II La réalité de la persécution et du complot
p. 69-82
Texte intégral
Situation historique
1Il faudrait d’abord rappeler une évidence: pendant tout le xviiie siècle qui, de loin, semble le siècle des Lumières et d’une relative libéralisation, des écrivains furent poursuivis pour leurs écrits; Diderot à Vincennes, où J.-J. Rousseau lui rendit une visite mémorable, est un exemple emblématique, mais beaucoup d’autres cas moins connus ont été exhumés par les historiens, ainsi par R. Darnton1. Ces condamnations étaient souvent fort arbitraires; la peur des poursuites entraînait la publication de textes anonymes ou sous des noms d’emprunts, et la fabrique de faux en écriture était devenue une véritable industrie2. La crainte que J.-J. Rousseau exprime dans sa lettre à Saint-Germain du 26 février 1770 de se voir attribuer des «écrits abominables» n’est donc pas aussi délirante qu’on pourrait le croire. R.A. Leigh, dans son édition de la Correspondance générale, rappelle un exemple qui remonte à la Régence et qui fut célèbre, mais il y eut des cas semblables pendant tout le siècle. C’est l’histoire de l’abbé Fleury accusé d’écrits favorables au jansénisme, écrits qui étaient l’œuvre d’un faussaire, Massuau, qui avoua et fut grâcié pour cette raison. L’abbé Fleury avait été arrêté en avril 1718 et six experts en écriture avaient certifié l’authenticité des écrits qui lui étaient attribués; après les aveux de Massuau une autre commission d’experts a charge de prouver le contraire. Pendant ce temps Fleury est toujours en prison, et il y meurt en avril 1719 à la suite d’une grève de la faim. Ainsi le coupable fut pardonné et l’innocent mourut3. L’écrit vrai ou faux peut mener au supplice et tuer.
2Autre évidence à rappeler: la “république des Lettres” était loin d’être unie et il y avait de redoutables règlements de compte entre écrivains, d’autant plus meurtriers que le pouvoir tirait parti de cette division. L’inimitié la plus violente, la plus connue est bien celle qui va nous retenir entre Voltaire et J.-J. Rousseau. J.-J. Rousseau s’est considéré, à juste titre, comme persécuté par Voltaire, mais on remarquera que Voltaire se considérait aussi comme persécuté par Rousseau. Une lettre de Voltaire à A.F.J. Masson, marquis de Pezay, résume ces persécutions dont Voltaire croit avoir été victime. Dès le moment où il est allé voir le docteur Tronchin à Genève, Voltaire aurait été poursuivi par Rousseau qui aurait déclaré à Tronchin «qu’il ne remettrait jamais les pieds dans Genève tant que j’y serai». Madame Denis aime les spectacles et le théâtre, «Rousseau saisit ce prétexte pour exciter contre moi le parti qui est celui des Représentants et quelques prédicants qu’on nomme ministres». Les persécutions de J.-J. Rousseau auraient obligé à résiller le bail des Délices, et Voltaire évoque «la suite continuelle des persécutions qu’il m’a suscitées» et «de quelle ingratitude il a payé tous les services de ceux qui avaient protégé ses extravagantes bizarreries, qu’on voulait alors faire passer pour de l’Eloquence». Cette lettre de Voltaire est tout aussi délirante que les propos de J.-J. Rousseau4. Délire donc de part et d’autre.
Les deux phases du complot
3S’il y a aussi délire chez J.-J. Rousseau, le complot dont il se dit victime n’est cependant pas imaginaire; dans sa préface E. Leborgne montre très clairement comment il y eut deux phases dans ce complot5. Rousseau dans le deuxième dialogue situe très précisément le point de départ du complot: le décret du 18 juin 1762 contre l’Émile, complot que Rousseau attribue à la «rage universelle» des théologiens et des Jésuites. Les historiens modernes expliquent aussi ce complot qui aboutit à la condamnation de l’Émile par le désir du Parlement qui s’apprête à expulser de France les Jésuites, de se montrer cependant soucieux de défendre la religion contre ce qui pouvait sembler hétérodoxe dans l’Émile.
4«Les sourds mugissements qui précèdent l’orage, écrit Rousseau dans les Confessions, commençaient à se faire entendre et tous les gens un peu pénétrans virent bien qu’il se couvait au sujet de mon livre et de moi quelque complot qui ne tarderait pas d’éclater» (p. 575). Les Mémoires de Bachaumont se font l’écho du bruit qui accompagna cette publication6. J.-J. Rousseau dit qu’il n’était pas alors conscient du danger. Il croit d’abord à une «ruse puérile» des «holbachiens» (p. 576). Une courte conversation avec le Maréchal de Luxembourg lui fait comprendre qu’il est en butte à la colère de Choiseul. «Je sentis bien dès lors qu’il ne serait plus question d’équité ni de justice et qu’on ne s’embarrasserait pas d’examiner si j’avais réellement tort ou non» (p. 577). Madame de Boufflers conseille à J-J. Rousseau d’aller en Angleterre; «elle, me parla de la Bastille pour quelques semaines comme d’un moyen de me soustraire à la juridiction du Parlement qui ne se mêle pas des prisonniers d’Etat» (p. 578). Solution qui peut sembler curieuse à un lecteur moderne, mais qui fait mieux comprendre une allusion des Dialogues au souhait d’une «paisible captivité» (p. 754). Cependant J.-J. Rousseau continue à ne pas s’inquiéter.
5Une nuit, à deux heures du matin, on lui annonce qu’il sera «décrété de prise de corps» s’il ne disparaît pas immédiatement, rappellent les Confessions (p. 580). Il doit quitter le maréchal de Luxembourg. «Je n’ai guère eu dans ma vie d’instant plus amer que celui de cette séparation. L’embrassement fut long et muet: nous sentîmes l’un et l’autre que cet embrassement était un dernier adieu» (p. 584). J.-J. Rousseau prétend que, dans sa chaise de poste, il ne nourrissait aucune rancune. «J’épuise en quelque sorte mon malheur d’avance; plus j’ai souffert à le prévoir, plus j’ai de facilité à l’oublier; tandis qu’au contraire sans cesse occupé de mon bonheur passé, je le rappelle et le rumine, pour ainsi dire, au point d’en jouir derechef quand je veux» (p. 585) – trait de caractère qui explique mieux les Rêveries que les Dialogues. «Dès le lendemain de mon départ j’oubliai si parfaitement tout ce qui venoit de se passer, et le Parlement, et Madame de Pompadour, et M. de Choiseul, et Grimm, et d’Alembert, et leurs complots, et leurs complices, que je n’y aurois pas même repensé de tout mon voyage, sans les précautions dont j’étois obligé d’user» (p. 586). Dans sa chaise de poste, il compose le Lévite d’Ephraïm, en imitant le style de Gessner. Il arrive à Berne.
6Le ton du livre XII des Confessions est plus sombre: «Ici commence l’œuvre de tenebres dans lequel depuis huit ans je me trouve enseveli, sans que de quelque façon dont je m’y sois pu prendre il m’ait été possible d’en percer l’effrayante obscurité» (p. 589): c’est le champ lexical de la persécution et des ténèbres que nous retrouvons dans les Dialogues, mais devant ce premier complot, celui de 1762 autour de l’Émile, J.-J.Rousseau serait resté serein. Il sait quels sont ses adversaires, il demeure lucide. Ses adversaires sont relativement définis et il peut leur répondre, comme il le fait dans sa Lettre à Christophe de Beaumont. Ensuite, le complot s’étend et est plus angoissant, parce que plus obscur; il est tramé par ceux que J.-J. Rousseau aurait dû avoir comme alliés: les Philosophes, même si son idéologie différait assez clairement de la leur. C’est là que se situe la publication du Sentiment des citoyens.
Le Sentiment des citoyens
7Les diverses phases de la lutte entre Voltaire et J.-J. Rousseau sont fort connues, et l’on se reportera à quantité de travaux et à l’ouvrage de R. Pomeau Ecraser l’infâme qui apporte une lumière décisive7. Je centrerai mon étude sur ce Sentiment des citoyens dont l’attribution à Voltaire, après avoir été contestée, semble prouvée par l’édition critique de F.S. Eigeldinger8 qui contient également la “Déclaration relative à M. Vernes”, texte de Rousseau, avec une introduction très nourrie que j’utilise ici pour résumer l’historique de ces textes et des démêlés à la fois avec Voltaire et avec Vernes, puisque les deux questions sont mêlées.
8Le procureur Tronchin avait publié (sept.-oct. 1763) cinq Lettres écrites de la campagne, pour justifier les condamnations des œuvres de J.-J. Rousseau par le Petit Conseil et condamner du même coup les prétentions des Citoyens et Bourgeois de Genève. J.-J. Rousseau défend à la fois les droits populaires et ses propres écrits en répondant par les Lettres écrites de la montagne. Il en confie l’édition à M.M. Rey d’Amsterdam. Le pasteur Vernes se déchaîne alors contre J.-J. Rousseau. Voltaire a une certaine rancoeur contre Rey qui vient de publier sous son nom le Dictionnaire portatif qu’il aurait voulu laisser anonyme, et des textes qui ne sont pas de Voltaire, mais de Meslier, La Mettrie, Du Marsais. Délire encore: Voltaire s’imagine que c’est Rousseau qui a soufflé cette manœuvre à Rey. De son côté, il encourage Tronchin à intervenir pour faire interdire les Lettres écrites de la montagne par le Petit Conseil. C’est alors que paraît le Sentiment des citoyens, que l’on attribue à Vernes, bruit que Voltaire contribue à faire circuler, mais qui scandalise aussi bien à Genève qu’à Paris par la bassesse des accusations. Lorsque J.-J.Rousseau, croyant Vernes coupable, écrit à Du Peyrou: «Voilà, Monsieur, à quels ennemis j’ai à faire; voilà, les armes dont ils m’attaquent»9, ce n’est pas sans raison. On comprend aussi l’angoisse de J.-J. Rousseau qui lutte contre un ennemi masqué. Quantité de libelles anonymes paraissent contre lui. Il a des raisons qu’il croit bonnes d’accuser Vernes, malgré les protestations du pasteur: «je ne pouvais attribuer qu’à vous seul l’écrit désavoué»10. Néanmoins il entreprend une enquête; et les enquêteurs (Vieusseux, Moultou, Lenieps, d’Ivernois) ont des opinions contraires. Comment s’y retrouver, comment voir le visage de cet ennemi masqué?
9Paraissent alors encore deux libelles qui viennent de Voltaire: le Sentiment des jurisconsultes, le Préservatif. Vernes publie les Lettres de monsieur le pasteur Vernes à monsieur J.J. Rousseau avec les réponses, J.-J.Rousseau croit alors y voir plus clair et répond par sa Déclaration relative à M. Vernes. Vernes publie encore l’Examen de ce qui concerne le christianisme, la réformation évangélique, et les ministres de Genève dans les deux premières lettres de Mr J.J. Rousseau écrite de la montagne. Le témoignage de Wagnière permet d’attribuer le Sentiment à Voltaire, à quoi s’ajoutent de nombreux arguments avancés par les éditeurs de la Pléiade, par H. Gouhier et plus récemment par F.S. Eigeldinger. Mais il n’est pas inutile de retracer cette histoire pour comprendre comment Rousseau est assailli par des libelles de toutes parts, et sans toujours savoir exactement qui est l’adversaire, ce qui rend la lutte encore plus angoissante. Faut-il accuser de “manque de flair” cet homme traqué?
10Le texte du Sentiment des citoyens est bref et brutal. Dès les premières lignes, se trouve posée la question de l’intolérance que Voltaire sent bien qu’on pourrait lui reprocher; à quoi il répond d’avance en invoquant la folie de Jean-Jacques: «On a pitié d’un fou; mais quand la démence devient fureur, on le lie. La tolérance qui est une vertu serait alors un vice»11. Voltaire imite à merveille le style dévot: on connaît son art du pastiche. Malgré tout ce qui nous semble assez caractéristique de Voltaire, cependant Rousseau demeura persuadé que c’était bien Vernes l’auteur du Sentiment des citoyens. Voltaire va donc faire mine de s’indigner de l’immoralité de La Nouvelle Héloïse, roman dans lequel «la décence et la pudeur sont aussi peu ménagés que le bon sens»12. Jean-Jacques se voit accusé d’avoir «poussé à insulter à Jésus-Christ»13, grâce à une citation tronquée des Lettres de la montagne. Rousseau se comparerait lui-même à Jésus-Christ. Sa folie «blasphème»14. Voltaire qui a été si critique dans le Dictionnaire philosophique à l’endroit des miracles dont, dit-il, certains sont «à dormir debout», reproche à J-.J. Rousseau d’avoir «tourné en ridicule les prodiges que Jésus daigna opérer pour établir la religion», et là encore cite les Lettres de la montagne. Rousseau se voit donc reprocher tout ce qui chez lui appartient au versant des Lumières. Enfin l’hypocrite Voltaire accuse Rousseau d’avoir insulté les Ministres et les Pasteurs de Genève.
11Des attaques plus directes encore, et plus douloureuses pour Rousseau touchent sa personne même et sa vie privée: J.-J. Rousseau est-il «un savant qui dispute contre des savants? Non, c’est l’auteur d’un opéra, et de deux comédies sifflées. […] C’est un homme qui porte encore les marques funestes de ses débauches et qui déguisé en saltimbanque traîne avec lui de village en village, et de montagne en montagne, la malheureuse dont il fit mourir la mère et dont il a exposé les enfants à la porte d’un hôpital, en rejetant les soins qu’une personne charitable voulait avoir d’eux, et en abjurant tous les sentiments de la nature comme il dépouille ceux de l’honneur et de la religion»15. Allusions aux maladies contractées par Rousseau, à l’abandon de ses enfants, à la présence de Thérèse auprès de lui. Un passage des Confessions explique quelle était cette personne charitable prête à se charger des enfants. Dans le livre XI, Rousseau raconte comment, se sentant en confiance avec Madame de Luxembourg, dit-il, «j’avois commencé par soulager mon cœur auprès d’elle de l’aveu de toutes mes fautes, ayant pour maxime inviolable avec mes amis de me montrer à leurs yeux exactement tel que je suis, ni meilleur ni pire. Je lui avais déclaré mes liaisons avec Therese, et tout ce qui en avoit résulté, sans omettre de quelle façon j’avais exposé mes enfans» (p. 557). Mme de Luxembourg «poussa la bonté jusqu’à vouloir retirer un de mes enfants» (p. 558); mais il fut introuvable. Il semble, d’après sa correspondance, que Voltaire ait su depuis longtemps l’histoire de l’abandon des enfants. «Depuis 1762, écrit F.S. Eigeldinger, Voltaire savait que Rousseau avait eu des enfants de Thérèse Levasseur mais il avait gardé le secret. Aujourd’hui il dévoile ses atouts, assortis de quelques calomnies pour faire mordre la poussière à son ennemi. Rousseau a beau assurer que le coup n’a pas porté, il était rude et il sera à l’origine indirecte de la décision d’écrire les Confessions»16.
Avant et après le Sentiment des citoyens
12On s’est beaucoup interrogé sur les causes de cette haine, en quelque sorte viscérale de Voltaire contre J.-J.Rousseau; les études d’Henri Gouhier et de René Pomeau demeurent fondamentales17. On peut invoquer la cinquième Lettre de la montagne: «Comment ne leur a-t-il (Voltaire) point inspiré cet esprit de tolérance qu’il prêche sans cesse et dont il a quelquefois besoin?»18. La question de la “tolérance” sera centrale dans le débat entre Voltaire et Rousseau, le Sentiment des citoyens évoque la question de la limite de la tolérance, et les Dialogues reprennent cette question. Comme le souligne Eigeldinger, Voltaire était incapable d’«entrer dans un système qui n’agréait pas à sa vision du monde et de Dieu»19, ce qui pourtant est à la base de la tolérance. On sait la fameuse réflexion de Voltaire à propos du Discours sur les sciences et sur les arts: «On n’a jamais tant employé d’esprit à nous rendre Bêtes. Il prendrait envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage»20.
13Le conflit avec Voltaire et les Encyclopédistes s’était envenimé à partir de la publication de la riposte de J.-J. Rousseau à l’article “Genève” de d’Alembert dans l’Encyclopédie, largement inspiré par Voltaire. F.S. Eigeldinger cite une lettre de Rousseau à Voltaire qu’il considère comme une «déclaration de guerre»: «Je ne vous aime pas, Monsieur; vous m’avez fait les maux qui pouvaient m’être les plus sensibles, à moi votre disciple et votre enthousiaste. Vous avez perdu Genève pour le prix de l’azile que vous y avez reçu; vous avez aliéné de moi mes concitoyens pour le prix des applaudissements que je vous ai prodigués parmi eux: c’est vous qui me ferez mourir en terre étrangère, privé de toutes les consolations des mourants et jeté pour tout honneur dans la voirie, tandis que vivant ou mort tous les honneurs qu’un homme peut attendre vous accompagneront dans mon pays. Je vous hais, enfin, vous l’avez voulu: Mais je vous hais en homme encore plus digne de vous aimer si vous l’aviez voulu»21. Cette lettre fait bien apparaître les éléments du conflit, l’importance de la question de Genève et de la citoyenneté genevoise de Jean-Jacques Rousseau, le rapport filial pathétique avec Voltaire et l’aspect œdipien du conflit. La déception de J.-J. Rousseau à l’endroit du “père” qui l’a renié, et la fureur de Voltaire à l’endroit d’un “fils” qui a trop de génie et qui ne pense pas comme lui.
14La rivalité entre père et fils est d’autant plus grave qu’il y a malgré tout une certaine communauté d’esprit entre eux, et particulièrement sur la question importante du déisme. Si Voltaire s’est moqué de l’Émile, il en excepte la Profession de foi du Vicaire savoyard, objet de son admiration, mais aussi de sa jalousie: c’est une profession de foi qu’il aurait aimé écrire. Voltaire reproche à J.-J. Rousseau de dire clairement ce qu’il dit lui-même avec plus de détours et par conséquent d’attirer maladroitement contre le parti philosophique les foudres du pouvoir: «sa lettre un peu indécente à M. l’archevêque de Paris (a été funeste) à la correspondance des gens de lettres. Il n’a plus été permis d’envoyer aucun imprimé par la poste»22.
15Car la question de la rivalité littéraire ne doit pas non plus être oubliée. Le succès éclatant de La Nouvelle Héloïse a blessé Voltaire. Les libelles de Voltaire se succèdent avant et après le Sentiment des citoyens: Lettres sur La Nouvelle Héloïse (1761), les Idées républicaines (1762), le Catéchisme d’un honnête homme (1763) prétendûment «traduit du grec vulgaire par Don J.-J. Rousseau ci-devant citoyen de Genève»: on voit que la crainte de Jean-Jacques de se voir attribuer des ouvrages dont il n’est pas l’auteur n’est pas purement fantasmatique. De son côté, Voltaire reproche à J.-J. Rousseau de lever le voile dont il entoure ses libelles grâce à des attributions mensongères et à l’anonymat. Ainsi Rousseau dans les Lettres écrites de la montagne a désigné Voltaire comme l’auteur du Sermon des cinquante, violente attaque contre la révélation des Écritures que Voltaire veut faire passer pour être de La Mettrie, de Dumarsais ou de Frédéric II! Le Sentiment des citoyens est donc un acte de vengeance.
16Après la brouille de Rousseau avec Hume, Voltaire écrira encore la Lettre au Docteur Pansophe (1766) dont il nie être l’auteur et qu’il veut attribuer à l’abbé Coyer. Il y reproche à Rousseau de le dénoncer, d’être un délateur: «Vous faites entendre, en plaisantant mal à propos, que je ne crois pas en Dieu»; il lui reproche aussi ses paradoxes: «Vous avez crié contre les sciences, et cultivé les sciences. Vous avez traité les auteurs et les philosophes de charlatans, et, pour prouver d’exemple, vous avez été auteur». La question du paradoxe est aussi abordée dans les Dialogues, et l’on voit pourquoi le troisième dialogue est fait en grandes partie d’auto-citations: Rousseau doit défendre non seulement sa personne mais son œuvre. Il faut avoir présent à l’esprit ces nombreux libelles de Voltaire contre l’écrivain pour bien comprendre les Dialogues.
Autres adversaires
17Mais il faut savoir aussi que Voltaire n’est pas le seul à assaillir J.-J. Rousseau de ses traits. Le pasteur Vernes s’acharne lui aussi, et Rousseau lui répond par la “Déclaration relative à M. Vernes”, à qui il attribue à tort le Sentiment des citoyens, mais qui est bien cependant un des moteurs de la haine des pasteurs de Genève contre J.-J. Rousseau. La querelle Rousseau-Hume provoque une pluie de brochures, mais «Jean-Jacques se renferme dans son mutisme», selon l’expression de R.A. Leigh23. B. Boothy, dans son «Avertissement» en tête de la publication du premier des Dialogues évoquera «la quantité prodigieuse de libelles que les théologiens, les musiciens, les partisans du despotisme, les auteurs, les dévots, et surtout les Philosophes de l’École moderne n’ont pas cessé de vomir contre lui (Rousseau) depuis seize ans»24. Il faut connaître ce harcèlement pour lire les Dialogues.
18La lettre à M. de Saint-Germain du 26 février énumère les ennemis que croit avoir Rousseau. Et d’abord M. de Choiseul qui a pris pour une attaque ce qui était, d’après Rousseau, dans le Contrat social, un éloge. «Je lui donnai, écrit-il, à Saint-Germain, des louanges qu’il méritait trop peu pour les prendre au pied de la lettre: il se crut insulté»25. Du côté des “Philosophes”, J.-J.Rousseau accuse: Diderot avec qui il s’est brouillé depuis la fameuse phrase du Fils naturel («Il n’y a que le méchant qui soit seul») où il s’est cru visé, et avec qui il a refusé une réconciliation quand Diderot la lui a proposée; «Grimm surtout, le premier, le plus caché, le plus ardent, le plus implacable, celui qui m’attira tous les autres et m’ôta tous mes amis que je lui avais donnés». La brouille avec Diderot et avec Grimm fut d’autant plus douloureuse que J.-J. Rousseau avait éprouvé pour eux une grande amitié et que son admiration pour Diderot avait été sans borne, comme en témoigne un “Fragment autobiographique” (p. 1115). On s’étonnera de ne pas voir figurer directement Voltaire dans cette liste. Cela est-il le signe d’un aveuglement de J.-J. Rousseau, du refus, que l’on a déjà constaté à propos du Sentiment des citoyens, de voir toute la bassesse de cet adversaire qu’il aurait volontiers considéré comme un père?
19La querelle avec Hume en Angleterre (1766) est un prolongement de la querelle avec les Encyclopédistes. Comme l’écrit justement E. Leborgne, elle est «complaisamment entretenue par la coterie philosophique parisienne»26. Voltaire est trop heureux de ce rebondissement du conflit; dans une lettre à Damilaville du 28 octobre 1766, il parle de la «querelle du philosophe bienfaisant et du singe ingrat». Les lettres de J.-J. Rousseau à Hume27 montrent comment le drame est orchestré par un esprit malade, mais la réalité de la rupture est là. Et cette rupture a été mal interprétée en Angleterre comme en France. Rousseau «must be a very sad fellow», écrit H. Blair28. Ch. M. de la Condamine résume à l’abbé Trublet comment l’opinion française, de façon un peu simpliste, voit l’affaire: «Toute la querelle vient de ce que M. Hume a obtenu du Roi d’Angleterre (ce qui est extrêmement difficile, vu que le monarque ne vit que de la pension que lui fait le Parlement) une pension pour l’auteur d’Emile. Celui-ci prétend que c’est de quoi le déshonorer»29. Il existe une internationale des Lumières qui a rejeté J.-J. Rousseau devenu sa victime désignée. Dans la lettre à M. de Saint-Germain, il évoque à plusieurs reprises Hume, mais surtout comme un simple exécutant des manœuvres ourdies à Paris, en particulier par Madame de Boufflers. Rousseau devait être assez maladroit dans cette société de salons où la femme, comme l’avaient déjà signalé les Goncourt, a tant de pouvoir, et où d’autre part, grâce à une réputation artistique ou littéraire, le fils d’un horloger pouvait s’introduire auprès de la plus haute aristocratie. Outre Madame de Boufflers, il s’est aliéné Mme d’Épinay qui a fait interdire la lecture des Confessions en 1771. «Mme de Boufflers me hait, et en femme; c’est tout dire […] Mme de Luxembourg me hait. J’ai commis envers elle des balourdises bien innocentes assurément dans mon coeur, bien involontaires, mais que jamais femme ne pardonne, quoiqu’on n’ait pas eu l’occasion de l’offenser»30. Le livre XII des Confessions avait déjà mis dans cette liste des ennemis d’Alembert et l’abbé de Mably auteur d’une “lettre à Madame Saladin” qui courut à Genève (p. 621).
20Le livre XII des Confessions fournit aussi une liste des ennemis que J.-J. Rousseau s’est attirés en Suisse. Non seulement Vernes, pourtant ancien ami et admirateur, mais le pasteur F.-G. de Montmollin, mais une foule d’individus nommés collectivement. À Genève, l’Émile est «brulé et j’y fus décrété» (p. 592). À Motiers, où il se réfugie, il trouve la protection du roi de Prusse, le Val-de-Travers, comté de Neuchâtel, fait partie des États du roi de Prusse; mais les neuchâtelois lui sont hostiles, excités par les pasteurs. «La Classe de Neuchâtel, c’est-à-dire, la compagnie des Ministres de cette ville donna le branle» (p. 603). La fameuse “lapidation” n’a été possible que parce que la garde nocturne de la ville l’a laissé faire. Quand, chassé de Môtiers, Rousseau se réfugie dans l’île Saint-Pierre, brusquement, il est expulsé dans les vingt-quatre heures.
Un contexte de combat
21Fantasme de J.-J. Rousseau? Il a probablement exagéré ces persécutions, mais elles furent réelles et eurent une telle ampleur, qu’il faut pour les comprendre les rattacher à un contexte historique plus vaste. Ce sont les années où la lutte des Philosophes contre l’“Infâme” se fait particulièrement dure. Il faut resserrer les rangs et Voltaire est sévère pour celui qu’il considère comme un faux-frère, nous dirions un “lâcheur”. Voltaire reproche à J.-J. Rousseau de ne pas combattre avec lui. Rétrospectivement, nous trouvons que la pensée de Rousseau était plus audacieuse que celle de Voltaire, mais leur mode de combat n’est pas le même. Rousseau écrit des traités et des discours, Voltaire, des libelles; J.-J. Rousseau souligne cette différence de leur démarche dans le livre XII des Confessions, à propos de sa lettre à Christophe de Beaumont: «Je n’ai jamais aimé les disputes brutales, à la Voltaire. Je ne sais me battre qu’avec dignité et je veux que celui qui m’attaque ne deshonore pas mes coups pour que je daigne me défendre» (p. 606).
22Du côté du pouvoir aussi la lutte se fait plus âpre. La monarchie connaît des difficultés; nous avons évoqué plus haut le renvoi des Jésuites, et comment il est nécessaire de se montrer par ailleurs respectueux de l’orthodoxie, donc de condamner la Profession de foi et son déisme. Il faudrait rappeler aussi que l’attentat de Damiens avait eu lieu en 1757, et, à partir de là, ceux que nous appellerions les “intellectuels” sont de plus en plus suspects. Rousseau persécuté sert d’exemple, même si – et le pouvoir ne s’embarrasse pas de ces nuances – sa pensée diverge de celle des Philosophes.
23Le drame de J.-J. Rousseau, c’est d’être tantôt attaqué par les Philosophes, tantôt considéré comme l’un d’eux, ainsi à Genève et en Suisse. Là aussi il va se trouver victime d’une situation politique qui le dépasse: la lutte entre la classe dirigeante et le peuple; J.-J. Rousseau prend parti, démocratiquement, pour les “Représentants” et s’attire ainsi la haine du pouvoir, ou plutôt des pouvoirs, puisque la Suisse est faite de cantons autonomes, mais il ne gagne pas l’affection du peuple, fanatisé par les pasteurs. «Je devois, j’ose le dire, être aimé du peuple dans ce pays-là», mais «on avait commencé d’ameuter le peuple par des pratiques souterraines» dans le Val-de-Travers. Les Ministres sont d’ailleurs divisés eux-mêmes par des querelles théologiques. Et toute l’histoire que raconte longuement J.-J. Rousseau dans le livre XII des Confessions de sa “communion” est bien caractéristique. A-t-il le droit de communier selon le rite protestant, lui qui a abjuré le catholicisme et est revenu au culte de son enfance? oui pour certains pasteurs, non pour d’autres (p. 604-605, p. 621, p. 625).
Notes de bas de page
1 R. Darnton, Bohême littéraire et Révolution, Paris, Gallimard-Seuil, 1983.
2 Parmi les nombreuses recherches faites sur les publications clandestines, on ne citera ici que celles de G. Artigas-Menant.
3 Rousseau, Correspondance générale, éd. Leigh, t. XXXIX, «Avertissement», Oxford, Voltaire Foundation, 1960 et sq.
4 Lettre de Voltaire à A.F.J. Masson marquis de Pezay.
5 E. Leborgne, préface à l’édition des Dialogues de Rousseau, édition GF, 1999.
6 Cf. Rousseau, Les Confessions, p. 575 et n.
7 Voltaire en son temps, t. 4, Oxford, Voltaire Foundation, 1994.
8 Oxford, Voltaire Foundation,1997.
9 J.-J. Rousseau, Correspondance, n° 3812.
10 J.-J. Rousseau, Correspondance, n° 4075.
11 Sentiment des citoyens, éd. F.S. Eigeldinger, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, p. 59.
12 Ibidem, p. 60.
13 Ibidem, p. 61.
14 Ibidem, p. 62-63.
15 Ibidem, p. 63.
16 Ibidem, p. 29.
17 Cf. infra, Bibliographie.
18 J.-J. Rousseau, o. c., Pléiade, t. III, p. 799.
19 F.S. Eigeldinger, op. cit., p. 17.
20 Voltaire, Correspondance, n° 317.
21 Rousseau, Correspondance, n° 1019.
22 Voltaire, Correpondance, n° 7879.
23 R.A. Leigh, «Avertissement», in Correspondance, tome XXXII.
24 Cf. Dialogues, GF, p. 463, note.
25 Reproduite dans Dialogues, GF, p. 468.
26 E. Leborgne, in Rousseau, Dialogues, GF, p. 14.
27 Cf. Rousseau, Correspondance, t. XXX, n° 5274 et 5274bis et ter.
28 H. Blair, in Rousseau, Correspondance, t. XXX, p. 82-83.
29 H. Blair, in Rousseau, Correspondance, t. XXX, p. 85.
30 J.J. Rousseau, Lettre à Saint-Germain, in Dialogues, GF, p. 473-474.
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