« Un Etat étrangement imaginé » La République de Platon d’après Schleiermacher1
p. 183-196
Texte intégral
1Pour Schleiermacher, la place qu’occupe l’ouvrage de Platon sur l’Etat dans l’ensemble de l’œuvre le distingue à plusieurs titres. Ce jugement s’appuie tant sur le caractère particulier de sa problématique que sur la spécificité de sa forme.
1. La position privilégiée de la République dans la « suite naturelle » des dialogues platoniciens
2L’importance que prend la République dans l’ensemble de l’œuvre apparaît dans le programme de traduction que Schleiermacher s’était fixé, et dont l’ambition était de présenter les œuvres de Platon selon leur « suite naturelle », ou encore selon leur « développement interne »2. Une telle présentation semble vouloir réaliser le rêve de tout philologue. Elle suppose, en effet, que l’œuvre entière a dû être construite et agencée dans son déroulement originel « selon un vaste projet » (p. 4/8) dont nous ne trouvons l’équivalent que dans les œuvres individuelles. Si cette organisation « naturelle » et « interne » à l’œuvre est restituée et reconstruite avec toute la précision et les soins nécessaires serait-ce à l’aide de certaines constructions auxiliaires3 – les œuvres s’éclaireront d’elles-mêmes dans leur succession, et le lecteur n’aura qu’à se laisser guider par leur disposition pour comprendre les dialogues l’un après l’autre sans avoir besoin de recourir à l’aide de spécialistes.
3Dès la première phase de cette entreprise de traduction, à l’époque de la collaboration avec Schlegel, le problème principal était de découvrir cette « suite naturelle ». On tomba, toutefois, vite d’accord pour dire que c’était à la République, ou plutôt à la République « flanquée des deux dialogues, le Timée et le Critias, qui lui sont liés » (p. 22/26) que revenait la dernière place4. Après les premiers dialogues (« élémentaires » et « indirects »), ils forment à proprement parler le groupe des dialogues « d’exposition » ou « constructifs » (p. 31/35) et possèdent d’après Schleiermacher « le caractère intérieur de la plus haute maturité, et le sérieux de l’âge » (p. 28/32). Mais la « suite naturelle » n’est pas seulement chronologique, et, par suite, la place assignée à la République à la fin de l’œuvre signifie bien plus que « œuvre de vieillesse » ou « œuvre de maturité ». Puisque la « suite naturelle » présente et expose la « progression naturelle du développement des idées » (p. 31/35), c’est le cadre de l’interprétation qui est donné avec l’ordre lui-même. Le dernier ouvrage devient ainsi clé de voûte, comme Schleiermacher se plaît à nommer la République dans l’introduction qu’il lui consacre. Il devient alors évident que « c’est là que tendent toutes les œuvres précédentes, et que se rejoignent tous les fils noués là-bas » (Intr. Rép., p. 52).
4Si donc le lecteur, d’après Schleiermacher, ne peut comprendre Platon qu’à la condition de lire ses œuvres selon leur « ordre naturel », alors la République, où sont également encastrées les clés de voûte des dialogues antérieurs, devient à la fois l’œuvre qui éclaire l’ensemble et projette rétrospectivement sa lumière sur les conceptions qu’ils contenaient, et, en même temps, elle reste une œuvre que l’on peut comprendre tout entière d’elle-même, par la seule lecture qu’on en fait. « La République, de toute évidence le premier des dialogues d’exposition proprement dits, présuppose tous les autres qui ne ressortissent pas à cette catégorie. Ce bâtiment somptueux renferme, pour ainsi dire maçonnées dans son pavement, les clés de toutes ces voûtes majestueuses sur lesquelles il repose, et, avant d’entrer dans cette construction, tant qu’on ne les considère que pour elles-mêmes, qu’on y limite l’horizon de nos regards, on serait tenté de les dire inutiles, et comme inachevées, parce qu’on n’a pas la moindre idée de leur destination » (Intr. générale, p. 29/33).
5La description de la République comme clé de voûte marque si puissamment la construction de Schleiermacher qu’elle n’agit pas seulement sur les dialogues antérieurs, mais fait sentir son effet jusqu’aux écrits suivants de la série, c’est-à-dire, selon lui, au Timée et au Critias, puisqu’il considère les Lois comme un ouvrage annexe. Ces deux derniers ont donc été, d’après lui, « conçus et ajoutés plus tard » (p. 29/33), non pas comme deux œuvres supplémentaires de la série entière des dialogues, mais bien comme compléments à l’œuvre désormais déterminante, la République. Dans l’introduction à la République, il explique de manière encore plus précise que Platon, lors de la conception même du dialogue « avait déjà décidé d’y rattacher le Timée et le Critias » (Intr. Rép., p. 52). C’est donc à ces trois œuvres qu’est attribuée la « dernière place » (Intr. générale, p. 28/32), une « place commune » (p. 29/33).
2. La position privilégiée de la République du point de vue de la forme
6De même qu’une clé de voûte ne marque pas une limite, comme le ferait une borne, mais, située au plus haut point de la voûte, en soutient la pression en son milieu et la répartit, de même la République ne constitue pas la figure finale de l’œuvre de Platon : elle en est le centre, dans la mesure où elle est le pivot de l’œuvre entière.
7Bien que Schleiermacher ait reconnu très clairement la spécificité du premier livre, il est cependant fort éloigné de le considérer comme un dialogue de jeunesse proprement dit, que l’on pourrait séparer des livres suivants. Il lui paraît, au contraire, que la différence constatée dans le mode d’exposition est volontaire, et que la signification doit en être saisie.
8Dans la mesure où la question de la justice elle-même « n’a pas encore été abordée » à la fin du premier livre, celui-ci « se révèle clairement être une introduction » et Schleiermacher en déduit que « les discours tenus jusqu’à présent ne peuvent avoir de valeur qu’à titre de préparation » (Intr. Rép., p. 6). Cette réflexion ne se rapporte pas seulement aux livres suivants de la République, mais aussi, rétroactivement, aux dialogues antérieurs sur la vertu que Schleiermacher associe désormais au premier livre. Dans l’introduction au Charmide, et seulement là, il avait indiqué l’existence de tels liens avec la République : on pourrait considérer « les petits exposés du Lachès et du Charmide comme des exercices préparatoires et une introduction aux plus amples développements de la République à propos de la justice »5. Dans le premier livre de la République Platon met donc en œuvre la méthode qui consiste à user de la similitude pour remettre en mémoire ce qui a précédé » (Intr. Rép., p. 7). Toutefois on ne saisit cette intention immédiatement que si l’on remarque en même temps « que cette similitude complète de notre ouvrage avec les dialogues moraux plus anciens disparaît totalement dès la fin de ce premier livre ». La transformation après le livre I atténue la vivacité que donne à l’exposé la participation de plusieurs interlocuteurs, et se traduit par la manière dont Socrate s’exprime, c’est-à-dire sa « méthode ». « Il ne se présente plus comme celui qui, ne sachant pas, pose des questions et qui, tout au service du dieu, ne débusque qu’une ignorance encore plus grande ; mais, avec l’assurance de celui qui a trouvé, il expose les connaissances qu’il a acquises en un enchaînement rigoureux et continu » (ibid.). Conformément à l’ordre des dialogues adopté par Schleiermacher, c’est ici que s’éteint « à tout jamais » chez Platon « la virtuosité des jeunes années », au profit d’une retenue et d’une concentration conscientes, et dans l’intention de reconnaître « que tout ce qui est beau et qui plaît de cette façon-là ne peut vraiment trouver sa place dans le domaine de la philosophie, si ce n’est dans les études préparatoires, davantage destinées à aiguillonner et stimuler qu’à faire avancer la réflexion et à procurer satisfaction. Au contraire, lorsqu’une présentation cohérente des résultats d’une enquête philosophique doit être donnée, un tel ornement risquerait de détourner plus que de favoriser l’intelligence parfaite de l’exposé » (Intr. Rép., p. 7 s.). C’est dans l’association entre les deux types de dialogue, celui du début, qui questionne et examine, et celui, plus tardif, qui expose et est encore nommé « constructif », dans la mesure où il enseigne à proprement parler (Intr. générale, p. 15/19 et 31/35), que la position centrale accordée à la République trouve sa justification formelle. Mais la thèse de Schleiermacher : « seule mérite de remporter le prix la rigueur sans faille » (Intr. Rép., p. 7) donne aussi la préférence aux dialogues d’exposition. Si l’on admet, comme il le suggère, que seul « l’exposé cohérent des résultats d’une recherche philosophique » fait, en fin de compte, avancer et procure satisfaction, alors, l’ensemble de l’œuvre de Platon, jusqu’à la République (plus le Timée et, bien entendu, le Critias), ne doit pas être regardé comme philosophie, mais comme protreptique.
9La préférence accordée en 1828 à l’exposé des résultats apporte, semble-t-il, une forte contradiction aux thèses de 1804, l’année de parution du premier volume et de l’introduction générale. Schleiermacher s’efforçait alors, avec beaucoup de finesse et de sensibilité à l’égard du philosophe et de l’artiste qu’est Platon, d’expliquer le recours au dialogue, « forme artistique » des écrits platoniciens (Intr. générale, p. 5/9), d’après le Phèdre, comme la forme nécessaire d’un enseignement conçu en vue de susciter une activité autonome de la réflexion (p. 10 s./14 s.). Cependant, l’accent porté sur « l’enseignement » et la « communication » montre clairement que Schleiermacher n’a jamais, même alors, considéré le dialogue comme la forme de l’activité autonome de la réflexion ou de l’élaboration des pensées pas plus entre les interlocuteurs que du côté de celui qui dirige le débat. Son point de départ, au contraire, apparaît clairement être la représentation pédagogique de la transmission, dans les diverses disciplines, d’un contenu préalablement élaboré. Les dialogues « d’exposition » ou « constructifs », et eux seuls, semblent bien, cependant, réaliser une forme d’entretien correspondant à ce type de transmission de la connaissance. C’est dans la mesure où la République allie cette forme finale d’exposé au mode initial, « élémentaire », qu’elle contient l’unité de l’œuvre de Platon.
3. La position privilégiée de la République du point de vue de sa problématique
10La République, dont le sous-titre est ἢ περὶ δικαίου (« ou sur le juste »), trace, en tant qu’écrit sur le juste, l’esquisse d’un système des vertus. Dans cette mesure même, et, quoiqu’une étude sur la justice fît jusqu’alors défaut, elle est en rapport avec les dialogues du début, « dont beaucoup traitent de l’une ou l’autre vertu » (Intr. Rép., p. 6), ou de la vertu en général, ainsi que de la possibilité de l’enseigner. Schleiermacher cite le Protagoras, le Lachès, le Charmide et, en outre, le Lysis. Cette première relation doit être comprise comme la résolution de ce qui, dans ces dialogues, restait aporétique « puisqu’aucun d’entre eux ne fournissait de solution correcte » (ibid.). Il montre en outre que les questions des frères de Platon sur la justice en soi – et non sur l’apparence de la justice ni sur le profit qu’on en retire – dépassent les « présentations socratiques », y compris dans le Phédon et le Gorgias : « ce n’est que maintenant qu’un terrain purement éthique est conquis » (p. 9). En s’appuyant sur des questions particulières, Schleiermacher fait, en outre, ressortir de nombreuses relations avec les dialogues du début. A cet égard, les développements sur l’idée du bien, au centre de la République, prennent une importance décisive à côté du thème de la vertu. C’est par eux, en effet, que le lecteur est ramené aux écrits dialectiques précédents « qui sont transfigurés en de tels résultats » (p. 25). Il ne nomme explicitement que le Philèbe (p. 28), mais il a en tête tout le groupe qui entoure le Sophiste, auquel revient pour Schleiermacher la position-clé qui donne accès « à la philosophie de Platon, et, en général, à toute vraie philosophie »6. En dépit de toutes ces références aux dialogues antérieurs, Schleiermacher souligne cependant que l’important tient aux résultats atteints, qui garantissent à ses yeux le caractère scientifique de l’exposé. La République partage cette caractéristique avec le Timée et le Critias (Intr. générale, p. 28/32). Le critère principal permettant de mettre en évidence la parenté de ces trois dialogues et de justifier leur position privilégiée – où d’ailleurs le Critias paraît être surévalué – reste cependant dans la classification de Schleiermacher : « la nature de la chose, dans la mesure où toutes ces présentations scientifiques reposent sur des présentations antérieures, que réalisent à des degrés divers tous les dialogues, à savoir sur la nature de la connaissance en général, et de la connaissance philosophique en particulier, sur l’application de l’idée de la science aux objets dont traite chacune de ces œuvres, c’est-à-dire l’homme lui-même et la nature » (p. 28/32). Schleiermacher donne ainsi sa formulation la plus générale à la thèse selon laquelle tout se tient dans une interrelation constante.
11Ce qu’il y a d’étonnant dans ces réflexions consacrées aux « livres sur l’Etat » ou à « l’Etat » tout court, comme Schleiermacher a coutume de nommer la République, c’est que la question de l’Etat ne soit abordée tout au plus que marginalement (p. 29/33). Ceci est d’autant plus remarquable que le problème de l’Etat est dans la réflexion de Schleiermacher une préoccupation permanente et qu’à ses discussions théoriques correspondait un sérieux engagement politique. Il passe en effet pour un représentant de la « conception organique de l’Etat »7 qui, remontant à Platon, avait pris un nouvel essor avec le mouvement romantique. Selon Holstein c’est Schleiermacher, et non Schelling, qui, le premier, conçut l’Etat comme un « organisme vivant »8. Sa réflexion tourne autour de « l’être moral de l’Etat »9. Il s’occupe de poser les bases d’une réflexion sur l’Etat en l’intégrant dans l’ensemble d’un système éthique10 ; il veut faire voir l’Etat comme « un Etat d’éducation »11 et en parle comme de l’œuvre d’art la plus sublime de l’humanité12. Tous ces thèmes rappellent tellement Platon que l’on s’attend à rencontrer dans les écrits de Schleiermacher des discussions serrées avec le texte de la République du point de vue de la théorie de l’Etat. A cet égard, on ne peut qu’être déçu, « tant l’interprétation de Platon et la philosophie propre à Schleiermacher s’interpénètrent »13. Où donc est passé l’Etat lui-même dans la République ? Selon la présentation de Schleiermacher, « l’idéal de l’Etat » ne doit être regardé en fin de compte que comme un échafaudage pour la théorie de la vertu (Intr. Rép., p. 46). La question pour lui se réduit simplement à celle de l’origine du titre, « d’où vient que l’œuvre a fini par imposer le titre de « l’Etat » alors que l’autre désignation « du juste » n’a pu s’imposer » (p. 45) ? Schleiermacher trouve la clé de cette énigme dans le Timée qui, dans la « suite naturelle » des dialogues, se rattache directement à la République. Au début du Timée en effet, il est fait référence à un entretien de la veille dont le sujet avait porté, pour l’essentiel, sur l’Etat (Timée, 17c). Dans la mesure où Schleiermacher interprète cette indication comme une allusion à la République, il tient là l’origine de son titre, tout en identifiant du même coup les auditeurs du récit de Socrate, que la République ne nommait pas. En usant d’une argumentation artificielle qui retombe en deçà de ce qu’il avait dit de la République comme clé de voûte du système, il sépare le titre et le thème de l’œuvre. Le Socrate platonicien devient ici un Janus bifrons (p. 47). Dans la République, « c’est le visage tourné vers l’arrière qui s’exprime et c’est lui que nous avons jusqu’ici toujours écouté ; dans le Timée, cette fois, c’est la face dirigée vers l’avant qui se fait entendre » (ibid.). La République, qui est dans sa « conception originelle... la clé de voûte de tout ce qui précède » devient « par la reprise le début d’une nouvelle série » (p. 49). Mais d’autre part, le fait que les interlocuteurs intéressés par la question de l’Etat soient nommés dans le Timée, alors que leur identité est tenue cachée dans la République, ne fait que renforcer, selon Schleiermacher, cette tendance originelle du dialogue à présenter une théorie de la vertu et une morale individuelle comme le suggère le développement immanent de la discussion dans ce dialogue. Il est ainsi également indiqué que la liaison établie avec les dialogues suivants, qui met l’accent sur les exposés concernant l’Etat, est « très clairement un élément qui vient s’ajouter dans un second temps » (p. 49). Mais, à strictement parler, l’Etat continue ici à détonner. En effet, étant donné la manière dont la République se rattache à cette nouvelle série, c’est la parenté entre l’éthique et la philosophie de la nature qui doit être indiquée (p. 51). Et le thème de l’Etat ne dépend, en dernier ressort, que de l’intérêt que lui portent ces auditeurs anonymes, ainsi que de la difficulté de reconnaître dans le Critias la suite sous une « autorité étrangère » (p. 50). La position privilégiée de la République dans l’œuvre de Platon se trouve donc fondée chez Schleiermacher du point de vue de sa problématique, sur le fait qu’elle vient achever les premiers dialogues sur la vertu en les intégrant dans un système des vertus. Par rapport aux écrits dialectiques, elle repose sur la présentation de l’idée du bien « qui, pour Platon, est l’objet principal de la science dialectique » (p. 48). Puisque ces deux domaines sont liés par une parenté « essentielle » (ibid.) et que « c’est dans la sphère de l’éthique » que les idées platoniciennes, en tant « qu’archétypes productifs et modèles sont le plus aisément saisissables »14, la République peut, en raison des liens qui l’unissent à ces deux blocs, être comparée à une clé de voûte.
4. L’Etat dans la République
12A aucun moment, en exposant la position privilégiée de la République, Schleiermacher n’avait accordé la moindre attention à la problématique de l’Etat. Dans l’introduction à la République, il ne pouvait pas, cependant, contourner le problème. Le traitement qu’il en offre est pourtant caractérisé par la volonté de maintenir séparée la thématique de l’Etat de la question de la vertu et du bien qui, à elle seule, constitue pour lui l’objet propre du dialogue. Il doit évidemment définir, pour commencer, le sujet de la première partie, comme une présentation de l’Etat, « comment il prend naissance et comment les individus sont formés dans et pour l’Etat » (p. 10). La seconde présente, d’une certaine manière, l’achèvement de cet Etat initial modèle et de cette éducation, à savoir, « la formation de ceux qui sont destinés à dominer » (p. 23 et 28). Mais, en dépit de son insistance à affirmer, au début, que l’œuvre doit être prise, malgré son étendue, comme « un tout indivisible » (p. 4), l’affirmation n’est pas suivie d’effets. Comme s’il voulait repousser la question de l’Etat, il se sert de différents mécanismes d’interprétation propres à la suspendre. Le premier concerne la division des livres. Il critique, en effet, « l’ancienne division en dix livres », qui ne correspond pas, selon lui, à « la composition interne de l’ensemble. Car, ce n’est qu’avec la fin du premier livre que se conclut la première partie de l’œuvre, et, de même, c’est au début du dernier que commence la conclusion. Sinon, seules la fin du quatrième et celle du septième livre coïncident avec une section significative du point de vue du contenu » (ibid.). Schleiermacher critique la division arbitraire des autres livres, sans remarquer que les coupures qu’il a indiquées correspondent aux principales articulations de l’œuvre. Si cela lui échappe, c’est certainement qu’il divise le texte en six parties, et non cinq, contrairement à la conception qui prévaudra plus tard. Il introduit, en effet, une section dans l’ensemble que forment les livres II-IV – définition de la justice, passant par l’élaboration d’un modèle de cité – au premier tiers environ du livre IV (427c). Ceci donne deux sections fort inégales et sans proportion avec les autres parties de l’œuvre (cf. n. 15). De ce fait, le développement sur l’Etat paraît séparé de l’exposé sur la justice, sans, pour autant, que son importance propre soit accrue. L’esquisse de l’Etat que Schleiermacher a isolée comme une partie autonome a bien plutôt pour unique fonction de préparer la définition de la justice, dans la section suivante. De cette manière, la justice dans l’Etat est également coupée de l’Etat dans lequel, pourtant, on devait « pouvoir l’observer en traits grossis et donc reconnaissables » (p. 9). La principale difficulté à laquelle se heurte la conception que Schleiermacher se fait de la République se trouve déjà contenue dans cette division. Un autre indice en est l’explication résolue qu’il donne des livres V-VII comme parenthèse, bien que, selon son plan même, ceux-ci constituent la partie la plus longue de l’œuvre15 : ainsi, « en dépit de leur importance étendue et de leur contenu plus important encore », les livres V-VII seraient caractérisés, par l’intervention de Polémarque et d’Adimante, « de la manière la plus claire comme un épisode plaqué de l’extérieur et presque détaché » (p. 22). A la fin de cette partie, Schleiermacher prend expressément congé et de façon quelque peu hâtive de cet « Etat étrangement inventé » (p. 32), pour devoir cependant y revenir bientôt (p. 34). A la fin du livre IX, enfin, il cède à la présence de l’Etat, parlant de « la grande figure de l’Etat parfait, tissée dans la trame de l’œuvre entière » (p. 39). Ce n’est qu’après coup dans le cadre de la question du titre, qu’il reconnaît à l’Etat une importance supérieure, dans la mesure où la vertu « ne peut se déployer dans toute sa plénitude que grâce à une forme et une espèce particulière d’éducation » (p. 48). Or cela désigne bien sûr « l’éducation politique ». « Et, c’est ainsi que », pour Schleiermacher, « l’Etat prend finalement dans notre ouvrage un relief bien plus saillant qu’il n’y paraissait au début, mais jamais cependant, au point d’en constituer l’objet principal » (p. 49).
5. Le développement de l’Etat comme « échafaudage pour la théorie de la vertu »
13Dans ses considérations relativement brèves sur l’Etat, Schleiermacher prend comme point de départ l’idée que la construction de l’Etat est subordonnée à la doctrine de l’âme. L’Etat n’est « construit que pour faire apparaître en gros traits la justice » (p. 33 s.). Etant donné ce qu’est la justice en elle-même, et la force « qu’elle porte en elle et par elle, quand elle habite une âme » (République, 358 b), ce qui est dit de l’Etat ne lui paraît avoir qu’une importance secondaire. Ceci n’exclut pas, cependant, pour certains points particuliers, la manifestation d’un sérieux intérêt personnel. Les considérations qui, chez Platon, sont importantes pour le développement de l’Etat n’apparaissent chez Schleiermacher que dans les propositions subordonnées, ou entre parenthèses ; le lecteur est donc directement conduit à sa problématique. Loin de suivre le déroulement logique de la question, Schleiermacher centre l’exposé autour de ce qui lui paraît « remarquable » ou « préoccupant ». Il découvre ainsi en permanence une plus grande dépendance de la théorie de l’Etat par rapport à la théorie de l’âme. Ainsi, commence-t-il par ce qu’il trouve d’emblée « remarquable » : « que Socrate fasse naître l’Etat du besoin... c’est-à-dire du fait que chacun n’a pas été doté d’égale manière pour faire face à tout ce que la vie comporte d’exigences... sans indiquer, toutefois, serait-ce d’un mot, comment doivent se rencontrer ceux qui doivent ainsi se compléter » (p. 10). Dans l’explication qu’il tente, Schleiermacher se donne quelque mal, mais pour l’unique raison qu’il place la question des dispositions naturelles et l’inégalité de leur partage sous la dépendance de la doctrine de l’âme, à laquelle il accorde le primat, tandis qu’il néglige l’efficacité accrue de la répartition des tâches, dont Socrate traite pourtant en détail et qui embrasse la question des aptitudes naturelles. Son point de départ, « la diversité originelle entre les hommes » et leur coexistence dans la cité, lui permet de remarquer, ici encore, que ce développement n’est pas « sans rapports déterminés avec l’âme, en tant que composé », et ce, bien que toutes les différences dans la nature humaine qui jouent ici un rôle ne correspondent qu’à des distinctions à l’intérieur de la troisième fonction et renvoient, par là même, à la partie de l’âme qui lui correspond.
14Le point suivant lui paraît « plus préoccupant » : « la nécessité de prendre en considération la guerre et la défense, dont dépend, de la façon la plus étroite, l’organisation tout entière de l’Etat platonicien, ne dérive que d’une tendance à vouloir vivre mieux, tendance que Socrate lui-même condamne », dans la mesure où c’est la cité simple, et elle seule, qu’il tient pour la cité saine et véritable (p. 10 s.). Ce qui gêne Schleiermacher, en l’occurrence, c’est la conséquence qui résultera de la transposition dans le domaine de l’âme : « que l’on applique seulement tout ce raisonnement à la façon dont un état ordonné peut naître dans l’âme, on verrait alors toutes les vertus reposer sur un état maladif » (p. 11). Il tourne alors la difficulté, en expliquant que la vertu « ne peut surgir qu’au milieu des stimulations sensibles de la plus grande variété et d’un certain déploiement d’activité ; alors seulement l’opposition entre le bien et le mal peut se développer ». C’est ainsi que l’intention propre de la présentation platonicienne réside dans « la référence à l’âme ». Dans les deux cas, la fixation de Schleiermacher sur la question de l’âme suscite des problèmes qu’il tente de résoudre en supposant une liaison encore plus développée entre l’esquisse de l’Etat et l’âme. Dans la suite il reproche à Platon d’exagérer la référence à l’âme : « la présentation de l’Etat lui-même » est « par trop sacrifiée à cette relation » dit-il, relation qu’il ne cesse cependant lui-même de débusquer. Il s’agit en fait d’un des points principaux que Schleiermacher critique dans l’Etat de Platon : il introduit dans la cité une véritable fonction guerrière, sous la forme d’une classe de gardiens, par où Socrate s’éloigne déjà de « l’usage des Etats grecs et d’Athènes »16. D’autre part, l’institution platonicienne s’oppose si complètement à la restructuration que connaît l’armée prussienne dans le cadre des grandes réformes (le service militaire obligatoire, vers lequel on tendait depuis 1809, fut adopté en 1814), que Schleiermacher, qui soutenait cette évolution politique, ne pouvait que s’opposer de manière catégorique à Platon. Selon lui, ce n’est qu’en raison de l’analogie établie avec l’âme et la doctrine de la vertu, qui repose sur la séparation des fonctions, que Platon impose dans l’Etat la conduite de la guerre comme une « fonction propre », afin que la « partie ardente de l’âme trouve un représentant à part entière... dans l’Etat » (p. 12)17. Schleiermacher poursuit l’idée également à propos de l’éducation des gardiens que la construction de l’Etat est soumise au primat de la doctrine de l’âme : il s’agit là « pour l’essentiel » de l’individu, et ceci « sous un rapport purement éthique » (p. 13). Et, dans la partie suivante, lorsqu’il s’agit d’observer la vertu dans la cité, c’est encore « indubitablement toujours sur l’âme individuelle, que, par avance, l’attention se porte » (p. 16). Ce n’est qu’au terme du traitement détaillé qu’il offre des caractéristiques de la vertu dans son ensemble qu’il formule ses doutes à l’égard « du procédé platonicien qui consiste à prendre la cité, parce qu’elle est plus grande, comme base pour l’examen de la vertu » (p. 21). C’est avant tout à propos de la place réservée à la sagesse que sa critique se fait virulente ; si Platon prétend, en effet, que la connaissance par excellence, la connaissance de ce qu’est l’Etat lui-même, « ne peut toucher qu’une infime partie des citoyens », l’affirmation semble valoir « surtout en vue de l’âme » (p. 16). Mais, du point de vue de l’Etat, la position de Platon est en totale contradiction avec les sérieux efforts qui, à l’époque de Schleiermacher, visent justement à éveiller une conscience de l’Etat chez tous les citoyens18. Dans cette mesure, Schleiermacher se félicite que Platon établisse non la sagesse, mais la justice, à laquelle tout le monde a part, « comme la vertu qui contient en elle toutes les autres », bien que, eu égard à l’âme individuelle, il préfèrerait de loin établir « la sagesse comme vertu unique » afin de ne devoir accorder aux facultés de rang inférieur aucune participation proprement dite à la sphère de l’éthique (p. 20). Il n’a pas de mots assez durs pour opposer « le pouvoir de la raison face à la prétention des facultés de rang inférieur » à la « libre association » de toutes les facultés (p. 20 s.). C’est là que s’enracine son indignation, qui sourd dès ici, avant même que, dans la partie suivante, il ne qualifie pour la première fois la conception de « païenne » et n’explique « qu’elle n’est que trop la clé de l’œuvre entière », qu’elle s’accorde « de la façon la plus précise à tout ce qui, dans cette œuvre, nous fait le plus frémir et reculer d’horreur, nous apparaît, même, comme parfaitement condamnable et criminel » (p. 21). L’impression qu’on retire est donc que, selon Schleiermacher, Platon manque en fin de compte son but, quelle que soit l’ingéniosité avec laquelle il est défendu, et l’intelligence avec laquelle il est mis en œuvre : le procédé consistant à prendre la cité comme base pour l’examen de la vertu, parce qu’elle est plus grande, échoue, il ne fait justice ni à l’Etat ni à l’âme (cf. p. 21 s.).
6. L’Etat comme « communauté bâtie sur le mensonge et la passion »
15Selon Schleiermacher, ce n’est qu’avec le livre V, la communauté des femmes et des enfants, que la question de la conception de l’Etat proprement dite devient, pour la première et la dernière fois, prédominante. C’est pour lui l’occasion d’élever les protestations les plus véhémentes : « voilà ce que chacun parmi nos contemporains, pour peu qu’il soit sain d’esprit, voudrait effacer jusqu’à la dernière trace de cette œuvre... J’irais même jusqu’à dire qu’ici se concentre tout ce qu’il y a de plus faux dans le développement de l’esprit grec » (p. 25). Socrate hésite initialement à exposer ses vues, tant elles sont inhabituelles (451a). Loin d’y reconnaître l’aveu d’une ultime incertitude, Schleiermacher voit ici l’indication d’une sorte de raillerie déjà mise en œuvre antérieurement. Il développe alors sa critique à partir de la « théorie des sexes » qui est « le fondement » ou, vaudrait-il mieux dire, qui « a été posé comme fondement » de cette communauté. Schleiermacher, au reste, sait l’apprécier, puisque le christianisme « a, dans l’ensemble, suivi la même voie » (p. 24). Mais, « tant les raisons que les conséquences » exposées par Platon sont pour lui tout simplement inacceptables. De même qu’il a, à plusieurs reprises, tendance, dans la discussion sur la vertu, à affirmer le primat absolu de la sagesse, il lui paraît ici que la seule attitude raisonnable serait de fonder l’égalité des sexes sur « l’identité de la raison », mais, quant au reste, de s’en tenir, étant donné la différence organique entre les sexes, à la répartition des rôles qui réserve à la femme le mariage et l’économie domestique. Platon s’expose alors au reproche suivant : « au lieu de se référer à l’identité de la raison dans les deux sexes, qui aurait dû, pour l’essentiel, être développée et conduite à la suprématie de la même manière dans les deux cas (ce qui naturellement, n’impliquait pas l’égalité jusque dans les entraînements à la gymnastique), Platon se réfère aux animaux pour prouver sa proposition... ». Cela sonne presque comme si Platon n’avait eu d’autre préoccupation que d’obliger les femmes à pratiquer le sport, nues, à côté des hommes. En réalité, le raisonnement de Platon est le suivant : il part de l’idée que les femmes qui appartiennent à la catégorie des gardiens doivent avoir les mêmes devoirs qu’eux. De l’identité des fonctions il conclut à l’identité de l’éducation. Il ne tire toutefois aucune preuve de la référence aux animaux, qui n’est ici introduite qu’à titre de comparaison19. La preuve repose sur la différence entre nature essentielle et nature inessentielle. Or Platon ne considère pas que l’appartenance à un sexe, en tant que telle, soit essentielle quant il s’agit de déterminer les fonctions des personnes. Inversement, d’ailleurs, les tâches et devoirs des hommes n’ont jamais été fixés en raison de leur appartenance à ce sexe, qui instaure, bien plutôt, leur liberté à exercer l’une ou l’autre des charges publiques. Si l’on s’en tient, par contre, aux conceptions de Schleiermacher, l’égalité entre les sexes donne aux femmes le droit d’une formation à une « humanité plus élevée », mais ne leur permet guère de quitter le domaine privé et d’accéder, ainsi, à une activité publique en accord avec la raison : tout au plus leur ouvre-t-elle le domaine intermédiaire du salon. C’est à propos des conséquences de l’égalité entre les hommes et les femmes que surgit au plus haut degré l’opposition de deux visions qui s’affrontent. La morale chrétienne a fait naître sur cette base « le concept le plus pur du mariage et de la plus parfaite organisation du foyer », tandis que Platon livre l’un et l’autre « à la plus complète destruction ». Plus loin, Schleiermacher reconnaît une certaine logique à l’ensemble, en admettant que l’exigence selon laquelle les gardiens ne doivent rien posséder n’est pas compatible avec la notion de mariage et de foyer (p. 26). Au lieu de s’en tenir à cette confrontation partiale entre la vie des gardiens et le mariage chrétien, il aurait été plus intéressant de la comparer à la vie des cloîtres chrétiens et au célibat des prêtres, où le critère du sexe et de la reproduction sont absolument niés. Peut-être pourrait-on, alors, faire plus facilement le départ entre la vérité et la fausseté en prenant tous les plans en considération. Dans le même ordre d’idée, Schleiermacher reproche aussi à Platon ses préjugés « quant à sa conception purement sensuelle des rapports entre les sexes » ainsi que l’absence d’inclination spirituelle dans l’amour. Visiblement, pour Platon, « l’élément spirituel est demeuré totalement étranger » à l’amour (p. 25). C’est ce même « attrait » sensuel « pour la beauté », qui conduit en outre à l’amour des jeunes garçons. Et Schleiermacher de s’étonner que, même chez les âmes les plus élevées, la passion des sens soit approuvée et regardée comme un motif important. Il ne voit pas combien le sentiment de la beauté du corps traduit, chez les Anciens, le goût de la perfection humaine en général20. C’est ainsi qu’il ne peut considérer l’amour des Grecs pour les jeunes gens, du point de vue de ses conceptions morales, que comme quelque chose que l’on doit « vouloir vaincre par la honte ». A ses yeux, ces deux formes de l’Eros sont en soi condamnables, et, bien plus encore, cette manière de stimuler l’application par la « perspective de conquérir le plus bel objet d’amour comme une proie, dans l’un ou l’autre sexe » (p. 25).
16« La fraternité élargie » qui résulte de cette « communauté dans la génération comme dans l’éducation », et qui, d’un point de vue chrétien, peut être recommandée, n’est pas à la hauteur des exigences de Schleiermacher : elle ne serait réalisable, en effet, que dans « une toute petite communauté » et les « destinées du genre humain » ne pourraient nullement « s’accomplir dans des formes subordonnées de ce genre ». Il souligne une fois de plus, avec insistance, l’importance du noyau cellulaire des grandes associations civiles pour la jeter dans la balance à titre de victime d’une « communauté construite sur la fausseté et la passion » (p. 26). Dans son discours de 1814 « Sur le rôle de l’Etat dans l’éducation », Schleiermacher donne toutefois des raisons pour justifier les constructions de Platon : « il a, de toute évidence, cherché un moyen – bien que celui qu’il adopte soit irréalisable, et, partant, mauvais – de combattre la dégradation des démocraties et aristocraties de sa patrie, dont les unes, avec un orgueil identique à celui des despotismes, élevaient des hommes tout à fait communs à des positions qui ne pouvaient leur revenir ; tandis que les autres tenaient à conserver les apparences de la dignité, quand, depuis longtemps, leur dignité intérieure avait disparu, et, que la branche dirigeante avait perdu, depuis longtemps, les qualités qui la distinguaient originairement. C’est dans la mesure où notre grand homme a voulu, avec son idée de l’Etat, guérir ces deux infirmités, que sa construction l’a entraîné à cette position »21.
17Le refus systématique que Schleiermacher oppose aux conceptions platoniciennes relatives à la vie communautaire des gardiens ne trouve pas sa source seulement dans la religion chrétienne, mais aussi dans sa conception libérale de l’Etat. Pour lui, en effet, l’Etat n’occupe aucune position fondamentale parmi les formes de communauté22, si bien que foyer et famille – et en même temps les parties essentielles de l’éducation, tout autant que la religion, dont Platon affirme lui-même l’indépendance (République, 427bc ; cf. p. 14 s.) – ne doivent pas être réglementés par l’Etat.
7. Conclusion
18La mise en question générale du sens de l’action politique apparaît dans la discussion de l’image de la caverne. Pour Schleiermacher, la politique n’est une occupation sensée que dans la mesure où elle entraîne aussi le peuple dans son mouvement. Mais, puisque, chez Platon, « la grande masse » est condamnée à rester identique à elle-même, il ne comprend pas pourquoi « il vaudrait la peine de mener une vie si médiocre, où il n’y a rien à améliorer, ni rien à perdre » (p. 31). La tâche de l’Etat platonicien se réduit « à conserver la nature humaine dans la condition qui lui a été donnée une fois pour toutes, en lui évitant de se dégrader ». Schleiermacher en conclut : « si bien que notre sage en devient le représentant le plus strict et le plus authentique de la stabilité ». Schleiermacher ne prend pas en considération la question que pose la troisième vague, de la possibilité et de la réalisation de l’Etat ainsi esquissé : le problème n’est pas du tout, chez Platon, celui de la stabilité en tant que telle et moins encore celui de la fixité de la condition humaine ; ce qu’il voudrait c’est, en partant des conditions données, faire naître « par la plus petite transformation possible » le meilleur Etat possible, pour ensuite le conserver.
19Schleiermacher ajoute encore « quelques mots » en faveur de « cet Etat étrangement imaginé » (p. 32). Allant contre les nombreuses remarques qui reprochent à Platon son mépris du peuple en tant que « grande masse » ou représentant de la troisième fonction, Schleiermacher souligne maintenant « combien Platon a peu méprisé son peuple » (p. 33). Il songe ici à l’ensemble du peuple, c’est-à-dire, à strictement parler, à la présence de tant de si grands talents en lui. Il s’étonne, en effet, comme il l’a déjà fait dans une remarque relative à l’introduction de la fonction guerrière, que Platon compte toujours trouver « dans une population modeste, telle que nous devons nous représenter la cité », des natures si exceptionnelles, et en nombre suffisant. Etant donné la sévère sélection que cela suppose, Schleiermacher doute que « même nos Etats fortement peuplés » pourraient aisément y suffire. En revanche, il voit l’exigence « d’une liaison entre les efforts scientifiques et les efforts de guerre » réalisée par les puissances de son époque, bien que ce ne soit pas dans le sens où l’entendait Platon. Quant à la thèse du philosophe-roi, il la refuse, mais ajoute, conciliant, que chez nous, le plus grand pouvoir « n’embrasse pas immédiatement tant de choses ». Les philosophes doivent, au contraire, rendre leur savoir bénéfique en agissant sur l’opinion publique. C’est ainsi qu’ils lui assurent une influence politique.
Notes de bas de page
1 La formule « un Etat étrangement imaginé » figure dans l’Introduction à la République, p. 32, citée d’après : Platons Ausgewählte Werke, trad. allemande de Schleiermacher, 5 vol., Munich, 1918 (originellement : Platons Werke, III/1, Berlin, 1828, 18622).
2 P. 13/17 et 17/21 de l’Introduction (générale) à la traduction des œuvres de Platon, dans Platons Werke, I/1, Berlin, 1804 (18553 = 18172), dont le texte est reproduit dans K. Gaiser (éd.), Das Platonbild, Hildesheim, 1969. Les deux chiffres séparés par une barre oblique renvoient respectivement à la pagination du reprint, puis à celle de l’édition de 1855.
3 Sur les vingt-sept œuvres supposées authentiques, Schleiermacher considère que sept sont des œuvres annexes, et qu’il convient de les détacher de la série proprement dite des dialogues. Ce sont l’Apologie et le Criton, l’Ion et l’Hippias mineur, le Ménexène, l’Hippias majeur et les Lois.
4 Pour Schlegel, voir KA, XVIII (1963), Annexe IV, 3e période, p. 529.
5 Platons Werke, I/2, p. 8.
6 G. Scholtz, « Schleiermacher und die Platonische Ideenlehre », dans ISK, 2, p. 850.
7 Voir J. Hoffmeister, Worterbuch der philosophischen Begriffe, Hambourg, 19552, p. 576.
8 G, Holstein, Die Staatsphilosophie Schleiermachers (Bonn, Leipzig, 1923), réimpr. Aalen, 1972, p. 40 ss., 45, 47,52. Tandis que E. Foerster, suivant Holstein, met en évidence « le danger d’une naturalisation de l’Etat » chez Schleiermacher, dans « Le concept d’organisme chez Kant et Schleiermacher, et son application à l’Etat » (Zeitschrift für Theologie und Kirche 39, 1931, p. 407-421), Scholtz souligne que la pensée « organique » de l’Etat ne représente qu’un aspect de sa pensée (Die Philosophie Schleiermachers, Darmstadt, 1984, p. 157).
9 Cf. G. Holstein, Die Staatsphilosophie Schleiermachers, p. 4.
10 Ibid., p. 56 ss.
11 H. Schelsky, Einsamkeit und Freiheit, Düsseldorf, 1971, p. 107.
12 G. Holstein, Die Staatsphilosophie Schleiermachers, p. 52 ; H. Schelsky, Einsamkeit und Freiheit, p. 115.
13 G. Scholtz, « Schleiermacher und die platonische Ideenlehre », p. 849.
14 G. Scholtz, « Schleiermacher und die platonische Ideenlehre », p. 865.
15 I, II-IV, V-VII, VIII-IX, X → 1B, 3BB, 3BB, 2BB, 1B. I, II-IV 427c, IV fin, V-VIII, VIII-IX, X → l, 21/3BB, 2/3B, 3BB, 2BB, 1B.
16 Ada Neschke-Hentschke, Politik und Philosophie bei Platon und Aristoteles, Francfort, 1971, p. 115.
17 Schleiermacher élève contre cette position des doutes d’un ordre plus pratique, comme le fait que la « guerre n’arrive que de façon discontinue » (p. 11) ou que « l’entretien d’une armée », si modestes et sobres soient les soldats, « constitue cependant un fardeau sans mesure » pour la classe productrice (p. 12). Mais il attaque aussi, par ailleurs, l’aspect théorique de la construction, en rejetant l’argument introduit par Socrate, selon lequel l’activité de la guerre serait un art. Cela ne vaut que pour les chefs de l’armée ; pour les combattants ordinaires, en revanche, une formation physique élémentaire acquise accessoirement, ou encore « une éducation à la gymnastique », est tout à fait suffisante, ce qui d’ailleurs était devenu une partie constitutive de l’éducation populaire générale (Jahn, maître de gymnastique). Dans ses remarques à la traduction de 374e, Schleiermacher renverse totalement l’intention platonicienne, et, pour ce qui est de la technique, va jusqu’à placer le travail du cordonnier au-dessus de l’art de la guerre, « tant il est vrai que l’on ne peut être principalement un homme de guerre, alors qu’on ne serait qu’accessoirement cordonnier, car ce métier doit être pratiqué avec art ; inversement, on peut être essentiellement cordonnier ou quelque chose du même genre, et s’entraîner d’une manière parallèle et suffisante pour une guerre éventuelle », Remarques sur la République, dans Platons Werke, III/1, Berlin, 18622, p. 344.
18 Voir « Steins Idee der politischen Erziehung », dans T. Nipperdey, Deutsche Geschichte 1800- 1866. Bürgerwelt und starker Staat, Munich (1983), 1984, p. 34.
19 En 451c-d, ce n’est que par allusion à la comparaison précédente avec les chiens que les gardiens sont désignés comme tels ; les comparaisons suivantes, 466cd – 467a, ne servent pas de preuves, mais servent à illustrer l’idée qu’une institution de ce genre ne doit pas être totalement en opposition à la « nature » (466c-d), mais peut, même, renforcer les défenses naturelles (467a).
20 H. Patzer, Die griechische Knabenliebe, Wiesbaden, 1982, p. 18.
21 Schleiermacher, S W, III/3 (Philosophische Schriften : Reden und Abhandlungen der Königlichen Akademie der Wissenschaft, L. Jonas (éd.)), Berlin, 1835, p. 239.
22 G. Scholtz, Die Philosophie Schleiermachers, Darmstadt, 1984, p. 153, 156, 158.
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