Deux expériences extrêmes de l’écriture de soi
p. 311-314
Texte intégral
1Les Dialogues et les Rêveries correspondent, comme nous l’avons vu, à un moment où Jean-Jacques Rousseau ne veut plus être un écrivain de métier. Il ne cesse de répéter qu’il n’écrit plus, qu’il ne veut pas écrire, qu’il a eu tort d’écrire, tout en écrivant ces textes, mais en secret. Ce qui peut amener une réflexion sur le statut du texte autobiographique considéré comme non-écriture, écriture d’amateur. L’écriture de soi, c’est le seul domaine où purent pendant longtemps s’exercer les femmes. On écrit sur soi quand on ne peut rien faire de mieux. Rousseau en s’y livrant n’enfreint pas la règle qu’il s’est donnée de ne plus écrire. Il persiste donc dans le refus de se conformer à l’image de l’homme de lettres qui se constitue et que les Philosophes ont contribué à constituer. On le voit bien dans les récits étonnés de ces visiteurs des dernières années1. Claude Eymar qui vient le voir constate: «Sa chambre ne ressemblait en aucune manière à celle d’un homme de lettres; point de livres», quelques partitions de musique2. J.-J. Rousseau prétend être devenu incapable d’écrire, croit que ses facultés créatrices sont atteintes par la vieillesse. Il pense peut-être ainsi détourner l’orage. Grimm annonce dans la “Correspondance littéraire” du 15 juillet 1770 que Rousseau est toléré à Paris. «La seule condition que le magistrat ait exigée, c’est de ne plus écrire, ou du moins de ne plus rien faire imprimer». À quoi s’ajoute un dégoût profond pour le public. À Goldoni qui s’étonne de le voir réduit à recopier de la musique, J.-J. Rousseau aurait rétorqué: «Vous croyez que je ferais mieux de composer des livres pour des gens qui ne savent pas lire, et pour fournir des articles à des journalistes méchants?»3.
2L’écriture de soi permet de pallier tous ces inconvénients. Et d’abord, le manque – plus ou moins imaginaire – de faculté créatrice: on n’a rien à inventer, du moins en apparence, puisque sa propre histoire, son propre personnage vous sont donnés, qu’on les connaît. Stendhal fera ce raisonnement lorsqu’il entreprendera la Vie de Henry Brulard: à Civitavecchia, le consul, trop pris par des tracasseries administratives, ne peut écrire des romans, il n’a ni le temps ni la force de créer des personnages; il prendra donc celui qui lui est donné et qu’il croit connaître bien: lui-même. Encore à l’époque de Stendhal, et à plus forte raison à celle de Rousseau, on considère que l’on ne doit pas publier ce genre de texte, justement parce qu’ils n’appartiennent pas au domaine de la littérature de création, et parce qu’ils sont indiscrets. Ils doivent demeurer du domaine du posthume4.
3Mais tout ce qui pourrait rassurer dans l’entreprise autobiographique se révèle finalement fallacieux. Le texte secret finit par être connu du vivant même de l’auteur. Les Mémoires d’Outre-tombe paraissent en feuilleton; elles avaient déjà été connues par des lectures dans le salon de Mme Récamier. Rousseau aussi avait accepté ces lectures semi-publiques des Confessions qui lui attirèrent les foudres de Mme d’Épinay, et finalement du pouvoir. Ni Chateaubriand ni Rousseau n’avaient refusé cette relative diffusion par la lecture dans de petits cercles. Rousseau dépose le manuscrit des Dialogues dans le lieu le plus public qui soit à cette époque: une cathédrale. Son obsession du dépositaire suppose un souci de faire connaître son texte. Le secret de l’écriture de soi, l’écrivain, tout en prétendant y tenir par dessus tout, est le premier à l’enfreindre. Quant au refus du professionnalisme, il sait très bien aussi que l’on ne se défait pas si facilement d’une technique affinée le long de toute une existence, et que l’autoportrait sera, d’autre part, qu’il le veuille ou non, le portrait d’un écrivain.
4Enfin les deux éléments qui rassureront Stendhal et qui pouvaient aussi rassurer un Rousseau inquiet sur ses forces créatrices: avoir un personnage, avoir les linéaments d’un récit, se révèlent encore plus trompeurs. On assiste avec les Dialogues et les Rêveries, à une dislocation de la notion de récit. Puisque le récit de vie a été fait dans les Confessions, pourquoi le refaire? Mais comment parler de soi indépendamment des événements que l’on a vécus? Alors le passé revient, mais par bribes, sans suite, comme dans un cauchemar ou dans un rêve heureux, qu’il s’agisse des épisodes de persécution devenus obsessionnels, ou des moments de béatitude dont la mémoire nostalgique se repaît dans les Rêveries: l’île Saint-Pierre, l’apparition de Mme de Warens. Quant au “moi”, il est bien loin d’être un personnage donné avec ses paramètres tout établis. Recourt-on au regard d’autrui pour le constituer? On en arrive alors à cette étrange dissociation des Dialogues, entre “Rousseau” et “J.J.”, entre le “J.J.” du “Français”, celui des “Messieurs”, celui que découvre “Rousseau” lors de sa visite, celui qui apparaîtra aux yeux de la postérité. Puis Rousseau renonce à ces images douloureusement contradictoires. Il se contentera dans les Rêveries d’être lui-même dans un “je” qui se voudrait unitaire autant qu’unique, mais qui se révèle finalement insaisissable. C’est alors que cette activité d’écrivain, hautement dénoncée et refusée, se révèle salvatrice. Écrire les Dialogues, c’est se libérer de ses fantasmes. Écrire dans les Rêveries les incertitudes du “moi”, c’est s’assurer de la réalité de ses plongées au plus profond de soi, en en laissant une trace.
5La postérité ainsi a pu répondre à ces interrogations de l’écrivain. D’abord en adoptant – et Rousseau puis le Romantisme y furent pour quelque chose – une nouvelle conception de l’œuvre littéraire, où les écrits du moi ne sont plus relégués dans des zones limitrophes, mais constituent au contraire les textes parmi les plus beaux de notre patrimoine littéraire; on préfère lire les Mémoires d’Outre-Tombe que les Martyrs; les Confessions plutôt que la Nouvelle Héloïse. L’échelle des valeurs a complètement changé depuis le xviiie siècle. Le lecteur moderne pourra être enchanté d’assister, dans des textes qui n’ont pas été prévus pour une publication immédiate, à toutes ces incertitudes sur le récit et sur le moi, incertitudes qui ont trouvé un tel écho dans notre xxe siècle. Or s’il est curieux de ces incertitudes, les textes ultimes de Rousseau les lui auront montrées encore plus flagrantes que ne l’avaient fait les Confessions. Aux Dialogues, interrogation angoissée sur les autres, sur soi-même, Les Rêveries apportent une réponse qui suppose non seulement une évolution des thèmes, mais un changement radical de la forme. Le monologue est plus favorable que le dialogue pour se connaître; le monologue est paradoxalement le vrai moyen de communiquer. Ce travail sur les formes de l’écriture du moi qu’accomplit Rousseau dans ses dernières années n’est finalement que la conséquence de la découverte de cet abîme qu’est le “moi”, abîme où après avoir senti le vertige du gouffre, il trouve le havre d’un bonheur sans fin.
Notes de bas de page
1 Voir Y. Seité, La visite au non-écrivain, “Annales J.-J. Rousseau”, 1999.
2 Cité ibidem, p. 213.
3 Mémoires de M. Goldoni pour servir à l’histoire de sa vie et de celle de son théâtre, Paris, Aubier, 1992, p. 510.
4 La première édition des Dialogues date de 1782, précédée par celle du premier dialogue seul, en 1780. La première édition des Rêveries date de 1782, voir infra Bibliographie.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La tragédie et son modèle à l’époque de la Renaissance entre France, Italie et Espagne
Michele Mastroianni (dir.)
2015
I cadaveri nell’armadio
Sette lezioni di teoria del romanzo
Gabriella Bosco et Roberta Sapino (dir.)
2015
Luoghi e destini dell’immagine
Un corso di poetica al Collège de France 1981-1993
Yves Bonnefoy Fabio Scotto (dir.)
2017
Bibliothèques d’écrivains
Lecture et création, histoire et transmission
Olivier Belin, Catherine Mayaux et Anne Verdure-Mary (dir.)
2018
À l’extrême de l’écriture de soi
Les derniers textes autobiographiques de J.-J. Rousseau
Béatrice Didier
2020
Le Nouveau Festin de Pierre, ou l’Athée Foudroyé
Édition, notes et présentation par Daniela Dalla Valle
Claude de la Rose dit Rosimond Daniela Dalla Valle (éd.)
2020
Écrivains et artistes en revue
Circulations des idées et des images dans la presse périodique entre France et Italie (1880-1940)
Alessandra Marangoni et Julien Schuh (dir.)
2022