III La vérité du moi
p. 211-222
Texte intégral
1Dans la mesure où les Rêveries appartiennent au registre des textes autobiographiques, elles inscrivent comme un de leurs buts la connaissance de soi1. Le rapport à soi n’est pas exactement le même dans les trois grands textes autobiographiques, quoiqu’évidemment les démarches se recoupent. En simplifiant beaucoup, on pourrait dire que les Confessions visent à se connaître soi-même, les Dialogues à se montrer tel qu’on est, les Rêveries enfin à jouir de soi. Il ne s’agit là évidemment que d’une généralisation, et l’on n’aura pas de peine à montrer que l’écriture des Confessions amène aussi la jouissance de soi, qu’elles affichent la volonté de se faire connaître sous son vrai visage, qu’enfin les Rêveries donnent une place importante à la connaissance de soi.
2L’évolution des Confessions aux Rêveries, Rousseau cependant la marque très clairement dans la quatrième promenade où il annonce qu’il est «bien confirmé dans l’opinion déjà prise que le connois-toi toi-même du Temple de Delphes n’étoit pas une maxime si facile à suivre que je l’avois cru dans mes Confessions». D’où la résolution d’«employer à m’examiner sur le mensonge la promenade du lendemain» (p. 1024). On voit ainsi qu’il y a une sorte de programmation, que Rousseau ne se laisse pas toujours aller librement à la rêverie, au gré du hasard ou des circonstances, mais qu’il lui arrive de s’imposer d’un jour sur l’autre un thème de réflexion, et d’«exécuter cette résolution» (p. 1024). Le choix du thème est fait ici en fonction de principes moraux. Il relève d’une conception de l’autobiographie encore très proche de la confession ou de la scène judiciaire2. L’autobiographe devrait se présenter devant le tribunal des hommes ou devant celui de Dieu, avec la ferme intention de dire la vérité, seulement la vérité, toute la vérité, conception qui sera battue en brèche par d’autres pratiques de l’écriture du moi et déjà au xixe siècle, chez Chateaubriand, chez George Sand, par l’idée d’un libre choix: l’écrivain doit dire la vérité, il n’est pas obligé de dire toute la vérité.
Dichtung und Wahrheit
3La notion d’autobiographie demeure étroitement liée à celle de vérité, même si des doutes croissants vont attaquer cette notion. Rousseau, parti du principe que, comme dans la confession religieuse ou judiciaire, il faut dire toute la vérité, qu’une vérité partielle n’est plus une vérité, est amené à nuancer cette opinion. Déjà dans le Préambule de Neuchâtel des Confessions, il présentait une opinion plus nuancée, plus dubitative: «chacun ne connoit guéres que soi, s’il est vrai même que quelqu’un se connoisse» (p. 1148).
4Cependant, et en dehors même de textes strictement autobiographiques, Rousseau s’est forgé une image de lui-même, a forgé pour le public une image reposant essentiellement sur la notion de vérité. Rousseau est l’homme qui dit la vérité à un siècle plein d’hypocrisie mondaine et de contrainte politique qui obligent la vérité à se cacher. Il est redoutable précisément parce qu’il est seul à dire la vérité. On redoute la publication de ses mémoires parce qu’il pourrait révéler de petits scandales; mais il est redoutable d’une façon plus générale, et avant même les Confessions, parce qu’il dit la vérité à son siècle, une vérité qui met en cause l’ordre politique et social. Il a fait de la formule de Juvénal qui n’avait au départ rien à voir avec l’autobiographie3, sa devise: Vitam impendere vero, consacrer sa vie à clamer la vérité. Dans la Lettre à d’Alembert de 1758 qui marque sa rupture avec les Philosophes, il écrit: «Vitam impendere vero: voilà la devise que j’ai choisie et dont je me sens digne». Ce principe a d’abord des incidences politiques. Dès le premier Discours, donc en 1749, Rousseau déclare prendre «le parti de la vérité», principe rappelé dans la préface de Narcisse, et inscrit en tête des Lettres sur la montagne en 17644. La vérité est l’arme essentielle de Rousseau persécuté, la seule arme qui lui reste. Il se pose «en exemple à quiconque inspiré du seul amour du bien public et de la justice, ose, fort de sa seule innocence dire ouvertement la vérité aux hommes» (Confessions, p. 223). En 1776, donc l’année où il commence les Rêveries, il distribue dans la rue le pamphlet À tout Français aimant encore la justice et la vérité qui figure à la fin des Dialogues.
5La quatrième promenade part de cette devise devenue célèbre: Rousseau a retrouvé un exemplaire du Journal de physique de l’abbé Rozier que celui-ci lui avait envoyé avec la dédicace: “Vitam vero impendenti”. Il y voit une antiphrase et cela ranime en lui toute l’amertume qu’avaient fait naître les nombreuses attaques dont il avait été victime et que relataient les Dialogues. C’est parce qu’il a retrouvé cette brochure qu’il décide de consacrer la promenade du lendemain à cet examen: a-t-il bien dit la vérité dans les Confessions? Il a bien avoué ce mensonge par lequel, lors du règlement de la succession de Mme de Vercellis, il avait accusé injustement la pauvre Marion d’avoir volé un ruban; il constate cependant: «en m’épluchant avec plus de soin je fus bien surpris du nombre de choses de mon invention que je me rappellois avoir dites comme vrayes dans le même tems où, fier en moi-même de mon amour pour la vérité, je lui sacrifiois ma sûreté, mes intérets, ma personne, avec une impartialité dont je ne connois nul autre exemple parmi les humains» (p. 1025). Or ces mensonges, il les a faits «de gaieté de coeur sans nécessité, sans profit», sans le moindre remords, tandis que l’histoire de Marion continue à l’affliger cinquante ans après. Comment expliquer cette différence?
6Rousseau reprend alors une casuistique développée par les Jésuites, et dont Pascal s’est moqué dans les Provinciales; les Confessions nous apprennent que le jeune Rousseau fréquenta assidûment la bibliothèque des Jésuites à Chambéry (p. 242): on n’est pas obligé de dire toute la vérité, il y a des interlocuteurs qui ne la méritent pas. D’où deux questions: «quand et comment» doit-on «à autrui la vérité, puisqu’on ne la doit pas toujours?». La seconde: est-il «des cas où l’on puisse tromper innocemment»? Rousseau distingue la «vérité générale et abstraite», «le plus précieux de tous les biens», et la «vérité individuelle». Celle-ci est soumise au principe d’utilité. «La vérité due est celle qui interesse la justice» (p. 1026-1027). Pour les vérités inutiles, ne pas les dire ou dire des mensonges est équivalent. Mais existe-t-il des vérités vraiment inutiles? Et qui va se constituer juge de cette utilité? Le devoir de vérité ne se connaît-il que par rapport aux autres: «Si je ne fais aucun tort à un autre en le trompant, s’ensuit-il que je ne m’en fasse point à moi-même?» (p. 1028).
7Si l’on passe de principes généraux à leur application concrète, les difficultés s’accroissent. Il faut alors s’en reporter au jugement de la conscience. Il ne suffit pas cependant d’être sûr qu’un mensonge soit innocent pour être autorisé à le faire, encore faudrait-il être sûr qu’il sera sans conséquences. Rousseau arrive alors à cette conclusion: «Mentir pour son avantage à soi-même est imposture, mentir pour l’avantage d’autrui est fraude, mentir pour nuire est calomnie; c’est la pire espèce de mensonge. Mentir sans profit ni préjudice de soi ni d’autrui n’est pas mentir: ce n’est pas mensonge, c’est fiction» (p. 1029).
8Dans quelle mesure l’autobiographie est-elle une auto-fiction? Rousseau parle d’œuvres littéraires tels la fable, le conte, le roman, et plus précisément du Temple de Gnide de Montesquieu, paru en 1725. Montesquieu s’est servi de la fiction d’un manuscrit grec retrouvé. «Si Le Temple de Gnide est un ouvrage utile l’histoire du manuscrit Grec n’est qu’une fiction très innocente; elle est un mensonge très punissable si l’ouvrage est dangereux» (p. 1032).
9On songe à la préface de la Nouvelle Héloïse où Rousseau avait lui aussi pratiqué une fiction d’ailleurs fort usée, en se présentant comme le simple éditeur d’une correspondance: «Quoique je ne porte ici que le titre d’éditeur, j’ai travaillé moi-même à ce livre, et je ne m’en cache pas. Ai-je fait le tout et la correspondance est-elle une fiction? Gens du monde que vous importe? c’est sûrement une fiction pour vous». Cette habileté suprême aboutit à mettre la fiction sur le compte du lecteur. De même la question de l’utilité de la fiction, avancée comme déterminante dans les Rêveries, sera variable suivant les lecteurs, et l’on se rappelle les sévères mises en garde de Rousseau: pour les jeunes filles, La Nouvelle Héloïse est une fiction pernicieuse; mais c’est leur faute, ou celle de leur mère, si elles lisent ce livre.
10L’excursion de la quatrième Promenade vers la littérature a permis de distinguer la vérité des faits de «la vérité morale, cent fois plus respectable que celle des faits» (p. 1031). Distinction importante pour l’autobiographie. Rousseau peut avoir dans les Confessions mélangé ou oublié certains faits, il a dit la vérité de son âme. À la fin du livre III des Confessions, il l’affirmait déjà: «J’ai donc pu faire des erreurs quelquefois et j’en pourrai faire encore sur des bagatelles, jusqu’au tems où j’ai de moi des renseignemens plus surs; mais en ce qui importe vraiment au sujet, je suis assuré d’être exact et fidelle, comme je tâcherai toujours de l’être en tout: voilà sur quoi l’on peut compter» (p. 130). Le début du livre VII revient sur ce point: Rousseau n’avait pas de documents pour la première partie, il n’a plus entre les mains ceux qu’il avait rassemblés pour la seconde. Mais «l’objet propre de mes confessions est de faire connoitre exactement mon interieur dans toutes les situations de ma vie. C’est l’histoire de mon ame que j’ai promise, et pour l’écrire fidellement je n’ai pas besoin d’autres mémoires: il me suffit, comme j’ai fait jusqu’ici, de rentrer au dedans de moi» (p. 278).
11Rousseau ne s’est pas épargné les aveux gênants, en revanche, il s’est dispensé dans les Confessions de raconter un certain nombre d’actions qui l’eussent valorisé: ainsi la façon héroïque dont, enfant, pour ne pas accuser le jeune Fazy, il a raconté qu’il avait eu deux doigts écrasés par une pierre, et de citer la Jérusalem délivrée: «Mensonge magnanime! Quand la vérité est-elle si belle qu’on puisse la préférer à toi?». De même, blessé par un de ses camarades, Pleince, il garda le secret sur cet accident. Et Rousseau de conclure: «la profession de véracité que je me suis faite a plus son fondement sur des sentiments de droiture et d’équité que sur la réalité des choses» (p. 1038).
12Cependant la configuration du manuscrit prouve que Rousseau a rajouté une coda (p. 1038-1039) depuis «Je ne sens pourtant…» jusqu’à la fin5. L’exigence de vérité n’existe-t-elle que par rapport aux autres? «En pesant avec tant de soin ce que je devois aux autres, ai-je assez examiné ce que je me devois à moi-même? S’il faut être juste pour autrui, il faut être vrai pour soi, c’est un hommage que l’honnête homme doit rendre à sa propre dignité […] Quand, entraîné par le plaisir d’écrire, j’ajoutois à des choses reelles des ornements inventés, j’avois plus de tort encore parce qu’orner la vérité par des fables c’est en effet la defigurer» (p. 1038).
Se connaître
13La recherche de soi amorcée dans les Confessions est donc incomplète et les Rêveries vont permettre de la poursuivre. D’autant mieux que les Rêveries, pas plus que les Dialogues, ne prétendent être un récit de vie. Il ne sera donc pas nécessaire de s’interroger sur la nécessité de dire ou d’omettre tel détail biographique; toute l’énergie du rêveur et de l’écrivain pourra se concentrer sur cette vérité de son être, plus importante que le détail des faits.
14«Pour Rousseau, la connaissance de soi n’est pas un problème mais une donnée. D’un contact existentiel avec soi-même naît une intuition immédiate de soi», écrivait M. Raymond6. La quatrième rêverie part d’une constatation en apparence moins optimiste, nous l’avons vu: la devise de Delphes n’est pas si facile à suivre. La connaissance de soi n’est pas un problème, elle est une donnée, certes; ce qui n’empêche pas que cette donnée ne soit pas toujours facile à percevoir. N’obtient pas cette immédiateté qui veut.
15La connaissance de soi ne peut s’isoler complètement de la connaissance des autres. Dans le préambule de Neuchâtel, Rousseau écrivait: «comment bien déterminer un être par les seuls rapports qui sont en lui-même, et sans le comparer avec rien?» (p. 1148). La connaissance des autres n’est-elle pas première? «J’ai résolu, écrit-il toujours dans ce préambule, de faire faire à mes lecteurs un pas de plus dans la connoissance des hommes, en les tirant s’il est possible de cette règle unique et fautive de juger toujours du coeur d’autrui par le sien; tandis qu’au contraire il faudroit souvent pour connoitre le sien même, commencer par lire dans celui d’autrui» (p. 1149). D’un autre côté, dans la première des lettres à Malesherbes, Rousseau affirmait: «je me montrerai à vous tel que je me vois, et tel que je suis, car passant ma vie avec moi, je dois me connoître, et je vois par la maniere dont ceux qui pensent me connoître, interpretent mes actions, et ma conduite qu’ils n’y connoissent rien. Personne au monde ne me connoit que moi seul” (p. 1133). Si donc on rapproche ces deux textes, on arrive à cette conclusion que les autres ne connaissent pas Rousseau, mais que cependant Rousseau a besoin de connaître les autres pour se connaître. La dialectique du rapport avec les autres est donc complexe, mais ne peut être mise entre parenthèses dans cette recherche de soi.
16La rêverie solitaire est-elle l’instrument de cette connaissance? Oui et non. Là aussi les réponses ne sont pas simples. «Je ne médite, je ne rêve jamais plus délicieusement que quand je m’oublie moi-même. Je sens des extases, des ravissemens inexprimables à me fondre pour ainsi dire dans le système des êtres, à m’identifier avec la nature entière» (p. 1065-1066). Mais il faut replacer ce texte dans la septième promenade. Il s’agit des médecines administrées à Rousseau pour le guérir. L’oubli dont il s’agit ici est donc essentiellement l’oubli de ses misères physiques. Pourtant la question est plus générale: pour parvenir à se connaître vraiment dans la rêverie, il faut être capable d’oublier les éléments accessoires. Il s’agit de communiquer avec le moi essentiel.
17Pourtant là encore une difficulté surgit: cette extase risque d’entraîner le moi dans une sorte de vertige où il se perd, se dissout. D’où la nécessité aussi de circonscrire la rêverie, et l’utilité de la botanique qui permet de fixer l’esprit sur un objet précis et d’éviter le vertige. Mais la botanique n’est pas le seul remède, et Rousseau note combien il aime pendant ses promenades se fixer sur un détail extérieur: le jeu d’un enfant, par exemple.
18Enfin autre difficulté de la connaissance intime: l’instabilité même de ce moi toujours changeant. Le moi est aussi changeant que le paysage dans lequel évolue le promeneur. De longue date les philosophes antiques avaient médité sur le “panta rei”. «Tout est dans un flux continuel sur la terre» (p. 1046). Et Diderot dans les Salons a écrit une page célèbre sur cette instabilité de la nature et de l’homme. Comment se saisir dans ce flux permanent de l’univers et de l’être?
Jouir de soi ou l’art du bonheur
19Si la connaissance de soi est une tâche jamais totalement accomplie, en revanche la jouissance de soi, peut être immédiate et totale. Il semble que dans les Rêveries la recherche de la connaissance soit dépassée au profit de celle de la jouissance qui n’entraîne pas de questionnement, parce qu’elle est de l’ordre de la sensation et donc de l’immédiateté.
20Rousseau, après avoir abandonné son projet de traité de Morale sensitive, a laissé des ébauches d’un ouvrage De l’art de jouir7 dont la rédaction est très liée à celle des textes autobiographiques. Parmi ces brouillons «trois d’entre eux sont des brouillons de diverses phrases de la troisième lettre à Malesherbes et un quatrième est une ébauche des Confessions»8. Dans les perspectives sensualistes qui sont les siennes, comme celles de son ancien ami Condillac, il n’y a pas lieu de séparer les jouissances physiques des jouissances morales. La célèbre statue ne prend conscience d’elle-même que grâce à des sensations successives. Pour Rousseau, il ne s’agit finalement pas de la sensation de tel ou tel sens, ni de la jouissance de tel ou tel objet agréable, mais de la jouissance de son être que ces sensations permettent d’opérer. Et dès lors l’objet lui-même n’est plus nécessaire et le souvenir de la jouissance devient une jouissance: «En me disant, j’ai joüi, je joüis encore» (p. 1174). C’est bien le thème essentiel de la première Promenade.
21La jouissance d’être comme moyen essentiel de la conscience de soi, c’est déjà un thème qu’annonce aussi un fragment de l’Art de jouir qui décrit le plaisir que le convalescent éprouve à manger: «en mangeant la moitié moins que vous il jouit au double» (p. 1174). La seconde rêverie est consacrée à une expérience du même ordre: jouissance du retour à la vie, non après une maladie, mais après l’accident de Ménilmontant. La perte de conscience provoquée par la chute permet à Rousseau de refaire pratiquement l’expérience théorique de la naissance de la conscience de soi, son archéologie. «Je naissois dans cet instant à la vie, et il me sembloit que je remplissois de ma légère existence tous les objets que j’apercevois. Tout entier au moment présent je ne me souvenois de rien; je n’avais nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venoit de m’arriver; je ne savais ni qui j’étois ni où j’étois» (p. 1005). La jouissance sensorielle entraîne ensuite la prise de conscience de soi qui ne devient qu’ultérieurement l’instrument de la connaissance d’identité. La sensation de l’être est première et primordiale, la conscience et la connaissance interviennent dans un second et un troisième temps.
22Quand il se remémore l’expérience de l’île Saint-Pierre où n’éprouvant qu’une sensation de bercement, et n’entendant que le murmure de l’eau sur le gravier, il connaissait la plénitude du bonheur, Rousseau s’interroge: «De quoi jouit-on dans une pareille situation? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence […] Le sentiment de l’existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix, qui suffiroit seul pour rendre cette existence chère et douce à qui sauroit écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire et en troubler ici-bas la douceur» (p. 1047). Il y a bien eu sensation au départ, la vue du bleu du ciel dans l’accident de Ménilmontant, la perception du bruit de l’eau à l’île Saint-Pierre, mais cette sensation n’est que le point de départ d’une autre, plus totale, plus heureuse aussi: celle d’exister.
23La rêverie solitaire peut être l’occasion de cette prise de conscience de soi, comme l’analyse la cinquième promenade. L’aventure de Ménilmontant prouve qu’elle peut aussi provenir d’une expérience plus brutale. Mais cette prise de conscience de soi s’opère le plus simplement du monde, dans la vie quotidienne. Il suffit de quelques “intervalles” de tranquillité. L’expérience des Charmettes a consisté essentiellement en cette prise de conscience de soi par un jeune homme jusque là incertain sur son être. «Sans ce court mais précieux espace je serais resté peut-être incertain sur moi». La remémoration de la dixième rêverie permet au promeneur de se retrouver lui-même par l’intermédiaire de ce souvenir d’une période de prise de conscience de soi, fanal qui éclaire toute son existence, lumière qui dissipe les ténèbres: «Il n’y a pas de jour où je ne me rappelle avec joye et attendrissement cet unique et court tems de ma vie où je fus moi pleinement sans mélange et sans obstacle et où je puis véritablement dire avoir vécu» (p. 1098-1099).
24Il y a donc lieu de distinguer de brusques expériences de la conscience de soi (accident de Ménilmontant) et une conscience de soi qui se développe de façon plus continue dans des moments privilégiés: promenades en bateau de l’île Saint-Pierre, dans ces «heures de solitude et de méditation» où Rousseau est «pleinement» lui-même, et s’appartient «sans résistance et sans gêne» (p. 1002), ou même dans la quotidienneté de la vie aux Charmettes où Rousseau «fit ce qu’(il) vouloit faire, fut ce qu’(il) vouloit être» (p. 1098). La conscience de soi n’est pas forcément oisive et passive. Elle peut résulter d’un accord profond entre la volonté d’être et la conscience d’être.
25Que ces prises de conscience soient lentes ou rapides, elles permettent d’être «ce que la nature a voulu» (p. 1002), et par conséquent amènent le bonheur. Rousseau distingue, comme le font la plupart de ses contemporains9, des moments de plaisir fugitif, du bonheur qui est un état durable et que l’on voudrait permanent. «Le bonheur que mon cœur regrette n’est point composé d’instans fugitifs mais un état simple et permanent, qui n’a rien de vif en lui-même, mais dont la durée accroit le charme au point d’y trouver enfin la suprème félicité» (p. 1046). Les Charmettes, dans le miroir du souvenir, sont évidemment l’exemple parfait de ce bonheur dans la durée. Mais le retour de la conscience dans l’accident de Ménilmontant ne doit pas être rangé dans la catégorie des plaisirs fugitifs, car il échappe à la fugitivité, dans une sorte d’éternité des retrouvailles de l’être avec soi-même.
26Les Rêveries sont un hymne au bonheur d’être. Un bonheur qui est voulu, car s’il arrive qu’il soit donné le plus involontairement du monde, par le retour à la vie après un accident, lorsqu’il s’agit d’un bonheur de longue durée, il ne peut être obtenu sans le concours de la volonté. Les persécutions des hommes sont impuissantes contre celui qui a décidé de vivre solitaire pour retrouver pleinement son être. «C’est me venger de mes persécuteurs à ma manière, je ne saurai les punir plus cruellement que d’être heureux malgré eux». Ce bonheur peut même se retrouver par delà la souffrance physique; c’est déjà ce que Rousseau écrivait à Malesherbes: «Mes maux sont l’ouvrage de la nature, mais mon bonheur est le mien» (p. 1138). «On parle mal du bonheur quand on souffre», constate-t-il pourtant dans la même lettre. Il est évidemment des moments où la souffrance abolit le bonheur d’être. Cependant on peut lire chez Rousseau une conception volontariste du bonheur. L’adversité, en effet, qu’elle vienne des hommes ou de la nature nous force à un retour sur nous mêmes, et de ce retour peut jaillir cette prise de conscience de soi, source de bonheur. Le bonheur du sage s’acquiert par la conquête d’un état d’ataraxie – «je ne m’inquiète de rien» (p. 1081) – cet «état d’indifférence» (p. 1076) qui permet d’être pleinement soi et de jouir, envers et contre tout, du bonheur. Ce dépouillement volontaire est nécessaire pour que les sensations simples, primordiales puissent s’exercer dans leur immédiateté, amenant le sentiment de l’être et le bonheur. Il n’y a donc pas contradiction entre le rôle de la volonté et la spontanéité de la sensation.
27Ce fragment de l’Art de jouir doit-il inciter à voir dans le bonheur une dimension métaphysique? «Ne cherchons point de vrais plaisirs sur la terre; car ils n’y sont pas; n’y cherchons point ces délices de l’ame dont elle a le désir, et le besoin; car ils n’y sont pas. Nous n’avons un sourd instinct de la plénitude du bonheur que pour sentir le vuide du nôtre» (p. 1174). Rousseau «homme de désir» pour reprendre le titre de Saint-Martin, cher aux romantiques? Peut-être fausserait-on ce texte et d’ailleurs la pensée aussi de beaucoup de romantiques – en particulier de l’incroyant Senancour – si l’on supposait que cette insatisfaction implique forcément la croyance en un au-delà où se réaliserait la perfection du bonheur. Cet au-delà peut se trouver dès ici-bas, dans ce monde des chimères, qui n’est pas hors du monde réel et terrestre, mais qui est le monde tel qu’il devrait être et que la rêverie permet de retrouver. Ce n’est pas post mortem que l’homme va connaître le bonheur en ayant une pleine conscience de lui-même, c’est dès ici bas, dans les moments de rêverie où il pénètre le monde idéal grâce à des sensations très terrestres, grâce aux pouvoirs de son imagination et de ses sens.
Notes de bas de page
1 Voir É. Blondel, «La vérité et le moi dans Les Rêveries du promeneur solitaire», in Les Rêveries du promeneur solitaire, Paris, Ellipses, 1997.
2 Cf. la belle étude de G. Mathieu-Castellani, La scène judiciaire dans l’autobiographie, Paris, Puf, 1996, et supra p. 47 n. 1.
3 Juvénal, Satires, IV, p. 91. Voir l’historique de cette devise chez Rousseau, Confessions, Pléiade, p. 1787-1788.
4 Contraire, du moins en théorie, de l’auto-fiction, analysée par la critique moderne.
5 Voir éd. Pléiade, p. 1793.
6 Voir Introduction, éd. Pléiade; voir aussi J. Starobinski, La transparence et l’obstacle cit., chap. VII.
7 Éd. Pléiade, p. 1173-1177: «Art de jouir et autres fragments».
8 Ibidem, p. 1864-1865.
9 Et comme l’avait bien analysé R. Mauzi, L’idée de bonheur au xviiie siècle cit.
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