La Passion
p. 7-9
Texte intégral
1Pour tout conservateur, pour tout collectionneur, pour tout historien de l’art, la question de ce que fut dans le passé le commerce d’art est essentielle. Le conservateur s’interrogera sur la provenance des œuvres dont il a la responsabilité. Par quelles mains sont-elles passées ? L’auteur du tableau qu’il étudie l’a-t-il vendu directement à son client (et à quel prix ?), figure-t-il dans l’inventaire après décès de l’amateur qui s’en était porté acquéreur (avec quelle estimation ?) ? Quels sont les collectionneurs qui tour à tour l’ont possédé ? À quel prix, pour autant qu’on le connaisse, l’avaient-ils acheté et l’ont-ils vendu ? Pourquoi ces prix, à cette date, dans telle ou telle circonstance familiale ou historique ? Quelles furent les interventions du commerce pour mieux le vendre (restaurations, rentoilage, modifications des dimensions…) ? Les commentaires suscités par son passage en vente ou par son exposition au public ont-ils contribué à déterminer son prix ? Celui-ci repose en partie sur son attribution. Avait-elle changée ? Ce changement était-il dû aux progrès de cette science qu’on appelle l’attribution ou à la supercherie d’un expert peu scrupuleux et désireux de tromper son éventuel client ? Ce ne sont là que quelques-unes des interrogations, plus ou moins directement liées au commerce d’art, que le conservateur, soucieux de rédiger une parfaite notice de catalogue, se doit de se poser.
2Ce qui pour le collectionneur d’aujourd’hui l’emporte, plus que son passé, est l’œuvre elle-même. Les fondements de son attribution, son état de conservation, l’intérêt qu’il porte à l’artiste et à cette œuvre en particulier, sont essentiels. Mais ce qui compte pour lui surtout est son prix, son « juste prix », ce juste prix qu’il soit celui des enchères publiques ou celui du commerce.
3L’historien de l’art, lui, se pose d’autres questions. Qui collectionne ? Que collectionne-t-il ? Pourquoi achète-t-il à cette date ce tableau plutôt qu’un autre ? Quel est le rôle, la place, l’importance du commerce ? Question de mode ? Question de goût ? Question de prix ?
4Je n’ai fait ici qu’effleurer des points dont plusieurs n’intéressent les historiens de l’art que depuis peu d’années. La vie de l’artiste, sa carrière, son œuvre surtout, l’évolution de son style, les influences subies ou exercées avaient longtemps fait négliger ce que l’on appelle aujourd’hui le mécénat artistique, le collectionnisme, le commerce d’art. Ces nouveaux champs de la discipline connaissent depuis quelques années dans tous les pays une fructueuse floraison dont on se réjouit et dont l’ouvrage de Patrick Michel est la magistrale illustration.
5J’aimerais revenir sur ce mot de « juste prix ». Disons-le avec force, il n’y a pas, dans le domaine de l’œuvre d’art, de « juste prix ». Il y a un vendeur et un nombre limité d’acquéreurs. Il suffit d’une grippe, d’une querelle domestique pour faire chuter le prix. La bonne humeur de l’un, un heureux coup de bourse de l’autre, l’attachement d’un troisième aux chats et justement le tableau convoité en montre plusieurs se battant et le prix flambe. J’oublie la spéculation, les faux prix, les arrangements et les ententes de toute nature, la « révision » pratiquée de tous temps, les rivalités et les jalousies des collectionneurs entre eux, des marchands entre eux, des collectionneurs et des marchands entre eux. À la vérité, il y a quelque chose d’incongru dans le terme marché de l’art. Un véritable marché suppose une plus large offre, une plus importante demande, un semblant de rationalité. Le marché de l’art n’est pas un marché comme les autres. L’œuvre d’art est unique et la définition de ce qui en fait l’exceptionnalité, la notion du beau, reste des plus incertaines.
6J’ai également employé les termes de mode et de goût. On me pardonnera de ne pas m’appesantir sur ces mots admirables sinon pour préciser qu’il y a certes des modes - la peinture hollandaise du siècle d’or dans la seconde moitié du XVIIIe siècle - et qu’on est en droit de parler de goût, le goût personnel de l’amateur, le goût de celui qui le conseille, mais que les instruments pour mesurer ces termes, je le reconnais bien commodes, doivent être maniés avec la plus grande prudence, la plus extrême délicatesse. Avant de les employer, il est indispensable, tâche de longue haleine et d’immense patience, de réunir les faits, tous les faits, les données chiffrées, il faut puiser à toutes les sources et elles sont nombreuses, ne rien négliger, et surtout ne pas partir d’idées préconçues. C’est à ce prix que l’on entrevoie, que l’on entraperçoit la vérité, tant ce qui est caché, ce qui relève du non-dit l’emporte sur ce qui est du domaine du mesurable.
7Ce qui se cache… ces mots me ramènent à l’actualité et à l’ouvrage si stimulant de Patrick Michel. À le lire, on est constamment frappé par les similitudes avec le commerce d’art d’aujourd’hui, comme si, à Paris, depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, rien n’avait changé. Et en fait, bien peu a changé.
8Il y a dans le commerce parisien d’aujourd’hui ce que l’on voit, ce que l’on croit savoir, ce que rapportent les gazettes, les chiffres et les statistiques (le chiffre d’affaire de l’Hôtel Drouot comparé à ceux de Christie’s et de Sotheby’s), les analyses de marché, que sais-je encore. Mais, comme au XVIIIe siècle, la partie submergée de l’iceberg, l’invisible, est considérable, je dirai qu’elle est bien plus importante que la pointe de l’iceberg qui scintille au soleil. Et qu’il est difficile de quantifier, de mesurer le poids, de délimiter les contours, de pénétrer les arcanes de cette part soustraite à la vue du commun. Je fréquente régulièrement depuis près d’un demi-siècle l’Hôtel Drouot. À chaque visite je m’y sens novice…
9L’immense mérite de l’ouvrage de Patrick Michel, l’observation a, j’en conviens, quelque chose de paradoxal, est de nous aider, grâce au passé, à mieux pénétrer le présent, à mieux l’appréhender : Patrick Michel soulève un coin du voile. Il le fait avec minutie, avec une stupéfiante érudition, avec clarté, avec prudence, sans jamais rien négliger, en se penchant sur les acteurs de la pièce - comédie ? tragédie ? drame ? -, une pièce difficile à comprendre pour qui n’est pas de la partie. Mais il ne se noie pas dans les détails. Il sait, quand il le faut, prendre de la hauteur, prendre ses distances, résumer et tirer les conclusions qui s’imposent.
10Les acteurs, les vendeurs s’appelaient les marchands-merciers, les fripiers, les brocanteurs (un beau mot hélas tombé en désuétude), les restaurateurs, les experts au rôle capital, les prête-noms et, de l’autre côté de la barrière, les acheteurs, les clients, les collectionneurs, ces fameux, ces merveilleux collectionneurs. Les premiers achètent en France et à l’étranger, à l’amiable ou en vente publique. Parmi les seconds, il faut distinguer les vrais collectionneurs des héritiers de collections, ceux-ci toujours âpres en affaire. Les marchands vendent dans une boutique (mot abandonné), se livrent au courtage, sont en concurrence (ou en complicité) avec les salles de vente, rédigent les indispensables catalogues de vente avec plus ou moins de scrupule ou de fourberie. Dans leur majorité, ils aiment les tableaux plus que l’argent (ce qui surprend toujours les non-initiés). Aux seconds, les collectionneurs, va toute ma sympathie tant les embûches qu’ils doivent deviner et éviter, les pièges qui leurs sont tendus, sont nombreux et savamment disposés.
11L’argent, le goût, la mode, le commerce d’art dans ses multiples variantes, Patrick Michel a tout exploré. Il n’est pas recoin sur lequel il n’ait posé sa loupe, projeté sa torche. On reste confondu devant une somme désormais indispensable pour tout chercheur. Dorénavant nous avons en mains l’essentiel des cartes. J’ai à dessein évité le mot qui vient fausser le jeu, la passion. Sans elle, pas de commerce d’art, pas de collectionneurs. Et cette passion demeure inquantifiable…
Auteur
De l’Académie française, Président-directeur honoraire du musée du Louvre
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