climat de confiance étant ainsi établi, le marchand put passer à la seconde phase de l’offensive. Ayant suscité le désir de son client, il allait maintenant le combler en lui vendant trois tableaux, un Moïse sur les eaux soit disant de Poussin, pour 600 livres, une Décollation de Charles 1er d’Angleterre, « qu’il lui dit être de David Teniers », pour 2.400 livres et enfin une Danaë déclarée être « du maître de Rubens », payé 1.500 livres. L’acheteur ayant montré ses tableaux à des connaisseurs, ceux-ci lui révélèrent la fraude dont il avait été victime. En effet, ces tableaux n’étaient que de vulgaires copies, et même pour le premier, une « copie d’autres copies d’après l’estampe ». Le marchand avait émis pour paiement de ces tableaux des billets sur lesquels il avait, malencontreusement porté la raison de l’émission. Considérant que ces billets pouvaient être retenus comme preuve contre lui, il avait eu la prudence de les restituer au client mécontent, en échange des tableaux contestés, faisant disparaître ainsi la preuve de sa fraude. Mais le client n’était pas pour autant à l’abri des mauvaises surprises. L’achat du troisième tableau avait été conclu en « quatre lettres de change de mois en mois », et cette fois, le marchand n’avait pas précisé sur celles-ci l’objet de la transaction. Il pouvait donc librement encaisser ces billets et le client fut une fois de plus, la victime. En effet, le Prévost de Genetais, dans l’impossibilité d’honorer l’un d’eux, fut emprisonné pour dette, au Fort-Levêque. D’où l’objet (supplémentaire) de sa plainte. Le dernier tableau vendu par Gabin pour le prix de 1.500 livres n’en valant pas plus de 150, il demanda une contre expertise aux dénommés « Legras, Guillmart, Fabien et autres »46. Pour preuve de sa bonne foi et de la « friponnerie » de Gabin, Le Prevost de Genetais fit valoir que le marchand avait proposé précédemment ce tableau à « l’abbé de Juvigny » [Gévigney], pour 600 livres seulement. Il argumentait en disant que Gabin n’en était pas à son « coup d’essai », qu’il était « dans l’habitude de faire des friponneries de conséquence sous le titre de peintre et marchand de tableaux, sans avoir su ni peindre ni dessiner ». On soulignera cet argument. Il avait en effet trompé d’autres personnes, parmi lesquelles M. Caulet, intéressé dans les affaires du Roi, « auquel il a vendu, par le secours d’un autre lui-même, pour 30.000 livres de tableaux qui n’en valent pas six ».
Fig. 11 – Anonyme, La Confession publique du Brocanteur, Amsterdam, 1776.

Cliché auteur.
18Le marchand Pierre Vintugeol (ou Ventujolle), dit La Pierre, établi rue des Cordeliers, fut poursuivi en 1776 pour n’avoir pas honoré en totalité un contrat. Il avait en effet vendu à Jean-Fançois Claude Delahaye, Chevalier, ancien capitaine d’infanterie, seize tableaux pour 2.246 livres. Il avait été convenu que l’acheteur payerait 10 à 12 louis au comptant et que le reste de la somme serait acquitté sous forme de « billets d’honneur au profit du Chevalier de Jock », à qui Vintugeol devait de l’argent. Le marchand conserva une Descente de Croix afin de lui faire une bordure. Il était entendu qu’il livrerait ce tableau au domicile de l’acheteur, ce qu’il ne fit pas. Ce dernier décida alors de suspendre son paiement jusqu’à ce qu’il soit entré en possession de la totalité des tableaux. Furieux, Vintugeol se répandit alors en injures, traitant Delahaye d’escroc, et allant jusqu’à le menacer « de lui ouvrir le ventre avec son couteau », ce qui, aux dires de certains témoins qui connaissaient le marchand, n’était pas un vain mot, celui-ci étant connu pour « un homme capable d’attenter à la vie du comparant »47. Les marchands seraient-ils décidément des gens à l’humeur vive ? On aurait tendance à le penser en considérant la plainte déposée par Maugé de Clermont, résidant à Caen et de passage à Paris, contre le marchand Richard, établi quai des Augustins48. En septembre 1769 ce client lui avait acheté « différents tableaux ». Revenu le voir en mars 1770, pour lui marchander un autre « petit tableau », il lui avait proposé de régler celui-ci en faisant un troc avec quelques « morceaux de lac et des Cristaux ». Le marchand lui ayant demandé en sus 40 sols et le plaignant ne voulant rien céder, l’affaire dégénéra, Richard jetant son client à la rue en l’injuriant et en le menaçant d’une canne ! Anodines en apparence, ces histoires ont le mérite, outre de nous renseigner sur les mœurs du commerce, de faire sortir les marchands de l’ombre. Si de tels incidents ne s’étaient pas produits, il en serait bien souvent des marchands comme des « familles heureuses », sans histoire. L’historien doit donc se féliciter des errements des uns et des autres.
19La vente en boutique n’était cependant pas la seule à ménager des surprises. Les ventes publiques n’offraient pas davantage de garantie, comme nous le montre une lettre de Pierre, Premier peintre du roi, à Vien, en 178149. Il y relate la mésaventure arrivée au comte d’Orsay qui, se croyant devenu connaisseur pour avoir voyagé en Italie pendant deux ans, avait acheté pour 11.000 livres un « prétendu Rubens » représentant « Une Vierge ». Au dire de Pierre, ce tableau n’était autre qu’un Jordaens bien connu sur la place de Paris pour « avoir trainé des siècles chez la veuve Godefroy50 où vous l’avez pû voir ainsi que je l’ai vû pendant quinze ans » Et il raconte comment, à la vente après décès de cette célèbre restauratrice et marchande de tableaux, « Il fut donné pour rien et après avoir passé dans les mains des brocanteurs, il avait été vendu si je ne me trompe 25.000 livres à M. Poulain ». À la vente de ce dernier, en 1780, le comte d’Orsay avait été à son tour la dupe et la risée de tous les brocanteurs et connaisseurs. Pierre ajoute en effet perfidement : « Tout le monde riait à la vente ». On comprend moins le rôle joué alors par le marchand Basan qui, tout en ne pouvant ignorer l’histoire de ce tableau, s’en était porté acquéreur pour le comte d’Orsay51.
Marchands victimes
20Les marchands eux-mêmes n’étaient pas à l’abri des mauvaises surprises. Il arriva qu’ils soient aussi des victimes, notamment de vols. Ainsi, en 1764 Thomas Bonvoisin, qui tenait boutique place du Louvre, retrouva au petit matin son échoppe ouverte. Il constata qu’on lui avait volé plusieurs tableaux et d’autres effets dépendant de son commerce. Sa déposition permet de connaître son activité52. Parmi les objets dérobés, il y avait « un Clair de lune, peint sur bois… », une Tête de femme au pastel, deux petites batailles de Parrocel, deux paysages sur toile, un cuivre de petites dimensions représentant des fleurs, un Chien blanc avec gibecière « signé Doudry » [Jean-Baptiste Oudry], « deux petites femmes d’après Boucher », et un petit cuivre représentant une bataille sur fond de paysage. Parmi les objets subtilisés, sont également mentionnés « une figure d’ébenne haute d’environ quinze pouces représentant un philosophe, une petite figure de baigneuse en terre cuite, un « almanach en deux parties dont une fermée », dix « pierres à papier de marbre noir vené de blanc en forme de livre », environ « quarante almanachs, tant Colomba que autres », un coffre « de bois d’acajou en deux parties, et enfin quelques petits ouvrages de mercerie et des fournitures pour le dessin. Un tel document reflète un commerce assez varié.
Notes de bas de page
1 J.-G. Wille, 1857, I, p. 136, 31 mai 1760.
2 Publié dans B.S.H.A.F, janvier 1878, p. 177 (VII).
3 Arch. de la Seine, D5B6, registre 5276, Livre de commerce de La Brousse, f°9, du 19 [juin 1775].
4 Dans E. Campardon, janvier 1878, p 178-181.
5 Il s’agissait semble-t-il d’un marchand mercier.
6 Arch. de la Seine, D4 B6, carton 65, dossier 4241.
7 Christophe Nicolas de Montribloud (?-1786), homme d’affaires et receveur des deniers de la Ville de Lyon, fit faillite en 1778. Il avait réuni une importante collection, comparable par sa qualité aux cabinets parisiens. Elle fut dispersée à Paris, par les soins de Paillet et Julliot le 9 février 1784. Sur ce personnage, voir M.-F. Pérez, 1980, p. 47-48.
8 A.N., Y. 11398. Actes du commissaire Chénon, « Interrogatoire de Nicolas de Montribloud », 3 mai 1774. L’affaire est loin d’être claire et à la lecture de ce document, il est difficile de connaître la vérité.
9 A.N., Y. 11404 (1), « Plainte pour le Chevalier de Lahaye contre La Pierre », 11 août 1776.
10 Arch. de la Seine, D5 B6, n° 2435. « Carrier, marchand de tableaux, 1787-1789 ».
11 N. Coquery, 1998, p. 163.
12 Ibidem.
13 Pour tout ce qui concerne l’histoire, comme le fonctionnement de la rente, nous renvoyons à l’ouvrage de B. Schnapper, 1957.
14 Le même personnage fut au cours de la même année la dupe d’un abbé brocanteur qui lui céda un supposé Guido Reni. Voir « Vente d’un prétendu tableau de Guido Reni, représentant Alphée et Aréthuse (avril 1756) », dans E. Campardon, 1878, p. 181-183. D’après une note ajoutée à cet article (p. 182, note 1), ce personnage aurait été une sorte d’aventurier peu recommandable qui eut des démélées avec la justice pour avoir transformé son appartement en véritable tripot avec des filles publiques, en 1757.
15 Cette somme constituant le principal.
16 Ces annotations manuscrites, précédées du titre « Observations sur les desseins venant de l’italien » sont portées sur des feuillets intercalés dans l’exemplaire du catalogue de la vente Tallard (1756) appartenant à la Bibliothèque de l’Institut (Réserve Duplessis in 8°, 50 bis), après la p. 180. Le récapitulatif des dépenses et profits de Rémy à la fin de ce volume permet de lui attribuer ces notes.
17 Nous ne sommes pas parvenus à retrouver l’original de ce contrat dans les minutes des notaires.
18 J. Edwards, 1996, p. 18.
19 N. Coquery, 1998, p. 176-177.
20 Arch. de la Seine, D6 B6, article 13. « À Messieurs les Consuls de Paris », du 13 avril 1778.
21 En raison de l’absence de mention du prénom et du patronyme très répandu, y compris dans la profession, il est difficile d’identifier ce dénommé Martin avec l’un des personnages connus sous ce nom. On peut tout au plus se demander si ce n’est pas le même qui vendit une partie de son stock en 1773 (Catalogue des tableaux originaux de bons Maîtres..., qui composent le Cabinet d’un Artiste, lundi 13 décembre 1773, Salle des Révérends Pères Augustins du grand Couvent, Paris, 1773. Le vendeur est identifié comme étant « M. Martin Peintre » d’après une note portée sur le titre de l’exemplaire de ce catalogue conservé à Paris, Bibl. I.N.H.A-coll. Doucet.
22 L.Courajod, 1873-2, p. 408-437.
23 P. Rémy et C.F. Julliot, Catalogue de la vente Beaujon, Paris, 1787, p. ix.
24 Des Essarts, 1786, VII, p. 1.
25 Regnault, Vente de tableaux, dessins et estampes. Le jeudi 6 mai, & jours suivans de relevée, dans une Salle du Mont-de-Piété, ayant son entrée par la rue de Paradis », Paris, 1785.
26 A.N., MC, LXVI, 668, I.A.D de Jean-Baptiste Poixmenu, 16 avril 1784, f° 46, Inventaire des papiers, f° 46, article 1.
27 J. Edwards, 1996, p. 26-28.
28 E. Soubeyre, 1914, p. 107-112.
29 Ibidem, p. 109.
30 A.N., MC, XVI, 885, Obligation. M. Landgraff à M. Donjeux, 13 décembre 1790.
31 Szanto, 2000 (2002), p. 165, cite l’exemple du marchand flamand Goynart qui met en gage en 1615 à la fin de la foire Saint-Germain, 190 peintures auprès d’un marchand parisien pour garantir un prêt de 1.800 livres.
32 A.N., T. 714. Papiers Doyen.
33 Arch. de la Seine, D5 B6, n° 3690. « Saubert marchand de tableaux, 1774-1778 ».
34 Cité sans mention de date par H. Tronchin, 1895, p. 252.
35 Cité par G. Émile Mâle, 1956, p. 373. Il s’agissait de tableaux de Both, Terburg, Rembrandt, Schalken, Cuyp.
36 A.N., T*299/4, « Inventaire général de tous mes effets, en ce qui compose le fond de ma boutique », f° 53.
37 P. Rémy, Catalogue de la vente Tallard, Paris, 1756, n° 63. Note portée sur l’exemplaire du catalogue conservé à la Bibliothèque de l’Institut de France.
38 Ibidem, n° 67.
39 P. Rémy, Catalogue de la vente Blondel de Gagny, Paris, 1776, lot 70
40 Annotation portée en marge de l’exemplaire du Catalogue d’une belle collection de tableaux des trois écoles, par J.-B.P. Lebrun, vente Paris, Hôtel de Bullion, 11 décembre 1780, lot 46.
41 On soulignera combien cette représentation est proche d’une scène d’étude d’après le modèle vivant à l’Académie. Il pourrait donc s’agir d’une charge déguisée contre l’institution académique, au même titre que la célèbre gravure du comte de Caylus, L’Assemblée de Brocanteurs est en fait une satire des amateurs d’art. Voir cat. exp. Pierre-Charles Trémolières (Cholet, 1703-Paris, 1739), musée de Cholet, juin-septembre 1973, p. 91, n° 2.
42 P.J.B. Nougaret, 1787, III, p. 241-244.
43 Passage supprimé par Grimm du Salon de 1761 de Diderot, pour sa publication dans la Correspondance littéraire, reproduit dans Diderot, 1984-2, p. 130.
44 La Confession publique du brocanteur..., Amsterdam, 1776.
45 « Plainte du sieur Le Prevost de Gennetais au sujet de la vente à lui faite de trois tableaux faux par le sieur Gabin, ci-devant domestique, devenu marchand de tableaux (1763) », dans E. Campardon, janvier 1878, p. 183-185.
46 Legras est selon toute vraisemblance Antoine-Nicolas Legras qui fit faillite en 1766 (Arch. de la Seine, D4 B6, carton 29, dossier 1558, faillite du 6 août 1766). Il apparaît comme l’un des opposants lors des scellés du maître-peintre Thurin, en 1759. Voir J.-J. Guiffrey, 1885, V, p. 289 et M. et F. Faré, 1976, p. 297. Nous ne possédons aucune information sur les deux autres marchands cités.
47 A.N., Y. 11404 (2), « Procès-verbal pour le chevalier de Lahaye, contre Lapierre », 11 aout 1776.
48 A.N.., Y. 10784 a. « Plainte par le Sr Maugé de Clermont contre Richard », 19 mars 1770.
49 A.N.., 392 AP 3, vol. 149-150, lettre de Pierre à Vien, le 17 février 1781, citée par J.F. Méjanès, dans cat. expo Paris, 1983-2, p. 23.
50 Godefroy ou Godefroid. Il s’agit ici de Marie Jacob Godefroid.
51 J.F. Méjanès (cat. expo, Paris, 1983-2, p. 23), formule cette hypothèse : « En achetant cette Sainte Famille, Orsay récompensait ainsi Basan de la dédicace de la « Collection (de) cent vingt estampes gravées d’après les tableaux et dessins qui composaient le Cabinet de M. Poullain... dédiée à M. le comte d’Orsay ».
52 A.N.., Y 11352, « Déposition du Sr Bonvoisin », 28 février 1764.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Peindre, voir et croire dans les Alpes
La peinture murale en val de Suse (xive-xvie siècles)
Marianne Cailloux
2021
L’estampe un art multiple à la portée de tous ?
Sophie Raux, Nicolas Surlapierre et Dominique Tonneau-Ryckelynck (dir.)
2008
Formes de la maison
Entre Touraine et Flandre, du Moyen Âge aux temps modernes
Étienne Hamon, Mathieu Béghin et Raphaële Skupien (éd.)
2020
Lumières du Nord
Les manuscrits enluminés français et flamands de la Bibliothèque nationale d’Espagne
Samuel Gras et Anne-Marie Legaré (éd.)
2021