L’herméneutique comme théorie générale et comme organon des sciences philologiques chez August Boeckhi
p. 257-271
Texte intégral
1. Le problème
1A tout prendre, selon la représentation communément admise, l’histoire de l’herméneutique se laisserait ramener à un schéma simple et plutôt limpide d’évolution : – Tout d’abord, n’existaient que les différentes herméneutiques spéciales, élaborées de divers côtés, par les théologiens, les philologues et les juristes sous la forme de livres de règles destinés à guider la pratique concrète de l’interprétation de textes dont la signification avait une valeur normative. – Schleiermacher, que cette séparation ne satisfait plus (« L’herméneutique en tant qu’art de comprendre n’existe pas encore sous forme générale, seules existent plusieurs herméneutiques spéciales », lit-on chez lui en bonne place)1, la surmonte en esquissant une herméneutique générale : il ne s’occupe plus, ou en tout cas pas au premier chef, des questions concrètes de l’interprétation, mais considère uniquement le problème fondamental de la compréhension du discours ; analysant cette opération comme le renversement du procès de sa création, il efface (dans une large mesure) la dimension dogmatique des textes (notamment théologiques), surtout si l’on se place dans la perspective de l’interprétation technique-psychologique. – Sur quoi Boeckh transforme (ou fait reculer) cette herméneutique universelle, en s’appuyant sur F.A. Wolf, qui, comme on sait, rangeait l’« herméneutique » à côté de la « grammaire » et de la « critique » parmi les « parties fondamentales » de la Science de l’Antiquité2 : dans un abandon définitif de la normativité des textes interprétés, elle devient chez lui un organon spécifiquement philologique, que Droysen, avec la « théorie de l’histoire » (Historik), fait aussitôt suivre d’une herméneutique historique spéciale. – Puis vient Dilthey, qui définit l’herméneutique comme doctrine fondamentale, méthodologique et théorique, de toutes les « sciences de l’esprit », fondées désormais de manière « psychologique », avec le rapport structurel qui s’établit entre expérience, expression et compréhension ; Dilthey redonne ainsi ses droits à la visée universelle de Schleiermacher. – La dernière étape jusqu’ici dans cette « généralisation » de l’herméneutique est enfin l’œuvre de Gadamer, qui part de la définition de la « compréhension » comme « existential » par Heidegger : le concept d’une « herméneutique philosophique » fait éclater les cadres traditionnels de la réflexion méthodologique et offre désormais aux sciences de l’esprit la possibilité d’une autocompréhension « herméneutique » dans un sens totalement nouveau.
2Un tel schéma, plausible et clair en apparence, Gunter Scholtz a montré aujourd’hui qu’il ne résiste pas totalement pour Schleiermacher à un examen détaillé, si l’on revient sur la question de la prétendue séparation entre « herméneutique » et « dogmatique ». On sait pareillement que la thèse défendue avant tout par Gadamer d’un primat donné par Schleiermacher à l’interprétation psychologique n’est pas tenable. Mais – et c’est le point qui doit nous intéresser ici – le passage entre Schleiermacher et Boeckh, tel qu’il a été esquissé, demande également à être revu. Que Boeckh ait beaucoup emprunté à Schleiermacher dans ses réflexions sur l’encyclopédie et la méthodologie des sciences philologiques, on le sait depuis longtemps, et il ne l’a lui-même jamais nié3. Mais on se fait une conception résolument trop courte de la place que Boeckh occupe dans le développement historique de la théorie herméneutique quand on interprète le passage de Schleiermacher à lui comme une régression, comme si l’on passait d’une herméneutique générale à une herméneutique prise comme organon spécifique de la philologie – comme tente de le suggérer le titre de cet essai. Il faut donc, pour que ce soit clair, revenir sur la relation que Boeckh établit entre « herméneutique » et « philologie ». Ce sera notre premier point.
2. Philologie et herméneutique
3Dans ses leçons sur l’encyclopédie et la méthodologie des sciences philologiques, tenues de 1809 à 1865 pendant en tout 26 semestres, Boeckh attend de la philologie qu’elle « étudie de manière scientifique l’acte de comprendre et les moments de la compréhension », et définit la théorie issue d’une telle réflexion comme « l’organon philologique » (Enzyklopädie, p. 53). Cela ne revient pas à faire déjà de l’« herméneutique » elle-même cet organon : ce ne serait, au mieux, qu’une demi-vérité, car le concept de compréhension recouvre chez Boeckh davantage. La compréhension est, en effet, « d’un côté absolue, de l’autre relative, car on doit comprendre chaque objet, d’un côté, en soi, et, de l’autre, en relation avec d’autres. La seconde compréhension a lieu au moyen d’un jugement qui établit une relation entre un élément individuel et le tout, ou avec un autre élément individuel, ou en référence à un terme idéal. La compréhension absolue est l’objet de l’herméneutique, la compréhension relative de la critique » (Enzyklopädie, p. 55).
4Dans la discussion théorique actuelle sur les sciences de l’esprit, où Boeckh, et c’est significatif, est rangé parmi les « classiques de l’herméneutique »4, on ne devrait pas perdre de vue cette extension principiellement plus large du concept de compréhension chez Boeckh, puisqu’il englobe à côté de l’« herméneutique » – ou « interprétation »5 – aussi la « critique » comme mise en pratique du jugement. La « critique » est entendue par là dans un sens tout à fait spécifique et complexe. Elle s’analyse – selon une division analogue à celle de l’interprétation6 – en critique grammaticale, historique, individuelle et générique, mais se diversifie en plus selon la « finalité de l’activité critique » envisagée. Avec le « jugement » que la critique doit rendre, il ne peut, selon Boeckh, que s’agir de
« ... comprendre la relation entre la chose communiquée et ses conditions... Puisque la chose communiquée est issue des conditions de la communication, ces conditions en constituent la mesure. Or la chose communiquée peut entrer avec les conditions dans une relation double : elle peut leur être conforme ou non, c’est-à-dire s’accorder à la mesure qui se trouve en elles ou s’en écarter. Si, de plus, la communication se propage au moyen d’une tradition, comme c’est le cas pour les textes anciens, la critique a aussi à explorer sa relation avec cette tradition. La chose communiquée peut en effet être brouillée par les actions destructrices de la nature, ou bien par les erreurs ou les négligences des intermédiaires, ou même subir de leur part des altérations intentionnelles. On a donc toujours à établir aussi si la forme présente de la tradition correspond à la forme originelle ou s’en écarte. La critique a par conséquent une triple tâche. Elle doit rechercher tout d’abord s’il y a conformité ou non entre une œuvre de langage donnée – ou l’une de ses parties – et le sens grammatical des mots dans la langue, la situation historique, l’individualité de l’auteur et le caractère du genre. Mais, pour ne pas opérer de manière purement négative, elle doit en second lieu, quand apparaît une irrégularité, indiquer le moyen de revenir à la norme. Il lui faut, troisièmement, examiner si la chose transmise est originelle ou non. Il apparaîtra clairement qu’on a avec cela épuisé les dimensions réelles de la critique » (Enzyklopädie, p. 170 s.).
5La « compréhension » inclut donc bien ce « jugement ». Autrement dit : « compréhension » n’est pour Boeckh précisément pas synonyme d’« interprétation », d’« herméneutique ». Le terme sert à désigner l’activité philologique dans son ensemble, à savoir la « connaissance philologique » comme « connaissance » (ou « reconnaissance ») « du connu » (Enzyklopädie, p. 10 s., 53, 75). L’herméneutique ne constitue pas à soi seule l’« organon philologique », il faut l’herméneutique et la critique prises ensemble (ibid., p. 52 ss.). On n’oubliera pas non plus que ces deux fonctions philologiques (partielles), subsumées sous le concept supérieur de compréhension, Boeckh n’en fait pas des termes juxtaposés seulement, sans relation entre eux, ni ne pense qu’elles puissent être remplies indépendamment l’une de l’autre. Bien au contraire, il suit ici aussi Schleiermacher, selon lequel :
« Herméneutique et critique, toutes deux disciplines philologiques, toutes deux doctrines relatives à un art, vont ensemble car la pratique de l’une présuppose celle de l’autre. L’une est, prise en général, l’art de comprendre correctement le discours d’autrui, et, avant tout, le discours écrit ; l’autre, l’art d’évaluer justement et de constater à partir de témoignages et de données suffisantes l’authenticité des écrits ou des passages écrits. Comme la critique ne peut reconnaître l’importance des témoignages pour l’œuvre ou le passage écrit sur lesquels il y a doute qu’à partir de la compréhension correcte que ces derniers requièrent, sa pratique présuppose ainsi l’herméneutique. A l’inverse, comme l’interprétation ne peut procéder avec sûreté dans la découverte du sens que si est présupposée l’authenticité de l’écrit ou du passage écrit, la pratique de l’herméneutique présuppose ainsi à son tour la critique »7.
6La position de Boeckh – s’appuyant il est vrai sur un concept de critique excédant la simple épreuve d’authenticité – est analogue :
« L’herméneutique... en vient chaque fois à considérer des oppositions et des relations, mais elle ne le fait que dans le but d’une compréhension de l’objet en lui-même. La critique, par contre, doit chaque fois présupposer l’opération herméneutique – l’explication du détail – pour être en mesure d’accomplir son propre travail, qui est de saisir la nature des relations qu’entretiennent le détail et la totalité englobante des conditions. Pour juger quelque chose, il faut l’avoir compris en soi ; la critique présuppose donc l’accomplissement du travail herméneutique. Seulement, dans de très nombreux cas, on ne peut comprendre en soi l’objet à interpréter que si l’on s’est d’abord formé un jugement sur sa facture ; d’où vient que l’herméneutique présuppose, à son tour, l’accomplissement du travail critique. S’ensuit à nouveau un cercle qui nous entrave dans tout travail herméneutique et critique de quelque difficulté, et qu’on ne peut briser que par approximation » (Enzyklopädie, p. 178).
7Boeckh ne conçoit donc pas la critique comme une activité philologique secondaire qui ne bâtirait qu’à partir des résultats préalables de l’interprétation. On voit, bien davantage, se mettre en place avec l’intervention des deux fonctions philologiques, les compréhensions « absolue » et « relative », ce cercle même, ou plus exactement cette spirale, où il a reconnu la structure caractéristique et fondamentale de la philologie en général, et qu’il a minutieusement décrite. Par ailleurs, dans l’essai Sur le traitement critique des poèmes de Pindare8 – où cette pensée est pour une bonne part développée dans les termes mêmes du passage de l’Encyclopédie que l’on vient de citer –, il indique déjà explicitement qu’il n’a découvert la représentation d’une implication réciproque entre herméneutique et critique « dans aucune théorie », mais qu’il « l’a apprise de Schleiermacher »9. Mais si l’herméneutique et la critique, indissociables dans cette interdépendance, constituent ensemble l’« organon philologique », cela veut bien dire aussi – cf. plus haut – que le concept de « compréhension » chez Boeckh contient celui de « jugement ». La « compréhension » n’est donc pas seulement ici, en tant que compréhension « absolue », simple « re-construction » et « re-production », simple « re-connaissance », et avec le sens limité du terme, compréhension « herméneutique » ; en tant que compréhension « relative », elle est tout autant « construction » et « production », c’est-à-dire tout autant « connaissance » et, au sens plein du terme, compréhension « critique ». Et, à strictement parler, la philologie ne peut prétendre à la qualité de science à part entière qu’en raison de cet élément d’« activité autonome » que de tels « jugements » supposent. Comme simple « herméneutique », en revanche, elle n’aurait jamais pu satisfaire aux critères stricts de scientificité posés par l’idéalisme allemand, dont Boeckh se savait absolument tenu de respecter les exigences, à savoir qu’il y ait « spontanéité » et pensée « productive » autonome. Comme simple herméneutique, elle n’aurait atteint que le stade de la « pure érudition », où fait encore défaut l’élément décisif, à savoir « la pensée orientée vers une connaissance étrangère » (Enzyklopädie, p. 19). Or la philologie est pour Boeckh vraiment plus :
« ... la philologie ne renonce pas à toute pensée propre s’il lui faut se donner comme but la connaissance d’idées, car des idées étrangères ne sont pas pour moi de vraies idées. C’est donc bien l’obligation de reproduire ces idées, de se les approprier comme un objet étranger dont on ne laisse finalement plus subsister aucune extériorité qui libère la philologie de son état de pur agrégat ; mais s’ajoute, simultanément, l’obligation de garder de la hauteur par rapport à ce qu’on reproduit, de manière à le considérer encore comme un objet, quand bien même on l’ait fait sien, et à se procurer ainsi une connaissance de cette connaissance du connu constituée en une totalité. Cela conduit à assigner à ce même élément sa place dans la pensée propre du philologue et à le mettre au même niveau que le connu lui-même, opération qui par définition requiert le jugement. Dans ce jugement... réside la pensée du philologue, de la même façon que toute pensée d’un objet donné est un jugement » (Enzyklopädie, p. 20).
8Avec ce concept englobant de « critique », Boeckh va naturellement bien au-delà de ce qui traditionnellement valait, ou vaut encore, comme « critique philologique », à savoir la « critique textuelle ». Mais, d’un autre côté, en détachant explicitement la critique, comprise comme un jugement de ce type, de la simple « critique d’émendation » et de « restitution » (Enzyklopädie, p. 19 s.), il pouvait parfaitement se réclamer de la tradition philologique qui, depuis l’Antiquité et ensuite depuis les humanistes surtout, faisait aussi entrer dans le travail « critique » l’évaluation d’un produit littéraire, à partir d’une certaine « idée », d’un « modèle », d’une « intention », d’un « genre », etc. J.C. Scaliger, notamment, dans les livres V et VI de ses Poetices libri septem (Lyon 1561), intitulés « Criticus » et « Hypercriticus », a développé de manière systématique et diffusé une appréciation critique des textes10. Mais Boeckh pouvait aussi renvoyer à Schleiermacher qui, de son côté, avait repris à F.A. Wolf le concept de « critique doctrinale », caractérisée selon lui par la « tendance à comparer des productions individuelles avec leurs idées..., mais aussi à considérer un élément individuel en relation avec un autre...»11.
9Il est donc faux (ou au mieux à demi vrai) de parler pour Boeckh d’une herméneutique jouant le rôle d’« organon philologique », et tout aussi inapproprié d’interpréter l’intégration de l’herméneutique dans une théorie de la philologie comme une limitation de l’universalité qu’elle avait acquise avec Schleiermacher. Philologie, en effet, ne désigne pas pour Boeckh une discipline particulière, comme maintenant, c’est-à-dire un domaine spécialisé à côté d’autres, histoire, archéologie, science de l’art ou sciences religieuses ; le terme vaut, sans reste, comme équivalent d’« histoire », de science historique de l’esprit. Le domaine qu’elle traite n’est pas celui d’une discipline spéciale parmi les sciences de l’esprit, mais le monde historique de l’esprit dans son ensemble, « ce qui a été produit dans l’histoire », c’est-à-dire tout ce qui peut être « compris » dans l’acception large du terme12. Pour être comprise, c’est-à-dire « reconnue », une « connaissance » n’a pas nécessairement, selon Boeckh, à revêtir la forme d’expressions de langage – et notamment d’expressions fixées par l’écriture –, il peut s’agir d’actions hors langage, pour autant qu’en soit préservé quelque chose de perceptible. Car pour Boeckh toute action est « production », c’est-à-dire mise en circulation, empreinte, représentation d’« idées », et, dans ce sens, « construction » et donc « connaissance ». Et puisque tous les « faits historiques »« contiennent des idées », tout « produit dans l’histoire » (« une entité spirituelle qui est passée dans le domaine du fait ») doit aussi valoir, de façon générale, comme ce qui est « connu ». Mais si la philologie, selon cette acception générale, est « connaissance du connu », elle se confond simplement, par définition, avec l’histoire. Elle ne peut alors plus être une discipline particulière orientée vers le langage ; elle doit, bien davantage, être la science englobante (historique et empirique) de l’esprit (Enzyklopädie, p. 10 s.). Pour faire apparaître sans ambiguïté possible cette extension objective du concept de philologie (limité chaque fois, il est vrai, au domaine défini d’un peuple ou d’une époque), Boeckh n’a cessé de souligner ce qui caractérisait en propre son concept de « connaissance » :
« Sous le concept de connu sont subsumées toutes les représentations, car ce ne sont souvent que des représentations qui sont reconnues, par exemple dans la poésie, l’art, l’histoire politique, où ne se trouvent que pour partie consignés des concepts, comme dans la science, à côté, pour tout le reste, de représentations que le philologue doit reconnaître » (Enzyklopädie, p. 11).
10Un peu plus loin, Boeckh revient à cette idée pour l’expliciter et en dégager toute la force dans une formulation tranchée : la « connaissance propre à un peuple », dit-il à nouveau, « n’est pas seulement consignée dans sa langue et sa littérature ; l’ensemble de son activité non physique, à savoir morale et spirituelle, est l’expression d’une connaissance déterminée ; en tout se trouve l’empreinte d’une représentation ou d’une idée » (Enzyklopädie, p. 56). Il s’ensuit, à l’évidence, non seulement que l’« art exprime des idées » – « certes sans se conformer aux exigences des concepts, mais en les immergeant dans une intuition sensible » – mais qu’il en va de même pour « la vie de l’État et la vie familiale » :
« … dans l’organisation de ces deux côtés de la vie pratique également se trouvent développées, en tout lieu, une essence intérieure, une représentation et donc une connaissance propre à chaque peuple. Dans chaque peuple l’idée de famille imprime, de manière particulière, sa marque sur le développement historique de la famille. Et dans le développement de l’État toutes les idées pratiques du peuple ressortent sous une forme actualisée. Dans la mesure où des idées trouvent à se réaliser dans les vies familiale et politique, ces domaines aussi contiennent une connaissance, et dans le mouvement même de leur réalisation le peuple se donne avec ces idées un contenu de connaissance. Naturellement toutes les idées qui ont marqué la science et le langage sont les plus clairement conscientes » (ibid.).
11Se confirme ainsi à nouveau la définition générale de la philologie :
« La vie et l’activité spirituelles dans leur totalité constituent donc le domaine du connu, et la philologie a par conséquent pour tâche de représenter pour chaque peuple son développement spirituel dans son ensemble, l’histoire de sa culture dans toutes ses orientations » (ibid.).
12Boeckh ne revient par là aucunement à la position d’une herméneutique spéciale, relative à un domaine particulier ; il intègre la réflexion herméneutique à la théorie d’une science qui a pour objet le monde historique dans son ensemble. On ne saurait donc parler, pour le passage de Schleiermacher à Boeckh, d’un rétrécissement de la perspective herméneutique. Au contraire : comme on l’a vu, à la différence de Schleiermacher qui ne considère que le problème du « discours » (oral et écrit), Boeckh fait entrer les expressions hors langage dans le domaine objectif de l’herméneutique (et, naturellement, de la critique). Dans la section « Théorie de l’herméneutique », à propos de la question d’une possible différenciation interne de l’herméneutique, il revient de manière délibérée sur cette idée. Il suit tout d’abord Schleiermacher :
« Puisque les principes selon lesquels on doit comprendre, les fonctions de la compréhension sont en tout lieu les mêmes, il ne peut y avoir de distinction spécifique de l’herméneutique selon l’objet de l’interprétation. La distinction entre une hermeneutica sacra et une hermeneutica profana est ainsi totalement irrecevable... Par contre, il y a bien application particulière de principes herméneutiques généraux selon la particularité de l’objet. On peut assurément concevoir une herméneutique particulière du Nouveau Testament, comme du Droit romain, d’Homère, etc. Mais il s’agit, fondamentalement, de la même théorie, qui varie selon la matière » (Enzyklopädie, p. 80 s.).
13Mais, dans la suite, Boeckh s’écarte clairement de son prédécesseur :
« Cela concerne également la branche particulière de l’herméneutique artistique, qui doit expliquer les œuvres d’art sur un mode tout à fait analogue à celui utilisé pour les monuments de langage. De même que nous ne tenons pas compte de la facture particulière de l’interprétation archéologique, de même nous faisons abstraction de tout ce qui dans l’œuvre de langage tient à la particularité du matériau » (Enzyklopädie, p. 81).
14Boeckh fonde, à cet endroit, l’élargissement de la tâche de la compréhension au-delà du domaine de l’expression de langage en introduisant une gradation à l’intérieur même de la compréhension de la « tradition des œuvres de langage » :
« Puisque – lit-on plus loin – la plus grande part de la tradition des œuvres de langage est fixée par l’écriture, le philologue quand il explique doit comprendre 1. le signe du signifiant, l’écrit, 2. le signifiant, le langage, 3. le signifié, le savoir contenu dans la langue. Le paléographe en reste au signe du signe ; c’est le niveau cognitif que Platon, dans la République (VI, 509), appelle εἰκασία ; le pur grammairien s’en tient au signe du signifié, au niveau cognitif de la δόξα c’est seulement quand on parvient au signifié lui-même, à la pensée, que se produit un savoir véritable, une ἐπιστήμη » (ibid.).
15Autrement dit, le philologue qui désire explorer la « tradition des œuvres de langage » ne peut pas se limiter à la compréhension de ce qui relève en propre du langage ; il ne devient véritable « philo-logos » qu’à partir du moment où il s’attache au « savoir contenu dans la langue ». Boeckh enchaîne en ce sens :
« Nous présupposons désormais la compréhension du signe écrit et ne nous occupons donc pas de l’art du déchiffrement, qui, lorsque la clé manque, est une herméneutique insondable aux dimensions infinies. De même, nous faisons abstraction de la différence entre désignation linguistique et pensée signifiée, puisque nous considérons comme objet de l’herméneutique non le côté phonétique du langage mais seulement les représentations liées aux mots » (ibid.).
16Vient enfin le point décisif de la démonstration :
« Les principes ainsi fondés doivent alors conserver leur validité quand même ces représentations sont exprimées autrement que par le langage, même si nous nous sommes, dans notre théorie, limité au langage, comme étant l’organon le plus général de la communication » (ibid.).
17On ne se demandera pas si, et à quel point, une telle idée peut convaincre. Seule compte dans notre propos la tentative d’élargir, à partir d’une théorie de l’herméneutique, son domaine objectif au-delà de la langue et du discours. Quand E. Gerhard et d’autres ensuite développent une herméneutique artistique – et comme Gerhard – conçoivent l’archéologie comme une « philologie monumentale »13, ils ne peuvent se réclamer de Schleiermacher, mais de Boeckh. Sa conviction fondamentale – qui relève à la fois de l’ontologie et de la philosophie de l’histoire – d’une présence du λόγος au sein de toute réalité historique permettait d’étendre le domaine objectif de la « compréhension » au monde historique dans son ensemble, et de la concevoir comme « connaissance du connu ». Face à l’herméneutique « générale » de Schleiermacher, la position de Boeckh signifie donc, encore une fois, une « généralisation ». Avec le déploiement de l’herméneutique (et, simultanément, de la critique) au-delà même de Schleiermacher, la philologie élargie, comprise comme science historique globale de l’esprit, se voyait assurée d’un fondement méthodologique. Mais comme science historique et empirique de l’esprit, elle devait nécessairement entrer en confrontation avec la philosophie, ne serait-ce qu’en tant qu’« éthique », c’est-à-dire comme science spéculative de l’esprit. Or cette confrontation décide du profil scientifique propre de la philologie, et, avec elle, de son « organon partiel » qu’est l’herméneutique. Ce sera notre point suivant.
3. Philologie et philosophie
18La philologie et la philosophie ne sont pas, chez Boeckh, des termes contraires ; comme l’herméneutique et la critique, elles renvoient l’une à l’autre dans une relation de réciprocité. Leurs finalités et leurs points de départ méthodiques paraissent d’abord opposés :
« ... la philosophie connaît de manière originaire, γιγνώσκει, la philologie reconnaît, ἀναγιγνώσκει, un mot qui chez les Grecs a pris à juste titre le sens de lire, vu que la lecture est une activité philologique éminente et que l’inclination pour la lecture est la première expression de l’inclination philologique. Cette reconnaissance est le μανθάνειν véritable, selon la représentation que Platon en donne dans le Ménon, c’est l’apprendre opposé à la découverte, et ce qu’on apprend est le λοͅγὀ, l’information donnée. Φιλόλογος et φιλόσογος sont donc des contraires, non pour la matière, mais pour le point de vue et la manière de concevoir » (Enzyklopädie, p. 16).
19Mais Boeckh ne repère là aucune opposition absolue puisque (et il pouvait à nouveau invoquer la caution méthodologique de Platon) :
« Toute γνῶσις ... est, d’un point de vue spéculatif élevé, une ἀνάγνωσις et la philologie doit atteindre par le chemin de la reconstruction cela même que vise la philosophie en procédant de manière opposée » (Enzyklopädie, p. 16 s.).
20Boeckh arrive alors à sa thèse centrale (pour la relation entre philologie et philosophie) et pouvait se réclamer d’un autre Ancien comme témoin principal :
« La philologie et la philosophie se conditionnent mutuellement, car on ne peut connaître le connu sans connaître tout court, et, d’un autre côté, on ne parvient strictement à aucune connaissance sans connaître ce que d’autres ont connu. La philosophie procède à partir du concept, la philologie, dans le traitement de sa matière, qui n’est qu’une moitié de l’objet de la philosophie (l’autre étant la nature), à partir d’un donné contingent. Mais si la philosophie veut construire conceptuellement ce qu’il y a d’essentiel dans toutes les situations historiques données, il lui faut concevoir le contenu interne des manifestations historiques, or cela requiert absolument la connaissance de ces manifestations qui sont la marque externe de cet élément essentiel. Elle ne peut, par exemple, construire l’esprit du peuple grec sans que ce peuple lui soit connu dans ses manifestations contingentes. Entre alors en jeu la reproduction concrète de la tradition, opération purement philologique et où l’on ne voit que trop facilement la philosophie déficiente. De plus, pour montrer ce que les manifestations historiques contiennent d’essentiel, la philosophie doit aboutir à ces manifestations ; il est donc clair qu’elle a besoin de la philologie. Aristote a ainsi écrit les Constitutions comme fondement historique, et donc philologique, de sa réflexion philosophique. Mais, à l’inverse, la philologie a besoin de la philosophie. Elle construit de manière historique et non avec des concepts, mais son but dernier est de rendre manifeste le concept dans l’histoire ; elle ne peut reproduire l’ensemble des connaissances d’un peuple sans qu’une activité philosophique participe à la construction ; elle débouche alors sur la philosophie, puisqu’à l’évidence on ne peut connaître le concept dans l’histoire si l’on n’a pas dès le départ pris la direction qui y mène. S’il est vrai qu’Aristote avait besoin pour sa Politique de la recherche philologique des Constitutions, le philologue, dans sa recherche historique, a besoin des fils conducteurs que sont les concepts de la philosophie politique tels qu’Aristote les a donnés dans la Politique. Si la matière historique et, avec elle, la philologie doivent être autre chose qu’un simple agrégat, il faut que la matière soit mise en ordre par des concepts, comme dans chaque discipline : de là vient que la philologie, à son tour, présuppose le concept philosophique, tout en voulant aussi l’engendrer » (Enzyklopädie, p. 17).
21A ce titre, la relation entre « philosophie de l’histoire » et « histoire de la philosophie » est exemplaire :
« Il existe partout des points où philosophie et philologie coïncident, mais cela est d’abord vrai de la philosophie de l’histoire et de l’histoire de la philosophie. La première est une science philosophique, qui a la plus grande affinité avec la philologie et en laquelle celle-ci se résout quand elle parvient à son point de vue le plus élevé ; l’histoire de la philosophie, en revanche, est une science philologique en laquelle se transforme la philosophie, dans la mesure où celle-ci ne parvient, sinon, à construire son propre cours dans l’histoire – ce que seule permet la démarche philologique – que de manière a priori, et avec le plus grand degré de généralité » (Enzyklopädie, p. 18).
22On retrouve ainsi, avec la relation de réciprocité qui s’établit entre philosophie et philologie, la structure circulaire – ou en spirale – de la connaissance dont Boeckh a toujours tenu à montrer qu’à tous les niveaux, à toutes les phases du travail philologico-historique, comme relation du tout et de la partie, elle était la marque distinctive essentielle (et positive) de cette recherche. Mais cela signifie bien que pour Boeckh le travail scientifique sur l’Antiquité n’est en toute rigueur possible qu’au cœur d’un tel échange circulaire (ou en spirale) entre philosophie et philologie – échange qui, en réalité, ne recouvre rien d’autre que la méthode hypothético-déductive avec présupposition d’une induction imparfaite par principe. En conséquence, il est requis qu’au cours même de la recherche philologico-historique sur l’Antiquité « soit découvert quelque chose de commun, qui contienne tout le particulier », quelque chose que les philosophes appellent « le principe d’un peuple ou d’une époque », « le noyau le plus intime de son essence globale » (Enzyklopädie, p. 57). Mais « les particularités individuelles ne doivent pas être déduites de ce principe, ce qui est impossible pour des êtres historiques » ; elles doivent « se dégager d’une intuition générale » Boeckh parle à ce propos de l’« idée de l’Antiquité en soi » –, « et celle-ci doit à son tour se trouver confirmée dans chaque partie individuelle du détail... » (ibid.).
23Cette idée d’une dépendance réciproque entre philologie et philosophie renferme une potentialité critique considérable, qui ne vise pas seulement la philosophie purement spéculative de l’histoire – fortement répandue et rejetée ici de façon conséquente tout autant qu’une philologie menée de manière purement « empirique », dans l’idée qu’elle n’a pas besoin de la philosophie. Au-delà, si l’on envisage la conséquence que Boeckh avait lui-même tirée, est entièrement remise en question la possibilité même d’une philosophie spéculative autonome. Rapporté au schéma de la méthode hypothético-déductive, le moment de la spéculation philosophique se réduit à la simple découverte d’hypothèses (context of discovery), tandis que la recherche philologico-historique, comme procès de vérification, accède seule au rang de science véritable, « rigoureuse » (context of justification). Autrement dit : prise comme unité complexe de la spéculation et de l’expérience, la philologie ne laisse plus aucune place, du point de vue de la théorie des sciences, à une philosophie spéculative autonome. Cela vaut aussi, et en tout premier lieu, pour l’« éthique », comme science spéculative de l’esprit. Certes si l’on fait de la philologie, selon son apparence première, un simple ἀναγιγνώσκειν visant à la « reproduction », elle paraît définitivement éclipsée, pour la théorie des sciences, par le γιγνώσκειν originaire propre à l’éthique ; mais comme l’ἀναγιγνώσκειν en raison du moment « critique » du « jugement » qui lui est indissociablement lié est pour Boeckh toujours plus qu’un simple « reconnaître » (à savoir « connaître »), l’idée d’une éthique substantielle qui reste abstraite et spéculative perd absolument tout sens. Elle se trouve elle aussi entraînée dans le cercle de la spéculation et de l’expérience, et par là soumise à l’autorité cognitive de la recherche philologico-historique – ou, pour le dire concrètement, à l’herméneutique et à la critique.
24Avec cette idée que la philosophie spéculative n’est elle-même possible et ne prend son sens que par la médiation herméneutico-critique, Boeckh fait indubitablement un pas au-delà de Schleiermacher, chez qui la philosophie conservait face à l’histoire un fort degré d’autonomie. Cela ne signifie assurément pas – comme je l’ai déjà dit – que la philosophie soit par là totalement réduite à la philologie/histoire, ou à la seule « herméneutique ». Au contraire : avec la « critique » au sens de « jugement », le moment philosophique du connaître originaire est préservé au sein même de la philologie. La philologie et son organon ne sont donc pas joués contre la philosophie (spéculative) ; à l’inverse, la philologie est aux yeux de Boeckh – qui se distingue en cela de la plupart de ses confrères – une discipline de part en part philosophique. Non seulement pour les principes méthodologiques, mais en raison des présuppositions ontologiques et relatives à la philosophie de l’histoire d’une telle philologie. Son fondement réside en effet dans un idéalisme objectif profondément marqué par Platon, qui se réfère avant tout au Timée et à certaines positions du Cratyle – et, de façon significative, précisément pas aux représentations du χωρισμός dans la République ! Incluant certains éléments de la pensée aristotélicienne, mais aussi des traits spécifiquement néoplatoniciens, cet idéalisme en vient à poser que non seulement la nature, mais avant tout l’histoire sont déterminées et conduites, de manière reconnaissable, par lef λόγος, par la raison des « idées »14. Comme philologue et théoricien de la compréhension Boeckh est resté toute sa vie fermement attaché à cette thèse spéculative maîtresse. C’était pour lui une conviction fondamentale et, puisque l’on y retrouve l’un des théorèmes centraux de la pensée antique, une composante indépassable et incontournable de la connaissance humaine. La spéculation n’était d’ailleurs pour lui le lieu d’aucun progrès scientifique, à la différence du domaine empirique de l’expérience, dont la matière, en perpétuelle croissance, doit pourtant toujours entrer en médiation avec les « idées » éternelles de la raison spéculative – l’image de l’hélice venant concilier les représentations opposées de l’« éternel retour du même » et du progrès linéaire15.
25On est donc, dans une certaine mesure, fondé à dire que chez Boeckh aussi le travail sur Platon et sur la philosophie platonicienne – il suffit de penser à ses premières études sur ce sujet, écrites pour certaines d’entre elles sous l’influence directe de Schleiermacher16 – a eu un effet décisif sur sa conception de la philologie et de la « compréhension ». Non que les textes platoniciens eux-mêmes aient poussé à la réflexion herméneutico-critique. L’incitation méthodologique venait d’abord d’un autre auteur : Pindare a, de ce point de vue, joué le même rôle pour le philologue Boeckh que le Nouveau Testament pour Schleiermacher le théologien. En raison de la diversité des problèmes qu’il posait à la recherche philologique, Pindare, plus que tout autre, rendait en effet obligatoire une telle réflexion, que l’Encyclopédie devait élaborer dans toute son ampleur. La théorie de l’herméneutique, comme celle de la critique, ne provient donc pas chez Boeckh – semblable en cela à Schleiermacher – d’un intérêt philosophique et théorique « seulement », mais de l’effort de fonder au moyen d’une méthode assurée, et ainsi intersubjectivement contraignante, la pratique philologique concrète, précisément là où les résultats de l’interprétation et de la critique ne sauraient se voir directement accorder l’« évidence » indubitable de la « vérité ». On ne sera donc pas surpris que Boeckh introduise son essai Sur le traitement critique des poèmes pindariques par une réflexion herméneutique et critique abordant de façon détaillée le fond du problème. Il écrit :
« Au terme de cette tentative d’étude critique de Pindare, je découvre qu’il manque à ma présentation pour être pleinement convaincante – tout au moins aux yeux de ceux qui ne se trouvent pas au même point que moi parce qu’ils ont emprunté un autre chemin – un examen de la méthode qui a guidé la découverte. Dans l’état actuel, si le détail du texte est repris encore et encore, de manières différentes, chacun de ces traitements pourrait, à la fin, se voir créditer de la même valeur. On est de fait, dans de tels cas, confronté à quelque chose d’inconnu qui requiert une solution ; mais si un interprète trouve telle solution et un autre telle autre, il ne sera pas toujours possible de reconnaître qui a découvert le vrai à partir du contenu même de la découverte, car l’une et l’autre solutions sont, de manière générale, possibles. La conviction partageable repose alors avant tout sur la sûreté de la méthode... Pour ces raisons, si je tiens la méthodologie appliquée à l’explication et à la critique en général pour éminemment importante, pour cet objet particulier aussi un examen de la méthode est, me semble-t-il, très utile, afin qu’on ne procède pas par simple trouvaille et arbitraire, mais en respectant les normes de cet art et de manière fondée...»17.
26La question générale du rôle que doit jouer la théorie herméneutique et critique trouve ainsi sa réponse : elle est réflexion sur la pratique philologique et, comme telle, a un statut à la fois descriptif et prescriptif. Elle est un moyen de certitude au sens où elle élève à la conscience claire tout ce qui peut se produire dans la recherche – et qui le fait le plus souvent de manière totalement inconsciente –, où elle en éprouve la fécondité, parfois même le corrige et donc « discipline » de manière méthodique la pratique philologique – en un mot : elle fait de l’exercice de l’herméneutique et de la critique l’« art » scientifique de la philologie18. On lit à ce sujet dans l’introduction à la partie « formelle » de l’Encyclopédie :
« De même qu’on a pu déclarer inutile la logique, la théorie formelle de la connaissance philosophique, on peut considérer comme superflue une théorie formelle de la connaissance philologique, de la compréhension. L’homme a pensé de manière logique avant la découverte de la logique ; il a compris et comprend quotidiennement des pensées étrangères sans avoir besoin d’une théorie. L’explication en est simplement ce que nous avons déjà dit de la nature de la compréhension : la compréhension correcte est, comme la pensée logique, un art et repose donc en partie sur une aptitude à moitié inconsciente. Que s’attachent à la compréhension comme à tout autre art un talent particulier, une forme particulière d’exercice, on le voit aux nombreuses erreurs qui sont quotidiennement commises dans l’interprétation de pensées étrangères... La valeur de la théorie réside dans le fait qu’elle porte à la conscience ce que, sinon, l’on exécute de manière inconsciente. Le but que poursuivent l’interprétation et la critique, ainsi que les points de vue qui les guident, restent obscurs et confus aux yeux de qui réalise le travail philologique de manière purement empirique : ils ne seront élevés à la clarté scientifique que par la théorie. Pour cette raison, la théorie règle l’exercice de l’activité philologique ; elle aiguise le regard et protège des erreurs puisqu’elle en désigne les causes et indique les limites de la certitude. C’est par la théorie, donc, que la philologie commence vraiment à devenir un art... » (Enzyklopädie, p. 75 s.).
4. Remarques finales
27La place que la théorie de la compréhension chez Boeckh (que l’on n’a pu présenter ici que dans quelques-uns de ses traits essentiels) occupe au sein de l’histoire intellectuelle ne se laisse évaluer correctement que si l’on ne perd pas de vue les développements théoriques ultérieurs. Je me limiterai ici à trois aspects :
- En assimilant « philologie » et « histoire », Boeckh laisse dans une large mesure en suspens la question du rapport à établir entre théorie « herméneutique » (relative à la philologie) et théorie « historique » (Historik) (relative à la science historique). Quand il interprète, comme on l’a vu, l’activité historique comme connaissance, par le biais du concept de « production », cela peut certes convenir pour tout ce qui relève de la compréhension spécifiquement philologique ; on y a, en effet, affaire à des « œuvres » concrètes, et l’espoir de remonter directement à l’auteur qui les a « produites », de se « transporter » en lui et d’entrer avec lui en « sympathie » semble d’une certaine façon légitime ; mais une telle conception est-elle adaptée à l’histoire prise dans sa totalité ? On ne saurait dire que des individus n’y font que s’« exprimer » de manière solipsiste dans des « productions » ; on y voit plutôt se lier, se renforcer, se traverser ou se contrecarrer des actions en des « événements » transsubjectifs ; il s’agit donc avant tout d’y saisir des « contextes structurels » – en d’autres termes : une théorie globale de l’histoire ne devrait-elle pas dépasser les limites d’une théorie herméneutique d’orientation philologique ? Il reste cependant que le concept de « compréhension » tel que le définit Boeckh a une portée beaucoup plus grande que ne le laisse supposer son concept d’action, référé au modèle de la « production »19.
- En subsumant l’herméneutique et la critique sous le concept de « compréhension », Boeckh a en fait contribué, sans le prévoir et contre ses intentions propres, à la valorisation de l’herméneutique : alors qu’on la pensait d’habitude uniquement concernée par la compréhension (au sens étroit du terme), elle était amenée à devenir la théorie des sciences de l’esprit. Cette tendance – fortement problématique – a directement reçu une impulsion supplémentaire du développement de la critique elle-même : d’un côté, comme critique textuelle, la critique était promue au rang de « méthode philologique » par excellence, mais elle perdait dès lors toute importance du point de vue de la théorie de la science, et, de l’autre, dans la mesure où elle se comprenait en plus comme jugement de valeur appliqué aux productions littéraires, elle se faisait critique littéraire, sans pouvoir désormais être accueillie au sein de la science, et se voyait « ravalée » ainsi au rang de simple affaire des publicistes à la mode. Ce retrait de la « critique » hors de la théorie de la philologie et, par voie de conséquence, des sciences de l’esprit dans leur ensemble conduisait nécessairement à trop solliciter l’« herméneutique », chargée désormais de constituer à elle seule le fondement méthodologique de ces sciences. On ne pouvait finalement manquer d’exiger un complément à l’herméneutique, sa révision ou son dépassement, avec la « critique des idéologies ».
- Au sein de la philologie, au contraire, la réflexion philosophiquement ambitieuse sur la « compréhension » qu’on trouve chez Boeckh perdit toute considération et toute signification ; les philologues, en effet, ne s’enflammaient plus que pour la « méthode philologique » de la critique textuelle et la virtuosité que développait sa maîtrise. La logique de cette évolution réduisit une herméneutique qui s’occupait du problème considérable et philosophiquement pertinent de la compréhension à n’être plus qu’un ornement accroché à la « critique philologique ». La philologie ne s’est alors pas seulement privée d’un pan entier de sa propre théorie, l’herméneutique, mais aussi de la tension féconde qui la liait à la philosophie : la productivité croissante de la recherche philologique, qu’atteste l’augmentation impressionnante du nombre des éditions « critiques », se payait d’une pauvreté théorique toujours plus prononcée. Dans ce contexte, la figure de Boeckh ne se détache pas seulement comme celle d’un ultime représentant éminent de la conscience herméneutique et critique, mais, d’abord, comme un phénomène d’exception parmi les philologues. Et c’est bien comme phénomène d’exception, alliant un haut niveau de réflexion philosophique à une compétence de philologue spécialiste aussi élevée, qu’il mérite un intérêt particulier dans la discussion actuelle sur les principes, les buts et les méthodes des sciences de l’esprit.
Notes de bas de page
1 Herm. Fr, p. 85 (trad. franç., p. 113).
2 F.A. Wolf, « Vorlesung über die Encyclopädie der Alterthumswissenschaft », dans : Vorlesungen über die Alterthumswissenschaft, J.D. Gürtler (éd.), vol. 1, Leipzig, 1831, p. 1 ss. et, pour ce point, p. 22 ss. Voir à ce sujet, A. Horstmann, « Die Forschung in der Klassischen Philologie des 19. Jahrhunderts », dans : A. Diemer (éd.), Konzeption und Begriff der Forschung in den Wissenschaften des 19. Jahrhunderts, Meisenheim s. Glan, 1978, p. 27 ss. (en part. p. 33 ss.).
3 Cf. A. Boeckh, « Ueber die kritische Behandlung der pindarischen Gedichte » (1820-1822), dans : Gesammelte Kleine Schriften, vol. 5, P. Eichholtz et E. Bratuscheck (éds), Leipzig, 1871, p. 248 ss. (en part. p. 251) ; Enzyklopädie, p. 75.
4 Cf. U. Nassen, Klassiker der Hermeneutik, Paderborn-Munich-Vienne-Zurich, 1982.
5 Boeckh, sur ce point, ne fait pas toujours un usage cohérent et univoque de sa terminologie. « Herméneutique », normalement synonyme d’« interprétation », est parfois employé au sens de « théorie », ou « doctrine de l’interprétation ».
6 Cf. Enzyklopädie, p. 83.
7 Herm. Fr, p. 71, la trad. franç. donne, p. 113 note*, le texte original de Schleiermacher sans la mise en forme par Lücke.
8 Cf. n. 3.
9 Kleine Schriften, vol. 5, p. 251.
10 Cf. A. Horstmann, Antike Theoria und moderne Wissenschaft. August Boeckhs Konzeption der Philologie, Thèse d’Habilitation, Université de Hambourg, version dactyl., Hanovre, 1985, p. 188 s., 203 s, (ce travail a été publié en 1992 à Francfort/Main, P. Lang).
11 Herm. Fr, p. 241.
12 Cf. Enzyklopädie, p. 9 ss.
13 Cf. E. Gerhard, Grundriss der Archäologie, Berlin, 1853, p. 9, 41.
14 Sur le platonisme de Boeckh, voir aussi E. Bratuscheck, « August Boeckh als Platoniker », Philosophische Monatshefte 1, 1868, p. 257 ss.
15 Cf. « Ueber die Wissenschaft, insbesondere ihr Verhältniss zum Praktischen und Positiven » (1853), in Gesammelte Kleine Schriften, vol. 2, F. Ascherson (éd.), Leipzig, 1859, p. 81 ss. (en part. p. 90 s.) ; « Vom verschiedenartigen Fortschritt in den menschlichen Dingen » (1850), ibid., p. 389 ss.
16 Cf. Commentatio in Platonis qui vulgo fertur Minoem eiusdemque Iibros priores de legibus, Halle, 1806 : ainsi que les travaux repris dans le 3e volume des Kleine Schriften (édité par F. Ascherson, Leipzig, 1866, p. 109 ss.) : « Ueber die Bildung der Weltseele im Timaeos des Platon » (1807) ; « Specimen editionis Timaei Platonis dialogi » (1807) ; « De Platonica corporis mundani fabrica conflati ex elementis geometrica ratione concinnatis » (1809) ; « De Platonico systemate caelestium globorum et de vera indole astronomiae Philolaicae » (1810).
17 Kleine Schriften, vol. 5, p. 250.
18 Cf. Enzyklopädie, p. 25, 55, 76 s.
19 Boeckh sait évidemment que les individus n’agissent pas dans l’histoire de manière totalement « solipsiste », mais qu’ils sont dans leurs actions intégrés à des « communautés » telles que la famille ou l’État (cf. Enzyklopädie, p. 55 ss.). Mais cela ne l’a pas conduit à revoir fondamentalement son concept d’action, qu’il réfère toujours au modèle de la production. Au contraire ces communautés apparaissent là où il est question d’elles-mêmes et de leur histoire, comme des sujets collectifs d’une activité de production.
Notes de fin
i Le texte (présenté en allemand lors de la rencontre) n’a été que légèrement revu pour la traduction et la publication ; quelques notes ont été ajoutées. Le style de la communication orale a été conservé à dessein.
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