Pour une autre scansion de l’histoire de l’herméneutique. Les principes de l’herméneutique de W. von Humboldt
p. 71-105
Texte intégral
1. Thèse
1Nous proposons à la discussion la thèse suivante : si on pose comme point de départ de l’herméneutique, au sens moderne du terme, non plus, comme il est d’usage, Schleiermacher, mais, antérieurement à lui, W. von Humboldt, on est conduit à scander autrement l’histoire de cette discipline. Cette tâche appelle en préalable une tentative de déconstruction de la périodisation traditionnelle. Il ne s’agit donc nullement, dans la détermination de l’origine, d’une querelle d’érudit en mal de paternité, mais bien d’une interrogation sur la nature même de l’herméneutique et sur le rapport que celle-ci entretient avec la philosophie1.
2L’herméneutique, entendue comme art d’interpréter des textes écrits, est une discipline très ancienne2. Néanmoins, il est admis que sa forme moderne procède d’une double source, la tradition philosophique et l’exégèse biblique qui, jusqu’au XVIIIe siècle, suivent deux chemins séparés. La première prend son départ avec le Περὶ ἑρμηνείας d’Aristote, qui définit l’interprétation comme une production de sens à travers le son émis par la voix. La seconde s’appuie sur l’existence d’un texte dont il importe de découvrir le sens caché et a conduit à l’élaboration d’une science des règles de l’exégèse, organisée sous la forme d’un système. Ainsi se trouve mise au premier plan la notion de texte, tout d’abord en tant que texte écrit, qui appelle un double travail selon que l’on s’attache à sa matérialité ou à son contenu. Le premier vise à restituer le texte original, par-delà les lacunes, altérations, erreurs de transcriptions, etc. : tel est l’objet d’une discipline spécifique, la philologie, qui s’est forgé un outil approprié, la critique de textes. Le second, qui constitue à proprement parler l’interprétation, se donne pour tâche de dévoiler, derrière celui qui se donne immédiatement à lire, le sens authentique.
3Dans l’état actuel de l’histoire de la théorie de l’interprétation, il paraît accordé que les deux grands moments constitutifs de cette discipline au XIXe siècle sont représentés par les noms de Schleiermacher et de Dilthey, cependant que Heidegger la renouvelle au XXe siècle3. Selon cette lecture, Schleiermacher en assure la fondation, en s’assignant comme tâche de dégager les conditions de possibilité d’une interprétation universellement valable, Dilthey en élargit la visée, de l’interprétation des textes écrits à la compréhension historique en général, et Heidegger redéfinit la tâche herméneutique en direction d’une recherche ontologique.
4L’originalité de Schleiermacher, qui a permis la définition d’une herméneutique générale en tant que systématique donnant un fondement assuré aux herméneutiques spéciales, est d’opérer la jonction, dans un contexte kantien, des deux courants jusqu’alors séparés, philologique et exégétique. Il connaît l’humanisme issu de Winckelmann, reconfiguré par Heyne et Wolf, a reconnu lui-même avoir formé le projet d’une herméneutique dans le prolongement de ses cours d’exégèse du Nouveau Testament tenus à Halle en 1804-1805 et a donné en 1809-1810 son premier cours sur l’art de l’interprétation en tant que discipline philosophique4. Tout comme Kant avait opéré le renversement de l’objet à connaître au sujet connaissant, il remontera des textes, objets de la philologie et de l’exégèse, à l’activité de l’esprit qui fonde l’unité des diverses interprétations. Il dégage ainsi deux propositions capitales de la nouvelle discipline : 1) Il y a interprétation lorsqu’on ne comprend pas directement, à livre ouvert, quand il y a mécompréhension. 2) Toute interprétation implique un double niveau de sens, ce qui exige d’aller au-delà du donné visible, immédiat, pour atteindre le vrai sens, invisible. L’herméneutique de Schleiermacher se déploie donc dans le cadre d’une problématique philologique et exégétique.
5Dilthey déplace l’accent de la philologie à l’histoire, c’est-à-dire de la compréhension d’un texte écrit à celle d’une époque entière, le texte étant alors l’ensemble de la tradition. La différence est que, dans le premier cas, le philologue pouvait chercher à percer l’intention de l’auteur, dans le second, l’historien est contraint de viser un sens qui n’a pas été déposé intentionnellement dans le texte même. L’histoire est un texte sans auteur, qui s’est écrit, du moins en partie, à l’insu des acteurs eux-mêmes et qu’il convient de déchiffrer. Dilthey, en posant la question : « Comment une science du passé humain est-elle possible ? », poursuit le travail accompli par Kant et l’achève en procédant à une « critique de la raison historique », comblant ainsi le fossé laissé par le criticisme entre la nature et l’éthique, le déterminisme et la liberté. Ce « retour à Kant » le conduit à une philosophie de la vie : la vie est jaillissement, comme tel, créatrice de formes, processus producteur de normes, auto-normation, et est à elle-même sa propre signification. Quand elle se donne à lire et devient consciente d’elle-même, elle s’appelle histoire : l’histoire est donc l’expression fondamentale de la vie. La solution diltheyenne pour fonder philosophiquement la science historique est désormais bien connue, qui repose sur la distinction entre expliquer (sciences de la nature) et comprendre (sciences de l’esprit). Qu’est-ce que comprendre ? C’est saisir l’intérieur à partir de l’extérieur, atteindre la vie psychique à travers des manifestations sensibles. Qu’est-ce qu’interpréter ? C’est « l’art de comprendre les manifestations écrites de la vie ». Qu’est-ce donc que l’herméneutique ? C’est « la technique de l’interprétation des manifestations vitales fixées par écrit »5. Nous expliquons la nature, mais nous comprenons la vie psychique : la psychologie devient donc le fondement de l’herméneutique.
6Si on tente d’apprécier le chemin parcouru du début à la fin du siècle, de Schleiermacher à Dilthey, on accordera sans peine la progression, mais on ne peut nier un déplacement, et toute la question est de savoir si les deux sont compatibles.
7La progression s’effectue par englobement successif, ce qui est l’un des modes d’avancement d’un savoir – l’autre étant la rupture. Schleiermacher englobe les pratiques séparées de l’exégèse et de la philologie, ayant elles-mêmes leurs règles et leur technique particulières, en une théorie unitaire, une Kunstlehre6. Dilthey, à son tour, englobe tout cet apport dans la problématique plus générale des sciences humaines. Ce travail, tout au long du siècle, s’effectue donc dans le cadre d’une théorie de la connaissance et sur un plan épistémologique.
8Toutefois, cette progression ne doit pas masquer le déplacement effectué : peut-on faire de la vie un texte tout en gardant à ce dernier mot sa signification usuelle ? N’y a-t-il pas un glissement subreptice du sens du texte au vécu qui s’y traduit ? Comprendre un texte, est-ce atteindre l’intention de son auteur ? Bref, une philosophie de la vie et une philosophie du sens sont-elles compatibles, ou, plus précisément encore, une même pensée peut-elle, en cohérence, mettre au fondement la vie et se vouloir philosophie du sens ? Il paraît légitime, à la suite de H.G. Gadamer et P. Ricœur, de se demander si de telles questions ne nous mettent pas au cœur même du problème herméneutique7.
9Avec Dilthey, le chemin ouvert par Schleiermacher paraît achevé et il n’est plus guère à attendre que des perfectionnements d’ordre épistémologique. De fait, le renouvellement s’effectuera selon l’autre mode que nous avons mentionné, celui de la rupture, à savoir l’abandon de la détermination de l’herméneutique comme épistémologie, la saisie que le plan sur lequel s’est développée la réflexion au XIXe siècle, loin d’être premier, est largement dérivé, et qu’il convient, en premier lieu, de cerner l’originaire auquel renvoie cette dérivation. Tel est le sens du travail de Heidegger.
10Une rupture ne se comprend que rapportée à ce qui l’a préparée : ici, elle signifie l’échec, mais aussi la réussite complète de Dilthey. C’est parce qu’il a abouti pour l’essentiel dans l’orientation retenue par le XIXe siècle, celle de l’épistémologie, qu’a pu se faire jour l’idée qu’il fallait, non plus poursuivre, mais changer de terrain, aller de l’épistémologie vers ce qui la fonde, l’ontologie.
11Heidegger n’a jamais caché tout ce qu’il doit aux travaux de Dilthey, notamment à sa correspondance avec le comte Yorck von Wartenburg, et a défini sa propre exposition du problème de l’historialité comme une appropriation de ces travaux8. Dans cette intention, il met en lumière ce qui, par-delà une image déformée ou partielle de cette pensée, en constitue le noyau central : son unique but est de « porter la “vie” à la compréhension (Verständnis) philosophique et d’assurer à cette compréhension (Verstehen) un fondement herméneutique à partir de la “vie elle-même” »9. Le génie de Dilthey est d’avoir aperçu qu’il s’agissait, en dernier ressort, de la question du fondement de la philosophie, ce qui conduisait à une remise en cause de toute la métaphysique occidentale ; sa limite est de n’avoir pas réussi à se libérer de cette dernière, ce dont témoigne, chez lui, « l’indéterminité ontologique des fondements »10.
12La résolution heideggerienne est connue : avant de se demander pourquoi et comment l’homme comprend, il convient de s’interroger sur cet être dont l’être consiste précisément à comprendre. La compréhension est toujours déterminée par le mouvement d’anticipation qu’est la pré-compréhension. Elle est un existential fondamental et, par suite, ce que nous appelons « comprendre » au sens habituel, sur le plan d’une théorie de la connaissance, en le distinguant d’« expliquer », n’est qu’un dérivé existential de ce comprendre originaire11. Aussi ce qui s’est appelé jusqu’ici « herméneutique », comme méthodologie des sciences de l’esprit, est en fait dérivé et s’enracine dans l’herméneutique au sens originaire, en tant qu’« elle élabore ontologiquement l’historialité du Dasein comme la condition ontique de possibilité de la recherche historique »12. La tâche première ne peut donc consister dans la recherche des conditions de possibilité des sciences historiques, mais dans « l’interprétation de l’étant proprement historique en son historicité »13.
13Telles seraient donc les grandes scansions de l’histoire de l’herméneutique. Avant d’en venir à la thèse que nous voudrions soutenir, il nous paraît nécessaire de formuler, en préalable, trois remarques. Nous le ferons à partir de l’ouvrage de Paul Ricœur, Du Texte à l’action14, qui, pour le présent débat, est exemplaire, au sens d’une remarquable réussite dans l’exposition de la thèse que nous contestons.
141. En fait, la démarche dont nous venons de retracer les grandes lignes contient un cercle caché. Elle feint de présenter des moments-clé de l’évolution d’une discipline, comme s’il s’agissait de faits patents et indiscutables. Elle va donc, semble-t-il, de la détermination de la nature et de l’objet d’une recherche donnée à son histoire, alors que, en réalité, c’est l’histoire retenue qui conduit à la définition de la tâche. Le titre choisi par P. Ricœur l’illustre parfaitement : « La tâche de l’herméneutique : en venant de Schleiermacher et de Dilthey »15. En somme, on périodise l’histoire à partir de la tâche, mais on a déterminé la tâche à partir de l’histoire. Le procédé serait légitime si cette scansion s’imposait à l’évidence. Qu’en est-il donc de cette histoire ?
15D’abord Schleiermacher, « le père de l’herméneutique moderne, l’initiateur d’un mouvement dont le développement se poursuit encore aujourd’hui »16. Il est connu qu’il n’a jamais publié son Herméneutique, n’en a donné une présentation d’ensemble qu’à l’occasion et dans le cadre de deux conférences tenues en 1829, qu’il faudra attendre 1838 pour avoir, à partir de ses notes et de celles prises en cours par ses étudiants, une première édition, et 1959, avec H. Kimmerle, une édition scientifique. Rappelons enfin que le public français n’a accès aux textes que depuis peu17. En outre, si, à suivre F. Mussner, son originalité est d’avoir fait de la question : « Qu’est-ce que comprendre ? » son thème de recherche, et son apport spécifique, de l’avoir élargie aux sciences morales, on n’aura garde d’oublier que tel est l’objet de la discussion générale en ce début du XIXe siècle. Dans ce contexte, Schleiermacher a-t-il eu une influence décisive dans le domaine tant du travail philologique que de la recherche historique ? Cela resterait à prouver18.
16Nous arrivons donc directement à Dilthey. Celui-ci a vécu de longues années dans la familiarité de Schleiermacher, lui a consacré une monumentale biographie (1870) et a écrit une histoire de l’herméneutique (1900), en laquelle, tel Pygmalion sa statue, il sculpte un portrait qui prendra vie et se forge un père fondateur. Pour ce faire, il n’hésite pas à associer à sa compétence philologique une « géniale faculté philosophique » : « Ainsi naquit alors la théorie générale de la science et de l’art de l’interprétation »19. Ainsi aussi naquit l’originaire. Schleiermacher venait de devenir Schleiermacher.
17Heidegger se rattache à son tour très étroitement, nous l’avons vu, à Dilthey. H.G. Gadamer reprend le flambeau et, tentant de retenir ensemble la question de la méthodologie des sciences humaines et celle de la question du sens de l’être, écrit Vérité et Méthode, Méthode (Dilthey) et Vérité (Heidegger). P. Ricœur part de là, établit le « bilan de l’herméneutique » et se propose de pousser sa réflexion plus loin sur la ligne Schleiermacher – Dilthey – Heidegger – Gadamer, non sans avoir toutefois l’honnêteté et la lucidité de reconnaître que sa présentation n’est pas neutre, « au sens où elle serait dénuée de présuppositions »20. Il reste que ce schéma chronologique se donne comme une reproduction, en un sens du mot proche de celui de Bourdieu et Passeron, sur le mode de la transmission d’un patrimoine, mais où c’est le fils qui, s’étant auto-proclamé, intronise son père. La démarche s’est, de surplus, forgé son propre outil de légitimation, qui la soustrait à toute contestation : selon le principe herméneutique, Ricœur comprend mieux que celui-ci ne s’est compris Gadamer, qui avait compris mieux que lui-même Heidegger, lequel avait compris le vrai sens de Dilthey, le premier à avoir vraiment compris Schleiermacher, lequel, sans doute, ne s’est pas compris lui-même.
18Bien entendu, nous ne mettons nullement en cause ici la manière dont une pensée s’est nourrie et formée – cela lui appartient –, mais l’attitude qui consiste à retenir le vécu de pensée d’un auteur et la façon dont lui-même, pour s’interpréter, l’interprète, comme une donnée objective s’imposant à tous. Pour le dire en termes hégéliens : l’histoire d’un tout peut-elle s’écrire du point de vue d’un des moments de son déploiement ? Oui assurément, mais elle n’est pas alors le tout en sa vérité ; elle est récit, non théorie. Précisément cette scansion de l’herméneutique présente une autre difficulté, objet de notre seconde remarque.
192. Nous prendrons à nouveau pour base P. Ricœur car, d’une part, il est le terme actuel de la lignée, d’autre part et surtout, parce qu’il ne se satisfait pas de présenter naïvement et sous l’apparence d’une fausse neutralité des moments, mais tente d’en mettre au jour la logique interne, seule susceptible de légitimer théoriquement la scansion historique.
20Il le fait à l’aide de deux concepts, ceux de dérégionalisation et de renversement copernicien. Le premier vise à rendre compte de l’élargissement des herméneutiques régionales en une herméneutique générale, d’abord dans le cadre encore restreint de l’exégèse et de la philologie, puis dans celui, plus vaste, de l’histoire, Schleiermacher puis Dilthey – élargissement effectué sur une seule dimension, l’épistémologie. Son pouvoir s’arrête là, d’où le recours au vieux concept de renversement copernicien : après avoir dérégionalisé, on radicalise, on abandonne la méthodologie pour la recherche du fondement, qui replacera, avec Heidegger, « les questions de méthode sous le contrôle d’une ontologie préalable »21. L’effort de Gadamer visera à tenter la synthèse entre ces deux mouvements, du régional au général, de l’épistémologie à l’ontologie22.
21Telle serait la logique interne de l’histoire de l’herméneutique, qui déjà, à ne considérer que son ossature, appelle une objection sérieuse : le mouvement ainsi décrit, de l’épistémologie à l’ontologie, puis à nouveau de l’ontologie à l’épistémologie, n’est-il pas, en ce va-et-vient, le signe d’une impasse, pour être plus précis, de l’impasse de la seule voie épistémologique (s’en tenir uniquement aux questions de méthode) ou de la seule voie ontologique (s’en tenir uniquement à la question du sens de l’être) ? Allons plus loin : n’est-ce pas la voie ontologique qui, comme telle, est une impasse ? Bref, les deux concepts mis en jeu par P. Ricœur sont-ils opératoires ?
22Quels éléments, en effet, doivent-ils se trouver réunis dans le même chercheur pour qu’il progresse à la fois en direction d’une détermination du champ herméneutique et de la recherche de son fondement ? Une double et égale compétence : celle du philologue, celle du philosophe. La première, séparée, risque de s’enfermer dans l’érudition et la technicité, la seconde, de théoriser sur une pratique ignorée23. C’est tout le débat, à la fin du XVIIIe siècle, entre F.A. Wolf et W. von Humboldt.
23Voyons à cette lumière ce que nous apporte un examen sans préjugés des faits d’une part, ce qu’en dit P. Ricœur d’autre part.
24Schleiermacher a reçu une éducation piétiste qui l’a fortement et définitivement marqué, puis mené à bien de solides études de théologie. En 1797, il fait la connaissance et devient l’ami de Friedrich Schlegel, lequel exercera sur lui une influence considérable : il l’initie à la philologie et l’incite à traduire Platon, tâche qu’il poursuivra durant toute sa vie24. La Bible et les dialogues de Platon constituent donc sa nourriture spirituelle et intellectuelle essentielle. Schleiermacher est, avant tout, un théologien. Comme le note Gusdorf, « l’Allemagne protestante a eu un maître théologien », qui devient « le penseur religieux de l’âge romantique »25. Et il faut toute la vénération de Dilthey pour, en un paragraphe extraordinairement codé, qui est, de fait, le lieu névralgique de son essai de 1900, concentrer en Schleiermacher tous les ingrédients requis pour que naisse l’herméneutique : à une « virtuosité philologique “s’allie” une géniale faculté philosophique formée à l’école de la philosophie transcendantale, qui offrait justement de quoi poser et résoudre le problème herméneutique de façon générale »26. Tout, dans ce passage, est juste, ou presque. En somme, pour qu’advînt l’herméneutique, il fallait, dit en bref – et Dilthey le sait bien – Kant. Or, Kant n’a pas de présence centrale chez Schleiermacher, d’où cette formulation elliptique : « formée à l’école de… ». Ce qui accroît la surprise, c’est que cette présence existe chez quelqu’un que Dilthey pourtant connaît bien, Humboldt.
25Or, le même embarras se décèle chez Ricœur. Celui-ci accorde également que le « kantisme constitue l’horizon philosophique le plus proche de l’herméneutique », issue d’un « renversement tout à fait semblable à celui que la philosophie kantienne avait opéré ailleurs », et évoque, lui, le « climat kantien », réplique du « à l’école de… » de Dilthey. Schleiermacher opère un renversement copernicien, mais sans en être conscient, et il faudra attendre Dilthey pour accéder à cette conscience27. Avouons notre perplexité : en plein criticisme, Schleiermacher, jouissant de fait d’un « climat » kantien (Henriette Herz, les Schlegel, l’Athenaeum, etc.), fait du Kant sans le savoir et il faudra près d’un siècle pour qu’on s’en aperçoive.
26Dilthey ressent l’exigence de « réenchaîner sur Kant »28. Ce constat appelle une nouvelle question : suffit-il, pour justifier une filiation directe de Schleiermacher à Dilthey, d’avancer que ce dernier, enrichi de l’immense apport de l’historiographie du XIXe siècle (Ranke, Droysen, etc.), reprend Kant et le poursuit à partir de l’endroit où il s’est arrêté ? Autrement dit, passe-t-on philosophiquement de Schleiermacher à Dilthey par la prise de conscience d’une pratique et l’extension d’un champ ?
27L’enjeu de tout ce débat, on le voit bien, est Kant et son interprétation29. P. Ricœur note avec raison que Dilthey, pour résoudre le problème de l’historique comme tel, ne s’est pas tourné « du côté de l’ontologie ». Mais pourquoi ? Le fait de la montée du positivisme dans les sciences historiques constitue-t-il une explication suffisante ? Ce refus de l’ontologie nous mène directement à Heidegger, qui opère « un second renversement copernicien »30. La formule surprend : le renversement d’un renversement n’est-il pas le retour à ce qui a été renversé une première fois ? De fait, elle est très sérieuse et peut se lire en une autre acception que celle que lui donne Ricœur. Pour lui, c’est un pas en avant, et même un « pas décisif »31. Ne peut-on l’entendre aussi comme un retour à l’avant-premier renversement copernicien, en somme, pour faire initié, comme un pas qui rétrocède ?
28Expliquons-nous. Heidegger dit avoir opéré une réappropriation des travaux de Dilthey. Cela est incontestable et éclaire sa propre formation, mais, sur le plan, qui est le nôtre ici, d’une logique de la pensée, la question doit être posée : était-ce le seul mode possible d’appropriation ? Néanmoins, on peut estimer que, sur un point essentiel, Heidegger a vu juste : Dilthey ne doit pas être compris, en son intention profonde, sur le seul plan de l’épistémologie et de la méthodologie. Si on l’admet, surgit alors la question : la réflexion sur le fondement de la philosophie reconduit-elle nécessairement à l’ontologie ?
29L’enjeu maintenant se précise. Que signifie le renversement copernicien opéré par Kant ? La destruction de la prétention ontologique et la détermination de la philosophie comme anthropologie. Que signifie le « renversement » heideggerien ? La dénonciation explicite de l’orientation anthropologique et la restauration de la visée ontologique – comme en témoigne le débat de Davos entre Cassirer et Heidegger32.
30Nous avons réuni, au terme de cette présentation, toutes les données du problème. La structure en est simple, qui se construit dans l’entrecroisement de trois paramètres intimement liés : Kant ; la philosophie comme anthropologie ; qu’est-ce que comprendre ? Le premier fait défaut à Schleiermacher (penser selon l’esprit d’un système et vivre sous un climat, ce n’est pas la même chose), le second est récusé par Heidegger. Reste donc Dilthey. La conclusion s’impose : la périodisation Schleiermacher – Dilthey – Heidegger manque d’unité et de base théorique.
313. L’herméneutique est la théorie de la compréhension en rapport avec l’interprétation des textes. Elle implique tout un travail sur les textes et la réflexion sur ce travail, et met donc en rapport étroit le philologue et le philosophe, c’est-à-dire la pratique et la théorie.
32Schleiermacher est incontestablement un spécialiste en philologie et en exégèse, Dilthey et Heidegger sont des philosophes. La lignée traditionnelle n’est donc pas homogène. Les partisans de cette périodisation doivent en avoir quelque conscience, qui veulent à tout prix décerner au premier un brevet de kantisme.
33Il importe de ne pas opposer purement et simplement théorie et pratique, avec le risque de voir le philologue confronté à son dur travail se gausser du faiseur de système, ou le philosophe métaphysicien considérer avec condescendance le labeur de fourmi du premier – les deux à tort. Il convient de distinguer deux niveaux à l’intérieur de la théorie. L’histoire de l’herméneutique peut alors être restituée de la façon suivante :
De l’Antiquité à la fin du XVIIIe siècle, nous constatons une pratique constante de l’herméneutique et de l’exégèse, puis, avec la Renaissance, de la philologie – pratique qui, en chaque domaine, s’élève à une certaine systématisation, mais manque d’une théorie unifiante.
Schleiermacher, qui est lui aussi un praticien, construit, sur fond de sa propre pratique, cette théorie unifiante, qui englobe les deux grands champs pratiques antérieurs. C’est la théorie à un premier niveau : il s’agit d’une Kunstlehre, non d’une Wissenschaftslehre. Schleiermacher est théoricien en ce sens33.
Dilthey, et il sera suivi sur ce même plan par ses successeurs (Heidegger, Gadamer, Ricœur), veut construire une théorie d’ensemble, prenant appui sur Schleiermacher théoricien (premier niveau) comme sur le travail de la science historique. Cette distinction vaut, bien sûr, également en ce dernier domaine : Ranke et Droysen sont historiens, puis théoriciens (premier niveau) de leur discipline.
34Si l’on admet cette distinction, les choses deviennent claires et simples. Les difficultés soulevées par la périodisation traditionnelle viennent de ce que l’on place sur la même ligne des théoriciens d’un niveau différent (d’où les efforts pour élever Schleiermacher au second niveau). Une seule objection pourrait justifier le point de départ retenu : il faut bien poser Schleiermacher, faute d’avoir, pour cette origine, l’équivalent, pour la suite, de Dilthey, Heidegger, etc. Or, il se trouve que ce point de départ, au sens de la théorie (second niveau), existe : il s’appelle W. von Humboldt.
35Nous sommes parfaitement conscients que la légitimation de toutes les dimensions requises pour une complète explicitation de la thèse excède les limites d’un simple article. Nous ne pouvons faire plus ici que de projeter l’esquisse de l’herméneutique de Humboldt. Toutefois, avant d’y venir, nous pouvons déjà, si l’on veut bien nous accorder à titre provisoire notre proposition de départ, en dégager les implications. On s’apercevra alors que nous ne sortons pas artificiellement Humboldt de l’oubli comme une sorte de deus ex machina, mais que, pour peu qu’on veuille bien ne plus s’interdire de la voir, sa présence, plus ou moins avouée, est, dans la lignée traditionnelle elle-même, très forte. Cette présence une fois reconnue, les difficultés mises au jour ci-dessus s’évanouissent et différents faits séparés se rassemblent, tels les éléments d’un puzzle, en un tout.
36Humboldt est à la fois un praticien (philologie, travail de traduction), un théoricien au premier sens (que fait-on quand on tente de comprendre l’Antiquité, un poème de Pindare, ou encore une poésie de Schiller ?) et un théoricien au second sens (qu’est-ce que comprendre ? – question qui fit l’objet de sa méditation tout au long de son existence).
37Déjà, une ligne Humboldt – Dilthey – Heidegger devient, à tout le moins, homogène (dans les trois cas, il s’agit de théorie au second sens). Se justifie-t-elle en son contenu ? L’élément nouveau, disait-on, entre Schleiermacher (1768- 1834) et Dilthey, c’est toute l’historiographie allemande du XIXe siècle, à commencer par Ranke et Droysen. L’argument ne vaut plus de façon décisive pour ce contemporain de Schleiermacher qu’est Humboldt (1767-1835). Celui-ci a procédé, bien avant Dilthey, à une critique de la raison historique, non plus dans un simple « climat », mais dans la claire conscience de poursuivre et d’étendre le travail de Kant34. Or, cette critique a constitué la base théorique de Ranke35 et Droysen a déclaré lui-même que « c’est l’œuvre de W.v. Humboldt qui l’a aidé à trouver son chemin dans la réflexion théorique sur la connaissance historique »36. Et Dilthey, qui intègre dans sa réflexion Ranke et Droysen, reprend pour l’essentiel la problématique cernée par Humboldt, ce qu’il ne dit pas, mais suggère tout de même, bien que de façon plus qu’allusive, dans son essai de 190037. L’idée d’une continuité entre Humboldt et Dilthey ne pose donc aucun problème : même base théorique, Kant, même centre, comprendre, même domaine, l’expérience humaine, notamment historique, même effort pour rechercher les conditions de possibilité d’une science de l’homme38.
38Heidegger accorde une grande importance à Humboldt, si grande qu’il le considère comme la quintessence et, en même temps, l’achèvement de toute la méditation occidentale sur le langage. Il met en lumière l’intention fondamentale de toute sa philosophie, qu’il découvre à juste titre dans la question de l’homme. A quoi il objecte : « en vérité, c’est la langue qui parle et non l’homme »39 : die Sprache spricht. L’enjeu est clair : il consiste dans l’opposition entre les deux grandes orientations de la pensée philosophique, anthropologique et ontologique, et nous remet dans la proximité des entretiens de Davos. Or, Cassirer est humboldtien. Humboldt est celui qui s’est consacré à l’exploration de la Sprachlichkeit et à l’examen de son rapport avec le comprendre. C’est ce que reprend Gadamer qui retrouve, lui aussi, de ce fait, Humboldt, « le créateur de la philosophie moderne du langage »40.
39Résumons : tout le débat sur le comprendre implique une prise de parti concernant la nature de la philosophie, anthropologie ou ontologie, question du sens ou question de l’être, et se joue dans le conflit entre ces deux grandes orientations de la pensée. Nous avons mis au jour une continuité anthropologique qui, sur fond de la révolution copernicienne effectuée par Kant, prend son départ en Humboldt et trouve son achèvement provisoire dans une compréhension globale de ces compréhensions partielles et relatives que sont les langages et les discours que les hommes ont tenus dans leur histoire : c’est la Logique de la philosophie d’Eric Weil41.
40Nous aurions ainsi une continuité théorique de Humboldt à Weil, avec ces moments décisifs que représentent Dilthey et Cassirer. Mais nous ne nous bornons pas à opposer à la lignée traditionnelle une lignée autre, laissant le lecteur devant un choix. En effet, notre schéma intègre le précédent et se montre donc plus compréhensif. Schleiermacher y reçoit cette place que nous avons déjà désignée, celle d’un praticien et d’un théoricien au premier sens. Quant à Heidegger, il est compris, aux deux sens du terme, dans et par la Logique de la philosophie.
41Nous en arrivons donc à cette esquisse annoncée. Nous avons choisi de le faire en nous en tenant au Humboldt d’avant 1800, c’est-à-dire avant la découverte du langage. Nous n’ignorons certes pas que cette herméneutique trouve son plein achèvement dans la philosophie du langage. Deux raisons, ajoutées à celle des limites d’un article, ont néanmoins dicté notre choix. D’abord, ce que nous mettons en cause ici, c’est la position fondatrice attribuée à Schleiermacher, d’où l’intérêt de se rapporter à une pensée formée avant même que ce dernier ait professé le moindre cours. Ensuite et surtout, il nous paraît que les grandes lignes de l’herméneutique de Humboldt sont déjà tracées par la voie de la réflexion exclusivement philosophique, ou, si l’on préfère, spéculative, que Humboldt choisit d’appeler anthropologique, avant même la prise en considération du langage et des langues. En clair, ce n’est ni la philologie, ni la linguistique qui ont guidé la visée herméneutique, mais bien la philosophie et, très précisément, la philosophie critique. Notre but ici est donc simplement de dégager les conditions de possibilité d’apparition, à partir du criticisme, d’une herméneutique.
2. Les conditions objectives
42L’herméneutique, entendue comme science générale de la compréhension, résulte d’un triple événement advenu à la fin du XVIIIe siècle : la transformation de la philologie en Altertumswissenschaft, l’émergence de la conscience historique et les débuts de la science de l’histoire, la révolution accomplie par Kant dans l’ordre du philosophique. Elle exigeait, pour être produite, la convergence en le même esprit de ces trois dimensions et sa maîtrise réelle, de première main, de chacun de ces trois champs du savoir, alors travaillés séparément, philologie, histoire, philosophie. Seule leur coopération et leur articulation les uns par rapport aux autres pouvaient permettre la constitution d’un savoir homogène qui eût pour objet l’homme, l’humanité en l’homme. C’est ce savoir qu’a visé Humboldt, dans la dernière décennie du siècle, sous le nom de philosophische Menschenkenntnis, connaissance philosophique de l’homme qui conjuguât l’étude attentive et minutieuse des faits et la recherche du sens, dans un va-et-vient permanent entre les deux. Cette connaissance cherche à atteindre, dans l’espace et dans le temps, les individualités, individus singuliers, peuples, cultures, époques, en leur singularité, en tant que porteuses d’un universel, ceci à travers la diversité, rassemblée en un tout, de leurs manières d’être, de se situer par rapport au monde pour en faire leur monde, et de leurs activités et productions de toute nature – bref, se veut une compréhension de l’humanité dans la totalité de son devenir, une interprétation de son sens à partir des signes qu’elle a laissés et laisse d’elle, déposés sous différentes figures et, de manière essentielle, dans les multiples langues qu’elle n’a cessé de produire.
43La mutation dans le domaine de la philologie a son berceau, l’Université de Göttingen, l’un des grands foyers, avec Berlin, de l’Aufklärung, son initiateur, C. G. Heyne, son théoricien, F. A. Wolf. Heyne a dénoncé l’insuffisance de la conception alors en vigueur du philologue comme polyhistor et polymathe, et de la philologie comme connaissance érudite de la langue et simple critique des textes. Il a soutenu que ces dernières n’étaient que des moyens au service d’une fin plus haute, la saisie de l’Antiquité comme totalité vivante, organisme obéissant à ses propres lois. De là le concept d’« époque » comprise comme totalité, valant par elle-même et, par suite, la détermination de la forme supérieure de la recherche philologique : appréhender le génie d’une époque entière, la comprendre, ce qui ne se peut que par un effort assidu pour coïncider avec elle. Un texte donné ne peut donc être compris que s’il est rapporté à l’ensemble de l’œuvre de l’auteur et celle-ci, à son tour, au tout de la culture en laquelle elle a pris naissance, seule manière de cerner ce que l’auteur a voulu dire42. Mais c’est à un élève du séminaire de Heyne, F.A. Wolf, que, éclipsant injustement son maître, il est reconnu d’avoir accompli la transformation de la philologie classique en science de l’Antiquité et d’avoir dressé en 1795, avec ses Prolegomena ad Homerum, l’acte de fondation de l’Altertumswissenschaft. Wolf a voulu établir l’unité de savoirs divers et séparés en produisant la philologie, devenue ainsi la science des sciences, comme discipline unifiant la grammaire, la critique, l’herméneutique classique, la géographie, l’histoire de la littérature et des sciences. Son but revendiqué fut de faire le recensement de toutes les recherches ayant pour objet l’Antiquité, d’en montrer l’affinité et d’en élaborer l’unité organique, afin d’aboutir à une science unique, l’Altertumswissenschaft, encyclopédie des études de l’Antiquité, dont la fin est de restituer, à travers l’étude d’une nation et de sa culture, l’humanité antique. Wolf rompt effectivement avec la seule érudition philologico-antiquaire du Philolog von Metier et tente d’ériger la philologie en science philosophico-historique, mais sa démarche trouve sa limite en ce qu’elle se développe dans un cadre philosophique qui est celui de l’Aufklärung, donc du rationalisme pré-kantien.
44Comme on le fait pour l’herméneutique, on scande volontiers selon trois grandes étapes le parcours de la prise de conscience, puis de la pleine appropriation du concept d’historicité. A la lignée Schleiermacher, Dilthey, Heidegger pour la première, répond et correspond, pour la seconde, la lignée Herder, Dilthey, Heidegger43. Dilthey effectue et thématise la jonction de l’herméneutique et de l’histoire, Heidegger opère, par rapport à lui, un renversement de la problématique en déplaçant l’interrogation en direction de la constitution ontologique de la compréhension et fait ainsi de l’historicité le concept ontologique central. La différence des deux lignées réside donc uniquement dans leur point de départ, l’acte fondateur, différent, Schleiermacher ici, Herder là. Nous avançons que la véritable origine commune aux deux est Humboldt44, dont Dilthey reprend la thématique – asseoir le fondement d’une approche compréhensive de l’homme – et auquel également se rapporte Heidegger, même si c’est de façon beaucoup plus médiatisée.
45On reconnaît volontiers à Herder son sens aigu de l’individualité des peuples et des époques, ainsi que son intuition de l’être fondamentalement historique de l’humanité, et de l’histoire comme lieu du déploiement de ses potentialités. Avec cette émergence de la conscience historique, la conscience que son devenir est pour l’homme son être même, s’opère le renversement du rapport que l’on trouve encore chez Voltaire entre l’éternel et l’historique, l’essence, la nature humaine universelle, toujours une et la même dans le temps et dans l’espace, et les transformations extérieures qui l’affectent cependant qu’elle reste en son fond invariable45. L’homme prend conscience de sa finitude, saisit qu’il est ce qu’il devient et que l’histoire, le temps humain s’originant dans un devenir plus vaste dont il est une figure, est le seul lieu de son accomplissement. De cette conscience témoigne le débat général, à l’articulation des deux siècles, autour du thème : antique et moderne. De fait, la modernité – notre modernité – commence à partir du moment où elle se pose et se réfléchit comme telle, et elle se thématise elle-même par opposition à l’Antiquité comme conscience de l’historicité fondamentale de tout ce qui relève de l’ordre humain et comme sentiment de la relativité des valeurs. L’homme n’est plus dans l’histoire, il est histoire ; l’humanité est sa propre histoire, l’histoire est le mode d’être de l’humanité ; comprendre cela est s’affirmer comme moderne. L’homme désormais se tournera vers son passé pour savoir, non tant ce qu’il fut que, plus profondément, ce qu’il est, conscient que son être est son être-devenu. En somme, le présent est appréhendé comme un futur passé. L’horizon est ainsi dégagé pour la constitution d’une science de l’histoire.
46Le mérite reconnu à Herder ne doit pas conduire à rejeter dans l’ombre le véritable atelier qui élabore les grandes orientations de la recherche historique moderne. Un second titre de gloire, en effet, de l’Université de Göttingen est, à côté de la philologie, l’histoire, au point que l’on a pu parler d’une « école de Göttingen », avec notamment J.C. Gatterer, L. von Schlözer et C. Meiners46. L’apport spécifique de ces historiens, dont l’œuvre est considérable, est, d’une part d’avoir mené un travail minutieux, rigoureux, constamment appuyé sur les faits et attentif au détail, en fonction du concept de Weltgeschichte, d’autre part et en même temps, d’élargir la recherche, par-delà l’histoire événementielle et uniquement politique, à l’étude des auteurs et des peuples de différentes zones du globe, des religions, des institutions politiques, des mentalités, des sciences et des techniques. L’école de Göttingen inscrit donc l’exercice strict du métier d’historien dans une vue d’ensemble, déterminée à partir de l’horizon de l’Aufklärung.
47Il n’est pas étonnant que, en raison de cet horizon commun, la recherche historique nouvelle s’affirme d’une manière analogue, bien que les deux aient été travaillées séparément, à la recherche philologique : dépassement de la seule étude érudite considérée comme fin en soi, déplacement d’accent des objets – les faits là, les textes ici – vers les cultures en lesquelles ils prennent sens, va-et-vient du détail au tout et réciproquement, l’un se comprenant par l’autre et l’autre par l’un, conscience de la nécessaire alliance entre l’étude scientifique rigoureuse et la considération philosophique générale, celle-ci tirant sa force du constant appui sur celle-là, celle-là recevant de celle-ci son orientation. Mais la limite commune aux deux, à la philologie et à l’histoire, à Wolf et à l’école de Göttingen, est de rester prisonnières de la philosophie de l’Aufklärung au sens strict, c’est-à-dire de cet espace mental général qui, de la Frühaufklärung avec Thomasius à la Spätaufklärung avec Mendelssohn, trace une figure originale, dominant le siècle, de la Ratio européenne. Les bouleversements apportés dans leurs disciplines respectives par les philologues et les historiens sont considérables, leurs efforts pour parvenir à une compréhension des cultures et des époques se sont révélés féconds et ont produit des résultats importants, mais cette limite philosophique rendait impossible de s’élever à une théorie de cette compréhension, donc à une visée proprement herméneutique. Philologie et histoire ne pouvaient que progresser séparément tant que n’était produit un cadre philosophique nouveau qui permît de poser la nécessité de leur coopération et d’en penser la finalité. C’est ce qu’apporta l’avènement du criticisme.
48Le troisième grand événement, en effet, est la révolution kantienne, qui produit une mutation décisive dans l’histoire de la pensée occidentale, ruinant définitivement toute théorie de l’être élaborée en toute bonne conscience et déplaçant la question philosophique vers la détermination des limites de notre pouvoir de connaître. La conscience moderne est la conscience qui se pose comme Je, sujet qui construit l’ordre du monde en vue de s’y orienter et se découvre raison et liberté. Que, par ce renversement de l’ordre du rapport entre l’être et le connaître, par cet effort pour dégager les règles universellement valables de la connaissance, le criticisme libère l’horizon pour une théorie de la compréhension, cela se comprend aisément, mais il ne suffit pas de l’affirmer. Un large parcours est encore nécessaire, que Kant lui-même a commencé d’entreprendre avec la Critique de la faculté de juger, dont le but est de surmonter le divorce entre la nature, dénuée de sens en tant qu’objet de la physique, et le sens seulement postulé de la raison pratique, et de comprendre la compréhensibilité du monde considéré en tant que totalité comme condition, pour l’homme, de sa propre compréhension de soi. Là est la véritable révolution de Kant, dans cette saisie que la question fondamentale de la philosophie est de comprendre, et de comprendre ce que c’est que comprendre. C’est l’originalité de Humboldt que de s’être élevé à la conscience de cette signification profonde de la révolution kantienne47.
49Cette révolution fournit bien le cadre théorique pour thématiser une problématique de la compréhension en général. Mais la réflexion philosophique ne pouvait davantage y conduire, seule, que, chacune séparément, l’étude historique et la recherche philologique. De fait, la philosophie post-kantienne se centra de façon dominante, avec l’idéalisme allemand, sur le problème du fondement du discours et de la constitution du système. Avec Hegel, le discours s’achève, en s’exposant comme discours un et univoque : le discours total ne laisse aucune place à l’interprétation. La saisie du criticisme comme cet horizon repose donc sur une interprétation de sa signification profonde autre que celle qui imposa sa lecture dans son immédiate postérité, de Fichte à Hegel48.
50En résumé : une recherche herméneutique ne pouvait se produire sous la figure d’une théorie générale que dans la conjonction de trois mutations advenues séparément (philosophie, philologie, histoire), mais pensées comme trois modes de la même rupture, celle qui ouvre notre modernité, dans la prise de conscience du pouvoir constituant de la subjectivité et de la finitude de l’homme, être fini aspirant à l’infini. Un seul mot condense toutes les modalités de cette rupture, qui n’est plus celui d’être ou de substance, mais celui de sens. Il ne s’agit plus de savoir ce qu’est l’être en son absoluité, mais ce que signifie l’univers traduit en un discours nécessairement humain, plus de connaître, mais de comprendre : comprendre le sens de la vie humaine et de la destination de l’homme, comprendre le sens authentique d’un texte écrit dans une intention donnée, comprendre le sens caché du grand texte de l’histoire, écrit inconsciemment par l’humanité.
51Cette conjonction n’était possible qu’en vertu d’une triple compétence d’historien, de philologue et de philosophe. De fait, la philosophie critique se transmute en idéalisme spéculatif, à côté de la philologie et de l’histoire et indépendamment d’elles, et c’est en 1822 encore que Hegel commence ses cours sur la philosophie de l’histoire. La philologie, avec Wolf, la recherche historique, avec l’école de Göttingen, reconnaissent bien leur lien avec la philosophie, mais demeurent dans l’horizon, avec l’Aufklärung dogmatique, d’une philosophie déjà dépassée.
3. La compétence et la visée philosophique de Humboldt
52Or, une personne se trouve posséder cette triple compétence : W. von Humboldt49. Indiquons les faits, avant d’en venir aux résultats.
53Philosophie. Formé dans le cadre de l’Aufklärung berlinoise et de la métaphysique leibnizo-wolffienne, Humboldt, peu satisfait par la théorie de base, l’identité du logique et du réel, s’en détache progressivement et, stimulé par Jacobi, procède à une lecture approfondie et renouvelée de Kant, dont il commentera sans fin, à partir de 1794 avec Schiller, la troisième Critique50. Il parvient ainsi, ceci dès 1793, à une assimilation complète de l’esprit du criticisme. Ce qu’il en retire peut se résumer dans les propositions suivantes. 1. Kant a ruiné définitivement tout ce qui précède et mis au jour l’esprit authentique de la philosophie. 2. Il a découvert la question fondamentale de la philosophie : « Qu’est-ce que l’homme ? », cette quatrième question qui résume les trois autres, celles du savoir, de l’action et de l’espérance – et désormais toute recherche doit partir de là. 3. En établissant des fondations solides et en délimitant le nouveau champ de la recherche, il a accompli l’indispensable tâche préalable de destruction, assignant ainsi aux successeurs leur propre tâche, celle de la construction. 4. Il en résulte la détermination de ce qu’attend l’époque : élargir la question transcendantale de l’image théorético-scientifique du monde à toutes les formes humaines de sa compréhension, situer la problématique du connaître dans une problématique beaucoup plus large du Verstehen51. Dans cet esprit Humboldt a procédé à une critique de la raison philologique comme de la raison historique, comme pièces d’une critique générale de la culture, des différents modes en lesquels les individus et les peuples ont cherché à se dire et à se comprendre. La distance réflexive requise pour comprendre cette compréhension exige nécessairement une interprétation.
54Philologie. Humboldt, qui a participé en 1788-1789 au séminaire de Heyne, alors consacré à l’Iliade, à Eschyle et à Pindare, entre en contact direct en 1792 avec F.A. Wolf, avec lequel il entretient une correspondance nourrie et savante. Pendant deux ans, de 1792 à 1794, il vit littéralement dans la philologie, au point de discuter d’égal à égal avec son ami. Sa compétence est stupéfiante, telle que Wolf lui communique au fur et à mesure, pour avis, avant qu’ils ne paraissent, ses Prolegomena, puis les feuillets de sa nouvelle édition de l’Odyssée. De plus, il mène une intense activité de traduction, notamment d’Eschyle et de Pindare. On peut tenir pour assuré qu’il maîtrise totalement le savoir philologique de son temps52.
55Histoire. La formation très solide qu’il a reçue en cette discipline, conjuguée à l’enseignement de l’Université de Göttingen, est sans doute à l’origine du profond intérêt qu’il a toujours éprouvé pour l’histoire, depuis un court texte de 1791, qui marque déjà une nette distance vis-à-vis de ces vastes reconstructions que sont les « philosophies de l’histoire », jusqu’au texte de fondation de la science historique, La Tâche de l’historien, en 1821, texte qui a eu une réelle influence sur toute l’historiographie allemande du XIXe siècle, à commencer par Ranke.
56Cette compétence diversifiée exceptionnelle, mise au service d’un intérêt directeur, tenter d’élucider ce qu’il juge être la grande question de son époque : Qu’en est-il de l’homme ?, permet à Humboldt d’esquisser, déjà vers la fin du siècle, son projet propre d’une anthropologie philosophique, d’une connaissance de l’homme qui soit à la fois philosophique et empirique, laquelle trouvera son ultime configuration dans la théorie du langage exposée dans sa dernière œuvre, le Kawi-Werk. Il cherche à élaborer, à partir de sa propre pratique dans différents domaines du savoir, les concepts fondamentaux et la méthode requise pour répondre valablement à cette question fondamentale : Qu’est-ce que l’homme ? Certes, différentes sciences donnent des connaissances sur l’homme, mais l’époque attend autre chose : comment pouvons-nous le comprendre ?
57Il est donc intéressant de noter, sur chacune des deux disciplines, la distance essentielle qu’il prend dès le départ par rapport à ceux qui en sont les spécialistes.
58La philosophie, avec Kant, a saisi enfin ce dont il s’agit et le criticisme se comprend, en son esprit authentique, comme la conscience que la philosophie est fondamentalement anthropologie, dire de l’homme rapporté à son intérêt cardinal en vue de traduire ce qu’il en est de lui et de son rapport à ce qui l’entoure, et de s’orienter dans le monde53. Cela demeure un acquis définitif, mais qui demande à être fécondé, grâce à la coopération étroite de la spéculation et de la recherche positive. Or, l’époque offre, selon Humboldt, le spectacle désolant de leur totale séparation54. Kant lui-même, dans ses œuvres d’après 1790, est une illustration du traitement spéculatif unilatéral de la question de l’homme et tout l’idéalisme après lui s’est engouffré dans cette voie, à commencer par Fichte et sa tentation de reconstruire tout le réel à partir du Moi55. Or, que signifie le mot « homme », sinon l’individu, ou plutôt chaque individu, qui vaut précisément par ce qui le différencie des autres, en ce qu’il a d’unique, son individualité propre. Le discours peut, au mieux, exposer la nature humaine universelle, mais non, par le seul raisonnement philosophique, atteindre l’individualité d’un individu, d’un peuple, d’une époque, d’une culture. Le concept d’interprétation est appelé par cet écart jamais comblé entre l’universel et l’individuel. L’étude de l’homme doit donc être interdisciplinaire et se mener sur une voie médiane entre ces deux opposés unilatéraux, le scientifique qui travaille un contenu, mais demeure dans le domaine de la pluralité sans ordre, sans forme, le philosophe, le spécialiste de l’unité, qui produit bien la forme, mais sans contenu. Bref, le savant travaille mais ne comprend pas son travail, le philosophe comprend, mais ne sait pas ce qu’il comprend – en quoi il reste justement métaphysicien. La véritable compréhension, issue de la coopération entre le traitement philosophique et l’expérience, sera la synthèse de l’individuel et de l’universel, de l’individualité en ce qu’elle a d’unique et de l’esprit humain en général.
59Sous ce rapport, la relation de Humboldt avec Wolf devient exemplaire56. Ce qui précède porte condamnation de la philologie en tant que spécialité érudite et requiert de rapporter l’étude de la langue, des mœurs, des œuvres des Anciens à un projet global, la connaissance de l’Antiquité. Or tel est justement le point de vue de Wolf. L’écart de Humboldt vis-à-vis de celui-ci ne se rapporte donc pas simplement à la question de la visée philosophique opposée à la seule recherche positive, mais bien à celle de la nature de cette visée. En fait, le désaccord de fond est le suivant : Wolf veut tirer la philosophie de la philologie, tandis que Humboldt comprend la philologie, même en sa figure wolfienne, comme un moyen auxiliaire au service d’un projet plus vaste, l’anthropologie philosophique.
60Le même écart se retrouve en histoire et est thématisé de façon magistrale dans l’essai sur La Tâche de l’historien (1821). Celui qui veut comprendre le sens du devenir humain doit se garder des vastes fresques imaginatives à la Herder, ou encore des reconstructions spéculatives, comme celle de Kant, qui expliquent les événements de l’histoire en fonction d’une idée posée a priori par la raison : mais il ne doit pas pour autant se cantonner au savoir positif des faits tels qu’ils se présentent à l’observation immédiate. Les événements ne s’offrent pas à nous, en effet, à découvert, avec leur sens qu’il n’y aurait qu’à recueillir. L’historien, qui prend certes appui sur eux en mettant en jeu son sens de l’observation et son esprit critique, doit avant tout chercher à saisir cette part invisible, le sens effectif de ce qui a eu lieu, qui ne peut être ni analysée ni déduite, mais seulement pressentie et devinée. C’est pourquoi cette activité supérieure et essentielle de son travail implique le recours à l’imagination créatrice, seule capable de transformer une masse contingente de data en une totalité organique, dans un mouvement jamais terminé de l’événement isolé ou de la suite d’événements au tout d’une époque, et réciproquement. L’effort de déchiffrement du grand texte lacunaire de l’histoire, en vue d’en mettre au jour l’enchaînement, requiert donc la mise en œuvre conjuguée d’une triple activité de l’esprit : la spéculation, la recherche positive, la visée poïetique (Dichtung). On ne peut comprendre sans une sympathie avec ce que l’on vise, qui s’acquiert par une fréquentation assidue de l’objet visé, grâce à laquelle on comble peu à peu la distance pour en faire, d’étranger au départ, quelque chose de familier. Comprendre, c’est cela : se rendre familier ce qui est étranger, en supprimer l’étrangeté jusqu’à en faire son bien propre.
4. Les principes herméneutiques de Humboldt
61Cette dernière formule résume toute la recherche de Humboldt, qu’il a menée dans des domaines très variés, depuis un petit écrit consacré à l’étude de l’Antiquité, Über das Studium des Altertums und des griechischen insbesondere, jusqu’au Kawi-Werk, la dernière œuvre qui contient la quintessence de ses réflexions sur le langage57.
62Il a très tôt pris la mesure de l’importance de la découverte kantienne : la Sache selbst de la philosophie, pour le dire en une autre terminologie, est de comprendre, et de comprendre ce qu’il en est de l’homme, avec la double implication réciproque de la proposition : on ne peut comprendre que ce qui est de l’ordre humain ; celui-ci n’est susceptible, pour être approché en son sens profond, que de la seule approche compréhensive. Cette découverte qui ouvre la modernité et sa prise de conscience par Humboldt sont la clé de ses travaux apparemment hétérogènes, la lumière qui en éclaire l’unité. Tout ce qu’il a écrit, de l’analyse politique du phénomène révolutionnaire à la fréquentation intense des Grecs, de l’enfoncement dans la philologie à l’interprétation de Hermann et Dorothée, de la réflexion sur l’essence du génie poétique aux esquisses physionomiques, caractérologiques, psychologiques, sociologiques, tout, et surtout la plongée dans l’univers langagier, la diversité des langues et des cultures, tout cela n’a jamais été dirigé que par une volonté de comprendre, de se rendre familier ce qui est le plus étranger, dans un processus, fruit d’un dur labeur, d’appropriation de l’objet étudié et d’assimilation de son esprit. Il a commencé par la Grèce, figure accomplie de l’individualité humaine, de l’étranger pour nous, ses héritiers, encore familier, et a terminé par la culture et la langue, pour nous si lointaines, de l’île de Java. Ce parcours, du grec au kavi, est scandé par la prise de conscience que la langue constitue la médiation dernière en laquelle s’exprime le plus durablement l’individualité des peuples, la langue qui est le lieu de la production sans cesse renouvelée de sens. Et la langue, en sa forme épurée, est poésie. Expliciter tout ceci serait exposer l’œuvre entière de Humboldt. Nous nous bornons à indiquer le problème posé par cette œuvre au regard d’une théorie de la compréhension, sans cacher que la tâche reste à accomplir.
63Humboldt n’a pas donné, en effet, pour l’herméneutique, l’équivalent de ce qu’il a fait pour l’histoire, un texte théorique, indépendant des recherches particulières et destiné à en assurer la fondation. Si tous ses efforts sont bien dirigés par une volonté de comprendre, si ses nombreux essais sont autant de tentatives de compréhensions partielles, il n’a pas élaboré une théorie globale de la compréhension. Cela tient, à notre sens, à ce qu’il a eu le sentiment d’une urgence en histoire, car elle oscillait, dépourvue de fondements, entre une théorie sans positivité (les philosophies de l’histoire) et une positivité sans théorie (les recherches des historiens), à produire l’unité de ce nouveau champ du savoir et à établir son statut théorique. Or, dans le domaine de l’anthropologie philosophique, ce fondement existe déjà : c’est précisément l’apport du criticisme.
64On le lui accordera. Néanmoins cet accord dissimule une zone d’ombre. Il est assurément légitime de développer une pratique – qui est, bien sûr, une pratique théorique – de la compréhension, en application de la théorie (le criticisme) qui l’a rendue possible. C’est ce qu’a fait Humboldt, remplissant de contenu la forme pure dévoilée par Kant. Mais cela ne dispense pas pour autant de faire, ensuite, la théorie de cette pratique. Le premier niveau (Kant) ouvre le champ, le second (tous les travaux de Humboldt) l’explore, le mesure et le balise, le troisième niveau (la compréhension de la compréhension qui vient d’être effectuée) ne peut pas être un simple retour au niveau 1. Celui-ci fonde la possibilité, le niveau 2 est immersion complète dans la réalité, le niveau 3 consisterait à montrer la nécessité de cette réalité. C’est pourquoi l’on peut dire à la fois que Humboldt est l’origine de l’herméneutique et que pourtant son herméneutique reste à faire.
65Faut-il y voir une lacune ? De fait, la situation est plus complexe, qui tient à une certaine ambiguïté cachée dans le terme même d’herméneutique. On la définit comme la théorie générale – c’est-à-dire séparée de ses applications régionales – de la compréhension, c’est-à-dire comme la compréhension de l’acte de comprendre. Or, pour comprendre ce que l’on a compris, il faut au préalable, tout simplement, avoir compris, et pour cela s’être plongé dans la positivité de savoirs spécialisés aussi divers que possible. L’herméneute risque donc, pour reprendre une image de Hegel, d’être comme cette personne qui connaît à fond toutes les règles de la natation, mais ne sait pas nager. Or, chacun admet que, pour apprendre à nager, la première condition est de se jeter à l’eau. Il est sûr que, pour Humboldt, vouloir dégager de façon générale les règles de la compréhension avant de commencer à comprendre lui serait apparu comme relevant de cet exercice de la seule spéculation qu’il n’a cessé de dénoncer par ailleurs.
66« Herméneutique » doit donc s’entendre en une double acception, étroite et large. La première, correspondant à ce que nous avons appelé le niveau 3, est celle qu’a retenue la tradition en plaçant l’origine dans Schleiermacher – et on rappellera que ce qui se produit entre Schleiermacher et Dilthey, c’est, avec les travaux de Ranke, Droysen, Mommsen, etc., l’exploration du continent « histoire », fondé théoriquement de façon anticipatrice par Humboldt. Mais, en son sens large et complet, l’herméneutique est l’ensemble des trois niveaux et, dans le temps, le parcours qui mène de l’un à l’autre : le criticisme (la condition de possibilité de la compréhension comme étant le problème de la philosophie) ; l’investigation humboldtienne, sous cet horizon, de différents champs du savoir, selon une démarche qui, à chaque fois, remonte de ce qui s’offre, le visible, à l’invisible qui le sous-tend et en donne le sens (l’actualisation de cette possibilité, la compréhension en acte) ; enfin, la compréhension de ce qui a été ainsi effectué, c’est-à-dire la compréhension de cette compréhension multiple, la théorie de cette pratique, qui exige la mise au jour de la logique en vertu de laquelle cette possibilité (Kant) est devenue réalité (Humboldt), puis une distance réflexive visant à interpréter l’interprétation humboldtienne du criticisme comme condition de possibilité d’une herméneutique. C’est ce troisième moment que Humboldt n’a pas vraiment thématisé, le laissant par suite à charge à son interprète, auquel il incombe donc de produire la théorie de sa pratique et, pour commencer, de ramasser en un tableau d’ensemble les principes effectivement mis en œuvre.
67La vraie question à laquelle se trouve confronté Humboldt est : comment les sciences humaines sont-elles possibles ? Et la difficulté qu’il rencontre réside dans l’articulation entre ces sciences et la philosophie. Sa conception entière, nous l’avons dit, est une explicitation, sans cesse inachevée et sans doute inachevable, de la question fondamentale : Qu’est-ce que l’homme ? Or cette question relève-t-elle de sciences particulières ou de la philosophie ? Y a-t-il un partage, et lequel, du territoire ? A l’époque où Humboldt se heurte à ces questions les sciences humaines n’existent pas encore et, au fond, il est écartelé entre les deux réponses, qui pourtant ne peuvent, ni l’une ni l’autre, le satisfaire, les deux en raison du modèle théorique alors dominant, biologique dans un cas, spéculatif dans l’autre. Il est dans le plein tourbillon de l’entrée en force de l’homme dans le champ du savoir et y sera agissant dans deux domaines essentiels, l’histoire et le langage, compris par lui comme modes d’être fondamentaux, c’est-à-dire, conjugués, comme constituant l’horizon sous lequel se posent à lui toutes les questions. Ce qui caractérise sa visée anthropologique, qu’il appelle « philosophique », par rapport aux autres recherches anthropologiques de son époque, c’est qu’elle ne vise pas à constituer une science parmi d’autres, ayant l’homme comme objet, mais le discours fondamental de l’homme comme sujet, qui sait qu’il est au fondement de tout ce qui est. Humboldt est le contemporain de l’idéalisme allemand et, tout en en étant partie prenante, le dépasse : la même époque est ainsi le témoin de l’achèvement, aux deux sens du mot, de la métaphysique (la science de Dieu), de son couronnement avec Hegel (le discours de Dieu) et de la naissance de l’anthropologie (le discours de l’homme, dans la conscience de sa finitude radicale). Qu’est-ce que l’homme ? Pour répondre à la question il ne suffit pas de connaître (la science) et il n’est plus possible de connaître (la Science) : la science et la Science sont toutes deux disqualifiées, l’une relativement, quand il s’agit du sens, l’autre absolument, car le sens ne peut être épuisé en un discours. Il ne reste d’autre voie que la compréhension. Humboldt est, en ce sens large accordé à Dilthey, le premier herméneute de la modernité.
68Les principes de base de cette recherche sont nettement posés au terme de la décennie 1790-1800 et trouveront leur pleine application dans la théorie du langage : la langue est, en effet, par excellence le lieu où s’effectue la compréhension58. On en découvre pourtant la première formulation dès 1793, dans De l’étude de l’Antiquité.
69Comprendre c’est, sous sa définition la plus générale, le mouvement en lequel, à partir de soi, on se dirige vers l’autre. Il ne serait pas sans un présupposé de base : l’aptitude à pénétrer dans le psychisme de l’autre, c’est-à-dire la capacité, en s’appuyant sur l’observation des signes extérieurs qu’il manifeste, d’atteindre son intérieur, sa nature profonde, ce qu’il est en son fond. Telle est la condition fondamentale de toute recherche herméneutique : « Pour saisir l’unité du caractère d’un individu et, plus encore, celui d’une nation, qui est encore plus complexe, on doit se mettre soi-même en mouvement avec toutes ses forces conjuguées. L’interprète (Der Auffassende) doit toujours se rendre d’une certaine manière semblable à ce qu’il veut interpréter (auffassen) »59.
70Qu’est-ce alors que comprendre l’Antiquité ? C’est saisir l’humanité (Menschheit) en elle et, à travers elle, l’homme, c’est-à-dire les différentes forces humaines, sensibles, intellectuelles et morales, leurs modifications dans leur action réciproque, leur rapport entre elles et aux circonstances extérieures. Comprendre l’homme, c’est atteindre les transformations qu’il subit en vertu de sa nécessité intérieure comme de la possibilité des influences extérieures. Comment y parvenir ? A partir des vestiges laissés par les Anciens, tout particulièrement la littérature et les œuvres d’art, qui constituent autant de signes extérieurs à interpréter en vue d’aller au fond de ce qu’ils furent, de cerner leur individualité, dont ces signes ne sont, parmi d’autres, que des rayonnements. La connaissance rationnelle par concepts est ici insuffisante, comme l’est la simple accumulation des faits, car l’individualité est un infini et, par suite, la compréhension est inachevable ; elle consiste en une approche toujours plus précise, exigeant l’investissement total de l’interprète, un effort constant pour se transposer dans l’époque à connaître, vivre en quelque sorte en elle. Le détachement du savant à l’égard de son objet, comme dans les sciences de la nature, n’est plus de mise, et le seul entendement ne retiendra qu’un squelette et laissera échapper l’essentiel, c’est-à-dire la vie. Il établira une chronologie, là où il s’agit de reconstruire une biographie.
71Pour comprendre un individu, un peuple, une époque, la première condition est de se les rendre familiers par une fréquentation constante. Cette proposition énonce le premier principe de l’herméneutique, que reprendra Dilthey : pour comprendre, il faut mettre en jeu la totalité des facultés de l’esprit, l’ensemble des forces psychiques réunies et, au premier rang, l’imagination, qui est, par excellence, la fonction du comprendre, comme le répétera à nouveau La tâche de l’historien. Le travail de l’entendement est de rassembler les faits et de construire les concepts, que l’imagination créatrice coule dans sa forme et transforme en une totalité, tout en refusant, à l’inverse, un matériau qu’il n’a pas produit. La compréhension n’est possible qu’en raison de cet engagement entier du chercheur et de l’analogie entre lui et l’objet étudié, de cette capacité originaire de se transposer dans le psychisme d’autrui. Celle-ci traduit l’abîme entre les sciences de la nature et les sciences humaines : nous pouvons atteindre l’humanité de l’homme, mais non la choséité de la chose. Humboldt est allé pourtant très loin dans cette direction, jusqu’au domaine du vivant, mais dans celui de l’inorganique, nous ne pouvons faire plus que formuler des lois et nous en tenir à l’explication. L’homme connaît l’homme tout à fait autrement, parce que rien d’humain ne lui est totalement étranger. La grande différence avec la nature est que l’homme donne des signes de ce qu’il est ou de ce qu’il fut. Humboldt le répète : celui qui comprend doit se rendre en quelque sorte semblable à ce qu’il veut comprendre. « L’esprit doit seulement, en s’appropriant la forme de tout ce qui se produit, mieux comprendre la matière réellement explorable et apprendre à y voir plus que la simple opération de l’entendement n’en serait capable. Seule est décisive cette assimilation entre la force d’exploration et l’objet à explorer »60.
72Tel est le principe fondamental de l’herméneutique de Humboldt.
73Ce pouvoir d’assimilation n’est pas donné comme une faculté, une fois pour toutes, mais se conquiert, se forme, s’affine et s’enrichit par la culture. Il n’est pas une opération passive, mais exige une extrême tension du Je, avec toute ses forces bandées, en direction de l’objet visé. C’est cet engagement de l’être entier qui fait de la compréhension une activité véritablement productrice. Le physicien reste extérieur à son objet et n’est pas modifié par lui ; les lieux de sa vie privée et son laboratoire peuvent être séparés. Dans l’ordre humain, l’objet agit en retour sur le sujet et acquiert, de ce fait, à son tour une valeur formatrice, d’autant plus grande que l’individualité étudiée est plus riche. La planète ou l’amibe demeure l’autre ; les Grecs sont notre propre autre, d’autres nous-mêmes. La nature, mise à la question, comme dit Kant, répond aux questions qu’on lui pose, mais seulement à celles-là. Les Grecs ont répondu à leurs propres questions, avant, interrogés, de répondre aux nôtres, et nous parlent ; ce qu’il nous disent est à la mesure du dialogue que nous avons pu, grâce à un énorme effort, nouer avec eux. Ils nous révèlent alors ce qu’ils furent, mais aussi, si le dialogue est authentique, une part de ce que nous sommes nous-mêmes. Œdipe n’est pas pour nous si lointain ! Toute compréhension implique une dialectique de l’objet et du sujet, l’objet se modifiant dans l’image, toujours plus fidèle, que nous nous en donnons, le sujet se formant en se transformant. Toute compréhension est une formation, une Bildung, en un mouvement sans fin du comprenant au compris. Elle est une appropriation, un acte de se rendre propre, d’en faire sa nourriture personnelle, ce qui, quand on commence, est autre, et cette recherche est infinie. La compréhension a à la fois une fonction de connaissance et une fonction herméneutique, est inséparablement Menschenkenntnis et Menschenbildung, celle-là en vue de celle-ci. Aussi, loin d’opposer connaître et comprendre, sciences de la nature et sciences humaines, Humboldt situe la connaissance conceptuelle à l’intérieur du champ plus vaste de la compréhension : l’entendement ne permet pas de comprendre certes, mais l’imagination non plus, si elle ne coopère pas avec lui et outrepasse ses limites – elle devient alors imagination débridée.
74La fonction, la tâche et l’orientation de la compréhension précisées, se pose la question de la nature de l’objet. Que pouvons-nous comprendre ? Non pas le monde compris comme l’ensemble de ce qui n’est pas moi, « comme cercle fermé de tout ce qui est réel »61, mais ce qui possède une parenté avec le sujet, fondement ultime de la méthode comparative. Autrement dit, on peut comprendre le monde en tant qu’humain, humanisé, transformé par l’homme, et non la nature, objet de connaissance. « Toute compréhension (Begreifen) d’une chose présuppose comme condition de sa possibilité que celui qui comprend possède d’emblée un analogon de ce qui sera ensuite effectivement compris, un accord (Übereinstimmung) originaire préalable entre le sujet et l’objet »62.
75Tel est le deuxième grand principe herméneutique.
76La compréhension ne saurait être pour autant ni un simple développement (Entwickeln) à partir du sujet, ni un simple prélèvement (Entnehmen) opéré sur l’objet, ni seulement la spéculation ni seulement l’étude empirique, ni uniquement la démarche déductive du métaphysicien ni uniquement la recherche expérimentale du savant.
77Avec ce principe se trouve donné le fondement même de la compréhension : « Quand un fossé infranchissable sépare deux êtres, aucune entente (Verstandigung) ne saurait jeter un pont entre eux et, pour se comprendre (verstehen), il faut déjà s’être en un autre sens compris »63. Toute compréhension s’établit sur fond d’une pré-compréhension, qui est toujours déjà là. Nous sommes toujours, en effet, déjà dans le sens, et, du monde à l’interprète, s’étagent différentes couches de sens, la vie elle-même, les relations sociales, les objectivations et extériorisations de l’esprit, les œuvres, etc., que l’on sépare pour l’étude, mais qui sont tissées dans le même enchaînement. C’est ce jeu de miroirs qui rend la tâche infinie. Comprendre, en effet, c’est saisir la chose dans son individualité, irréductible à aucune autre, atteindre l’ultime individualité de l’individuel, ce qui n’a eu lieu qu’une fois et ne se reproduira plus. Cette réalité est toujours plus que ce qu’on atteint d’elle et ne pourra jamais être saisie totalement.
78Mais toute compréhension est en même temps une non-compréhension, ce qui signifie que la réalité n’est pas transparente à la raison. La position est rationaliste : elle n’implique aucune reconnaissance d’un irrationnel en soi, mais simplement l’aveu que, aussi profonde que soit l’approche d’un objet, il y aura toujours en lui quelque chose de plus à comprendre. C’est la condition même de l’interprétation.
5. Le cercle herméneutique
79L’interprétation est donc un incessant mouvement, et ce mouvement est circulaire. Humboldt a caractérisé en 1797, dans un essai resté inachevé64, le cercle herméneutique.
80L’étude combine trois procédés : faire des observations individuelles correctes et exhaustives, en abstraire l’essence du caractère, qui n’apparaît que partiellement dans ses extériorisations, et se mouvoir, dans un va-et-vient, de l’observation au concept, et de celui-ci à celle-là, afin de les corriger l’un par l’autre. Le cercle est manifeste : l’essentiel est le caractère, et non ce qui apparaît de lui dans le phénomène ; pourtant, nous n’avons d’autre voie pour l’approcher que justement ses extériorisations, qui en sont la part la moins importante ; la source du sens ne peut être visée qu’à partir de ce qui est insignifiant, lequel, à l’inverse, ne peut être jugé tel qu’à la lumière de cette source.
81On tourne bien en cercle, mais à la différence de celui de Hegel qui se referme complètement sur lui-même, celui-ci est indéfiniment reparcouru et ne possède aucune clôture même pensable. La clôture hégélienne signifie la coïncidence du savoir et de la compréhension, ce qui est légitime dans l’absolu : savoir absolument est tout comprendre. Le renoncement à l’absolu, ou, plus exactement, à un savoir absolu de l’absolu, implique l’écart, qui ne sera jamais comblé, entre savoir et comprendre. On ne peut même pas concevoir une compréhension absolue ; Dieu n’interprète pas, il sait. L’image plus adéquate, plutôt que du cercle, serait chez Humboldt celle de la spirale, les circonvolutions successives se déroulant, sur un mode de plus en plus rapproché, vers un point dernier, qui est mais ne peut être connu, l’individualité. Au terme, forcément relatif et provisoire, de la recherche, on effectue un saut : c’est le moment de la divination : on devine le caractère que l’on avait simplement pressenti au départ. Cette divination n’a rien de mystique, n’est pas une intuition immédiate, mais est le résultat d’un important travail préalable : mener ces trois activités, chacune d’elles séparément et les trois dans leur interaction, requiert du talent, parvenir, grâce à elles – et on ne le peut sans elles – à la compréhension de l’homme, exige un authentique génie.
82De fait, l’historien accomplira d’autant plus parfaitement sa tâche, « qu’il parvient par le génie et par l’étude à une compréhension plus profonde de l’humanité et de son action »65. L’aptitude à se transposer dans l’objet à comprendre n’est autre que la Stimmung de l’interprète à entrer en résonance avec l’Übereinstimmung, sa disposition, due à la nature et modelée par les circonstances, à se mettre lui-même à l’unisson de l’accord originaire entre l’homme et le monde. C’est ce dont chacun peut faire l’expérience. Qui niera que la relecture d’une grande œuvre, loin de simplement rafraîchir la mémoire, ne soit une véritable redécouverte ?
83Le moment divinatoire, la forme supérieure de la compréhension, est la vue (Schauen). Il ne s’agit, bien sûr, ni de l’intuition sensible, ni d’une quelconque coïncidence mystique, ni non plus d’un salto mortale en plein cœur de l’individualité. Pour voir, avoir l’intuition de la chose, il faut auparavant beaucoup travailler, mener un dur labeur sans s’épargner ni l’effort de l’abstraction et de l’analyse rigoureuse, ni celui de l’observation attentive et scrupuleuse ; ni la tension de la spéculation, ni la minutie et l’exactitude de l’érudition ; ni le regard étendu porté sur le tout, ni l’acuité de l’esprit dirigé sur l’infini détail. C’est pourquoi on peut dire que le génie crée sans règles. Exclusivement sans règles n’est que le fait d’une débauche de la fantaisie ; de fait, dans la compréhension, l’esprit se soumet aux règles de l’observation et de l’entendement et l’imagination productrice à sa propre légalité. C’est quand tout ce travail est accompli, et alors seulement, qu’il devient possible de deviner. Humboldt est sans doute le premier, ainsi que le note Joachim Wach, à avoir insisté sur le rôle décisif de l’imagination dans l’activité herméneutique, tout en lui assignant ses limites, c’est-à-dire en la subordonnant au primat de l’expérience66. Elle est la faculté en laquelle se touchent la recherche herméneutique et la création poétique.
84Cette conception porte la marque de la théorie de la vision chez Gœthe (vision comme contact authentique avec le réel) et il n’est pas surprenant que Humboldt la présente le plus clairement dans son essai de 1830 consacré au deuxième séjour romain de Gœthe : « Concept et étude ne peuvent être que des recherches préliminaires, des moyens auxiliaires, que donner la mesure et poser des limites ; la forme (Gestalt) est toujours une unité et une totalité, toujours plus et autre chose. Là intervient ce qui est incompréhensible, que l’étude ne peut atteindre, ce qui ne peut être fabriqué, mais seulement senti et créé »67. Chez Gœthe, nature, art et poésie se rejoignent dans « le pouvoir d’intuitionner » (Anschauungsvermögen), et la poésie repose sur la base d’une perception véritable qui, en s’en tenant correctement au fini, montre « combien infini est le monde de ce qui est à voir et à présenter, combien insondable est justement le singulier »68. Cette vue, loin d’être passive, est, au contraire, une activité de l’esprit, qui couronne la mise en exercice de toutes les autres facultés. C’est la saisie de l’universalité essentielle dans la forme de l’idée, la perception des choses dans leur véritable essentialité, l’approche de ce « quelque chose d’inconnu », que Humboldt pose, dans De l’esprit de l’humanité (1797), comme le but ultime de la recherche humaine, auquel est subordonné tout le reste, un « quelque chose » que l’on ne peut reproduire en se bornant à obéir à des règles, et pas même comprendre. « C’est ce qu’illustre de façon éclatante l’exemple de l’art : nul n’est capable d’expliquer ni de comprendre comment naît la pensée d’un artiste, et encore moins comment elle est mise en œuvre, et pourtant presque tout le monde le pressent (ahnen) obscurément et beaucoup le sentent (fühlen) clairement »69. Cette Ahnung – intuition, pressentiment, divination – est un degré supérieur de la vue et est une qualité que doit posséder le grand historien. Il est très difficile, en effet, de scruter le caractère caché des forces agissantes dans la nature, car il est pour l’intuition (Anschauung) intérieure ce qu’est la figure extérieure pour l’œil et « il se dévoile presque uniquement à un certain sentiment divinatoire (einem gewissen ahndenden Gefühle) »70. Cela est tout aussi vrai pour les forces agissantes en histoire et c’est pourquoi est exigée de l’historien, en plus de la formation scientifique au sens strict, cette forme de l’imagination qui s’appelle chez lui « capacité de deviner et don de saisir les enchaînements (Ahndungsvermögen und Verknüpfungsgabe) »71.
85Telles sont les grandes lignes de l’herméneutique de Humboldt, avant qu’il ne découvre dans le langage la vraie médiation entre le sujet et l’objet. Le modèle en est incontestablement la création artistique, comme elle le sera pour la détermination de la tâche de l’historien. Cette herméneutique, en tant que pratique généralisée de la compréhension, a une extension beaucoup plus grande que celle de Schleiermacher, limitée à l’interprétation des textes. Elle opère un renversement du rapport entre connaître et comprendre : connaître n’est plus l’activité supérieure de l’esprit, comprendre n’en est plus un simple mode, mais c’est le connaître qui devient, à l’inverse, un mode et en même temps la base indispensable de la compréhension. Au fond, l’effort de compréhension commence là où prend fin l’activité de la connaissance, étant entendu qu’il n’est pas possible d’entrer en celle-là en faisant l’économie de celle-ci.
86Ce qui a manqué à Humboldt pour prendre rang au tout début des histoires de l’herméneutique, c’est de faire la théorie de ce qui fut pourtant sa pratique constante. Il a poussé son aversion pour le pur théorique, engendrée par sa formation wolffienne, jusqu’à ne pas faire la théorie de sa propre pratique, et n’a guère fait d’exception que pour ses deux amis, Schiller et Gœthe, dont il fut effectivement le théoricien. La clé est peut-être dans son aveu, à l’occasion de cette étude, qu’une théorie de la création artistique ne peut être d’une quelconque utilité pour l’artiste dans son propre travail créateur. De même, une théorie de la compréhension ne remplace pas la compréhension elle-même ; bien plus, elle risque de devenir un obstacle, si elle conduit à plaquer sur un objet des règles générales établies pour un autre. Si Humboldt n’a pas donné d’exposé systématique de la compréhension, c’est que, vraisemblablement, il lui suffisait de comprendre. Il reste que son apport principal, qui en fait un génial précurseur de Dilthey, est l’élargissement de la notion de texte à tout ce qui est humain. Il a étudié avec Heyne, puis Wolf, les textes, au sens strict, de l’Antiquité, dans le dessein de traiter celle-ci comme un grand texte, lui-même une section de ce vaste texte lacunaire qu’est l’histoire mondiale, texte inconsciemment écrit par les hommes et qui est, à son tour, un fragment du texte dernier, celui de la nature. Il est ainsi le premier à avoir effectué la jonction de l’histoire et de l’herméneutique, en vue de la tâche essentielle, qu’il nomme philosophische Menschenkenntnis, construire le modèle d’intelligibilité de l’humain et ouvrir ainsi, dans la pensée, un nouvel espace mental, celui que vont configurer les sciences humaines. La pensée du langage sera le couronnement de cette tentative.
Notes de bas de page
1 Nous remercions Ada Neschke, qui nous a fait bénéficier de ses remarques critiques. Nous n’avons eu connaissance de l’article d’A. Neschke « Platonisme et tournant herméneutique... » (dans ce volume, p. 109-131) qu’une fois notre propre article et les notes achevés. Nous aurions pu, sinon, aller directement, dans les notes, au cœur du désaccord. En effet, et l’étude d’A. Neschke le révèle clairement, il s’agit bien d’une divergence totale d’interprétation et d’une lecture de Humboldt à laquelle nous ne saurions souscrire en aucune manière. De là la longue note 53 insérée in extremis, et le fait que les notes prennent en partie l’allure d’un dialogue avec A. Neschke, ce qui ne nous paraît nullement contredire le caractère vivant d’une telle rencontre, d’autant que l’enjeu est central, puisqu’il ne s’agit de rien moins que de la nature de l’herméneutique et de l’essence de l’acte philosophique. L’article d’A. Neschke nous a apporté une confirmation supplémentaire, a contrario, de notre thèse.
2 En ce qui concerne l’histoire de l’herméneutique et sa périodisation, nous avons pris plus particulièrement appui sur les travaux suivants : G. Gusdorf, Les Origines de l’herméneutique, Paris, 1988. F. Mussner, Histoire de l’herméneutique de Schleiermacher à nos jours, Paris, 1972.
En ce qui concerne le même sujet, mais traité sous un angle interprétatif : H.-G. Gadamer, Wahrheit und Methode, Tübingen, 1960, p. 162-249 (p. 172 ss. : Schleiermacher ; p. 191 ss. : Ranke ; p. 199 ss. : Droysen ; p. 218 ss. : Dilthey ; p. 240 ss. : Heidegger) ; L’Art de comprendre, Paris, 1982 ; « Schleiermacher platonicien », Archives de philosophie, 1968, p. 28-39. Le Problème de la conscience historique, Nauwelaerts/Paris, 1963, notamment II (sur Dilthey) et V (« Esquisse des fondements d’une herméneutique ») ; Vernunft im Zeitalter der Wissenchaft, Frankfurt/Main, 1976, notamment p. 78 ss. : « Hermeneutik als praktische Philosophie ».
Gadamer reproduit à nouveau la périodisation-type, dans H.-G. Gadamer et G. Boehm (éds), Seminar : Philosophische Hermeneutik, Frankfurt/Main, 1976, « Einführung », p. 7-40 : 1) la préhistoire ; 2) l’herméneutique romantique, dont le fondateur est Schleiermacher ; 3) Dilthey et son école ; 4) l’herméneutique philosophique, Heidegger puis Gadamer lui-même. Paul Ricœur, Du Texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, 1986, notamment I.
Force est de constater que le Seminar ne comporte aucun texte de Humboldt, de même qu’aucun article ne lui est consacré dans le recueil : Klassiker der Hermeneutik, U. Nassen (éd.), Paderborn, 1982. Nous ne trouvons guère à citer que l’ouvrage exhaustif de J. Wach, Das Verstehen, I, Tübingen, 1926 (repr. Hildesheim, 1966) chap. IV : « Die hermeneutischen Lehren W. v. Humboldts ». Mais qui donc a peur de Wilhelm von Humboldt ?
3 A. Neschke formule à cet endroit une objection : « La succession Humboldt, Dilthey, Heidegger que vous proposez est une succession purement idéelle. Mais il y a eu une succession réelle qui a eu lieu de Humboldt à Droysen. Ce même Droysen a transféré le Verstehen au contexte plus large de l’histoire bien avant Dilthey. Il faudrait du moins expliquer pourquoi vous pensez que c’est Dilthey ».
Il y a ici un malentendu qu’il convient de dissiper. Il est souhaitable de distinguer deux plans, que l’on peut bien, si l’on veut, appeler « idéel » et « réel ».
En chaque savoir spécialisé, il existe des personnalités qui ont fait avancer la discipline, ainsi, par exemple, de F.A. Wolf pour la philologie, Ranke pour l’histoire, Schleiermacher pour la théorie de la compréhension. Mais – et ceci est un autre plan – il arrive des moments dans l’histoire de la pensée où il ne s’agit plus seulement d’une avancée, même significative, à l’intérieur de la discipline, mais de sa reconfiguration globale par quelqu’un qui n’en est pas nécessairement, stricto sensu, un spécialiste. C’est ce que nous appellerions volontiers des nœuds dans la progression de la pensée, c’est-à-dire des lieux de rassemblement de différents paramètres jusqu’alors séparés qui, de par leur mise en perspective, conduisent à une nouvelle orientation.
Faut-il alors parler de succession idéelle ? Cela se pourrait et ne serait pas illégitime, à condition qu’on ne lui oppose pas une succession réelle qui serait autre. Mais, en l’occurrence, le problème ne se pose pas, puisqu’il y a bien une succession réelle de Humboldt à Dilthey, de Dilthey à Heidegger, de Heidegger à Gadamer. Nous accordons si bien l’influence décisive de Humboldt sur Droysen que nous allons plus loin encore que l’objection faite : ce n’est pas Dilthey il est vrai, mais ce n’est même pas Droysen qui a transposé le premier le Verstehen à l’histoire, c’est, avant eux, Humboldt.
Il doit être clair que tout le début de notre article est écrit, en quelque sorte, en style indirect. Nous reproduisons le discours généralement reçu sur l’histoire de l’herméneutique, notre objectif étant de lui substituer un autre qui l’englobe.
4 Nous donnons ces éléments chronologiques pour une raison précise. Les textes de Humboldt auxquels nous nous rapportons pour tracer l’esquisse de son herméneutique sont antérieurs et datent de la décennie 1790-1800. Pour ce qui est de Schleiermacher, cf. la vue d’ensemble de la « chronologie des phases de l’herméneutique » établie par A. Neschke dans son article « Matériaux pour une approche philologique de l’herméneutique de Schleiermacher » (p. 54 s., dans ce volume).
Schleiermacher et Humboldt ont fait connaissance dans le salon d’Henriette Herz. Ils se rencontreront à nouveau lorsque Humboldt, entré au Ministère, aura la responsabilité de fonder l’Université de Berlin (1809-1810). Il retint alors le projet de Schleiermacher contre celui de Fichte. Cf. à ce sujet, L. Ferry, J.P. Pesron, A. Renaut (éds), Philosophies de l’Université, Paris, 1979.
5 W. Dilthey, Le Monde de l’esprit, trad. M. Remy, Paris, 1947, I, p. 333 et 334.
6 Sur l’expression Kunstlehre, cf. H.-G. Gadamer, « Hermeneutik als praktische Philosophie », Vernunft im Zeitalter der Wissenschaft, Frankfurt/Main, 1976, p. 78 s.
7 H.-G. Gadamer, Wahrheit und Methode, p. 205-208 ; P. Ricœur, Du Texte à l’action, p. 86-87.
8 M. Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, 1927, § 72, p. 377. Nous reproduisons la traduction d’E. Martineau, Être et temps, Authentica, 1985. Nous n’indiquons pas la pagination de son édition, car elle contient en marge la pagination originale.
9 Ibid., § 77, p. 398.
10 Ibid., § 43, p. 210. Sur le rapport à Dilthey, cf. O. Pöggeler, La Pensée de Heidegger, Paris, 1967, p. 39-47.
11 Sein und Zeit, § 31.
12 Ibid., § 7, p. 78.
13 Ibid., § 3, p. 10.
14 P. Ricœur, Du Texte à l’action, cf. supra, note 2.
15 Ibid., p. 75.
16 F. Mussner, Histoire de l’herméneutique, p. 21. L’auteur reproduit la scansion Schleiermacher – Dilthey – Heidegger – Gadamer.
17 F.D.E. Schleiermacher, Herméneutique, Paris/Lille, 1987. Sur la question des éditions successives et de l’établissement du texte, voir la « Note » du traducteur, Ch. Berner, p. I ss.
18 On évoquera l’influence de Schleiermacher sur Boeckh ; mais, à nouveau, il faut distinguer l’influence décisive et les influences adjacentes, qui peuvent, d’ailleurs, être importantes.
Or, que nous apprennent les faits ? Humboldt a commencé à traduire Pindare (la deuxième Olympique) en 1793 et il poursuit les années suivantes ce difficile travail de traduction des Olympiques et des Pythiques. Son dessein est de donner une traduction des Odes. Il se heurte alors à un problème prosodique, qui le conduit à une nouvelle recherche : exposer « les principes fondamentaux de la métrique de Pindare » (à F.A. Wolf, 26 Juin 1975, GW, V, p. 128). En fait, il échoue et abandonne en 1804. Boeckh reprend le projet et réussit : c’est le De metris Pindari, auquel l’auteur du Kawi-Werk rendra encore un vibrant hommage à la fin de sa vie (Werke, III, p. 335 note).
Boeckh fut l’élève de F.A. Wolf, l’ami de Humboldt, et connaissait les idées de ce dernier sur la Grèce. Il juge la conception de Wolf trop « extérieure », reprenant la critique même faite à Wolf par Humboldt dans une correspondance restée ignorée des contemporains. Nous ne pouvons que souscrire au rapprochement opéré par B. Bravo (Philologie, histoire, philosophie de l’histoire, Varsovie, 1968, repr. Hildesheim, 1988, p. 94), en ajoutant que Boeckh connaissait les conceptions de Humboldt bien antérieures au Kawi-Werk (1830-1835) et même à Die Aufgabe (1821) (cf. Bravo, p. 93). Nous marquons notre accord avec sa conclusion : « Boeckh a appliqué les idées de Schleiermacher sur l’“herméneutique” et la “critique”... à la recherche... – recherche qu’il conçoit d’une façon semblable à celle de W. v. Humboldt » (p. 96). Ce jugement distingue bien ce que nous avons appelé ci-dessus le décisif et l’adjacent ; simplement, nous estimons trop imprécis « semblable » ; il y a assurément rencontre, mais elle n’est pas fortuite.
Par voie de conséquence, si on suit A. Neschke (« Platonisme et tournant herméneutique... », p. 129 : Droysen est disciple de Boeckh et le Kawi-Werk lui sert de modèle), on retrouve Humboldt à toutes les étapes.
19 W. Dilthey, Le Monde de l’esprit, p. 330. Nous trouvons la même remarque dans l’ouvrage de G. Gusdorf, Les Origines de l’herméneutique, p. 290 : « L’herméneutique de Schleiermacher..., par Dilthey interposé, demeure une source majeure de l’herméneutique contemporaine » ; p. 292 : « la Vie de Schleiermacher n’appartient pas à Schleiermacher, mais à Dilthey ».
20 P. Ricœur, Du Texte à l’action, p. 76.
21 P. Ricœur, Du Texte à l’action, p. 76, 88.
22 P. Ricœur, Du Texte à l’action, p. 97.
23 Cf. P. Szondi, Poésie et poétique de l’idéalisme allemand, Paris, 1975. « L’herméneutique de Schleiermacher », p. 291-315 ; p. 293 : les successeurs de Dilthey (Heidegger et Gadamer) ont pris « l’habitude de rester sur les sommets d’une philosophie de la compréhension sans redescendre à la pratique terre à terre des interprétations et de leur méthodologie ». Ce rapport entre théorie et pratique est précisément l’objet de notre troisième remarque.
24 Sur le rapport de Schleiermacher à Platon, cf. H.-G. Gadamer, « Schleiermacher platonicien », Archives de philosophie, 1969, p. 28-39, et l’article d’A. Neschke dans ce même volume « Platonisme et tournant herméneutique... », p. 109 ss.
25 G. Gusdorf, Les Origines de l’herméneutique, p. 303.
26 W. Dilthey, Le Monde de l’esprit, p. 330. Le problème ici n’est pas d’évaluer la qualité philosophique de Schleiermacher, mais de savoir s’il se meut théoriquement dans le cadre du criticisme. II n’est pas non plus question de le contester comme théologien. Nous pouvons bien, sur ce terrain, suivre Karl Barth : « Nous avons affaire à un héros comme il en échoit rarement à la théologie... Il ne fut pas un penseur parmi d’autres, mais il pouvait bien représenter la plénitude des temps » (cité par Gusdorf, Les Origines de l’herméneutique, p. 303 s.). Gadamer le remarque également : Schleiermacher, « théologien chrétien qui ne perd jamais de vue ses préoccupations et entend que son herméneutique, en tant que canonique générale du comprendre, serve aux tâches particulières de l’exégèse biblique » (L’Art de comprendre, p. 31). A. Neschke le rappelle également (« Platonisme et tournant herméneutique... », p. 111 ss.).
Nous ne disons pas autre chose : Schleiermacher est un théologien. Or Humboldt est peut-être tout, sauf théologien. Dieu, chez celui-là, est au centre (A. Neschke, p. 117) ; chez celui-ci, c’est l’homme.
Il est à remarquer, et le fait n’est sûrement ni fortuit ni anodin, que les penseurs retenus par l’histoire de l’herméneutique ont tous touché de près à la théologie, fût-ce pour s’en écarter. Il est vrai que manque totalement chez Humboldt cette dimension de l’exégèse biblique. L’absence de Dieu dans son œuvre serait-elle la raison de son « oubli » ou de sa mise à l’écart ? De manière plus générale, un certain rapport historique à Dieu n’a-t-il pas conduit à une certaine orientation de l’herméneutique ?
27 P. Ricœur, Du Texte à l’action, p. 78 (souligné par nous).
28 P. Ricœur, Du Texte à l’action, p. 83.
29 Le problème posé par la place de Schleiermacher rapportée à la signification de l’herméneutique s’éclaire tout à fait à la lumière de l’article d’A. Neschke, qui défend, à cet égard, la dernière position possible.
Nous sommes d’accord avec Dilthey et Ricœur pour poser en Kant, qui pourtant n’en parle pas, le point de départ de l’herméneutique au sens moderne. Ceci admis, nous avons avancé qu’en ce cas le maillon qui suit ne peut être Schleiermacher, mais Humboldt. En effet, Schleiermacher n’est pas kantien, alors que Humboldt l’est de part en part, et par suite Dilthey comme Ricœur se trouvent contraints, de manière nette pour l’un, indirecte pour l’autre, de le rattacher à Kant. Nous avons vu dans cet effort impossible pour aller contre les faits la reconnaissance implicite de notre thèse.
A. Neschke s’accorde avec nous sur ce point et revient aux faits : « Schleiermacher récuse la philosophie transcendantale de Kant et de Fichte ainsi que leur prétention à représenter la philosophie en général » (p. 117). Mais s’il est exact qu’il a voulu comprendre la Critique de la raison pure en théologien (p. 112), la question se pose : la comprendre ainsi, est-ce encore la comprendre ? D’ailleurs, la Dialectique s’oppose aux « thèses centrales de Kant » (p. 113). Résumons : Schleiermacher n’est pas kantien et, bien plus, récuse le kantisme. Quelle est alors sa base philosophique fondamentale ? Platon. « Nous pouvons donc à bon droit affirmer que sans compréhension et appropriation de Platon... l’Idée de l’Herméneutique comme discipline philosophique ne serait pas concevable ». Et A. Neschke insiste : « Le concept de l’herméneutique n’est pas concevable sans platonisme » (p. 116). Donc Platon, et même Platon contre Kant. Cette position à l’avantage d’éviter de faire de Schleiermacher ce qu’il n’est effectivement pas : un kantien.
Le débat devient clair : ou on pose l’origine de l’herméneutique en Schleiermacher et il faut le rapporter à Platon, ou on la place en Kant et on est conduit directement à Humboldt, puis, sans peine, à Droysen, Dilthey et la suite. Nous écartons ainsi les interprétations bâtardes. Reste donc la première interprétation, qui renvoie tout simplement à ce qu’est la philosophie et son histoire : qu’en est-il, dans l’histoire de la pensée, de la révolution kantienne ? On mesure ici l’importance du fait noté par tous : Schleiermacher est un théologien.
30 P. Ricœur, Du Texte à l’action, p. 88.
31 P. Ricœur, Ibid.
32 E. Cassirer, M. Heidegger, Débat sur le kantisme et la philosophie (Davos, mars 1929), Paris, 1972. Voir aussi M. Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique (1929), Paris, 1953, notamment la quatrième section.
33 P. Szondi souligne également que Schleiermacher, tel qu’il nous est transmis, est une création de Dilthey et qu’il convient d’abord de se libérer de cette image : « Les travaux de Dilthey firent de Schleiermacher le modèle de l’herméneutique du XXe siècle », Poésie et poétique, p. 293 ; pour connaître Schleiermacher « on fera donc bien de s’attacher moins à l’intention philosophique soulignée par Dilthey qu’aux considérations de Schleiermacher sur la pratique effective de la compréhension », p. 294 (souligné par nous). Szondi distingue donc aussi théorie et pratique, dénonce l’infléchissement opéré par Dilthey, suivi en cela par les successeurs, sur Schleiermacher, et place ce dernier sur le plan de ce que nous avons appelé théorie au premier sens. Or, même sur ce plan, il avoue que l’herméneutique de Schleiermacher n’existe pas encore : celui-ci lui apparaît, « comme l’initiateur possible d’une théorie de l’interprétation qui reste encore à constituer » (ibid., souligné par nous).
34 G. de Humboldt, La Tâche de l’historien, 1821, trad. A. Disselkamp et A. Laks, Lille, 1985. Nous renvoyons à notre « Introduction » (p. 7-46) à ce volume, ainsi qu’à notre article : « La tâche de l’historien d’après G. de Humboldt », Social Science Information, 25/2 (1986), p. 339-381.
35 E. Fueter, Histoire de l’historiographie moderne, Paris, 1914, p. 589 ss.
36 B. Bravo, Philologie, histoire, p. 297. H.G. Gadamer, Philosophische Hermeneutik, p. 33.
C’est ce que montre de la façon la plus nette U. Muhlack dans sa contribution au présent volume : « Johann Gustav Droysen : « Historik » et herméneutique ». Il relève la critique radicale que fait Droysen de tous ses prédécesseurs, à la seule exception de Humboldt : « il loue dans l’ensemble de l’œuvre de Humboldt la “pleine connaissance des principes” » et le considère comme le fondateur de l’Historik. Et nous ne pouvons que marquer notre total accord avec U. Muhlack quand il avance que le projet de Droysen est « la réalisation consécutive aux esquisses de Humboldt », comme le « développement des germes féconds de notre science » qui sont contenus dans les écrits de Humboldt, considéré par Droysen comme un « Bacon pour les sciences historiques » (p. 285). Droysen a été à la fois un praticien et un théoricien, au premier sens selon notre distinction, de l’histoire (cf. à ce sujet, U. Muhlack, p. 286 s.), et a retenu de Humboldt le fondement philosophique. Muhlack le reconnaît très explicitement : dans La Tâche de l’historien, Humboldt ébauche une méthode de connaissance historique qui, sans utiliser les concepts « comprendre » et « expliquer », esquisse la conception « droysenienne » d’une compréhension explicative (p. 295, souligné par nous). Nous serions d’accord, mais avec une réserve. Muhlack majore Droysen et minore Humboldt : La Tâche... est bien plus qu’une « ébauche » ou une « esquisse » et la compétence de son auteur en matière de savoir historique est très réelle. Sur la compréhension en histoire, voir Die Aufgabe, GS, IV, p. 47 ; Werke, I, p. 597 (trad. franç., p. 78) ; voir aussi notre article « La tâche de l’historien d’après G. de Humboldt » (note 34), p. 365 ss.
37 Le Monde de l’esprit, p. 329.
38 L’examen du rapport entre Dilthey et Humboldt exigerait, bien sûr, tout un travail. Il ne pouvait même pas être esquissé ici.
39 M. Heidegger, « Hebel. L’ami de la maison » (1958), dans Questions III, Paris, 1966, p. 67.
40 H.-G. Gadamer, Wahrheit und Methode, p. 415.
41 E. Weil, Logique de la philosophie, Paris, 1950.
42 Humboldt a suivi les cours de Heyne à Göttingen et, lié avec Thérèse, fréquente assidûment la maison du maître. Il se familiarise avec la question de l’interprétation, notamment à propos d’Homère. La thèse selon laquelle les vues de Humboldt sur l’interprétation de l’Antiquité classique ont été déterminées par Heyne a été avancée pour la première fois par E. Howald, W. von Humboldt, Erlenbach/Zürich, 1944. Elle a été reprise par P.B. Stadler, W. von Humboldts Bild der Antike, Zürich/Stuttgart, 1959 ; C. Menze, Wilhelm von Humboldt und Christian Gottlob Heyne, Ratingen/Düsseldorf, 1966 ; et nous-même, G. de Humboldt et la Grèce, Lille, 1983, p. 15-18. Nous ne pouvons qu’y renvoyer le lecteur.
Également à la suite de Howald, W. Mettler a mené la même démonstration en ce qui concerne F. Schlegel, Der junge Friedrich Schlegel und die griechische Literatur. Ein Beitrag zum Problem der Historie, Zürich, 1955. Pour être bref, disons que, par opposition aux philologues professionnels, Humboldt et F. Schlegel se placent sur la même ligne : étudier l’Antiquité classique en vue du présent et de la Bildung de l’homme, ce qui implique une transposition créatrice, et non une perte dans le détail érudit.
43 Cf. par exemple, H.-G. Gadamer, Le Problème de la conscience historique, ou encore son article « Historicité », Encyclopaedia Universalis, 1968, vol. 18, p. 452-455.
A. Neschke objecte à la lignée Herder – Dilthey – Heidegger : pourquoi pas Schlegel ou Droysen à la place de Dilthey ? Schlegel peut être écarté car il n’a pas joué de rôle dans la détermination de la conscience historique. Reste Droysen. Nous renvoyons à la note 36 : c’est toute la différence que nous avons introduite entre les deux niveaux de la théorie. Gadamer le marque également très bien dans l’article cité : l’ouvrage de Droysen, Grundriss der Historik, est certes « le chef d’œuvre de la réflexion sur soi de l’école historique » [= théorie au premier sens], mais « c’est seulement dans l’échange entre le comte Yorck et Dilthey et dans leur effort commun de pensée que se révèle clairement toute la difficulté de penser le mode d’être de l’historicité en recourant à l’ontologie grecque » (p. 453, 3e colonne).
44 A. Neschke nous objecte : pourquoi « véritable », puisque Dilthey part de Schleiermacher et non de Humboldt ? L’objection est intéressante, en nous révélant la nécessité, quand on parle de l’herméneutique, de ne pas oublier d’être soi-même herméneute, sous peine de rester enfermé dans un cercle, celui qu’a tracé un auteur. Ici, A. Neschke conclut tout bonnement de la proposition : « Dilthey dit qu’il part de Schleiermacher », à cette autre : « Dilthey part de Schleiermacher ». C’est prendre pour argent comptant ce que dit Dilthey et donc ne pas appliquer le principe herméneutique : mieux comprendre un auteur qu’il ne s’est compris lui-même. La première proposition est vraie, certes. Mais la seconde ? Et que veut dire « partir » ? C’est bien Dilthey qui a prononcé, dans son discours de réception à l’Académie des Sciences de Berlin, les mots : « Je suis parti de l’histoire » (Mussner, Histoire de l’herméneutique, p. 27). A nouveau on mesure le malentendu : il ne faut pas confondre le matériau ou la nourriture de départ d’une pensée et son origine logique (au sens d’une logique de la pensée), si l’on préfère l’historisch et le philosophisch. Si l’on voulait à tout prix ignorer Humboldt, on pourrait dire que Dilthey part de Kant. Mais Humboldt existe, ne serait-ce que, si l’on refuse une ligne directe, via Droysen. Mais, au-delà de ces recherches de filiation, ce qui demeure l’essentiel est ceci : Dilthey formule (ou reformule) une problématique des sciences humaines, dont il se trouve, influence ou pas, qu’elle a été cernée, bien avant lui, par Humboldt.
45 Cf. H.-G. Gadamer, « Historicité », p. 452, 2e et 3e col. : « Les intuitions de Herder ».
46 Sur la production de l’école de Göttingen, voir G. Gusdorf, L’Avènement des sciences humaines au siècle des Lumières, Paris, 1972, p. 469-479.
47 Nous l’avons montré, textes à l’appui, dans notre livre L’Anthropologie philosophique de G. de Humboldt, Presses Universitaires de Lille, 1991, p. 93-131.
48 Humboldt n’a pas ignoré ce qu’on appelle l’idéalisme allemand, au sens traditionnel de l’expression (Reinhold, Fichte, Schelling, Hegel). Il a fait la connaissance de Fichte à Iéna en 1794, a assisté à son cours d’ouverture et lu ses œuvres au fur et à mesure de leur publication. On peut avancer qu’il connaît à fond l’œuvre de Fichte et que le dialogue avec cette pensée a joué un rôle non négligeable dans sa propre formation. Son attitude peut être résumée en bref : une profonde admiration, voire fascination, pour la puissance spéculative du penseur Fichte, une défiance envers l’aptitude d’un tel mode de philosopher à atteindre le réel. Nous avons longuement analysé ce rapport de Humboldt à Fichte et à Schelling dans notre thèse, Problématique, genèse et fondements anthropologiques de la théorie du langage de G. de Humboldt, Lille (Atelier des Thèses), 1987, vol. II, p. 9-41.
49 A. Neschke nous objecte : « ... l’autre étant F. Schlegel, et Schleiermacher ; votre « un » semble exclusif. Pour Droysen, il faudrait voir ».
Ecartons Schleiermacher, dont le cas a été réglé dans la première partie de notre article. Il en va de même pour Droysen : ce n’est pas le diminuer, mais constater un fait, que d’affirmer qu’il n’est pas, au sens strict, un philosophe. Ils ont tous deux apporté beaucoup, et dans des secteurs importants, la conscience théologique et interprétative pour l’un, la conscience historique pour l’autre, importants, mais partiels.
Reste F. Schlegel, esprit brillant, intelligence décapante, à la culture vaste et diverse. Avant d’examiner le cas, une remarque d’ordre général s’impose : on ne peut apprécier que ce qui a été, non ce qui aurait pu être. Quand nous mettons en avant la triple compétence de Humboldt, c’est en référence à ce qu’elle a permis de produire. Notre thèse n’est nullement déterministe. Nous disons simplement : il fallait posséder cette triple compétence pour produire tel résultat, et non : qui possède cette compétence produit nécessairement ce résultat. On peut bien avancer que d’autres physiciens possédaient une égale intelligence, et même supérieure peut-être, à celle d’Einstein et une égale compétence en physique : c’est un fait néanmoins que c’est Einstein, et non un autre, qui a inventé la théorie de la relativité. C’est un fait aussi que F. Schlegel n’a pas laissé de postérité intellectuelle.
F. Schlegel est une personnalité fascinante. C’est en quelque sorte un non-événement : entendons par là que les fruits n’ont pas été à la mesure de ses dons et de ses qualités exceptionnels. C’est ce qui constitue à nos yeux le tragique de son destin, le tragique de quelqu’un qui s’est intellectuellement suicidé. De fait, lui aussi est passé par le séminaire de Göttingen, Heyne, la philologie et l’étude de l’Antiquité ; lui aussi a vu en Kant le grand révolutionnaire en philosophie et a eu l’ambition de le corriger et de le parfaire (1795), avant de se rapprocher de Fichte qui, à ses yeux, surpasse Kant ; lui aussi s’est tourné vers le langage et, après avoir étudié le sanscrit, a publié en 1808 Sur la langue et la sagesse des Indiens. Et pourtant la moisson de ces riches semailles, ce n’est guère que l’idée d’une « symphilosophie », qui rassemblerait art, religion et métaphysique. F. Schlegel a été un grand semeur d’idées et un remarquable critique littéraire, mais il ne fut pas créateur. Nous souscrivons volontiers au verdict d’A. Philonenko : « Schlegel n’était pas philosophe. Il lui manquait l’art qui consiste à systématiser », Encyclopaedia Universalis, 1968, vol. 14, article « Schlegel (Friedrich von) », p. 737, 1re colonne. Voir aussi : H. Lichtenberger, « Frédéric Schlegel », Revue des cours et conférences, 1898 (12), p. 651-669, 796-809, 831-848. A. Schlagdenhauffen, Frédéric Schlegel et son groupe. La doctrine de l’Athenaeum (1748-1800), Paris, 1934, notamment, p. 146 ss. Ainsi que le remarquable article de L. Lévy-Brühl, « Les premiers romantiques allemands », Revue des deux mondes, Paris, 1890, 101, p. 120-147.
Nous nous demandons si A. Neschke n’accorde pas trop à F. Schlegel, en raison sans doute de son influence sur Schleiermacher. Elle écrit : « F. Schlegel fut le premier à concevoir les “formes” du monde humain comme formes de l’esprit » (« Platonisme et tournant herméneutique... », p. 111) et nous objecte que Geist se présenterait d’abord chez Schlegel et, chez Wolf, pour la première fois dans la Darstellung. Cette assertion nous laisse sceptique. Le premier travail de F. Schlegel est de 1797 : Über das Studium der griechische Poesie ; la dissertation de Humboldt, Über das Studium des Altertums est de janvier 1793 et le mot Geist s’y trouve (Werke, II, p. 15). Humboldt s’attelle en 1796 à une étude destinée à saisir « l’esprit » de son siècle et que nous lisons sous le titre Das achtzehnte Jahrhundert (cf. Flitner et Giel, Werke, V, trad. franç. de C. Losfeld Le dix-huitième siècle. Plan d’une anthropologie comparée, intr. de J. Quillien, Presses Universitaires du Septentrion, 1995, p. 337). Il rédige en 1797 un texte que Leitzmann a publié sous le titre : Über den Geist der Menschheit (Werke, I, p. 506-518), qui contient une intéressante analyse du mot Geist, comparé à esprit, spiritus, spirito, spirit et πνεῦμα (p. 515-518).
50 Objection d’A. Neschke : « Seulement la troisième ? Le problème de la première n’est pas abordé par Humboldt. Le problème du connaître demeure alors ». Nullement. Que Humboldt commente jour après jour, en 1794 avec Schiller, la troisième Critique n’implique pas qu’il ignore les autres. Il a procédé à la lecture exhaustive et intensive de Kant en trois vagues successives : en 1788-1789, puis en 1791, enfin en 1793 et peut écrire alors à son ami Körner : « J’ai relu à nouveau... tous les écrits critiques de Kant d’un bout à l’autre » (27 octobre 1793, Ansichten über Aesthetik und Literatur von W. von Humboldt. Seine Briefe an Christian Gottfried Körner, L. Jonas (éd.), Berlin, 1880, p. 2). C’est cet homme qui, arrivé à Iéna en février 1794, se lie d’amitié avec Schiller et étudie avec lui la Critique de la faculté de juger, qui intéresse plus directement le poète.
51 Le jugement le plus circonstancié de Humboldt sur Kant se trouve dans sa caractéristique de Schiller : Über Schiller und den Gang seiner Geistesentwicklung (1830), Werke, I, Darmstadt, 1961, p. 375-378. Le lecteur pourra constater que la pensée que nous restituons est bien celle de Humboldt.
52 Nous avons analysé ce rapport avec Wolf et présenté cette activité philologique et de traduction dans notre livre (note 47), p. 189-215. Nous avons présenté la problématique de la philologie à la fin du XVIIIe siècle dans une longue note de notre thèse (voir note 48) II, note 198, p. 526-529.
Sur les études platoniciennes de Wolf, on pourra se reporter à l’article, dans le présent volume, d’A. Neschke, « Le texte de Platon entre F.A. Wolf (1759-1824) et F.D. Schleiermacher (1768-1834) », p. 197 ss. L’analyse qu’elle donne, en seconde partie, de la lecture de Schleiermacher pourrait constituer une base très intéressante pour une confrontation avec Humboldt. On y découvrirait de nombreux points d’accord, mais aussi une différence essentielle. Indiquons-le sur un seul point (A. Neschke, 2e partie, 2e). Le but de l’interprétation n’est pas de reconstruire un monde passé : cela vaut pour Schleiermacher comme pour Humboldt, et vient sans doute de Heyne. Mais, pour le premier il s’agit de « comprendre le sens d’un écrit particulier composé par un individu afin d’acquérir un savoir » (p. 209). Or, pour Humboldt il s’agit davantage d’une appropriation et d’une transposition : non pas tant savoir, par amour du savoir, ce que furent les Grecs, mais se faire Grec en se transposant dans le temps présent, afin d’y réussir, mutatis mutandis, ce qu’ils ont accompli à la perfection en leur propre temps.
A. Neschke montre bien la différence entre Wolf et Schleiermacher. Mais celle de Humboldt par rapport à eux est, à notre sens, d’un ordre encore autre. « Le but est philosophique », écrit-elle, (l.c.). Soit. Pourquoi pas. L’inconvénient, c’est qu’il n’existe pas de buts philosophiques. Le philosophe n’a pas d’autres buts que ceux de tout le monde, élevés à la conscience d’eux-mêmes. Ils ne deviennent « buts philosophiques » que par leur entière exposition dans un ensemble de pensée cohérent. Résumons alors la différence : Schleiermacher a « un but philosophique », Humboldt, une philosophie.
53 Cette saisie, par Humboldt, du sens de la philosophie critique, à la fois fin d’un monde et début de notre modernité, permet de rendre compte de son rapport à Platon, que nous ne pouvons éluder, à cause de Schleiermacher d’abord, en raison aussi de l’interprétation d’A. Neschke et du rôle que joue dans l’économie de sa démonstration la torsion platonicienne infligée à Humboldt (« Platonisme et tournant herméneutique... », p. 127-129). R. Haym déjà le jugeait un « kantien platonisé ». Neschke va plus loin : Platon lui fournit « les bases d’une vision “moderne” du monde » (p. 129). Cette lecture nous paraît irrecevable à tous les points de vue.
En réalité, l’enjeu est de taille, qui ne renvoie pas à une simple recherche d’influences secondaires, mais bien à toute une conception de ce que c’est que philosopher. En clair, le mode de pensée de Humboldt est-il platonicien ou kantien ? Telle est la question.
Si on confronte les différentes interprétations de l’origine de l’herméneutique, on est conduit à mettre au jour un significatif réseau de cohérences. Nous avons vu, en effet, Dilthey et Ricœur, tous deux philosophes, donc conscients que quelque chose d’irréversible est advenu avec Kant, s’efforcer, en raison des deux prémisses de leur position (la philosophie moderne est post-kantienne, Schleiermacher, le fondateur de l’herméneutique) et pour les rendre compatibles, de faire de ce dernier un kantien ou, à tout le moins, de le placer dans la proximité de la philosophie transcendantale. Cette thèse a sa cohérence. Et nous avons vu aussi à quel prix celle-ci devait être payée. A. Neschke, elle, pour l’interprétation de Schleiermacher, récuse Kant et, soucieuse de rapprocher Schleiermacher et Humboldt, notamment pour rendre compte de Boeckh (p. 129) et de Droysen (p. 130), se trouve amenée à faire de Humboldt également, puisque Schleiermacher l’est, un platonicien. Cette thèse a également sa cohérence. Examinons donc son prix.
Dans l’impossibilité, dans le cadre d’une note, d’argumenter le criticisme de Humboldt, nous nous en tiendrons à une seule objection, celle des faits. Contre les faits, en effet, toute construction de l’esprit est impuissante. Ecartons, sans plus, un argument non pertinent : les Idées. Chacun connaît la théorie platonicienne des Idées. Soit. Mais Kant ? Or Kant se réfère à Platon et Humboldt, s’il a lu Platon, a lu aussi la Critique de la raison pure.
Accordons à A. Neschke qu’« il n’existe pas à ce jour d’étude spécialement consacrée à la compréhension de Platon » par Humboldt (p. 127). Lacune assurément, mais qui n’est dommageable qu’au regard de sa propre thèse. Présentons donc les faits, avec une attention portée à la chronologie, qui devient ici capitale.
On rappellera, sans plus, que s’occuper de Platon n’avait rien d’original à l’époque. Le Phédon de Mendelssohn est de 1767 et Platon est très prisé des « philosophes populaires », dont, entre autres, J.J. Engel (voir à ce sujet : J.L. Vieillard-Baron, Platon et l’idéalisme allemand, Paris, 1979). Or, J.J. Engel, auteur d’un ouvrage : Recherche d’une méthode pour développer la doctrine de la raison à partir des dialogues de Platon (1780), a été précisément le maître en philosophie du jeune Humboldt. Il donne à son élève, prenant appui sur la Vernunftlehre de J.S. Reimarus, une formation dans l’esprit de la philosophie de Leibniz sous la forme que lui a donnée C. Wolf. On peut supposer qu’il est à l’origine du choix de Platon comme objet de la première étude de son élève, avant son entrée à l’Université : Socrate et Platon sur la divinité, sur la providence et l’immortalité (GS, I, p. 1-44). Il s’agit d’une traduction de fragments de Xénophon et de Platon (Les Lois, X), précédée d’une « Introduction ». Ce texte est écrit en 1785-1786 et publié dans une revue en 1787 (Humboldt est né en 1767). N’accordons donc pas plus à cette petite dissertation que ce qu’elle est : un travail de jeune bachelier encore tout imprégné de son milieu intellectuel, l’Aufklärung berlinoise.
Ensuite, c’est la découverte de Kant, la lente assimilation du criticisme et nous arrivons à Über das Studium des Altertums de janvier 1793, qui nous permet de préciser le rapport de son auteur à la philosophie. Il est vrai que le monde grec fonctionne pour lui comme un « modèle » et qu’il cherche à en atteindre et à s’en approprier l’esprit, mais la philosophie n’y est qu’une des productions de l’esprit humain. Loin de voir en Platon un philosophe éternel, Humboldt le comprend comme celui qui a, dans son domaine propre, traduit excellemment son monde. Il est donc vrai, en un sens, de dire que Humboldt est chez lui dans Platon (A. Neschke, p. 128), mais c’est moins en tant que philosophe qu’en tant que grec (et s’il apprécie moins Aristote, c’est parce que celui-ci lui paraît « non-grec »). Ajoutons que ses auteurs de prédilection demeurent Eschyle et Pindare. Donc Platon vaut en tant qu’il est typiquement grec.
Il nous faudrait reprendre un par un les « aspects » retenus par A. Neschke (« Platonisme et herméneutique », p. 128, note 127). Notons, au passage, que Humboldt, dans Werke II, 86, qu’elle cite (Platon « base de la religion chrétienne ») dit quelque chose de différent, à savoir que la philosophie platonicienne et néo-platonicienne a eu, de manière générale, une réelle influence, à travers la médiation de la Rome antique, sur la religion du monde occidental. Mais nous nous bornons à mentionner simplement les points essentiels que nous mettrions en cause.
L’anthropologie comme « point de convergence entre Humboldt et Platon » (p. 36). Le mot « anthropologie » a-t-il un sens à propos de Platon ? Chez Humboldt, le sens est post-kantien. Sur le dualisme (p. 36). Un des points en lequel Humboldt se sépare de Kant, c’est précisément son dualisme.
Sur les idées. Nous avons tenté d’exposer la conception humboldtienne dans « La tâche de l’historien d’après G. de Humboldt », p. 339-381 (cf. note 34).
Qu’il nous suffise, pour conclure, de rapporter deux jugements de Humboldt :
L’un a trait à Platon, dans l’œuvre sur le kavi (Werke, III, p. 592 s.) : Platon et Aristote représentent deux époques successives : à la poésie succède la prose.
L’autre se rapporte à Kant : ce qu’il a détruit ne se relèvera plus jamais, ce qu’il a établi ne disparaîtra plus jamais (Werke, II, p. 377). Etrange aveu pour un « platonicien » !
54 Ce constat est un leitmotiv qui parcourt toute son œuvre : le philosophe n’est que métaphysicien, le chercheur spécialisé, borné à sa spécialité, reste sans vue d’ensemble. Humboldt recherche une voie qui écarte les deux extrêmes, la pure spéculation, la simple empirie, le pur philosophisch, le simple historisch. L’idéal est l’unité des deux : « L’anthropologie comparée est contrainte, non seulement de partir de l’expérience, mais de s’enfoncer en elle aussi profondément que possible... Sa spécificité consiste à traiter un matériau empirique de façon spéculative, un objet historique (historisch) de façon philosophique, la constitution réelle de l’homme dans la perspective de son développement possible » (Plan einer vergleichenden Anthropologie, 1796, Werke, I, p. 352 s. ; trad. J. Quillien).
55 Il s’agit ici de Fichte tel que l’interprète Humboldt, en accord d’ailleurs avec Gœthe et Schiller. Nous n’avions pas à nous prononcer sur la valeur de cette lecture, qui a été abondamment reprise par la suite.
56 Un point de ces relations mérite d’être mieux connu, afin que soit restitué à chacun ce qui lui revient.
Humboldt a écrit en janvier 1793 un court texte, non destiné à publication (il sera publié pour la première fois en 1896), Sur l’étude de l’Antiquité. Il le communique à Wolf, dont il vient de faire la connaissance ; celui-ci critique la méthode de déduction philosophique et le texte demeure dans les tiroirs.
En 1807, Wolf inaugure avec P. Buttmann le Museum der Altertumswissenschaft, auquel collabore Schleiermacher avec un essai sur Héraclite. Wolf écrit à cette occasion un texte : Darstellung der Altertumswissenschaft, dont A. Neschke nous dit qu’il « incite Schleiermacher à approfondir ses idées sur l’interprétation » (« Le texte de Platon », p. 204). Wolf y affirme, il est vrai, qu’il communique des pensées dispersées dans sa correspondance avec un ami, mais ne cite pas de nom. En fait, cet ami n’est autre que Humboldt. Mais il y a plus : des passages entiers de l’essai « perdu » de Humboldt passent, tels quels, dans la Darstellung. On peut désormais confronter les deux textes grâce à Leitzmann qui les a reproduits dans Sechs ungedruckte Aufsätze über das klassische Altertum von W. von Humboldt, Leipzig, 1896, p. 209-214. En somme, les idées de Humboldt ont été diffusées, mais sous une autre signature, et c’est ainsi qu’il se trouve avoir inspiré Schleiermacher !
57 Über das Studium... (1793), Werke, II, 1, p. 1-24 (nous avons analysé ce texte dans G. de Humboldt et la Grèce, p. 189-215 (cf. notre thèse, I, p. 387-392)) ; Über die Verschiedenheit des menschlichen Sprachbaues..., 1830-1835 (cité Kawi-Werk) Werke, III, p. 368-756.
58 Bien entendu, une présentation complète de l’herméneutique de Humboldt requiert l’étude des écrits sur le langage (après 1820).
59 Werke, III, p. 7.
60 Über die Aufgabe des Geschichtschreibers (1821), Werke, I, p. 588 (trad. franç., p. 70), souligné par nous.
61 Über Gœthes Hermann und Dorothea (1798), Werke, II, p. 145.
62 Über die Aufgabe, Werke, I, p. 596 (trad. franç., p. 78).
63 Ibid.
64 Das achtzehnte Jahrhundert, Werke, I, p. 376-505. Cf. notamment, IV, p. 432 ss. Cet essai n’a été publié pour la première fois qu’en 1904.
65 Die Aufgabe, Werke, I, p. 588 (trad. franç., p. 70).
66 J. Wach, Das Verstehen, I, p. 250.
67 Rezension von Gœthes zweitem römischem Aufenthalt (1830), Werke, II, p. 408.
68 Ibid., p. 409.
69 Über den Geist der Menschheit (1797), Werke, I, p. 509.
70 Über den Geschlechtsunterschied und dessen Einfluß auf die organische Natur (1794), Werke, I. p. 270.
71 Die Aufgabe, Werke, I, p. 587 (trad. franç., p. 69).
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le visage qui apparaît dans le disque de la lune
De facie quae in orbe lunae apparet
Alain Lernould (dir.)
2013
Commenter et philosopher à la Renaissance
Tradition universitaire, tradition humaniste
Laurence Boulègue (dir.)
2014
Diego Lanza, lecteur des œuvres de l'Antiquité
Poésie, philosophie, histoire de la philologie
Rossella Saetta Cottone et Philippe Rousseau (dir.)
2013
Figures tragiques du savoir
Les dangers de la connaissance dans les tragédies grecques et leur postérité
Hélène Vial et Anne de Cremoux (dir.)
2015
La représentation du « couple » Virgile-Ovide dans la tradition culturelle de l'Antiquité à nos jours
Séverine Clément-Tarantino et Florence Klein (dir.)
2015
Hédonismes
Penser et dire le plaisir dans l'Antiquité et à la Renaissance
Laurence Boulègue et Carlos Lévy (dir.)
2007
De l’Art poétique à l’Épître aux Pisons d’Horace
Pour une redéfinition du statut de l’œuvre
Robin Glinatsis
2018
Qu'est-ce que la philosophie présocratique ?
What is presocratic philosophy ?
André Laks et Claire Louguet (dir.)
2002