III L’écho amplifié
p. 83-96
Texte intégral
L’angoisse de J.-J. Rousseau
1La correspondance permet de sentir à quel degré d’angoisse parvint J.-J. Rousseau. On se contentera de quelques exemples suffisamment suggestifs. Ainsi les lettres à David Hume, de juillet 1766, où les éloges de Hume sont considérés comme des «flagorneries»1, où le fait qu’il ait demandé une pension au Roi pour Rousseau est interprété comme une démarche pour humilier l’auteur d’Émile. «Les lettres que j’écris n’arrivent pas, celles que je reçois ont été ouvertes et sont passées par les mains de M. Hume»2. Tout devient indice. Rousseau évoque une scène étrange où Hume l’aurait «regardé fixement»: il y voit le signe de la trahison. «L’impression de ce regard me reste et m’agite, mon trouble augmente»3. Le silence de Hume conforte Rousseau dans sa conviction d’être trahi par un «faux ami»4. Il croit comprendre qu’il a été «attiré en Angleterre par l’effet d’un complot»5. Il constate alors: Hume «a pour amis tous mes ennemis, on le sait. Les Tronchin, les d’Alembert, les Voltaire, mais il y a pis à Londres, c’est que j’ai pour ennemis ses amis»6; le cercle se referme, l’enserre. La fin de cette longue lettre est pathétique: «En achevant cette lettre je suis surpris de la force que j’ai eue de l’écrire. Si l’on mourrait de douleur, j’en serais mort à chaque ligne»7.
2Parfois Rousseau lui-même a des doutes sur sa santé mentale. On le voit par exemple dans la lettre à d’Ivernois du 28 mai 1768: ses ennemis ne vont-ils pas l’acculer à la folie? «Je commence à craindre après tant de malheurs réels, d’en avoir quelquefois d’imaginaires qui peuvent agir sur mon cerveau»8. La lettre à “MLDM”, probablement Monsieur Lamoignon de Malesherbes, du 23 novembre 1770 évoque ce vertige terrifiant: «C’est ainsi que peu à peu tout changeait autour de moi»9. En particulier Mme de Luxembourg qui aurait été prise de «haine» pour Rousseau à cause de ses «balourdises»10. Ainsi d’Alembert aurait pu s’introduire auprès d’elle et subtiliser des papiers de Rousseau. Pourtant au même moment il reçoit des marques d’admiration qui auraient dû le conforter. Cl.-J. Dorat écrit à M.A.F. Mouchard, marquise de Beauharnais, à propos des lectures des Confessions: «Ce sont les Mémoires de sa vie que Rousseau nous a lus. Quel ouvrage! comme il s’y peint et comme on aime à l’y connaître […] Il nous a arraché des larmes par le tableau pathétique et vrai de ses malheurs […] L’Ecrit dont il est question est vraiment un phénomène de génie, de simplicité, de candeur et de courage»11. Mais l’interdiction suscitée par Mme d’Épinay ne va pas tarder à interrompre ces lectures semi-publiques, et de ces marques de sympathie et d’admiration collectives, il ne restera rien dans les Dialogues. Il est bien caractéristique aussi qu’à la fin des Confessions, J.-J. Rousseau relate, au contraire, des réactions décevantes de l’auditoire: «J’achevai ainsi ma lecture et tout le monde se tut. Made d’Egmont fut la seule qui me parut émue; elle tressaillit visiblement; mais elle se remit bien vîte, et garda le silence ainsi que toute la compagnie. Tel fut le fruit que je tirai de cette lecture et de ma déclaration» (p. 656)12.
Les images du complot dans les Dialogues
3Il était nécessaire de rappeler la complexité de la situation que J.-J. Rousseau dut affronter en France et hors de France pour comprendre la présence obsédante des images du complot et de la persécution dans les Dialogues. Les répercussions de cette situation sur le psychisme de l’écrivain doivent être présents à l’esprit pour sentir comment il s’engage tout entier dans son texte. Les persécutions ont pris une ampleur fantasmatique, mais, comme nous venons de le voir, ont un point de départ bien réel. Dans ces Dialogues, “Rousseau” évoque comme une obsession de “J.J.” ce qui fut bien en effet une obsession de J.-J. Rousseau, avec cet effet de distanciation sur lequel nous reviendrons: «Je ne prétends pas vous donner pour des réalités toutes les idées inquiétantes que fournit à J.J. l’obscurité profonde dont on s’applique à l’entourer. Les mistères qu’on lui fait de tout ont un aspect si noir qu’il n’est pas surprenant qu’ils affectent de la même teinte son imagination effarouchée. Mais parmi les idées outrées et fantastiques que cela peut lui donner, il en est qui, vû la maniére extraordinaire dont on procède avec lui, méritent un examen sérieux avant d’être rejettées» (p. 780-781).
4Il y a quelque chose de systématique dans la succession des embûches qui ont été dressées contre “J.J.”. Les interprétations du «complot» que propose le texte sont triples: «Selon vous («le François» qui se fait l’écho des Philosophes) c’est un système de bienfaisance envers un scélérat; selon lui («J.J.») c’est un complot d’imposture contre un innocent; selon moi («Rousseau»), c’est une ligue dont je ne détermine pas l’objet, mais dont vous ne pouvez nier l’existence puisque vous-même y êtes entré» (p. 781). Cette troisième hypothèse donne au complot une dimension quasi métaphysique, comme si «J.J.» était prédestiné à être persécuté. On se rappelle combien la notion de “prédestination”, objet de multiples discussions théologiques avec le jansénisme et sa condamnation, était présente chez J.-J.Rousseau dès l’enfance, lorsqu’il lançait une pierre contre un arbre pour savoir s’il serait damné ou sauvé dans l’éternité!
5Pour que le procès imaginaire qu’évoquent les Dialogues soit juste, il aurait fallu que les accusateurs s’expliquent clairement. Même si juges et témoins étaient complices, l’accusé eût pu trouver peut-être «quelque réponse imprévue et peremptoire qui eut démonté toutes leurs batteries et manifesté le complot. Tout est contre lui, je le sais, le pouvoir, la ruse, l’argent, l’intrigue, le tems, les préjugés, son ineptie, ses distractions, son défaut de mémoire, son embarras de s’énoncer, tout enfin, hors l’innocence et la vérité qui seules lui ont donné l’assurance de rechercher, de demander, de provoquer avec ardeur ces explications qu’il auroit tant de raisons de craindre si sa conscience déposoit contre lui» (p. 948). L’abondance même des «preuves» accumulées par les adversaires est suspecte et peut «faire soupçonner le complot» (p. 956), tant que l’accusé n’aura pu être confronté à ses accusateurs. Le complot est universel, à partir du moment où le public accepte de croire les calomnies. «Un petit nombre de gens adroits, puissants, intrigants, concerté de longue main, abusant les uns par de fausses apparences et animant les autres par des passions auxquelles ils n’ont déjà que trop de pente, fait tout concourir contre un innocent”. Le nombre des accusations comme le nombre des accusateurs devient une preuve de l’existence d’un complot, et non de la culpabilité de “J.J.” Et le troisième dialogue aboutit à cette affirmation: «Vous demandiez s’il existoit un complot. Oui, sans doute, il en existe un, et tel qu’il n’y en eut et n’y en aura jamais de semblable» (p. 942).
6Autre mot obsédant des Dialogues, celui de «ligue», de «ligueurs». “J.J.” est victime d’une «ligue». Qu’un défenseur s’élève en faveur de “J.J.”, il sera immédiatement anéanti par la «ligue». Le Français et Rousseau ne sont pas entrés dans cette «ligue», et c’est ce qui leur permettra finalement de voir la vérité, mais “le François” demeurera craintif: «La ligue est trop forte, trop nombreuse, trop bien liée pour pouvoir se dissoudre aisément, et tant qu’elle durera comme elle est il est trop périlleux de s’en détacher pour que personne ne s’y hasarde sans autre intérest que la justice» (p. 957). Nombreux, les ligueurs connaissent cependant une hiérarchie; il existe des maîtres d’œuvre et des «ligueurs subalternes». Les accusations contre “J.J.” ne sont pas cohérentes? Qu’importe? Les «entrepreneurs» font un «triage»: «Inventez toujours, disent-ils aux ligueurs subalternes, nous nous chargeons de choisir et d’arranger après» (p. 957).
7Les “ligueurs” ont une tactique qui consiste à n’attaquer “J.J.” en public qu’à «mots couverts» (p. 942), à l’entourer de «mystères impénétrables» (p. 753). À partir de là tout peut être ressenti comme une attaque. Le complot a un caractère souterrain, mystérieux et donc plus inquiétant, qui rend la défense impossible. Le champ lexical du complot s’accompagne de celui du mystère et du silence. «Il faut toujours mettre à cette bonne œuvre (de diffamation)», dit le Français dans le premier dialogue, «un air de mistére et de commisération» (p. 700). «Il falloit instruire l’univers de ses crimes, mais de telle façon que ce fût un mistére ignoré de lui seul» (p. 709). Mystérieux, les ligueurs reprochent justement à “J.J.” de s’entourer de mystère, renvoyant en quelque sorte l’argument; “J.J.” cacherait un mystère sous son apparente simplicité: «le mystère obscur de son caractère» cache une faute. Ils prétendent révéler de «noirs mystères». Ainsi le mystère leur sert doublement d’arme, puisqu’ils agissent dans le secret et qu’ils prétendent découvrir des mystères inquiétants chez “J.J.”.
8Au thème du mystère se rattache celui du masque, qui comme lui, est à double sens, puisque les adversaires de “J.J.” sont masqués, qu’on ne peut définir exactement qui ils sont, mais que, de leur côté, ils prétendent démasquer en “J.J.” un fripon qui se dissimule derrière un déguisement. «Ils devoient, ils vouloient le démasquer mais ils ne vouloient pas le perdre, et l’un sembloit pourtant suivre necessairement de l’autre» (p. 702). La révélation par “J.J.” à quelques amis de l’abandon de ses enfants fut de sa part une erreur. «Cette étourderie de sa part fut sans doute un coup du Ciel qui voulut forcer le fourbe à se démasquer lui-même, ou du moins à leur fournir la prise dont ils avoient besoin pour cela» (p. 701). Le Ciel s’en mêle! et dévoiler Jean-Jacques devient pour ses adversaires un devoir: «N’étoit-ce pas surtout une obligation particulière pour les sages qui ont eu l’adresse d’écarter le masque dont il se couvroit depuis quarante ans et de le voir les premiers à travers ses déguisemens tel qu’ils le montrent depuis lors à tout le monde» (p. 710). Mais le jeu des masques apparaît nettement dans le retour même du mot dans une phrase telle que celle-ci où tandis que “J.J.” prétend démasquer des imposteurs, il ne le ferait que pour se masquer lui-même: «les fripons qu’il démasque pour se masquer ont tous pour lui la plus invincible antipathie» (p. 705).
9Le thème du masque est évidemment lié à celui de la vue et de la surveillance. “J.J.”, pour être prétendument démasqué, est surveillé sans cesse: «Ils ont pris des précautions non moins efficaces en le surveillant à tel point qu’il ne puisse dire un mot qui ne soit écrit, ni faire un pas qui ne soit marqué, ni former un projet qu’on ne pénétre à l’instant qu’il est conçu» (p. 706). L’Administration aussi le surveille. «Toutes ses lettres sont ouvertes» (p. 707). «Dès qu’il s’établit quelque part, ce qu’on sait toujours d’avance, les murs, les planchers, les serrures, tout est disposé autour de lui pour la fin qu’on se propose, et l’on n’oublie pas de l’envoisiner convenablement», c’est à dire d’espions (p. 712). “J.J.” lui-même, dans le deuxième dialogue exprime cette angoisse que crée une surveillance permanente: «Ne sait-on pas tous les jours, à toutes les heures, à qui j’ai parlé, ce que j’ai dit, et doutez-vous que depuis nos entrevues vous-même ne soyez aussi surveillé que moi?» (p. 841). Un effet d’abyme est souligné: le texte qui exprime cette surveillance permanente est lui-même surveillé.
Images de la persécution
10Plusieurs champs lexicaux sont mis à contribution pour signifier la persécution dont “J.J.” est victime; certaines images concernent une représentation de l’espace et d’autres plus directement le corps du persécuté13. Sans vouloir faire ici un relevé exhaustif, nous nous bornerons à donner quelques exemples.
11L’obscurité, les ténèbres dans lesquelles les adversaires obligent “J.J.” à se mouvoir sont particulièrement obsédantes. Le mot “ténèbres” a derrière lui tout un passé religieux qui apparaît surtout dans l’expression biblique «œuvre de ténèbres»: «Il me dit qu’ayant vu toute la génération présente concourir à l’œuvre de ténébres dont il étoit l’objet» (p. 792), ou encore: «cette œuvre de ténébres dont il ne peut résulter pour eux ni bien ni honneur» (p. 944). L’image des ténèbres sous-tend les Dialogues, saisissante grâce à cette figure «mur de ténébres», comme si l’obscurité pouvait prendre la densité d’une muraille: «Ils ont élevé autour de lui des murs de ténébres impénétrables à ses regards» (p. 706). Tout un édifice de ténèbres se construit, véritable forteresse édifiée par les adversaires de “J.J.”: «Ils ont beau renfermer la vérité dans de triples murs de mensonges et d’impostures qu’ils renforcent continuellement, ils tremblent toujours qu’elle ne s’échappe par quelque fissure. L’immense édifice de ténébres qu’ils ont élevé autour de lui ne suffit pas pour les rassurer» (p. 950). Autre cas de figure, lorsque les ténèbres ne constituent pas un mur sur lequel on bute, mais rendent l’espace labyrinthique. Rien ne peut aider “J.J.” à se conduire; il se meut dans «un labyrinthe immense où l’on ne lui laisse apercevoir dans les ténèbres que de fausses routes qui l’égarent de plus en plus» (p. 713). Les ténèbres peuvent ne pas constituer une architecture de surface, mais un gouffre, un abîme: «un abîme de ténèbres» où “Rousseau” se perd. Le mot même de «lumière» devenu banal peut être revivifié par cette présence des images de ténèbres: «Ils prennent en même temps toutes les précautions possibles pour qu’il ne puisse tirer d’eux aucune lumiére ni par rapport à lui ni par rapport à qui que ce soit» (p. 718). Quand on sait l’usage que font les Philosophes du mot “lumières”14, on saisit l’ironie grinçante qui renverse les données en faisant des “Philosophes” que la postérité appellera Philosophes des Lumières, des Philosophes de ténèbres.
12Une autre série obsédante d’images est constituée par des mots tels «lacs», «embûches», «pièges», «filets tendus». Elles sont nombreuses à suggérer que “J.J.” a été pris comme un animal poursuivi par des chasseurs. «L’administration se prêta donc aux manœuvres necessaires pour l’enlacer et le surveiller» (p. 706). “J.J.” est «enlacé» dans tant de pièges . Le “Français” a vu ses adversaires «l’enlacer de plus en plus dans leurs rets». «Il est impossible que vous ayez une juste idée de la position de votre J.J. ni de la manière dont il est enlacé» (p. 944). «Je l’ai vu, serré dans leurs lacs, se débattre très peu pour en sortir». Peut-être “J.J.” fait-il mieux ainsi car «plus il se débat dans ses lacs, et plus il les resserre» (p. 721). Le mot “lacs” désigne une corde ou un noeud destiné à capturer des animaux. On a en a un bel exemple chez La Fontaine, et pour n’en citer qu’un, dans la célèbre fable des “Deux pigeons”. L’usage de cette image contribue à montrer que les adversaires de J.J. le traitent non comme un être humain, mais comme un animal à traquer et à abattre. L’image du «filet» est du même ordre: J.J. «ne peut raisonnablement espérer que la vérité perce à travers les filets tendus autour de lui» (p. 961). Les mots «pièges», «embûches» prennent toute leur valeur, retrouvant leur signification concrète liée à la chasse: ainsi lorsqu’ après avoir rencontré l’expression de «filets tendus autour de lui et dans lesquels en s’y débattant il ne fait que s’enlacer davantage», le lecteur lit: «environné comme il est d’embûches et de pièges où chaque pas ne peut manquer de l’attirer» (p. 962), d’autant que le mot piège revient quelques lignes plus loin: «Il doit sentir surtout que le motif de faire du bien ne peut être qu’un piége pour lui» (p. 963). Le mot de «piège» reprend alors une signification très concrète: une scène de chasse est ainsi évoquée où l’animal pris dans un filet ne peut s’échapper, quoiqu’il fasse.
Images animales
13La poursuite des adversaires de “J.J.” prend alors l’allure d’une chasse à l’ours15. La comparaison de “J.J.” à un ours, animal réputé sauvage et insociable, a été fournie à J.-J. Rousseau par ses ennemis, Madame d’Épinay le désigne ainsi: invité par les Grands et les Princes «mon Ours n’était pas content» (p. 711). La scène peut être plus développée: «C’est une chose assez plaisante de voir les barboteuses (c.a.d. les filles) de nos Messieurs prendre des airs de Vierge pour tâcher d’aborder cet Ours» (p. 712). L’animal, de ridicule, devient terrifiant: «C’est un Ours qu’il faut enchaîner de peur qu’il ne dévore les passans» (p. 716). Autre animal de mauvaise réputation: le pourceau, ou le sanglier évoqué pour sa saleté: «Il peut se vautrer à son aise dans la fange où on le tient embourbé» (p. 710). Image qui peut se combiner avec une référence antique dans l’expression “pourceau d’Epicure” où “pourceau” a déjà un sens figuré: «Ce pourceau d’Epicure est devenu tout d’un coup un Xenocrate pour nos Messieurs» (p. 712). Un animal mythique apparaît même dans la bouche des ennemis de “J.J.”: le loup-garou, objet de terreurs millénaires. “J.J.” fuit les hommes parce qu’il les déteste; il vit en Loup-garou, parce qu’il n’a rien d’humain. «Cet homme qui vous paroit si doux, si sociable fuit tout le monde sans distinction, dédaigne toutes les caresses, rebute toutes les avances et vit seul comme un loup garou» (p. 876-877).
14“J.J.” est encore comparé à un serpent par ses adversaires, ainsi, le Français qui se fait leur écho, demande, de façon toute oratoire: «Peut-on voir un serpent se glisser sur la place publique sans crier à chacun de se garder du serpent?» (p. 710), ou encore appelle “J.J.” «ce reptile». Cependant l’image est réversible: “le François” comparant “J.J.” à un serpent dans le premier dialogue, parlait de son venin: «Comment un tel serpent n’infecteroit-il pas de son venin tout ce qu’il touche?» (p. 693), mais dans le troisième, c’est “Rousseau”, devenu son défenseur, qui parle du «venin» de ses adversaires. Et déjà dans le premier dialogue “Rousseau” émettait un doute à propos de l’interprétation des écrits de “J.J.”, doute qui préparait ce renversement: «Dites, dites, Monsieur, que vos chercheurs de poison sont bien plustot ceux qui l’y mettent, et qu’il n’y en a point pour ceux qui n’en cherchent pas» (p. 694). L’image du venin n’est qu’un développement dans le domaine animal de celle du poison. Rousseau se croyait suspecté d’avoir empoisonné son ami Du Peyrou, tombé malade à Trye, en 1767; il croyait aussi que Bovier l’avait laissé s’empoisonner lors de promenades de botanique, comme l’insinue la fin de la septième Promenade dans Les Rêveries. Le Français s’imagine que “J.J.” veut fabriquer du poison, alors qu’il s’adonne à la botanique: «Il sait, à force d’opérations, de manipulations, concentrer tellement les poisons des plantes qu’ils agissent plus fortement que ceux-mêmes des minéraux» (p. 834). On voit donc toute la résonnance personnelle du poison pour J.-J. Rousseau. Le mot «poison» dont le sens métaphorique, lorsqu’il s’agit du «poison de sa plume» (p. 716), est assez banal, se trouve prendre plus d’acuité dans ce contexte animal du «venin» évoqué par les Dialogues. De même le mot «mouches» dans le sens de «mouchards», d’espions: «on n’oublie pas de l’envoisiner convenablement; c’est à dire de mouches venimeuses, de fourbes adroits» (p. 712). Le monde animal est donc largement convoqué soit pour désigner “J.J.”, soit pour désigner ses adversaires, la forme du dialogue permettant cet habile passage d’un camp à l’autre des mêmes images. Mais il s’agit toujours d’animaux réputés dangereux ou inquiétants.
15On n’en appréciera que davantage le tableau où, au troisième dialogue, “Rousseau”, converti à la cause de “J.J.”, le décrit entouré d’animaux domestiques dont la douceur est réputée. “J.J.” trouve auprès de ces animaux l’affection que les hommes lui refusent: «il était l’ami, presque l’esclave de son chien, de sa chatte, de ses serins: il avoit des pigeons qui le suivoient partout, qui lui voloient sur les bras, sur la tête jusqu’à l’importunité: il apprivoisoit les oiseaux, les poissons avec une patience incroyable, et il est parvenu à Monquin à faire nicher des hirondelles dans sa chambre avec tant de confiance qu’elles s’y laissoient même enfermer sans s’effaroucher» (p. 873-874). Tableau naïf et familier mais dont la résonnance est profonde. Au monde de haine évoqué par les animaux agressifs, s’oppose ce monde où l’homme est réconcilié avec les animaux, monde qui ferait penser à certains poèmes de ce contemporain anglais de J.-J. Rousseau qu’est William Blake évoquant le paradis des origines où l’homme vit en harmonie avec l’animal. Quand on sait l’importance du personnage d’Orphée chez J.-J. Rousseau – nous aurons l’occasion d’aborder plus tard la place de la musique et de l’Orphée de Gluck – on sent que cette scène familière a une dimension mythique. Loin d’être un ours ou un loup-garou, “J.J.” est un nouvel Orphée, non seulement musicien, mais charmeur d’animaux.
La monstruosité
16Quand le lecteur parviendra à ces dernières pages de Rousseau juge de Jean Jaques, “J.J.” aura retrouvé son vrai visage, mais ce sera au bout d’un long chemin. Jusque-là, comparé aux animaux les plus effrayants, il sera même un être hybride, ni animal ni homme: un monstre. Le mot revient sans cesse: «caractère affreux de ce monstre», «il s’agit d’un monstre, l’horreur du genre humain» (p. 705), d’un «monstre d’ingratitude» – là encore la métaphore reprend vie. Comment se fait-il que des honnêtes gens aient envie de «hanter un pareil monstre» (p. 725), s’étonne “Rousseau”. “J.J.” est un «monstre dont la vie est un tissu de crimes» (p. 732); il a été «accusé tout à coup d’être un monstre abominable» (p. 738). “Rousseau” s’inquiète cependant: «parce que vous me forgez un monstre tel qu’il n’en exista jamais, vous voulez me dispenser de la preuve qui met le sceau à toutes les autres!» (p. 739). Comment ce «monstre» a-t-il pu vivre quarante ans sans que l’on se doute de sa noirceur? Pourquoi laisse-t-on libre «un monstre affreux tel qu’on nous le représente?» (p. 753). L’emploi de “monstre” au sens moral est si usé qu’il ne s’accompagnerait pas de représentation sans ce contexte animal que nous venons d’évoquer. En revanche l’image du «cyclope» est immédiatement efficace. Rousseau, après tout ce qu’on lui avait dit sur le «monstre» s’attendait à voir un «cyclope» sur les portraits de “J.J.” qu’on lui présentait: «Sur ces portraits de lui si vantés qu’on étale de toutes parts et qu’on pronait comme des chef-d’œuvres de ressemblance avant qu’il revint à Paris, je m’attendois à voir la figure d’un Cyclope affreux» (p. 777). Et à propos de David Hume: «on n’apperçoit que les soins de l’amitié la plus tendre dans ceux qu’il a pris pour donner à son ami J.J. la figure d’un Cyclope affreux» (p. 780). De fait J.-J. Rousseau n’avait pas été satisfait du portrait de Ramsay, mais on voit ici quelle amplification mythique prend ce mécontentement. L’“Histoire du précédent écrit” retrace le dernier stade, celui où la victime finit par accepter d’être défigurée: «détaché de tout ce qui tient à la terre et des insensés jugemens des hommes, je me résigne à être à jamais défiguré parmi eux, sans en moins compter sur le prix de mon innocence et de ma souffrance» (p. 986).
Images sado-masochistes
17Les scènes d’une violence atroce se multiplient dans le texte, violence contre ce “J.J.” réduit à l’état d’animal ou de monstre. Amplification de drames réels, quand il est question de la “lapidation” de Môtiers, ou du départ forcé de l’île Saint-Pierre, la généralisation de ces mésaventures en font une sorte de loi générale de la persécution: «Rendre un homme le jouet du public et de la canaille, le faire chasser successivement de tous les azyles les plus reculés, les plus solitaires où il s’étoit de lui-même emprisonné et d’où certainement il n’étoit à portée de faire aucun mal, le faire lapider par la populace, le promener par derision de lieu en lieu toujours chargé de nouveaux outrages (...)» (p. 753). Les images de la persécution se nourrissent aussi d’érudition juridique, ainsi à propos de «l’interdiction du feu et de l’eau chez les Romains»: «L’interdiction romaine menoit à la mort; celle-ci sans la donner la rend desirable, et ne laisse la vie que pour en faire un supplice affreux» (p. 707-708). Les images bibliques interfèrent, en particulier celle de deux grands persécutés: Job et le Christ. Les persécutions dont “J.J.” est l’objet ont été longuement ourdies: «c’est l’œuvre d’un genie infernal mais profond, à l’école duquel le persécuteur de Job auroit pu beaucoup apprendre dans l’art de rendre un mortel malheureux» (p. 927), ce qui est repris textuellement dans l’“Histoire du précédent écrit”. L’image du crachat suggère celle du Christ aux outrages (p. 882).
18Dans le premier dialogue toute une scène de torture est représentée longuement où les divers thèmes que nous avons évoqués se trouvent comme concentrés dans un combat terrifiant: «Figurez-vous des gens qui commencent par se mettre chacun un bon masque bien attaché, qui s’arment de fer jusqu’aux dents, qui surprennent ensuite leur ennemi, le saisissent par derrière, le mettent nud, lui lient le corps, les bras, les mains, les pieds, la tête, de façon qu’il ne puisse remuer, lui mettent un bâillon dans la bouche, lui crévent les yeux, l’étendent à terre, et passent enfin leur noble vie à le massacrer doucement de peur que mourant de ses blessures il ne cesse trop tôt de les sentir» (p. 756). Le sadisme des agresseurs est décrit avec complaisance. Sans remonter à l’enfance et au fameux séjour chez les Lambercier, on sera tenté d’attirer l’attention, comme le fait E. Leborgne, sur un texte moins connu, Le Lévite d’Ephraïm16, récit effroyable où le Lévite persécuté et agressé donne la femme qu’il aime en pâture à des violeurs, et, une fois qu’elle est morte, la coupe en douze morceaux pour les douze tribus d’Israël. Certes Rousseau ne fait que suivre assez fidèlement le texte biblique du livre des Juges17, mais pourquoi a-t-il retenu ce texte de préférence, texte qui aurait été bien propre à justifier les sarcasmes d’un Voltaire contre la Bible? Ce n’est pas dans un esprit anti-religieux que Rousseau tente cette réécriture qui lui permet d’exprimer des fantasmes de persécution, de crime et d’horreur, où la projection du “moi” peut se faire sur des personnages contradictoires: le Lévite persécuté, la femme dont le corps est dissocié, et même Benjamin l’orphelin, «Benjamin, triste enfant de douleur, qui donnas la mort à ta mère, c’est de ton sein qu’est sorti le crime qui t’a perdu; c’est ta race impie qui put le commettre, et qui devait trop l’expier»18.
Pulsions de mort
19Le désir de meurtre des adversaires est évident dans les Dialogues; par sadisme, ils veulent prolonger le plus possible le supplice. Mais ce désir de mort J.-J. Rousseau l’imagine remontant jusqu’à ses premiers jours, et rétrospectivement bien avant la période de la persécution. Déjà dans la Lettre à Christophe de Beaumont il écrivait: «le monde eût été trop heureux si quelque bonne âme eût pris le soin de m’étouffer au berceau». L’image exprime les fantasmes les plus profonds et la limite entre la réalité et la métaphore se fait floue chez un malade. «Ils l’ont enterré vif parmi les vivants» (p. 706) est une expression particulièrement saisissante de ce fantasme. Les Rêveries exposeront combien fut forte la tentation du suicide et les raisons pour lesquelles finalement J.-J. Rousseau y a renoncé. Diversement ces deux textes ultimes sont traversés très fortement par la présence de la mort.
Notes de bas de page
1 Correspondance, t. XXX, p. 59. Voir Introduction de Ph. Stewart, Rousseau juge de Jean-Jacques cit., p. 11-12.
2 Correspondance, t. XXX, p. 60.
3 Ibidem, p. 61.
4 Ibidem, p. 64.
5 Ibidem, p. 63.
6 Ibidem, p. 66.
7 Ibidem, p. 71.
8 Correspondance, t. XXXV, p. 229-230.
9 Ibidem, t. XXXVIII, p. 138-139.
10 Ibidem, p. 139.
11 Ibidem, p. 155.
12 Quoique tous les témoignages ne soient pas concordants, M. Raymond a pu donner une excellente chronologie de ces lectures des Confessions. Cf. Confessions, Pléiade, p. 1611-1614.
13 Voir S. Menant, Poétique de la persécution dans “Rousseau juge de Jean-Jacques”, “Annales Jean-Jacques Rousseau”, 2010.
14 Voir à ce sujet le numéro 1 de la revue “xviiie siècle” où avait été analysée cette surabondance de l’image de la lumière.
15 Voir A. Coudreuse, Trente millions d’ennemis. Le bestiaire des “Dialogues”, “Méthode”, automne 2003.
16 Cf. Dialogues, GF, p. 435 et s.
17 Les Juges, 19.
18 Dialogues, GF, p. 436. Rousseau aussi se considérait comme un «triste enfant de douleur». Voir le début des Confessions: «Je coûtai la vie à ma mère, et ma naissance fut le premier de mes malheurs» (p. 7).
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