Acte III143
p. 56-75
Texte intégral
Scene premiere144
Carrille armé, D. Juan.
Carrille.
Dans l’estat où je suis, Monsieur, je feray rage.
D. Juan.
Tu peux bien te deffendre avec cét équipage:
635 Mais du cœur en as-tu?
Carrille.
Comme un diable, mort bleu,
Ah ventre! ah teste! ah mort.
D. Juan.
Te voilà tout en feu,
Reserve ces transports pour deffendre ton Maistre;
C’est dans l’occasion que l’on se fait connaistre.
Il fait le brave, et se retournant il a de la peur.
Carrille.
Que ne vois-je quelqu’un qui voulut? Euh…
D. Juan.
Qu’as-tu?
640 Carrille? 41
Carrille.
Rien, Monsieur. Ah qu’il seroit battu?
Plaist-il…
D. Juan.
Que fais-tu donc?
Carrille.
Je ne sçay quoy me gehenne,
Ne nous suivroit-on point?
D. Juan.
Pourquoy t’en mettre en peine?
La chose est fort plausible.
Carrille.
Ah, Monsieur, s’il vous plaist…
D. Juan.
Tu trembles.
Carrille.
Point du tout, mon courage est tout prest.
D. Juan.
645 Regarder tousjours là! quelle est cette maniere?
Carrille.
C’est pour voir, si quelqu’un ne vient point par derriere
Nous allonger un coup, qui nous oste d’estat
De pouvoir comme il faut nous oster du combat:
Dans ces occasions la surprise est à craindre,
650 Encor se battant bien l’on ne doit pas se plaindre,
Si malgré nostre effort un autre est le vainqueur,
Car ce peut estre alors un effet du malheur;
Mais sans se défier, mon Maistre, on se hazarde.
J’entens du bruit. fuyant.
D. Juan.
Tu fuis.
Carrille. 42
C’est pour me mettre en garde,
655 Et prendre un terrain propre à pouvoir resister.
D. Juan.
Poltron, ne vois-tu pas…
Carrille.
Qu’on va vous en conter.
Scene II145
D. Juan, Thomasse, Paquette, Carrille.
D. Juan.
Carrille, évitons-là.
Dans le temps que D. Juan veut s’en aller,
Thomasse l’arreste d’un costé, et Paquette de l’autre.
Thomasse.
Quoy! vous me quittez, traistre.
Paquette.
Vous me fuyez?
Carrille.
À l’autre, apprestez-vous mon Maistre.
Paquette.
Quoy lache, à toutes deux avoir ravy l’honneur.
Carrille.
660 Hé! vous en avez tant, Monsieur, rendez le leur146.
Thomasse.
Voyez, il nous contoit les plus belles paroles.
Carrille. 43
Je vous avois bien dit son humeur, pauvres folles,
Mais je n’estois qu’un traistre, un meschant, un menteur147,
Il vous en cuit pourtant.
Paquette.
Respons-nous donc, trompeur.
D. Juan.
665 Sans m’arrester icy quels desseins sont les vôtres?
Thomasse.
Tu devois m’épouser?
Carrille.
Il l’a bien dit à d’autres.
Paquette.
Tu m’as promis aussi?
D. Juan.
Mais je ne le puis plus,
Et vos emportemens sont icy superflus.
Je ne puis estre à vous sans luy faire une injure;
670 Voyez de plus l’horreur d’une telle avanture,
Et que le Ciel aigry de l’amour des deux sœurs,
Exercera sur moy ses dernieres rigueurs148.
Carrille.
La bonne ame!
D. Juan.
Il faut donc dans un profond silence,
Estouffer entre nous cét amour qui l’offence,
675 Et par un repentir esteindre dans nos cœurs
L’infame souvenir de ces noires ardeurs:
Mais puisque de ces maux je suis la seule cause,
Il est juste pour vous de faire quelque chose,
J’ay du regret de voir que ma brutalité,
680 Vous ait fait consentir à cette lacheté,
Et je veux vous donner pour tant de bien-veillance
Une somme d’argent149. 44
Carrille.
L’homme de conscience!
D. Juan.
Vous pourrez rencontrer quelque party meilleur,
Et l’argent en tout temps apporte de l’honneur150.
Thomasse.
685 Qu’en dites-vous, ma sœur?
Paquette.
Qu’en dites-vous vous mesme?
Thomasse.
Je l’aimois.
Paquette.
Et pour luy ma flâme estoit extréme;
Mais puisque toutes deux nous n’avons plus d’espoir,
Acceptons son argent.
Carrille.
Si vous pouvez l’avoir.
D. Juan.
Hé bien, agreez-vous ce que je viens de dire?
Paquette.
690 J’en suis d’accord.
D. Juan.
Et vous?
Thomasse.
Il y faut bien souscrire.
D. Juan.
Je donne à toutes deux trois cens ducats.
Carrille.
Croyez,
Que ces trois cens ducats vous seront bien payez
Car il reçoit bien-tost une lettre de change,
En bel et bon argent, visible comme un Ange.
Paquette. 45
695 Mais parlez-vous, Monsieur, avec sincerité?151
Pouvons-nous nous fier?
D. Juan.
C’est une verité,
Je veux vous les donner.
Carrille.
La semaine prochaine.
D. Juan.
Dés demain au plus tard, n’en soyés point en peine.
Paquette.
N’y manquez pas au moins.
Carrille.
Il n’a garde, vrayment.
Scene III152
D. Juan, Carrille.
D. Juan.
700 Mais quoy, tu pretens donc jaser incessamment?
Et sans examiner que ton caquet m’offence,
Tu ne peux un moment te resoudre au silence?
Carrille.
Mais est-ce sans raison?
D. Juan.
Mais, sçais-tu ce qu’on fait,
Quand on a le dessein de punir un valet,
705 Qui ne se peut tenir quelque chose qu’on dise,
Qu’il n’y mette son nez, et qu’il n’en moralise?
Un Maistre au mesme instant avec un bon baston, 46
Luy doit fermer la bouche, et s’en faire raison:
Voilà le sort qu’un jour ta langue te prepare.
Carrille.
710 Il faut qu’ouvertement enfin je me declare.
Qui se tairoit, Monsieur, en voyant ces beaux tours,
Que sans crainte du Ciel vous faites tous les jours?
D. Juan.
Je fais ce que je veux, dois-je t’en rendre compte?
Si je commets un crime, en portes-tu la honte?153
715 Ne m’en parle donc plus, ou tes rares advis
De cent coups de baston pourront estre suivis154.
Scene IV155
D. Lope, D. Felix, D. Juan, D. Gaspard156, Carrille.
D. Lope.
Nous venons vous chercher, nostre perte est jurée157,
Dom Gaspard en a sçeu la nouvelle assurée.
D. Gaspard.
J’en ay receu l’advis, et vous sçachant icy
720 J’ay voulu vous montrer la lettre que voicy,
Estant vostre parent, je vous offre un azile.
D. Juan œ.
Ce soin m’oblige fort, mais il est inutile,
Mes plus grands ennemis ne m’ont jamais fait peur
Et vous voyez un front exempt de la terreur. 47
à D. Lope, et à D. Felix
725 Pour vous, si vous m’aimez d’une amitié fidelle,
J’attens dans ce péril l’effet de vostre zele,
Ayons mesme fortune, et s’il nous faut perir
Ne nous dementons point jusqu’au dernier souspir.
D. Gaspard.
Hé quoy donc! Dom Juan sera tousjours le mesme?
730 Tousjours on le verra dans cette erreur extréme?
La terre, ny le Ciel ne l’intimident pas!
Et loin de fuir sa perte il y court à grands pas.
Songez qu’il est un temps où le crime prospere;
Mais qu’il en est un autre, où le Ciel en colere,
735 Irrité des refus qu’on fait à ses bontez,
Se venge tost ou tard de tant d’iniquitez.
D. Juan.
Hé quoy donc, Dom Juan, se piquant de sagesse,
À la correction s’attachera sans cesse?
Et gehennant les esprits par une vaine peur,
740 Il voudra conformer chacun à son humeur?
Songez que la Nature est tout ce qui nous méne,
Que malgré la raison son pouvoir nous entraîne,
Que le crime n’est pas si grand qu’on nous le fait,
Que tous ces chastimens, dont vous preschez l’effet,
745 Ne sont bons à prosner qu’à des ames timides,
Que l’on ne doit souffrir rien que ses sens pour guides,
Qu’il les faut assouvir jusqu’aux moindres desirs,
Et n’avoir point d’égard qu’à ses propres plaisirs158.
D. Gaspard.
Je sçais qu’il est des temps, où l’âge nous convie,
750 De prendre avec honneur les plaisirs de la vie159: 48
Mais passer à l’excés de la brutalité,
Et n’avoir que ses sens pour toute Deité,
Est160-il rien icy bas qui soit plus condamnable?
Ah craignez! que du Ciel le couroux redoutable, D. Juan rit.
755 Vous riez… doutez-vous du pouvoir de nos Dieux161?
D. Juan.
Hé! pour voir ce qu’ils sont, il ne faut que des yeux.
L’adroite Politique en masqua le caprice,
La foiblesse de l’homme appuya l’artifice,
Et sa timidité s’en faisant un devoir,
760 Sans aucune raison forgea ce grand pouvoir162.
D. Gaspard.
Si vous consideriez l’ordre de la Nature,
Vous verriez leur pouvoir dans chaque creature;
Cét accord merveilleux dans les quatre Elemens
Doit confondre l’erreur de vos emportemens;
765 La contrarieté, qui fait leur concordance,
Fait assez admirer leur supréme puissance,
Et ce grand entretien dans les quatre Saisons,
Pour prouver leurs autheurs sont de bonnes raisons.
Ce composé de tout formé sur leur image,
770 Ce petit monde entier, ce surprenant ouvrage,
L’homme en ses fonctions porte-t’il pas de quoy
Desabuser l’esprit de qui manque de foy?
Mais je connois qu’en vain je m’attache à vous dire,
Qu’il n’est rien icy bas qui par eux ne respire,
775 Il vaut mieux vous laisser dans vostre aveuglement163.
Scene V164 49
D. Lope, D. Juan, D. Felix, Carrille.
D. Lope.
Dom Juan vous deviez en agir autrement,
Et devant luy du moins il falloit un peu feindre;
On doit tout ménager quand on a tout à craindre,
Sa maison est pour nous un lieu de seureté,
780 Nous y pouvions rester en toute liberté:
Mais qui sçait à present, vous ayant veu le mesme,
S’il voudroit nous l’offrir dans un peril extréme?
On peut facilement faire l’homme de bien,
Dire que l’on croit tout encor qu’il n’en soit rien,
785 Et voilant ses discours d’une belle apparence,
Se reserver en soy ce que le cœur en pense.
C’estoit là de quel air il luy falloit parler,
Et ce peu de contrainte eut pû le rappeller165.
D. Juan.
Dom Lope, je ne puis approuver ces maximes,
790 Je nomme des plaisirs, ce que vous nommez crimes,
Tous ces déguisemens ont trop de lacheté,
Je dis tout, et fais tout avec impunité,
Et si je ne sçavois, quel est vostre courage,
Je douterois de vous entendant ce langage166.
795 Mais comment avez-vous rencontré Dom Gaspard?
D. Felix. 50
Vers nostre rendez-vous il estoit à l’écart,
Vous sçavez qu’il se plaist fort à la solitude,
Et que dans ces endroits il s’attache à l’étude167:
Surpris de nous trouver l’un et l’autre en ces lieux,
800 Il nous a fait paraistre un desir curieux,
De sçavoir quel dessein nous y pouvoit conduire,
Et nous n’avons pas fait scrupule de luy dire:
Mais comme en cét endroit vous ne vous rendiez pas,
Son advis nous a fait retourner sur nos pas.
D. Juan.
805 Je m’y serois rendu, mais Paquette et Thomasse…
Carrille appercevant le Prevost.
Monsieur, je viens de voir certaine ombre qui passe.
D. Juan.
Poltron! te tairas-tu?
Carrille le voyant entrer et ses Archers.
Monsieur, les voila deux,
Trois, quatre, cinq, helas!
Scene VI168
D. Juan, D. Lope, D. Felix, Carrille, Le Prevost, et ses gens169.
Le Prevost.
Sans doute ce sont eux,
Comme on me l’a dépeint, c’est Dom Juan170. 51
Carrille s’en fuyant.
Mon Maistre,
810 Et viste, sauvons-nous, nous voilà pris.
D. Juan.
Ah traistre!
Le Prevost.
Donnons, et que chacun fasse icy son devoir,
Compagnons, mort ou vif, il nous les faut avoir.
tous l’épée à la main.
D. Juan.
Je sçauray reprimer une telle insolence.
Le Prevost.
Courage, mes amis.
D. Juan.
Vous faites resistance,
815 Il faut lacher le pied171, traistres!
Le Prevost.
Retirons-nous.
D. Felix.
Ils n’ont pû resister à l’effort de nos coups.
D. Lope.
Il le faut avoüer, tout nous est favorable.
D. Juan.
Rien de nous arrester ne peut estre capable;
Cependant, il nous faut abandonner ces lieux,
820 Allons dans mon Chasteau pour nous divertir mieux.
D. Felix.
J’en suis d’accord, allons sans tarder davantage.
D. Juan.
Nous nous retrouverons dans ce prochain Village,
Je veux chercher Carrille, allez je suis vos pas.
D. Felix. 52
Mais sans tarder au moins.
D. Juan.
Je ne m’arreste pas.
Scene VII172
D. Juan, Carrille.
D. Juan.
825 Eh, Carrille!
Carrille sortant la teste d’une aisle, et puis se retirant.
Monsieur.
D. Juan.
Ô l’homme de courage!
Viendras-tu?
Carrille.
Me voilà.
D. Juan.
Tu devois faire rage173!
Cependant, dans le temps qu’il en estoit saison,
Tu me quittes, Carrille, et fuis en vray poltron!
As-tu pour te deffendre une raison valable?
Carrille.
830 Sans la peur de la mort, j’estois pire qu’un diable174:
Mais sur ce pas, Monsieur, faisant reflexion,
J’ay crû qu’il valoit mieux estre un peu plus poltron.
Peste! c’est pour long-temps qu’on fait cette folie.
D. Juan. 53
Lache, dans les combats pert-on tousjours la vie?
Carrille.
835 Ah, Monsieur, tost ou tard on ne peut l’éviter,
Et c’est estre bien fou de le vouloir tenter.
D. Juan.
Mais, sans-cœur175, j’estois pris, il eut fallu me rendre.
Carrille.
Il faut s’enfuir, Monsieur, au lieu de se deffendre,
C’est l’unique secret d’éviter le malheur.
D. Juan.
840 Dans ces occasions il y va de l’honneur.
Mais où donc estois-tu?
Carrille.
Moy, j’estois là derriere,
Où j’adressois au Ciel pour vous une priere.
D. Juan.
Ou pour toy: cependant il faut partir d’icy.
Carrille.
C’est fort bien fait à vous, je le souhaite aussi,
845 L’appetit dans mon ventre exerce sa furie,
Et je n’ay jamais eu tant de faim de ma vie176.
D. Juan.
Allons, Carrille, allons; mais quel est ce tombeau177?
Carrille, le dessein m’en paroist assez beau.
On voit un tombeau accompagné de figures,
D. Pierre178 sur un genoux, une main sur un Prié-Dieu179.
Carrille l’ayant regardé.
C’est vostre Commandeur, c’est luy-mesme, mon Maistre180.
EPITAPHE.
Dom Pierre, par la main d’un traistre,
850 Entendez-vous, Monsieur, on vous louë assez bien. 54
D. Juan.
Quoy donc…
Carrille.
Lisez plustost, ma foy je n’y mets rien.
D. Juan lit.
EPITAPHE.
Dom Pierre181, par la main d’un traistre,
Dans Seville a receu la mort;
Son merite par tout s’est assez fait connaistre,
855 Et l’Univers pleure son sort.
Passant, qui vois, ce que pour sa memoire,
On a fait graver en ces lieux,
Apprens quel est l’Autheur d’une action si noire,
D. Juan a commis ce forfait odieux:
860 Mais le Ciel confus de ses crimes,
A resolu de le punir,
Et veut, que les Enfers dans leurs plus noirs abysmes,
En effacent le souvenir182.
Carrille.
Qu’en dites-vous, Monsieur?
D. Juan.
Plaisante prophetie!
865 Je brusle du desir de la voir reüssie,
Et voudrois, qu’il voulut luy-mesme l’annoncer183.
Carrille.
Quelle necessité de s’en embarrasser?
Allons.
D. Juan.
Non, de ma part va luy faire un message,
Puis que j’ay resolu, qu’un compliment engage
870 Ce digne Commandeur à souper avec moy184.
Carrille riant. 55
Bon, prier une pierre à souper avec soy185!
Révez-vous?
D. Juan.
Non, je veux contenter mon envie.
Va donc.
Carrille.
D’où vous provient ce beau trait de folie?
Et mort bleu, cette pierre a-t’elle le pouvoir
875 De parler, ny d’oüyr, d’aller, ny de mouvoir?
Où diantre prenez-vous un si plaisant caprice?
D. Juan.
Mais quand j’ay commandé, je veux qu’on m’obeïsse,
Où les coups de baston…
Carrille.
Peste, je vous entens.
Mais ma foy vous raillez, ou bien je perd le sens,
880 Une pierre! songez si la chose est plausible.
D. Juan.
Je veux croire avec toy qu’elle n’est pas possible;
Mais va.
Carrille riant.
C’est estre fou.
D. Juan.
Quoy donc, tu n’iras pas?
Te mocques-tu de moy?
Il va trois fois à la Statuë, et
quand il en est prés, il revient en
riant vers son Maistre.
Carrille.
Non, j’y cours à grands pas.
J’en riray comme il faut! Madame la Statuë,
885 Pour qui je crois icy ma harangue perduë, 56
Mon Maistre Dom Juan m’oblige à vous parler,
Et d’un souper exquis pretend vous regaler:
Pour moy son Intendant, et valet ordinaire,
J’auray soin, qu’on vous fasse une excellente chere,
890 Qu’on tienne le vin frais, et qu’il soit du meilleur,
Et boiray quatre coups avec vous de bon cœur;
Au moins n’y manquez pas, car vous sçavez que l’homme
N’est pas plustost choqué, qu’aussi-tost il assomme:
Venez donc de bonne heure à nostre rendez-vous.
895 Ce n’est pas loin d’icy, car ce sera chez nous
Ah, Monsieur, la Statuë… La Statuë baisse la teste186.
Tombant sur les genoux, et montrant
avec sa teste comme la figure a fait.
D. Juan.
Hé bien donc, la Statuë?
Carrille.
La Statuë, Monsieur, la Statuë me tuë,
Avec un grand…
D. Juan.
Quoy donc? parle187!
Carrille.
Je ne puis pas.
Je croyois qu’elle avoit jetté sa teste à bas;
900 Avec un mouvement, dont le cœur me frissonne,
Elle m’a répondu d’y venir en personne,
C’est à vous qui priez de la bien recevoir,
Car je m’exempteray188, si je puis, de la voir189.
[D. Juan]190.
Va Carrille, ton cœur n’est ny ferme, ny stable,
905 Pour croire ton rapport fidele et veritable;
Et je n’impute rien de ce plaisant recit, 57
Qu’à la sotte foiblesse où tombe ton esprit.
Qui peut s’imaginer, qu’une vaine Statuë,
Puisse mouvoir la teste ou desiller la veuë?
910 Pour moy, je ne voy point de raisons pour prouver,
Ny par qui, ny comment cela peut arriver;
Je n’y trouve pas mesme une ombre d’apparence,
Et chez toy c’estoit peur, ou bien extravagance191.
Carrille.
Peut estre la Statuë a le Demon au corps,
915 Où l’on la fait agir par d’inconnus ressorts;
Mais voyez là, Monsieur, et vous pourrez connaître,
Si je révois alors, ou si cela peut estre,
Peste j’ay des bons yeux, et quoy que j’aye peur,
Je ne me trompe point.
D. Juan.
Ombre du Commandeur,
920 Viens souper avec moy, pour passer mon envie,
Je t’attens, entens-tu? c’est moy qui t’en convie192.
la Statuë fait signe de la teste.
Carrille.
Hé bien, l’avez-vous veu?
D. Juan.
C’est une verité193.
Carrille.
Ou plustost, n’est-ce pas une temerité?
À quoy bon s’exposer aux fureurs de cette Ombre,
925 Vous courez au galop dans le Royaume sombre.
D. Juan.
Sans perdre icy de temps viens mettre le couvert.
Carrille.
Ah, mon Maistre, ma foy vous voilà pris sans vert194.
Fin du troisiéme Acte.
Notes de bas de page
143 Dans l’Acte III Rosimond s’écarte du Festin de Molière et développe de plus en plus la partie nouvelle de son intrigue, liée à l’introduction des deux amis de Dom Juan, Dom Lope et Dom Felix. Le début de cet acte met en évidence une fois de plus la peur qui caractérise Carrille: il est «armé» et prend des airs de «brave», prêt à défendre son maître, mais un simple bruit suffit à accroître ses craintes et à le faire fuir. Dans la Scène 2, Rosimond imagine une conclusion de l’épisode concernant Dom Juan et les deux paysannes. Elle n’a aucun rapport avec la comédie de Molière. À partir de la Scène 4 reviennent les deux amis et, dans la scène finale (Scène 7) apparaît pour la première fois la «Statue» (ou l’ «Ombre»).
144 La Première Scène illustre la peur de Carrille.
145 Dans la Scène 2, Rosimond termine l’épisode concernant Dom Juan et les deux paysannes. Il ajoute à la source moliéresque un accommodement: pour réparer le tort qu’il leur a causé, Dom Juan propose aux deux filles abandonnées une somme d’argent. Celles-ci acceptent, mais Dom Juan les trompe une deuxième fois, parce qu’il n’a aucune intention de débourser cet argent (et Carrille le sait).
146 L’«honneur» peut être perdu (pour les filles) et réparé (par le séducteur).
147 Carrille fait allusion aux termes employés à son égard par Paquette (v. 489).
148 D. Juan commence ici à faire l’hypocrite.
149 Dom Juan offre aux deux filles de l’argent.
150 Les deux filles trompées vont accepter l’argent, qu’elles ne verront jamais.
151 Correction: nous ajoutons un ?
152 La Scène 3 facilite le passage d’un épisode de l’intrigue (Dom Juan et les deux paysannes) à un autre (l’intervention des amis de D. Juan).
153 Correction: ; > ?
154 Rien n’a lieu dans la Scène 3, sinon la menace du «baston», prêt à tomber sur le valet s’il irrite son maître. Les coups de bâton infligés aux valets sont une pratique courante dans la tradition italienne.
155 Dans la Scène 4, les deux amis de Dom Juan le rejoignent en compagnie de Dom Gaspard, un personnage qui n’est pas présenté dans la liste des acteurs et qui ne reparaîtra plus dans l’action. Il n’appartient pas à la tradition donjuanesque.
156 Dom Gaspard est un «parent» de Dom Juan et il lui offre «un azile» contre ses poursuivants, non sans blâmer toutefois son comportement. Dom Gaspard rappelle le père de Don Juan dans la pièce de Molière (IV, 4).
157 Correction: nous ajoutons une virgule.
158 Affirmation explicite du libertinage de Dom Juan: dans ce passage, il évoque «la Nature» comme le seul élément qui commande l’ensemble des choses. Les «crimes» ne sont pas graves, les «chastimens» n’impressionnent que les âmes timides, les «sens» sont le seul guide du comportement, les «desirs» dominent, les «plaisirs» doivent être satisfaits.
159 Dom Gaspard accepte un certain libertinage («prendre avec honneur les plaisirs de la vie»), pourvu que cela se limite à un âge de la vie.
160 Correction: Et-il > Est-il
161 Dom Gaspard affirme le pouvoir du Ciel, et Dom Juan rit. Ensuite, il répond en expliquant pourquoi il ne croit pas à l’existence des dieux.
162 Dom Juan réfute ouvertement l’existence des dieux.
163 Les arguments de Dom Gaspard contre l’athéisme n’ont aucune prise sur Dom Juan, qui ne lui répond pas. Dom Gaspard sort définitivement de l’action.
164 La Scène 5 revient sur le thème de l’hypocrisie et introduit la rencontre avec le «Prevost» et les «Archers». Ce passage est sans rapport avec le Festin de Molière, mais Rosimond se souvient probablement de Dorimond et de Villiers, où interviennent le «Prevost» et les «Archers».
165 Dom Lope affirme ici l’utilité d’une attitude hypocrite, qu’il avait déjà soutenue dans la scène I, 5. Rosimond se souvient de la scène V, 2 du Festin de Molière: «l’hypocrisie est un vice à la mode […]» (p. 897).
166 Ici, le Dom Juan de Rosimond refuse l’hypocrisie, alors que dans la scène I, 5 il avait accepté cette pratique («Cependant que chacun se gouverne à sa mode, […]»: v. 281-286).
167 Dans la poésie du xviie siècle, on trouve de fréquentes allusions au retrait et à la «solitude», propices à l’étude.
168 La Scène 6 est courte, mais mouvementée: elle est consacrée à une bagarre où «le Prevost et ses gens» attaquent Dom Juan et ses amis.
169 Un conflit avec le Prévôt et ses gens figure dans les Festins de Dorimond (II, 6-7) et de Villiers (II, 6-7), où il ne concerne pas Dom Juan, mais seulement son valet. Il y en a un aussi dans le Convitato di pietra de Cicognini (II, 14), où la rencontre fait affronter les “Sbirri”, Don Giovanni et son valet Passarino (Macchia, p. 289).
170 Dans les Festins de Dorimond et de Villiers et dans Il Convitato di pietra de Cicognini, on assiste à un échange d’habits entre Dom Juan et son valet, à la suite duquel le valet est pris pour Dom Juan. Rosimond élimine tous les changements d’habits.
171 Ne plus tenir de pied ferme (reculer) devant l’adversaire.
172 Dans la dernière Scène du troisième Acte apparaît pour la première fois la «Statue». C’est le seul endroit de la pièce où elle est appelée par ce nom; dans les deux autres rencontres (dans les Actes IV et V, selon la règle la plus suivie dans les pièces donjuanesques), elle est appelée «Ombre».
173 «Faire rage»: Dom Juan rappelle l’affirmation de Carrille au vers 633: «Dans l’estat où je suis, Monsieur, je feray rage».
174 Le comportement de Carrille est justifié per la peur de la mort et par la réflexion qu’il vaut mieux être «un peu plus poltron».
175 Correction: nous ajoutons les deux virgules avant et après «sans cœur».
176 Après la peur, Rosimond attribue à Carrille un autre trait typique des valets de la tradition italienne: le désir constant de manger et de boire.
177 Ici débute la première rencontre avec le Mort: Dom Juan et son valet voient un tombeau, et ils s’arrêtent pour le regarder (cf. J. Rousset, p. 21-40).
178 Rosimond désigne ici pour la première fois la «Statue» en lui donnant le nom de «Dom Pierre» (tradition française).
179 «Prié-Dieu» > «prie-dieu»: siège bas, sur lequel on s’agenouille pour prier.
180 C’est le valet qui reconnaît le tombeau du Commandeur tué par Dom Juan. Il en est de même chez Molière («Don Juan […] mais quel est le superbe édifice que je vois entre ces arbres? […] Sganarelle. Bon, c’est le tombeau que le Commandeur faisait faire lorsque vous le tuâtes», III, 5, p. 882).
181 Le père de la fille séduite s’appelait don Gonzalo de Ulloa dans la première source, El burlador de Sevilla y convidado de piedra de Tirso. Ce nom est repris dans les canevas italiens (‘Don Gonzales Uglioi’ dans le canevas 24, ‘Comendatore Ogliola’ dans le canevas de Cicognini); la confusion entre le nom du commandeur et la matière dont est faite la statue commence en France, où le Commandeur est appelé Dom Pierre (dans les pièces de Dorimond, de Villiers et de Rosimond, et dans la traduction de Gueullette du Convitato de Biancolelli).
182 Nous avons reproduit en petites majuscules toute l’épitaphe. Il s’agit ici de la première unité de la première rencontre avec le Mort: la reconnaissance du Mort par Don Juan (cf. J. Rousset, p. 25). La statue est identifiée grâce à l’Épitaphe: cf. Burlador de Tirso (III, 11), que Rosimond ne connaît pas; mais il connaît très bien les épitaphes présentes dans le Festin de Dorimond: «Cy gist la cendre venerée | D’un qui meritast des autels, | Dont l’ame avec les immortels | Sejourne dedans l’Empirée. || Dom Pierre, illustre Gouverneur | Et la merveille de Seville. | Jamais vivant n’eut plus d’honneur | Et plus de gloire dans la ville. || Passant, en apprenant la fin | D’un homme de cette importance, | Apprens quel est son assassin, | Afin de prendre sa defence: || Dom Jouan, l’horreur de la terre | Et le but du courroux des Cieux, | A d’un bras digne de tonnerre | Détruit cet homme precieux. | Et, pour ne l’en garentir pas, | Le Ciel a conclu sa ruine. | La justice humaine et divine | Ont fait l’arrest de son trespas» (Dorimond, IV, 8, v. 1331-1350, p. 130), et dans le Festin de Villiers: «Dom Pedre, l’ornement et l’honneur de Seville | Repose dessous ce Tombeau, | Traistrement massacré dans le cœur de sa Ville; | Dom Juan en fut le Bourreau. | Passant, apprens icy que les plus creux abysmes | Sont préparez pour tous ces crimes; | Qu’il ne peut plus les éviter, | Et qu’apres tant d’actes infames | Déjà les eternelles flâmes | S’alument pour le tourmenter» (Villiers, IV, 8, v. 1319-1328, p. 174-175). La structure de l’épitaphe est toujours la même et comprend l’invocation au «passant». L’épitaphe existe aussi dans les canevas italiens: Il Convitato di Pietra, ms. 24: «Don Giovanni, Zaccagnino vedono il Tempio con la Statua e l’epitaffio solito» (Macchia, p. 225); Convitato di Pietra de Biancolelli/Gueullette: «Dans la scene ou paroist le tombeau du commendeur, il lit l’inscription qui est sur le pied d’estal (= piédestal), et feint de craindre la foudre dont il est menacé» (Macchia, p. 240); Il Convitato di Pietra de Cicognini: «Ma egli tiene un epitaffio a i piedi, voglio leggerlo. Epitaffio: di chi a torto mi trasse a morte ria, | Dal Ciel qui attendo la vendetta mia» (Macchia, p. 292). L’épitaphe sera brièvement reprise par Thomas Shadwell, dans la scène 3 du quatrième acte du Libertine: «Here lies Don Pedro, Governour of Sevil, barbarously murder’d by that impious Villain, Don John, gainst whom his innocent blood cries still for vengeance» (p. 69). Dans le Festin de Molière l’épitaphe n’existe pas. La Statue est identifiée grâce à la ressemblance et au souvenir (III, 5, p. 882).
183 Après la reconnaissance du Mort, identifié grâce à la lecture de l’épitaphe, la tradition donjuanesque introduit une sorte d’“outrage” auquel se livre Dom Juan à l’égard du Mort: raillerie verbale, moquerie gestuelle (cf. Rousset, p. 25-26). Rosimond limite ce passage à la raillerie verbale.
184 Rosimond suit la tradition en ce qui concerne l’invitation à souper, que Dom Juan fait faire par son valet. Cette invitation est formulée par Don Juan lui-même dans Il Convitato di pietra, ms. 24: «Don Giovanni invita la Statua» (Macchia, p. 225).
185 Rosimond aborde ici le thème suggéré par le titre de sa pièce; il écrit «pierre» avec une minuscule à l’initiale après l’avoir écrit, dans l’épitaphe, avec une majuscule. L’équivoque continue aux vers 874-ss.
186 La réaction de la Statue est un signe de tête; elle figure aussi dans la pièce de Molière («La Statue m’a fait signe», p. 883), mais aussi chez Biancolelli («La statue me repond par une inclination de teste», Macchia, p. 240) et chez Dorimond (p. 134-135). Chez Cicognini, la Statue ajoute une réponse orale: «Qui la Statua muove la testa, e dice sì» (Macchia, p. 293); il en est de même chez Villiers: «Philipin. Ombre, viendrez vous pas! Dites. | L’Ombre. Ouy» (p. 178)
187 Correction: nous modifions l’ordre des points: d’abord: !> ?; ensuite: ? > !
188 Correction: nous introduisons une virgule.
189 Carrille commence déjà à tenter de se soustraire au rendez-vous avec le Mort.
190 Faute d’impression: l’édition répète «Carrille»; nous corrigeons.
191 La première réaction de Dom Juan était à peu près la même dans le Festin de Molière: «Quoi qu’il en soit, laissons cela, c’est une bagatelle, et nous pouvons avoir été trompés par un faux jour, ou surpris de quelque vapeur qui nous ait troublé la vue» (IV, 1, p. 884).
192 Après Carrille, c’est Dom Juan qui invite la Statue à souper chez lui. Dans la pièce de Molière, Don Juan redouble l’invitation: «Viens, maraud, viens, je te veux bien faire toucher au doigt ta Poltronnerie, prens garde; Le Seigneur Commandeur voudrait-il venir souper avec moi?» (IV, 1, p. 884).
193 Par rapport à la pièce de Molière, le Dom Juan de Rosimond change d’avis: il reconnaît que la Statue a fait un signe.
194 Prendre au dépourvu.
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