Avant-propos
p. 11-16
Texte intégral
1Dès 1877, Edmond Bonnaffé déclarait : « Tout a été dit sur le commerce de la curiosité parisienne au XVIIIe siècle...»1. Pourtant, la floraison et la richesse des travaux actuels touchant à l’histoire des collections et du marché de l’art apportent un démenti à cette affirmation. Certes, le sujet est à la mode : en témoignent publications, journées d’étude et colloques. On ne compte plus aujourd’hui les travaux réalisés ou en cours portant sur les collectionneurs et le marché de l’art au XVIIIe siècle. Citons parmi d’autres, au risque d’en oublier, et pour nous limiter au domaine français, l’ouvrage de Colin B. Bailey consacré aux collectionneurs de l’époque pré-révolutionnaire2, l’étude de Jean Chatelus Peindre à Paris au XVIIIe siècle, qui ne saurait en aucun cas rendre compte de son doctorat d’État soutenu en 19873, le livre devenu classique de Thomas Crow4, jusqu’aux travaux portant sur certains des acteurs majeurs du marché de l’art de la période, tels que Gersaint5, Paillet6, Basan7, sans oublier le doctorat de F. Camus consacré à Jean-Baptiste Pierre Le Brun8. Parallèlement à ces travaux de fond, certains articles ont marqué les études sur le sujet, en ouvrant précocement de larges perspectives. C’est le cas de ceux d’E. Duverger9 et de K. Pomian10. Nous avons nous même apporté quelques éclairages sur cette question11.
2Malgré cette dynamique qui a permis au XVIIIe siècle de rattraper quelque peu le retard par rapport à l’étude des collectionneurs et du marché de l’art au XVIIe siècle, il nous manque encore, pour notre période, l’équivalent des Curieux du Grand Siècle d’A. Schnapper. De même, on attend encore une étude d’ensemble portant sur le marché du tableau, comme celles que M. Grivel12, pour le XVIIe siècle et C. Le Bitouzé et P. Casselle13, pour le XVIIIe siècle, ont consacré au commerce de l’estampe à Paris. Lacune d’autant plus dommageable que les deux activités de marchand d’estampes et de marchand de tableaux furent parfois étroitement liées.
3Ce livre est né d’un constat. À la suite des travaux de Guillaume Glorieux consacrés à la première moitié du XVIIIe siècle, et ceux de Jolynn Edwards, de Fabienne Camus et de Colin B. Bailey, portant sur les marchands-experts et les collectionneurs de la fin du siècle, il restait à étudier une période clé pour l’histoire de la pratique de la collection et son corollaire, le marché de l’art : les années 1750-1770. Nous serions tentés de les appeler les « années Rémy », car elles correspondent à l’activité du peintre-expert Pierre Rémy qui domina les ventes publiques de la période14. Ces années sont celles d’un grand dynamisme de la pratique de la vente publique ; on estime alors à cinq cent quarante-cinq le nombre de ventes dont Paris fut le cadre. Les années 1770 furent marquées par une série de dispersions majeures (Blondel de Gagny, Randon de Boisset, Prince de Conti...), qui contribuèrent à terme à déstabiliser le marché du tableau. Importantes, ces années le sont également, car elles constituent une période de transition entre les « années Gersaint », qui virent l’essor des ventes publiques avec catalogue en France, sans doute stimulé par l’existence du Salon et la mise en place d’une organisation moderne des ventes publiques et du marché d’une façon plus générale, et les « années Le Brun », la fin du XVIIIe siècle, qui voient l’apparition des entrepreneurs, mais également celle des spéculateurs. Aussi, notre but a-t-il été de dresser un état des lieux durant une période dont les bornes extrêmes sont constituées d’une part par la vente Tallard (1756), d’autre part par la vente Poullain (1780), en envisageant tour à tour les acteurs et les pratiques, laissant de côté, pour l’instant, le second volet naturel de cette histoire, l’étude de la clientèle et de ses goûts15.
4Il n’est pas dans notre propos de nous intéresser aux mécanismes de la production de l’image peinte, étudiés par ailleurs, mais plutôt d’étudier la circulation des œuvres, non pas dans le sens de la consommation des images par quelques groupes socioprofessionnels donnés, mais davantage de nous pencher sur la peinture considérée comme objet de collection et sur la place qu’elle occupe désormais, en tant qu’objet de luxe dans le sens du XVIIIe siècle. Nous aborderons ici les modalités de la circulation du tableau, en envisageant successivement les acteurs officiels et officieux du marché, saisis dans leur cadre institutionnel, au travers de l’étude de leur milieu, les formes de la circulation du tableau, les pratiques commerciales et les enjeux de ce commerce. Ce qui reviendra à nous intéresser aux rapports, parfois conflictuels, des marchands avec leurs clients.
5À la transformation du marché de l’art durant cette période, correspond un changement profond dans le goût pour la peinture, dont les principales mutations ont été résumées, après K. Pomian16, par O. Bonfait17 : évolution de la nature de l’image et de son contenu, changement du regard qui considère le tableau et apparition d’un nouveau type de connaisseur, le marchand de tableaux. Il en découle un rapport nouveau entre la clientèle et ses fournisseurs. Il apparaît alors évident que le commerce d’art joua un rôle de tout premier plan dans les orientations données aux collections de la période, d’autant que celle-ci voit l’émergence de la figure du marchand-connaisseur, parfois théoricien de l’art. Ceci est encore plus vrai à un moment où le marché parisien fédère toutes les forces nécessaires : tradition de grandes collections, croissance du nombre de collectionneurs, intérêt accru pour les questions esthétiques, stimulé par l’existence du Salon, mais également par cette nouvelle forme de sociabilité que sont désormais les ventes publiques dont l’essor est remarquable, rayonnement artistique et culturel de Paris, stabilité économique (du moins pendant une bonne partie de la période), présence d’acteurs imaginatifs et entreprenants, clientèle aisée. Tout concourt, dans la seconde moitié du siècle, à la réussite d’un grand « projet » esthétique mais également économique.
6L’étude du marché de l’art parisien au XVIIIe siècle ne saurait être envisagée sans approche comparative. L’étranger constitue en effet, pour cette période unique d’expansion de l’art français, un observatoire privilégié du marché parisien et de ses pratiques. Nous avons donc privilégié les sources telles que les correspondances des cours, principalement allemandes, qui nous ont permis de voir ce marché « avec le regard des autres »18. Cette démarche suppose bien évidemment une connaissance des relations du marché français avec les places étrangères. À l’étranger, la recherche en ce domaine se situant à la limite de plusieurs champs, ceux de l’histoire économique, de l’histoire sociale et de l’histoire de l’art à proprement parler, a suscité un certain nombre de travaux, dont beaucoup portent, il est vrai, sur le Siècle d’or hollandais (J. Denucé, J-M. Montias, M. North, etc…). Cette recherche s’est réalisée au détriment du XVIIIe siècle « considéré traditionnellement en Hollande comme une période de décadence »19 qui demeure, peut-être pour cette raison, relativement mal connue, malgré les travaux précurseurs de J. Denucé pour le domaine flamand, et l’ouvrage de C. Bille portant sur la collection Braamcamp20, une des sources les plus importantes sur l’histoire du marché amstellodamois au XVIIIe siècle. À ces travaux, il convient d’ajouter l’article de E. Korthals Altes sur Willem Lormier, collectionneur-marchand hollandais du XVIIIe siècle21 et l’importante contribution de M.C. Plomp à l’histoire des collections de dessins en Hollande au XVIIIe siècle22. Pour l’étude du champ anglais, nous mentionnerons en particulier le livre de I. Pears qui a inspiré en partie notre démarche23 et l’article de D. Ormrod consacré aux origines du marché londonien24. Quant au domaine germanique, son étude a connu une remarquable avancée avec la tenue de plusieurs colloques, notamment à Potsdam, en novembre 2000 à l’initiative de M. North25, alors que T. Ketelsen et T. von Stockhausen ont livré récemment un tableau précis de l’histoire des ventes publiques en Allemagne au XVIIIe siècle26. Signalons également les ouvrages de G. Kircher et de J. Lauts consacrés à Caroline de Bade, ainsi que le catalogue de l’exposition Dresde ou le rêve des princes27, organisée en 2001 par le musée des Beaux-arts de Dijon et la publication par les soins de V. Spenlé de la correspondance de la cour de Dresde avec les intermédiaires français28. Seul le domaine russe, dont la connaissance serait de première importance pour éclairer l’histoire des relations des collectionneurs russes avec le marché français, demeure peu accessible. En effet, il nous a été impossible de consulter les travaux de L. Savinskaïa sur les collectionneurs russes29. Seuls, les catalogues des expositions La France et la Russie au Siècle des Lumières (Paris, 1986-1987) et Hubert Robert et Saint-Pétersbourg (Valence, 1999), et les catalogues plus récents de l’exposition Stroganoff30, permettent d’approcher le sujet.
7L’historien du marché de l’art est confronté à deux difficultés, la première est constituée par la dispersion des sources, la seconde, par leur rareté. Aux Archives nationales, les fonds du Minutier central des notaires et la série Y du Châtelet ont été principalement mis à contribution. Notons toutefois, dans les deux cas, l’absence d’outils de consultation permettant d’entrer dans le détail de ces fonds gigantesques dont l’importance pour l’histoire de l’art n’est plus à démontrer. Il est bon de rappeler en effet, que les deux volumes publiés par M. Rambaud, Documents du minutier central concernant l’histoire de l’art, sont limités à la première moitié du XVIIIe siècle et que les dépouillements réalisés concernent une dizaine d’études notariales seulement. Il s’agit donc de sondages, certes conséquents et précieux, mais ils ne fournissent qu’un éclairage partiel sur les marchands, leur clientèle et les pratiques du marché. Il existe toutefois des dépouillements informatiques complémentaires (bases MIRIAD 1 et MIRIAD 2), ainsi qu’un fichier-inventaire analytique des études XI à XL, que nous avons pu consulter grâce à l’obligeance de F. Mosser. Quant à la série Y, elle reste difficile d’accès, en dépit du bel instrument publié par H. Gerbaud et M. Bimbenet-Privat31. Seuls sont accessible pour l’instant les scellés d’artistes, publiés au XIXe siècle sous forme d’extraits par J.-J. Guiffrey, qui bénéficient d’un inventaire, cependant incomplet32. Les Archives de la Seine nous ont fourni un autre éclairage sur les acteurs du marché, les fournisseurs, sous la forme des déclarations de faillites déjà largement utilisées par J. Chatelus. Mais là encore, une telle recherche ne saurait se satisfaire d’une information aussi ponctuelle qui isole certains acteurs, à un moment critique de leur carrière. De plus, la nature même de ces documents ne saurait en aucun cas refléter l’activité réelle de ces marchands.
8Dans notre approche du marché parisien, nous avons privilégié la recherche et l’utilisation des sources émanant des publics étrangers, très actifs sur la place de Paris, au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, et plus particulièrement les sources allemandes (Archives de Caroline de Bade à Karlsruhe, de la Cour de Dresde, dans cette ville, et du duc de Deux-Ponts à Munich). À celles-ci, il faut ajouter le fonds inestimable pour la connaissance du marché européen constitué par les archives Tronchin, conservées à la Bibliothèque publique universitaire de Genève.
9La première source imprimée que nous ayons largement utilisée, est constituée par les catalogues de ventes. Alors que les études portant sur la première moitié du siècle reposent essentiellement sur les sources manuscrites traditionnelles, les inventaires après décès et quelques transactions passées devant notaire, – faute de ventes publiques avec catalogue, très rares avant le milieu du siècle – ; pour la seconde moitié du siècle, en raison de la généralisation d’une telle pratique dans le contexte français, ces catalogues de ventes deviennent une source d‘information essentielle. À ce titre, le travail d’indexation réalisé depuis plusieurs années par les soins du Provenance Index du Getty Research Institute à l’initiative de Burton B. Fredericksen, en collaboration avec le centre François-Georges Pariset à Bordeaux, puis l’université Lille 3/ Charles-de-Gaulle (UMR 8529 IRHiS), en collaboration avec l’I.N.H.A à Paris, devrait, dans les années à venir, mettre à la disposition de la communauté scientifique une manne documentaire. Cette banque de données permettra, à terme, de connaître les acteurs du marché, les modalités de la circulation des œuvres et les réseaux des intermédiaires ; elle permettra aussi d’éclairer le goût des amateurs à un moment donné, de reconstituer la filiation des œuvres, de mesurer la fortune critique d’un artiste et de connaître enfin les fluctuations du marché de l’art. Parmi ces nombreux catalogues de ventes, nous avons privilégié les exemplaires annotés provenant parfois des experts eux-mêmes (Rémy, Helle, Le Brun), conservés tant en France qu’à l’Étranger. Nous nous devons toutefois d’avoir un regard critique sur une telle source, aussi importante soit-elle. Notre vision du commerce de l’art est en effet non pas faussée mais plus exactement limitée, car ce sont le plus souvent nos seules sources d’information. Or, ces catalogues de ventes ne sauraient à eux seuls refléter la réalité du commerce, ni le dynamisme des collections contemporaines. Vision fragmentaire car, si la pratique de la vente aux enchères publique connaît une grande expansion à cette époque pour atteindre des sommets dans les années 1770, toutes les collections ne sont pas dispersées selon ces modalités. Les ventes à l’inventaire ont sans doute été tout aussi nombreuses, mais en l’absence des bordereaux de vente qui, à de très rares exceptions, n’ont pas été conservés, les mentions d’une vente dans l’inventaire après décès sont notre seule source d’information. De même, si les annotations manuscrites portées sur certains exemplaires de ces catalogues sont une source précieuse pour connaître le marché de l’art, son fonctionnement, ses acteurs, l’évolution du prix des œuvres, l’étude de la clientèle et l’histoire de la formation des collections, elles doivent être utilisées cependant avec la plus grande prudence. En effet, un certain nombre de ces annotations sont postérieures, et les informations qu’elles transmettent ne sont, de ce fait, pas vérifiables. Aussi, et compte tenu de tout ce que nous venons de dire, en dépit de nos efforts, il faut bien admettre que la pratique habituelle, quotidienne du marché du tableau nous échappe en partie et nous échappera sans doute toujours dans une forme de commerce où la discrétion était et demeure encore la règle d’or. Le silence ou l’absence de sources, ce qui revient au même, n’est pas le moindre problème auquel est confronté l’historien du marché. M. Grivel a fort bien résumé la situation en déclarant : « L’acte de commerce est fugitif et ne laisse que peu de traces. Il est verbal, avant tout, et, par là même, échappe à l’historien ».33
Notes de bas de page
1 E. Bonnaffé, III, 1876, 1, p. 73.
2 C. B. Bailey, 2002.
3 J. Chatelus, 1987-2.
4 T. Crow, 2000.
5 G. Glorieux, 2002-1.
6 J. Edwards, 1996.
7 P. Casselle, 1982.
8 F. Camus, 2000. On ne peut que déplorer que cette thèse consacrée au plus grand marchand de tableaux de la fin du siècle soit interdite à la consultation.
9 E. Duverger, 1967.
10 K. Pomian, 1987, p. 163-194.
11 P. Michel, 2001-1, 2002-1 et 2002-2.
12 M. Grivel, 1986.
13 P. Casselle, 1976.
14 S. Darroussat, a consacré son DEA (2000, Université de Paris IV-Sorbonne), à l’expert Pierre Rémy, travail que nous n’avons pu consulter. Elle a publié l’un des aspects de ce travail (S. Darroussat, 2001 (2002). Voir également notre article, P. Michel, 2001-1, p. 328-336
15 Nous travaillons actuellement à un livre sur les collectionneurs français du XVIIIe siècle.
16 K. Pomian, 1987, p. 163-194.
17 O. Bonfait, 1986-1, p. 28.
18 Expression empruntée à J.-P. Cuzin dans cat. exp. Paris, 1986-1987 (2), p. 161.
19 M. Van Strien-Chardonneau, 1994, p. 8.
20 C. Bille, 1961.
21 E. Korthals Altes, 2000-2001.
22 M.-C. Plomp, 2001.
23 I. Pears, 1988.
24 D. Ormrod, 1998.
25 M. North, éd., 2002.
26 T. Ketelsen et T. von Stockhausen, 2002, p. 11-40. Voir également l’article de T. Ketelsen, 1998.
27 Cat. exp. Dijon, 2001.
28 V. Spenlé, 2002 (2003), p. 93-134.
29 Signalés dans le cat. exp. Valence, 1999.
30 Cat. expo. Portland- Fort-Worth, 2000 et Paris, 2002-1
31 H. Gerbaud et M. Bimbenet-Privat, 1993.
32 J.-J.Guiffrey, 1883-1885, rééd. 1973.
33 M. Grivel, 1986, p. 2
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Peindre, voir et croire dans les Alpes
La peinture murale en val de Suse (xive-xvie siècles)
Marianne Cailloux
2021
L’estampe un art multiple à la portée de tous ?
Sophie Raux, Nicolas Surlapierre et Dominique Tonneau-Ryckelynck (dir.)
2008
Formes de la maison
Entre Touraine et Flandre, du Moyen Âge aux temps modernes
Étienne Hamon, Mathieu Béghin et Raphaële Skupien (éd.)
2020
Lumières du Nord
Les manuscrits enluminés français et flamands de la Bibliothèque nationale d’Espagne
Samuel Gras et Anne-Marie Legaré (éd.)
2021