Johann Gustav Droysen : « Historik » et herméneutique
p. 281-295
Texte intégral
1Le propos général du colloque semble exiger que je me concentre, dans ce bref exposé consacré à l’Historik de Droysen, sur trois points. Je commencerai par une remarque sur sa classification du point de vue de l’histoire du genre et de la discipline ; ensuite je poserai la question du rapport de la théorie de la science de Droysen à sa pratique scientifique ; et j’essaierai enfin de préciser la place de l’herméneutique dans la conception générale de l’œuvre.
– I –
2Lorsque, pour la première fois, Droysen donne son cours d’« Historik » en 1857, il attire l’attention de ses auditeurs, dès son introduction, sur la nouveauté absolue de son propos1. A la question : « comment faut-il étudier l’histoire, par quoi commencer, que faut-il traiter pour devenir un historien ? », il répond : il faut recourir à « une description systématique du domaine et de la méthode de notre science ». Il s’y voit contraint parce qu’il déplore l’absence, jusqu’à présent, de toute initiative qui essaie d’aborder la question : « Je ne pourrais pas vous citer un livre dans lequel vous trouviez une réponse à cette question ». Si l’on demande à l’histoire « ce qui la justifie, quelle est sa relation à d’autres formes et orientations de la connaissance humaine, si on lui demande une explication de sa méthode et de la nature de sa tâche, elle n’est pas en état de fournir une réponse satisfaisante ». « J’essaie de vous présenter une discipline qui n’existe pas encore, qui n’a pas encore de nom ni de place dans le cercle des sciences ». Il affirme donc qu’il est le premier, non seulement à proposer une introduction à l’étude de l’histoire, mais également, et surtout, à établir l’histoire comme science. On peut dire que cette revendication de Droysen vaut encore aujourd’hui dans une large mesure. L’Historik est considérée comme l’un des fondements de la scientifisation de l’histoire accomplie sous le signe de l’historisme. Même celui qui travaille dans la perspective d’une « Historik » nouvelle ou rénovée, dans le cadre d’un « changement de paradigme » exigé de multiples parts, tombe manifestement sous la coupe de cette autorité, en ce sens qu’il s’agit pour lui de s’écarter de l’« Historik » vieille ou vieillie de Droysen, qu’il reconnaît précisément par là-même comme le fondement « paradigmatique » de la science historique. L’utilisation actuelle du concept « Historik » elle-même doit fréquemment susciter ou maintenir vivante la représentation d’une tradition littéraire qui s’établit essentiellement avec le cours de Droysen.
3Pourtant, il est de plus en plus reconnu qu’il y a eu une science historique avant même l’historisme, et des introductions à l’étude de cette discipline avant même Droysen. L’historisme naît d’un processus de scientifisation dont l’impulsion remonte, par delà l’époque des Lumières, à l’Humanisme, et l’Historik de Droysen fait suite à toute une série d’œuvres du même titre qui s’attachent continûment à ce processus. L’Humanisme produit, principalement pour l’enseignement universitaire, deux types complémentaires de traités de théorie de l’histoire qui recourent en partie aux modèles antiques : les De arte historica et les De lectione historiarum2. Le premier type, dont relève encore l’ouvrage de Gerhard Johann Voss, Ars Historica, sive De Historiae et Histories natura historiaeque scribendae praeceptis (1623), établit les principes et les règles pour la réalisation d’œuvres historiographiques : il traite de la délimitation de l’écriture historique par rapport aux autres genres littéraires ainsi que de son utilité, du choix et de l’articulation de la matière, du mode d’expression approprié, de certaines figures de discours3. Le second, par contre, établit les principes et les règles pour la lecture des œuvres historiographiques. Son expression la plus classique est la Methodus ad facilem Historiarum Cognitionem de Jean Bodin, parue en 15664, un manuel d’abord orienté vers les besoins de la jurisprudence et destiné à l’étude des exposés historiques : après un préambule sur la facilité, l’agrément et l’utilité des lectures historiques, l’auteur s’attache au concept et à la division générale de l’historiographie, à l’ordre des œuvres historiques que le lecteur doit observer, à la relation nécessaire de la lecture avec certains « loci communes » de la pratique humaine en tant qu’objet de l’écriture historique, au choix des historiens, à la compréhension juste des informations historiographiques – qui doit se conformer en particulier aux données géographiques et climatiques ainsi qu’aux circonstances de la constitution –, à la périodisation et à la chronologie, à l’analyse des histoires sur les origines des peuples ; la conclusion consiste en un catalogue, organisé par sujets, des plus importants exposés historiques depuis l’Antiquité, en quelque sorte un plan ou un canon de lecture.
4Sur la base de ces deux séries de textes s’institutionalise dans les universités allemandes depuis le milieu du XVIIIe siècle, à l’époque des Lumières et de l’historisme naissant, un cours d’« Historik » qui fait figure de propédeutique pour les étudiants en science historique5. La réalisation en est confiée aux chargés de cours et aux professeurs d’histoire que de tels cours intéressent. Quelques-uns publient leurs manuscrits, souvent sous forme de résumés ou de schémas qu’ils mettent à la disposition de leurs auditeurs. On compte parmi les auteurs les plus connus Karl von Rotteck et Georg Gottfried Gervinus. Rotteck donne plusieurs fois à Fribourg un cours sur l’histoire générale de l’Antiquité, qu’il fait précéder d’une « Introduction à l’étude de l’histoire en général » ; cette « introduction » est publiée dans le premier volume de l’histoire universelle de Rotteck, dont la première édition paraît en 18126. Gervinus donne par deux fois un cours à Göttingen « Sur l’art historique et sur la méthode de l’étude historique » ; parallèlement, il fait paraître en 1837 Les Eléments de l’« Historik »7. Pour donner une idée du contenu de ces cours d’« Historik », on peut prendre un exemple plus ancien dans lequel sont déjà présents tous les moments essentiels du genre : l’Introduction à la science historique et à la méthode pour enseigner et apprendre l’histoire de l’historien d’Altdorf Georg Andreas Will (1766), Introduction que l’on a découverte depuis peu à la Bibliothèque Municipale de Nuremberg8. La première des trois parties du cours traite « de l’histoire elle-même ». Y sont étudiés le concept, le but et l’utilité de l’histoire, la division de l’histoire, quelques sections principales allant de l’histoire universelle jusqu’à l’histoire naturelle – qui, à vrai dire, n’est pas pour Will de « l’histoire au sens strict » –, en passant par l’histoire politique, l’histoire des Eglises, de l’érudition, de l’art et des métiers. La deuxième partie présente les « auxiliaires de la science de l’histoire » : les sciences historiques auxiliaires et les sources. La troisième partie discute « la méthode ou l’art d’enseigner et d’apprendre l’histoire » : il s’agit d’instructions sur la didactique et sur la façon de recevoir l’enseignement scolaire et universitaire de l’histoire, ainsi que sur la lecture, le jugement, l’utilisation des œuvres historiographiques.
5Le rattachement de Droysen à des auteurs de ce genre est clair. Loin de fonder une nouvelle tradition avec son Historik, il se situe plutôt, de par son intention et sa thématique, dans une tradition ancienne, avant tout dans la tradition des cours d’« Historik » qu’il trouve à son arrivée sous forme de pratique académique et qu’il ne veut tout d’abord que prolonger ; il hérite aussi, au-delà de cette tradition, des traités humanistes.
6 Droysen connaît naturellement toute cette tradition et il ne laisse pas ses auditeurs dans l’incertitude sur ce point, comme le montre son exposé sur « les tentatives précédentes » d’une « Historik », dans le manuscrit du cours de 18579. S’il revendique pourtant le caractère novateur de son « Historik », c’est qu’il a pleinement conscience du fait que son propre projet est séparé des traits d’« Historik » précédents par un gouffre infranchissable, ce en dépit de toutes les concordances ou analogies. Il qualifie la littérature humaniste « de arte historica » de pure rhétorique « conforme à l’esprit des anciens rhéteurs »10 ; parmi les humanistes, il concède tout au plus à Bodin « une présentation de notre science plus approfondie et étendue », « une méthode effectivement mémorable »11. Même des nouveaux traités d’« Historik » des professeurs d’histoire allemands il ne retient en général absolument rien : il relève chez Gatterer, Rühs, Wachsmuth une « curieuse systématique », « une pratique absolument sans systématique ni principes », une « schématisation mécanique » ; Gervinus lui semble retomber dans la conception rhétorique de l’histoire12. On ne peut certainement pas suivre Droysen jusqu’au bout quand il conclut tout bonnement de ces observations à une compréhension défectueuse de la science : même pour les auteurs qu’il incrimine il s’agit de la science historique. Mais il est exact que Droysen a une compréhension de la science historique qui s’éloigne fondamentalement de la conception de la science défendue par ces auteurs, de sorte que le verdict radical de Droysen devient d’un autre côté compréhensible. Seul Gervinus ne se prête pas complètement à cette mise en contraste ; la lecture des Eléments de l’« Historik » révèle au contraire un auteur qui se rapproche tout à fait de Droysen sur des points décisifs, mais qui peut toujours provoquer une interprétation erronée parce qu’il se meut souvent dans une langue conceptuelle devenue déjà anachronique. Les deux points suivants sont donc exacts : l’Historik de Droysen, en tant qu’introduction à l’étude de la science historique, prend place dans une longue tradition de traités d’« Historik » ; elle marque pourtant, par sa conception transformée de la science, un nouveau début, qui détache le développement ultérieur de la science historique de toutes les anciennes conceptions.
7Je me limite à caractériser cette transformation de la compréhension de la science sous deux aspects. Le premier est que la transmission qui s’est faite jusqu’alors du savoir historique est remplacée par la recherche historique. De l’Humanisme jusqu’à l’époque des Lumières, la science de l’histoire est l’incarnation des connaissances fixées par la littérature qu’il faut perpétuellement transmettre à la postérité. Ainsi, l’étude de la science historique revient essentiellement à l’appropriation des œuvres historiques reçues et à la capacité de compléter ces œuvres continûment par l’histoire contemporaine du moment et ainsi de les prolonger, en quelque sorte. Par contre, la science historique est pour Droysen, comme pour l’historisme naissant en général, l’incarnation d’une production constante de connaissances historiques à la lumière de pratiques et d’intérêts actuels toujours nouveaux. Ainsi, l’étude de la science historique revient essentiellement à l’exercice de procédés déterminés qui, dans toutes les circonstances futures, doivent rendre apte à acquérir le savoir historique requis : « La tâche des études historiques est d’apprendre à penser de façon historique »13. Au lieu de donner des contenus, on s’attache donc à la constitution de formes de connaissance.
8Le second aspect, lié à cela, est que la science historique, de discipline dépendante, gagne le statut supérieur de discipline indépendante. De l’Humanisme jusqu’à l’époque des Lumières, la science historique est « magistra vitae », maîtresse de la pratique et, ainsi, science auxiliaire des disciplines pratiques : la rhétorique, l’éthique, la politique, la jurisprudence. Elle fournit le matériau pour l’illustration ou l’exemplification des normes établies par ces disciplines, et elle a donc, vis-à-vis d’elles, une compétence dérivée ou secondaire. Par là, elle n’a aucune prétention propre à la vérité ; elle n’est plutôt capable que d’une connaissance inférieure. Par contre, avec Droysen, de nouveau en accord avec tous les autres représentants de l’historisme des débuts, on accède à l’« autonomie de notre science »14 : Droysen débarrasse l’histoire de la subordination à laquelle elle était soumise jusque-là et l’élève à une finalité propre, sans pour autant contester son importance pratique ; à cela est lié le fait qu’il lui attribue une prétention spécifique à la vérité qu’il place sur le même plan que les prétentions à la vérité des autres sciences.
9Dans son aperçu rétrospectif des « tentatives précédentes » de l’« Historik », Droysen n’exclut de sa critique détaillée qu’un seul auteur : Wilhelm von Humboldt. Il loue dans l’ensemble de l’œuvre de Humboldt la « pleine conscience des principes », reconnaît « qu’il a réfléchi et travaillé à fond et méthodiquement dans cet esprit sur la totalité de notre science », et nomme pour cette raison Humboldt le fondateur de l’« Historik »15. Son propre projet apparaît ainsi comme la réalisation ou le façonnement logique des esquisses de Humboldt, comme le « développement des germes féconds de notre science » que renferment les écrits de Humboldt. Plus tard, dans l’Abrégé de l’Historik, Droysen parle, tout à fait dans ce sens, de Humboldt comme d’un « Bacon pour les sciences historiques »16. Même s’il y a en principe des raisons de se méfier de telles affirmations emphatiques sur des prédécesseurs exclusifs, cet auto-témoignage dans une histoire des origines de l’historisme mérite sûrement la plus grande attention. Il faut simplement constater ici que Humboldt a effectivement préparé la formulation de cette nouvelle compréhension de la science dont il est question dans l’Historik de Droysen. Il suffit de rappeler le discours, cité au préalable par Droysen, Sur la tâche de l’historien pour admettre cette concordance : la même conception de l’histoire comme recherche (« un infini que l’esprit ne peut jamais ramener à une forme unique mais qui l’incite toujours à le tenter ») ; la même conception de l’histoire comme science autonome avec sa prétention propre à la vérité (« un art libre en lui-même accompli », qui tend vers la « vérité historique la plus authentique »)17.
– II –
10Le concept d’« Historik » comme introduction à l’étude de la science historique inclut l’idée qu’il lui faut donner des normes à la pratique scientifique future et la réglementer. Il est évident par ailleurs que l’« Historik » ne peut suffire alors à cette fonction prescriptive par rapport à la pratique que si elle touche les problèmes concrets de la pratique et, ainsi, les intérêts de connaissance concrets des praticiens. Et cela, elle ne le peut derechef que si elle vient de la pratique, procède à des abstractions à partir de la pratique, réfléchit à la pratique. Autrement dit, la fonction prescriptive de l’« Historik » par rapport à la pratique doit naturellement revenir à lui assigner pour tâche d’éclairer systématiquement la pratique sur les normes qui la dirigent déjà, de rendre explicite en quelque sorte l’« Historik » impliquée dans la pratique. Il est vrai que l’on ne peut pas se contenter d’une simple description ; tout acte d’explication systématique exige même toujours, nécessairement, un jugement critique qui inclut la possibilité de la correction ou du dépassement ; la pratique délimite pourtant le champ à l’intérieur duquel doit se mouvoir une « Historik » qui veut agir sur la pratique.
11On laissera ici de côté la question de savoir si les traités d’« Historik » ou les esquisses de tels traités que l’on produit actuellement, surtout en Allemagne, sont vraiment régis par ce critère. On constate en tout cas que la tradition du genre, de l’Humanisme jusqu’à Droysen, y satisfait, pour ainsi dire, de manière exemplaire. Les traités humanistes « de arte historica » et « de lectione historiarum », de même que les cours d’« Historik » allemands du XVIIIe siècle et du début du XIXe, puisent leurs connaissances et leurs maximes dans les œuvres de l’historiographie ancienne et nouvelle considérées comme classiques. Ils sont de plus, presque sans exception, le fait d’auteurs qui appartiennent d’abord à la pratique scientifique et qui accèdent à la théorie de la science en partant de motivations de la pratique scientifique. Voss écrit son Ars Historica en relation avec des études philologiques approfondies sur les écrivains d’histoire grecs et latins. La Methodus de Bodin ne doit pas être séparée du grand projet d’une étude historique comparée du droit que l’auteur poursuit depuis l’époque de ses études à Toulouse. Jusqu’en 1766, Will ne s’est pas encore avéré expert en histoire, mais il comprend son cours d’« Historik » comme un programme général pour sa future activité d’enseignant académique d’histoire et l’aligne donc également, dès le début, sur sa propre pratique scientifique. Rotteck tire son intérêt pour la propédeutique historique de son activité dans le domaine de l’histoire universelle, et Gervinus de ses recherches en histoire littéraire.
12Dans son Historik, Droysen s’exprime dès le début sans équivoque sur le rapport de la théorie de la science et de la pratique de la science. Il définit l’« Historik » telle qu’il veut l’exposer comme « l’enseignement scientifique de l’histoire » : « elle doit nous mettre en état de faire ce que nous devons faire en pensant et en enquêtant de manière historique et ce qui est fait continuellement instinctivement en toute conscience des moyens et des fins »18. Il prémunit son projet contre le malentendu selon lequel « on deviendrait historien par l’acquisition de cette théorie » : « La tâche de l’« Historik » est autre ; elle veut simplement faire prendre conscience de ce que notre science fait et doit faire »19.
13Le chapitre sur les « tentatives précédentes » de l’« Historik » nous éclaire sur la manière dont Droysen aborde cette tâche. Dans la première partie, il rejette la littérature traditionnelle sur l’« Historik », à l’exception du seul Humboldt. Dans l’autre, et c’est le point central du chapitre, il détermine les réels points de connexion de son projet hors de cette littérature. Il apprécie certains concepts théoriques de la philosophie des Lumières et de l’idéalisme, « qui touchent au cœur de la compréhension historique » : outre L’Education du genre humain de Lessing, il y a surtout « toute la profonde impulsion de la philosophie kantienne », et enfin la philosophie hégélienne, avec l’exigence qu’elle a « de se charger des plus grandes questions de notre science »20. Cependant il se réfère avant tout continuellement à la pratique de l’histoire, dans laquelle il y aurait eu depuis toujours une véritable science de l’histoire. L’élaboration formelle d’une « Historik » peut bien appartenir seulement au présent, « mais, de par son contenu, elle est aussi ancienne que l’humanité »21. Droysen le démontre en résumant rapidement l’histoire de la science. L’Antiquité grecque est pour lui une première époque capitale : elle connaît « la pratique d’une science et d’une recherche historique réelles » ; l’écriture historique de type politique acquiert, avec Thucydide, « un modèle de présentation jamais atteint depuis »22. Droysen s’attarde ensuite sur les études historico-philologiques de la Renaissance : là « commença une ère totalement nouvelle pour la science historique ; on peut dire en un certain sens qu’elle est née à cette époque »23. Au XVIIIe siècle, l’époque florissante suivante, domine selon lui « l’activité historique grandiose de la jeune université de Göttingen »24. De cette activité le XIXe siècle est finalement l’apogée, lorsque se développe la pratique de la science historique en Allemagne « jusqu’à une certaine perfection de la recherche et de l’exposition » : Droysen cite Niebuhr, Pertz, Karl Otfried Müller, Ranke, historiens de l’historisme naissant25.
14 L’Historik de Droysen repose sur cette tradition de la pratique scientifique historique : elle entreprend d’amener cette tradition à la conceptualisation, d’extraire d’elle une somme théorique. Elle se comprend avant tout comme une réflexion sur la dernière époque, qui s’étend jusqu’au présent, dans l’histoire de la science historique : elle veut ainsi effectuer et, on peut l’ajouter, elle effectue réellement une codification théorique de la recherche et de l’écriture historiques dans l’historisme des débuts. Est particulièrement signifiante pour cette intention l’attitude de Droysen à l’égard de Ranke, qui s’exprime continuellement dans l’Historik. Sa position est absolument ambivalente, conformément à la dualité caractéristique de la théorie et de la pratique, qui semble prédominer encore selon lui dans la phase la plus jeune du développement de la science historique. Il critique la théorie explicite de Ranke, mais il loue son écriture historique, donc sa théorie implicite ou mise en pratique : « Dans la pratique de notre travail d’historiens, nous avançons naturellement du même pas »26 ; L’Histoire allemande au temps de la Réforme de Ranke équivaut, selon lui, à « l’entreprise historique peut-être la plus audacieuse dont notre nation ait à se féliciter »27. L’Historik de Droysen s’attaque aux prétentions de Ranke à une théorie de la science, mais elle s’efforce en même temps d’extraire la théorie de la science contenue dans la pratique historiographique de Ranke, contre ce que l’auteur comprend lui-même comme théorie de la science.
15Le fondement de la pratique scientifique qu’est l’Historik de Droysen ne se serait pas réalisé si son auteur n’avait pas été un praticien de l’histoire. Droysen connaît la pratique à laquelle il veut introduire, et il sait ainsi appliquer son cours de façon efficace à sa détermination pratique. Il dispose spécifiquement d’un savoir historique professionnel par lequel il se voit toujours mis en situation d’étayer son argumentation théorique par des exemples appropriés et donc de maintenir constamment présent le rapport nécessaire de la théorie de l’histoire à la pratique scientifique. Finalement, l’Historik se développe logiquement à partir d’une recherche et d’une écriture historiques propres à Droysen ; elle réfléchit avant tout sur les facteurs des études historiques qu’il a menées jusque-là28. Il est certain que Droysen, déjà de par son passage chez Hegel, apporte certaines idées spéculatives qui influent sur son travail d’historien et persistent jusque dans l’Historik. Il apparaît toutefois que ces idées sont fondamentalement transformées par leur lien avec la pratique scientifique et qu’elles sont impensables au sein de l’Historik sans ce lien. Il est en tout cas évident que Droysen est poussé à la recherche et à l’écriture historiques par l’insatisfaction générale qu’il éprouve à l’égard de la spéculation pure et que son orientation vers l’Historik est liée aux expériences concrètes qu’il fait dans ce domaine. Le chemin que l’on peut reconstruire le plus clairement est celui qui mène de l’œuvre sur l’hellénisme à l’Historik. Lorsque Droysen entreprend L’Histoire d’Alexandre le Grand, il se trouve assurément aussi sous l’influence du jugement de Hegel sur « l’œuvre de la plus belle individualité »29 dans l’histoire universelle ; toutefois, il suit principalement la perspective historisante de la science de l’Antiquité comme il l’a acquise chez Boeckh, qui est son vrai maître. Il se heurte à la relative dépréciation habituelle de l’époque hellénistique par rapport à la période classique de l’histoire grecque, et ne voit bientôt plus de rapport d’apogée à déclin mais la succession d’une période ancienne et d’une période moderne de l’Antiquité, entre lesquelles il perçoit développement, continuité, progression ; il parvient, par une analogie avec le déroulement de l’histoire européenne récente, à une présentation des structures de l’histoire universelle au complet, acquiert finalement par là les principes généraux de la pensée historique qui formeront plus tard le cœur de l’Historik. Le passage de la pratique des études sur l’hellénisme à la théorie de la science historique peut être directement reconnu dans le traité Théologie de l’histoire, que Droysen place en tête du second volume de l’Histoire de l’hellénisme en 184330 : ce texte offre également un résumé de l’œuvre sur l’hellénisme comme esquisse primitive de l’Historik.
– III –
16L’herméneutique est au centre de la nouvelle compréhension de la science que l’Historik de Droysen veut expliciter : « Nous touchons le cœur de notre question ; nous pouvons dorénavant le dire : l’essence de la méthode historique, c’est de comprendre par la recherche, c’est l’interprétation »31. Pour saisir le plus exactement possible ce que Droysen entend par le concept de « comprendre », il faut avoir clairement à l’esprit qu’il s’est formé par rapport à deux autres opérations méthodologiques : la critique et l’explication. Manifestement, on tombe là sur des opposés radicaux : Droysen établit son herméneutique en la distinguant de certaines prétentions de compétence qu’avaient la critique et l’explication. Mais il me paraît urgent, eu égard à la discussion présente sur l’herméneutique, d’avoir en outre pleine conscience que Droysen, tout en les confrontant, aspire aussi toujours à associer ces deux méthodes dans son modèle herméneutique, et que seule cette intégration réalise à ses yeux « l’essence de la méthode historique ».
17Sous le rapport de la critique, c’est absolument indiscutable. Droysen entend par là la méthode historique de la critique des sources telle que l’a développée la philologie classique entre l’Humanisme et le Néohumanisme et telle qu’elle a été intégrée de plus en plus largement par la science historique. La littérature sur l’« Historik » lui laisse vite une place importante : Bodin dresse dans sa Methodus, pour fonder le choix des historiens à étudier, tout un catalogue de critères permettant de juger la crédibilité d’une présentation de l’histoire, catalogue qui met notamment en relief l’inévitable mise en perspective d’une connaissance historique comme la nécessaire compétence politique d’un historien32 ; Will exige de l’enseignant d’histoire qu’il étudie « le crédit des auteurs historiens » en se basant sur « l’époque, les personnes et surtout la vie de l’auteur » et qu’il contrôle ensuite si leurs textes « sont authentiques ou attribués faussement »33 ; Rotteck insère dans son Introduction un chapitre : « Critique historique », qui réunit de manière systématique tous les points de vue débattus jusqu’à lui34. Droysen a sous les yeux la poussée la plus récente de la méthode critique déterminée par l’Aufklärung tardive et le début de l’historisme : « les grandes recherches critiques de Lessing, Winckelmann, Wolf, Heyne, Niebuhr »35, et « l’Ecole Critique si influente, qui est née de Niebuhr et a plus tard été développée et constituée en tant que doctrine par Pertz, O. Müller et Ranke »36.
18C’est cette doctrine, fixée théoriquement par l’Ecole Critique, que Droysen conteste en même temps résolument. Il lui reproche une absolutisation de la critique des sources : « elle trouve dans la critique toute la méthode de notre science ». Lui, au contraire, met au premier plan l’interprétation37. La raison de cette opposition réside dans une conception différente des faits historiques sur lesquels doit porter la science de l’histoire. L’Ecole Critique, selon Droysen, justifie la prééminence scientifique qu’elle accorde à la critique des sources en mettant sur le même plan les faits historiques et les informations vérifiées sur les sources : « L’idée est ici que la critique historique doit établir les faits objectifs, que ceux-ci doivent être le produit de l’examen et de la comparaison rigoureux des récits, que la critique doit rendre les récits authentiques »38. Pour Droysen, il est au contraire certain que les faits historiques précèdent les sources autant qu’ils les suivent. Ils les précèdent parce qu’ils se constituent tout d’abord dans la perspective de questions précises qui résultent toujours de la situation actuelle de l’historien : du souci de reconnaître la façon dont les formes morales dans lesquelles il vit ont pris naissance. Ils les suivent, parce que les faits historiques proprement dits auxquels doit s’en tenir l’historien, guidé par son intérêt de connaissance éthique, à savoir les actes de volonté des hommes, doivent eux-mêmes être reconstitués à partir des sources, qui n’en sont que de simples expressions et représentations. Droysen conçoit, avec l’interprétation, une méthode propre à produire la connaissance des faits historiques conformément à ces déterminations, à reconstruire, en partant de questions actuelles et à travers les expressions conservées dans les sources, des actes passés de la volonté humaine. « Reconnaître dans l’expression conservée, dans la représentation encore présente », les actes de volonté qui nous paraissent essentiels, « c’est l’affaire de l’interprétation »39.
19 La critique des sources, selon ce concept de la connaissance historique, retrouve une fonction subordonnée, dépendante, instrumentale : « Elle doit examiner la matière rassemblée de manière heuristique, elle doit nous prouver que cette matière, vestiges ou représentations, a trait en réalité aux actes de volonté que nous voulons comprendre, elle doit nous démontrer que nous pouvons l’utiliser pour les comprendre »40. Au lieu de découvrir des faits historiques, comme le revendique l’Ecole Critique, elle accomplit uniquement un travail préparatoire pour l’interprétation, qui est seule compétente pour cette tâche : en vérifiant l’exactitude des informations livrées par les sources qui sont importantes pour une problématique donnée et en préparant ainsi la connaissance des actes de volonté qui s’expriment en elles.
20Il apparaît pourtant que la critique des sources garde, même après cette instrumentalisation, une importance décisive. Bien que Droysen place l’interprétation au rang de méthode historique proprement dite, il résulte de la logique interne de son argumentation qu’une interprétation ne peut absolument pas se réaliser sans le préalable de la critique des sources. L’interprétation doit reconstruire les actes passés de la volonté humaine en partant des questions que l’on se pose actuellement et à travers les expressions conservées dans les sources : le chemin mène donc de la question à la reconstruction, en passant par la critique des sources, qui doit vérifier la valeur de ces expressions conservées ; la critique des sources, point central de toute la méthode, garantit la possibilité de la reconstruction et, par là, d’une réponse à la question. Droysen n’a par conséquent aucune difficulté à reconnaître les acquis de l’Ecole Critique, d’autant moins que la pratique de l’Ecole lui semble dépasser la doctrine : exemple évident de la dualité, évoquée plus haut, de la théorie et de la pratique de la science face à laquelle se retrouve toujours Droysen ; le rapport ambivalent à Ranke concerne d’abord le représentant de l’Ecole Critique. Il est remarquable aussi que Droysen traite dans l’Historik de la critique de manière presque aussi circonstanciée que de l’interprétation. Reste que la critique ne se mue pas ici en l’incarnation de la connaissance scientifique. Droysen ne laisse toutefois aucun doute sur le fait que la critique exige effectivement une grande part du travail scientifique et devient à nouveau par là une garantie particulière, sinon décisive, de scientificité. Droysen définit ainsi l’essence de la méthode historique : c’est « comprendre par la recherche ». Même si, dès la phrase suivante, cette définition se distingue de la méthode telle que l’entend l’Ecole Critique, il n’est sûrement pas faux de supposer qu’il identifie la recherche de celui qui comprend, en tout cas dans la pratique scientifique, avec la critique des sources.
21Il faut remarquer qu’il ne s’agit pas d’une simple alternative même dans le rapport de l’interprétation à l’explication. Par « expliquer » Droysen entend l’idée selon laquelle « on veut exposer de manière historique la nécessité de ce qui est arrivé, la nécessité que cela arrivât là et précisément ainsi », « on doit déduire ce qui est de ce qui était..., sous forme de conclusion » : postulat qui dicte de ramener le plus récent au plus ancien41. Cette idée aboutit, dans sa forme la plus pure, à exiger de transposer la méthode des sciences de la nature à la science de l’histoire : de pénétrer les causalités, les lois, les nécessités naturelles de l’histoire par l’observation et la comparaison. Droysen rencontre une telle exigence avant tout dans le positivisme contemporain42. Mais le XVIIIe siècle aussi donne à voir selon lui des esquisses de ce mode de pensée, par exemple chez Vico et Montesquieu, qui, sous l’influence de la nouvelle recherche physique, cherchent à développer l’histoire « à partir des données naturelles des peuples et des faits »43. Il faut ajouter que la science historique opère depuis l’Humanisme, dans cet esprit, avec la catégorie d’une causalité historique. La littérature sur l’« Historik » fixe ce trait. Ainsi, Rotteck fait dépendre la science de l’histoire « du rapport causal des données » et propose par la suite une typologie complète des causes historiques possibles44 ; déjà Bodin invite le lecteur de livres d’histoire à faire attention aux conditions climatiques et géographiques qui influent sur les événements historiques45, et prescrit ainsi à l’auteur de livres historiques une présentation de ces conditions qui soit analogue à la « causarum inquisitio » de l’« historia naturalis »46. Cependant, Droysen adjoint aussi à l’explication les déductions de la philosophie de l’histoire hégélienne ainsi que la représentation de l’histoire organologique de l’Ecole Historique de la science du droit, dans la mesure où elles proclament « le pouvoir du passé sur le présent »47.
22L’auteur de l’Historik démontre inlassablement le caractère impropre ou irrecevable de cette méthode de connaissance historique. Son premier argument est qu’elle manque la particularité du domaine objectif que doit étudier la science historique : « elle exclurait la nature particulière du monde historique, à savoir moral, la réalité morale libre et le droit de chacun à être en soi un nouveau commencement et une totalité »48. Autrement dit, l’historien tombe constamment sur des phénomènes qui se dérobent à une déduction à partir de causes précises et doivent au contraire être interprétés à partir d’actes de la liberté humaine. Ce que l’explication manque, cela l’interprétation doit le réaliser : elle doit s’adapter à la particularité du monde moral, concevoir l’histoire à partir des actes de liberté. Par rapport à l’explication, l’interprétation, peut-on dire aussi, se caractérise par le fait qu’elle détient cette capacité d’adaptation, qu’elle rend possible cette manière de concevoir.
23Il ne faut pas négliger, d’un autre côté, qu’il y a dans l’accomplissement de l’interprétation certains moments de l’explication et qu’il leur revient de se voir accorder une grande valeur de connaissance. Droysen comprend, c’est le point de départ, qu’aucun acte de liberté ne se produit isolément mais qu’il se situe dans un contexte sans lequel il ne sera pas suffisamment compréhensible. Influent sur une action donnée des présupposés, des conditions, des facteurs qui ne sont certes pas les causes au sens strict de cette action mais qui en limitent le cadre au point d’avoir un effet quasi causal. Pour leur évaluation adéquate, il est donc besoin d’une méthode quasi explicative. Le chapitre sur l’interprétation se charge en majeure partie de préciser la valeur que Droysen accorde à cette quasi-explication dans le cadre de sa conception de la compréhension. Des quatre moments successifs de l’interprétation que présente Droysen, les trois premiers, l’interprétation pragmatique, l’interprétation des conditions, l’interprétation psychologique, portent sur la connaissance du contexte qui détermine un événement donné ; seul le quatrième, l’interprétation des idées, porte sur la constatation immédiate d’un acte à partir de l’autodétermination humaine. L’interprétation pragmatique classe un événement dans une série qui résulte « de la nature du fait »49 ; elle interprète par exemple une action militaire à partir de la logique immanente à la stratégie guerrière ou le cours de négociations diplomatiques à partir des exigences d’une situation politique globale. L’interprétation des conditions se tourne vers « les données spatiales des événements historiques », vers « l’état de choses » dans lequel survient un événement, vers les « concomitances qui influent » sur lui, vers les moyens matériels et moraux qui le rendent possible50. L’interprétation psychologique cherche à rendre compréhensible l’action humaine à partir du caractère des hommes51.
24Droysen se défend expressément contre la représentation selon laquelle ces modes d’interprétation pourraient fournir des explications ; ainsi dit-il de l’interprétation psychologique « que ce n’est pas par les motifs, par le bon ou le mauvais vouloir de l’agent seulement, que la marche des faits historiques doit être expliquée »52. Il insiste toutefois sur ce point : l’influence de toutes ces relations sur le cours des faits historiques se laisse pour ainsi dire calculer avec une relative précision et l’examen méthodique de cette influence garantit par conséquent un maximum de rationalité scientifique. Ainsi, il entame son chapitre sur l’interprétation pragmatique par cet avertissement : qu’on prenne garde à ne pas se livrer à l’imagination, qu’on ne « s’éloigne pas du domaine de la recherche et de la certitude scientifique ». L’idée qu’il exprime est que l’interprétation pragmatique empêche la connaissance historique de glisser dans l’imagination pure et lui procure la certitude scientifique : « Il est d’autant plus nécessaire de maintenir la rigueur de l’interprétation pragmatique, d’établir sa méthode. Il importe de trouver des normes qui permettent à une méthode adéquate et contenue dans de solides limites de prendre la place de l’arbitraire et de l’imagination et qui donnent des résultats garantis »53. Droysen n’hésite pas, même, à parler des facteurs pragmatiques comme d’un « contexte causal »54. Certes, l’interprétation pragmatique n’est toujours pas ainsi explication au sens strict, mais, pratiquement, sa production de connaissance équivaut à celle d’une explication. Cette constatation peut, par analogie, être appliquée à l’interprétation des conditions et à l’interprétation psychologique.
25Même l’interprétation des idées présente des traits qui révèlent tout compte fait une parenté ou une similitude formelles avec la méthode de l’explication. Elle conduit dans le royaume proprement dit de la liberté et représente par conséquent la forme la plus haute de l’interprétation en général. Cependant, les idées ne coïncident pas simplement avec des manifestations particulières de la liberté humaine. Droysen appelle les idées un « pensé » qui trouve dans les relations humaines expression et forme visible55 : elles sont les présentations ou déploiements de la « nature spirituelle de l’homme »56. Il connaît autant d’idées qu’il y a de parties dans cette nature spirituelle : idées de la famille, de la race, du peuple, de l’humanité, du salut, du droit, du pouvoir, du beau, du vrai, du sacré. Elles trouvent leur représentation dans les différentes formes de la vie humaine : dans la famille, la race, le peuple, la société, le droit, l’Etat, la langue, l’art, la science, la religion. Toutes ces idées et, avec elles, toutes ces formes ont leur réalité respective dans la pensée du particulier : elles sont une œuvre originelle de la liberté de la volonté et de l’auto-détermination individuelles. Elles dépassent toutefois doublement l’horizon du particulier. D’une part, l’aptitude à l’idée est une disposition innée en tous les hommes : une constante dans chaque histoire. Il résulte, d’autre part, de cette disposition constante que se forment au cours de l’histoire des continuités de la forme des idées dans lesquelles se trouve toujours d’entrée le particulier et qui en limitent ainsi les possibilités décisives. L’interprétation des idées ne peut donc pas faire abstraction du fait qu’elle a devant elle des développements que détermine la logique d’une certaine nécessité. Droysen a raison de voir résider « l’importance du nécessaire dans l’histoire », en tant qu’il se rapporte à l’enchaînement de ces développements, « ailleurs » que dans le domaine des nécessités « explicables »57. Il y a toutefois une analogie au modèle de connaissance de l’explication en ce qu’il s’agit aussi pour les nécessités « idéelles » de formes d’évolution que l’on peut saisir d’une manière relativement précise, et Droysen est persuadé que l’interprétation des idées, en raison précisément de cette analogie aux autres modes d’interprétation, rend possible « une méthode adéquate et contenue dans de solides limites qui prenne la place de l’arbitraire et de l’imagination ».
26Il n’est guère besoin de dire que Droysen ne contredit pas sa conception de la compréhension par ses divers contacts avec la conception méthodologique de l’explication. Ces contacts montrent plutôt dans quelle mesure, d’après cette conception, l’interprétation est conciliable avec l’explication, ou, pour le dire autrement, dans quelle mesure cette conception fait dépendre de l’explication la rationalité scientifique de l’interprétation. C’est une conception de la compréhension explicative pertinente en soi, qui n’a rien à voir avec l’antithèse « comprendre contre expliquer » que l’on a longtemps reprochée à l’historisme, ce seulement pour déduire de ce malentendu une prétention à une valeur exclusive de l’explication dont Droysen s’est débarrassé à l’aide d’arguments auxquels il n’y a rien à ajouter, même aujourd’hui.
27Une remarque encore : l’accord de Droysen avec Humboldt n’est nulle part plus éclatant que sur ce point. Le discours Sur la tâche de l’historien ébauche une méthode de connaissance historique qui, sans utiliser les concepts « comprendre » et « expliquer », esquisse la conception droysenienne d’une compréhension explicative58. Humboldt, qui conduit l’historien « jusqu’aux forces agissantes et créatrices », le renvoie avant tout à l’étude des idées, qui sont pour lui les ressorts propres à l’histoire. Les idées proviennent d’une « impulsion libre et autonome », elles remontent à « un effort continu d’action » fourni par la pratique humaine pour « procurer une existence extérieure à sa nature intérieure et singulière » : elles garantissent donc que l’histoire est une œuvre de la force créatrice de l’homme, de son autodétermination, de sa liberté. D’autre part, Humboldt voit les idées se réaliser dans certaines conditions qui en constituent le cadre et que l’on doit calculer pour ainsi dire conformément à des lois de causalité. Ce sont, dans sa terminologie, les forces mécaniques, physiologiques et psychologiques : la détermination de l’homme par des circonstances qui sont données d’avance ; lois de développement, de floraison, de déclin, de dégénérescence ; les mobiles personnels de l’agent. Humboldt est peu disposé à surestimer les modalités d’efficience de ces forces ; pourtant, il exhorte vigoureusement l’historien à les étudier de la manière la plus précise. Il exige même de réfléchir, dans l’investigation des idées, à la possibilité de causes ou de lois agissantes, qui se laissent « présupposer à bon droit dans les lacunes immenses de notre information ». L’historien doit donc constater les modalités d’efficience des idées quand toutes les possibilités d’une interprétation conforme aux lois de causalité sont épuisées. Si l’on ajoute que Humboldt conçoit les réalisations des idées comme « rapport de causalité interne », comme « liées par une nécessité interne », l’accord avec Droysen est total.
Notes de bas de page
1 Johann Gustav Droysen, Historik, p. 3 s.
2 Sur cette typologie, voir surtout A. Seifert, Cognitio historica. Die Geschichte als Namengeberin der frühneuzeitlichen Empirie (= Historische Forschungen, t. 11), Berlin, 1976, p. 24 ss.
3 Cf., par exemple, l’introduction à l’édition des œuvres complètes de Salluste de Badius Ascensius, parue à Paris en 1504.
4 Edition utilisée : Jean Bodin, Methodus ad facilem historiarum cognitionem, Amsterdam, 1650 (réimpr. Aalen, 1967).
5 Cf. sur ce point H. Blanke, D. Fleischer et J. Rüsen, « Historik als akademische Praxis. Eine Dokumentation der geschichtstheoretischen Vorlesungen an deutschsprachigen Universitäten von 1750 bis 1900 », Dilthey-Jahrbuch für Philosophie und Geschichte der Geisteswissenschaften, 1, 1983, p. 182 ss.
6 H. Blanke et alii, « Historik... » p. 228 ; édition utilisée : Karl von Rotteck, Allgemeine Geschichte vom Anfange der historischen Kenntniss bis auf unsere Zeiten ; für denkende Geschichtfreunde bearbeitet, l, Stuttgart, 18318, p. 1 ss.
7 H. Blanke et alii, « Historik... », p. 232 ; édition utilisée : G.G. Gervinus, « Grundzüge der Historik », dans G.G. Gervinus’ Leben von ihm selbst (1860), Leipzig, 1893, p. 353 ss. Sur Gervinus, voir maintenant Hübinger, Georg Gottfried Gervinus. Historisches Urteil und politische Kritik (= Schriftenreihe der Historischen Kommission bei der Bayerischen Akademie der Wissenschaften, t. 23), Göttingen, 1984.
8 H. Blanke, « Georg Andreas Wills « Einleitung in die historische Gelahrtheit » (1766) und die Anfange moderner Historik-Vorlesungen in Deutschland », Dilthey-Jahrbuch für Philosophie und Geschichte der Geisteswissenschaften, 2, 1984, p. 193 ss. ; reproduction du manuscrit de Will, p. 222 ss.
9 Droysen, Historik, p. 44 ss.
10 Historik, p. 47.
11 Historik, p. 48.
12 Historik, p. 50 s.
13 Historik, p. 5.
14 Historik, p. 6.
15 Historik, p. 52 s.
16 « Johann Gustav Droysen, Grundriss der Historik, Leipzig, 1882 », dans Droysen, Historik, p. 413 ss. ; ici, p. 419.
17 Wilhelm von Humboldt, « Über die Aufgabe des Geschichtschreibers », dans Humboldt, Werke, A. Flitner et K. Giel (éds), 1 : Schriften zur Anthropologie und Geschichte, Darmstadt, 1960, p. 585 ss. ; ici, p. 588. Pour la traduction française, voir G. de Humboldt, La Tâche de l’historien, trad. d’A. Disselkamp et A. Laks, Lille, 1985, p. 67 ss. ; ici, p. 70.
18 Droysen, Historik, p. 44.
19 Historik, p. 64.
20 Historik, p. 50 et 52.
21 Historik, p. 44.
22 Historik, p. 46.
23 Historik, p. 47.
24 Historik, p. 50.
25 Historik, p. 51.
26 Historik, p. 22.
27 Historik, p. 237.
28 Cf., pour ce qui suit, J. Rüsen, Begriffene Geschichte. Genesis und Begründung der Geschichtstheorie J.G. Droysens, Paderborn, 1969, p. 16 ss. et 23 ss.
29 Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte, vol. 3 : Die griechische und die römische Welt, G. Lasson (éd.), Hambourg, 1968 (= Philosophische Bibliothek, t. 171c), p. 650.
30 Reproduit dans l’édition de l’Historik de R. Hübner, Darmstadt, 19675, p. 369 ss.
31 Droysen, Historik, p. 22.
32 Bodin, Methodus, p. 35 ss.
33 Blanke, « Wills Einleitung », p. 257.
34 Rotteck, Allgemeine Geschichte, I, p. 12 ss.
35 Droysen, Historik, p. 113.
36 Droysen, Historik, p. 51.
37 Rotteck, Allgemeine Geschichte, I, p. 113 et 22.
38 Ibid.
39 Rotteck, Allgemeine Geschichte, I, p, 116.
40 Ibid.
41 Droysen, Historik, p. 161 ss.
42 Le document le plus important en ce qui concerne la discussion de Droysen avec le positivisme est le compte rendu de l’History of Civilisation in England de Buckle, dans Droysen, Historik, p. 451 ss.
43 Historik, p. 49.
44 Rotteck, Allgemeine Geschichte, I, p. 5 s. et 45.
45 Bodin, Methodus, p. 79 ss.
46 Methodus, p. 8.
47 Droysen, Historik, p. 162.
48 Historik, p. 162.
49 Historik, p. 168.
50 Historik, p. 175 ss.
51 Historik, p. 187 ss.
52 Historik, p. 193.
53 Historik, p. 166 s.
54 Historik, p. 168.
55 Historik, p. 201.
56 Historik, p. 17.
57 Historik, p. 163.
58 Humboldt, « Über die Aufgabe des Geschichtsschreibers », p. 596 ss. (trad. franç., p. 78-87).
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