L’antiroman au xviie siècle: Le Berger extravagant de Charles Sorel
p. 91-108
Texte intégral
1Un jeune homme bizarre, au nez pointu et aux yeux louches, un chapeau de paille enfoncé sur sa tête, un panier et un bâton à la main, se promène sur les rives de la Seine, accompagné d’une demi-douzaine de brebis galeuses et boiteuses, proférant un tel discours: «Paissez, paissez librement, chères brebis, mes fidelles compagnes: la Déité que i’adore a entrepris de ramener dedans ces lieux la félicité des premiers siècles, & l’Amour mesme qui la respecte se met l’arc en main à l’entrée des bois & des cavernes, pour tuer les loups qui voudroient vous assaillir»1; et le narrateur extra-diégétique de commenter: «avec tout cet équipage il estoit fait à peu pres comme Belleroze, lors qu’il va representer Myrtil à la pastoralle du Berger fidelle»2.
2C’est ainsi que le lecteur fait la connaissance de Lysis, le héros du Berger extravagant: atteint de folie romanesque pour avoir lu trop de romans pastoraux et avoir assisté à trop de représentations de comédies pastorales, incapable, dirait-on, de distinguer son monde imaginaire de la réalité, à l’âge de vingt-cinq ans le jeune bourgeois parisien Louis, destiné à une vie de riche marchand de soie, décide de changer de nom et d’existence; il commence une errance dans les campagnes de Saint Cloud, un extra-vagare, qui l’éloigne à la fois de la raison et de la société. C’est là qu’il rencontre la jeune servante Catherine, dont il tombe amoureux et qu’il rebaptise avec un nom d’héroïne de roman: Charite. Poursuivant son idéal utopique de vie pastorale, accompagné par un valet, Carmelin, et suivi par un cousin, un sage bourgeois, qui voudrait le renfermer aux Petites Maisons, l’asile psychiatrique parisien de l’époque, Louis/Lysis rencontre un adjuvant, Anselme, qui, pour s’amuser, avec une compagnie de jeunes aristocrates l’accompagne dans ses aventures. Ce sont ces aventures bouffonnes et burlesques qui occupent les à peu près mille six-cent pages du roman Le Berger extravagant de Charles Sorel. Divisé en quatorze livres et accompagné d’un commentaire, cet ouvrage paraît anonyme en 1627, et connaît dans la première moitié du xviie siècle un succès tout à fait remarquable qui est à la base de deux éditions, quinze réimpressions, deux traductions, en anglais et en hollandais, et une version théâtrale éponyme, la comédie de Thomas Corneille représentée en 1652 et imprimée l’année suivante3. L’auteur de cet ouvrage dont l’hypotexte, vous l’aurez reconnu, est le Don Quichotte, est aussi l’inventeur du terme “antiroman”: Charles Sorel réédite en effet son Berger extravagant en 1633, avec quelques variantes dont la plus importante réside dans le titre, qui se transforme pour cette deuxième édition en L’Anti-roman, ou l’histoire du berger Lysis4.
3Curieusement, donc, la première occurrence de ce terme en langue française se fait à une époque, le premier xviie siècle, où le canon du roman moderne doit encore se fixer et se préciser.
4Il faut en effet rappeler que, tout le long du Grand Siècle, et les dictionnaires de l’époque en sont les témoins, le terme “roman” s’appliquait à une catégorie précise de fiction. Lisons la définition du dictionnaire de l’Académie Française de 1694:
roman. s. m. Ouvrage en prose, contenant des advantures fabuleuses, d’amour, ou de guerre. Les vieux romans. les romans modernes. Le roman de Lancelot du Lac, de Perceforest. le roman de la Rose. le roman d’Amadis. un roman nouveau. le roman d’Astrée, de Polexandre, de Cyrus, de Cassandre5.
5Dans cette entrée lexicographique, la production romanesque est séparée en deux: d’une part les vieux romans, les romans de chevalerie et allégoriques issus du Moyen-âge; de l’autre, les romans de la première partie du xviie siècle: romans pastoraux, dont l’Astrée d’Honoré d’Urfé est le plus célèbre (publié entre 1607 et 1627), sentimentaux et héroïques, comme Polexandre (1637) de Gomberville, le Grand Cyrus (1649-1653) de Mlle de Scudéry et Cassandre (1642-1649) de La Calprenède. Pour une première définition du genre romanesque dans un texte théorique il faut notamment regarder à la Lettre-Traité sur l’origine des romans (1670) de Pierre-Daniel Huet: «ce que l’on appelle proprement roman sont des histoires feintes d’aventures amoureuses, écrites en prose avec art, pour le plaisir et l’instruction des lecteurs»6.
6Par ailleurs, dans sa Bibliothèque Françoise7, une sorte de recensement de textes qu’un homme cultivé devrait avoir lu, Sorel regroupe d’une part les romans de chevalerie et de bergerie, de l’autre les romans vraisemblables et les nouvelles, ce qui nous permet de mieux comprendre la signification de son projet antiromanesque: comme il l’affirme dans sa préface au roman de Lysis, il veut «travailler pour l’utilité publique», «démasquer les conteurs de mensonges» en réalisant «[…] un livre qui se moquast des autres, et qui fut comme le tombeau des Romans, et des absurditez de la poesie»8. Sa cible était donc non pas la fiction, mais l’invraisemblance de la fiction; essentiellement ce que la critique anglo-saxonne appelle romance, la narration qui relève du fabuleux, l’écriture qui relève du mythos; au début du xviie siècle le roman moderne (c’est à dire, dans la terminologie anglaise, le novel, qui représente la vie commune, et qui relève de la réalité) était encore à ses exordes. On parlait à l’époque d’histoire comique pour désigner cette nouvelle forme de narration en prose, ancrée dans la réalité (comique ne signifie à l’époque autre chose que «provenant de la comédie» pris dans la vie commune, dans le quotidien et donc dans la réalité), ou tout simplement vraisemblable. Les histoires comiques telles que l’Histoire comique de Francion de Charles Sorel (1623), Le Roman comique de Paul Scarron (1651-1657) et Le Roman bourgeois d’Antoine Furetière (1666) héritent de la tradition du roman picaresque.
7Notre propos aujourd’hui est de remonter à la source première du mot et de la notion d’antiroman, pour examiner cet ouvrage sorélien du premier xviie siècle et essayer d’éclaircir un peu le discours théorique sur une catégorie conceptuelle parfois superposée au terme nouveau roman, utilisée par la critique du xxe siècle non sans ambiguïté. En effet, ce n’est pas seulement l’instabilité du substantif roman à compliquer les choses, mais aussi le préfixe anti-, qui renvoie à plusieurs dimensions possibles. On retrouve dans le discours critique contemporain au moins trois acceptions: l’antiroman se situerait en face de, à l’opposé du romanesque, et serait à concevoir dans sa dimension critique, devenant une sorte de discours polémique qui s’en prend au roman dans son contenu comme dans sa forme. Dans une deuxième acception, c’est la dimension parodique à être soulignée: il s’agirait donc de la reprise, du détournement, de la réécriture d’ouvrages antérieures. En troisième lieu, on souligne la prévalence de la dimension métafictionnelle de l’antiroman, le métadiscours romanesque visant la dénudation des procédés narratologiques traditionnels.
8Cependant, il nous semble possible affirmer que, dès son émergence, l’antiroman n’est ni exclusivement critique, ni simplement parodique, ni métafictionnel tout court: le genre antiromanesque est dès ses débuts lié à une praxis et habite un espace plus positif, et non pas exclusivement destructif.
9Nous nous pencherons brièvement, et sans souci d’exhaustivité, dans un premier temps sur l’émergence du terme antiroman dans le discours critique au xxe siècle, avant d’examiner de près Le Berger extravagant, en essayant de répondre à deux questions. La première porte sur les caractéristiques du premier antiroman de l’histoire littéraire française, que nous essayerons de définir. Pour ce faire, nous serons amenés à évoquer le courant libertin, une constellation philosophique et littéraire destinée à traverser tout le Grand Siècle, et qui aboutit au siècle suivant, non sans subir des modifications importantes; notre questionnement portera donc sur le rapport entre l’écriture romanesque et l’énonciation libertine; étant donné la dangerosité de l’expression idéologique à une époque où la censure était encore plus redoutable qu’aujourd’hui, la pensée libertine devait faire recours à un certain nombre de stratégies énonciatives et narratologiques. Ces stratégies auraient-elles trait avec la configuration de l’antiroman sorélien?
10Ensuite, nous nous demanderons s’il serait possible de postuler l’existence d’un prototype antiromanesque, né au xviie siècle, qui inaugurerait le paradigme antiromanesque, et qui ne serait pas la simple pars destruens d’un discours romanesque précédent, mais qui ouvrirait à une nouvelle méthode, une pars construens de l’écriture fictionnelle.
11C’est notamment à Jean Paul Sartre que nous devons l’émergence de cet outil conceptuel au xxe siècle. Dans sa préface à Portrait d’un inconnu de Nathalie Sarraute (1948), il fait référence à un certain nombre d’«œuvres vivaces et toutes négatives qu’on pourrait nommer des anti-romans» (parmi lesquels il cite les romans de Nabokov et Les Faux-Monnayeurs de Gide) pour affirmer tout de suite après:
Les anti-romans conservent l’apparence et les contours du roman; ce sont des ouvrages d’imagination qui nous présentent des personnages fictifs et nous racontent leur histoire. Mais c’est pour mieux décevoir: il s’agit de contester le roman par lui-même, de le détruire sous nos yeux dans le temps qu’on semble l’édifier, d’écrire le roman d’un roman qui ne se fait pas, qui ne peut pas se faire. […] Ces œuvres étranges et difficilement classables ne témoignent pas de la faiblesse du genre romanesque, elles marquent seulement que nous vivons à une époque de réflexion et que le roman est en train de réfléchir sur lui-même9.
12La classification opérée par Sartre est décidément extensive: il semble en effet consentir l’élargissement de cette catégorie à une série de romans qui ne se posent pas, en principe et explicitement, comme des antiromans; en outre, il en souligne le caractère destructif; de plus, il semble attribuer à la contemporanéité l’intérêt à exploiter les ressorts de la metanarration (la réflexion du roman sur lui-même). Ce développement antiromanesque serait en quelque sorte paradoxal, parce qu’on récrirait un roman pour contester un roman10. Dans la suite de sa préface, toutefois, Sartre souligne la tentative de Sarraute de faire sauter la perception du quotidien, désigné comme le «règne du lieu commun», à l’aide de l’émergence d’une série d’hésitations et incertitudes, capables de déclencher l’authenticité de l’existence humaine.
13Quelques années plus tard, en 1965, Jean Pierre Faye, philosophe et écrivain, qui figure parmi les fondateur de la revue d’avant-garde «Tel Quel», reprend ce terme en dédiant un article titré Surprise pour l’anti-roman11, précisément au Berger extravagant, pour aboutir à la fin du même au questionnement sur l’écriture romanesque contemporaine. Selon Faye, Le Berger extravagant serait caractéristique de la prévalence de la vue à l’époque baroque. Le problème fondamental résiderait, selon Faye, précisément dans le rapport entre la vie et la vue: le Grand Siècle (Descartes avant tous) avait voulu faire coïncider l’imaginaire avec la vue, et la vie avec le réel; mais la vie «s’est bien mise à porter avec elle désormais, en guise d’appendice monstrueux, une image bien plus vraie qu’elle-même: […] le fantastique quotidien»12: paradoxalement, selon Faye, la chasse aux périls de l’imagination aurait engendré, au cours des siècles, la filière de la mystery novel et, plus récemment, la science-fiction.
14Il faut attendre 1982 pour que Gérard Genette dans Palimpsestes13 précise et restreigne l’horizon de l’antiroman, en termes plus formels et opérationnels. Il fait de l’antiroman un des modes de l’intertextualité; il s’agirait d’une «pratique ipertextuelle complexe», ayant comme hypotexte fondamental Don Quichotte. Genette fixe cinq critères pour l’individuation de l’antiroman, dont trois relèvent de la matière, et deux de la forme employée dans la narration:
le principal et essentiel critère serait la présence d’un délire que Genette appelle «operateur principal» de l’antiroman: le héros est un personnage atteint de folie romanesque, qui lui empêche de déchiffrer la réalité autrement qu’à travers le code qu’il a appris en lisant la littérature (chevaleresque dans le cas du Don Quichotte, pastorale pour Le Berger extravagant);
émergence de l’imitation consciente ou simulation de la folie: le héros n’est pas constamment fou, mais il semble parfois simuler la folie, refusant de croire à la réalité quotidienne;
la mystification externe: les personnages secondaires, s’apercevant de la folie du héros, en profitent, tout en organisant des ruses pour se moquer de lui;
présence du pastiche ou caricature du langage des romans antécédents: les héros des antiromans s’expriment oralement (ou en produisant des poésies, billets, lettres), où ils reprennent le langage de leurs idoles littéraires, en l’estropiant et, ce faisant, produisent des effets comiques;
présence d’une critique sérieuse (ou méta critique) des procédés narratologiques romanesques14.
15Le point de force de l’analyse genettienne réside dans sa précision: il nous fournit des critères sur lesquels nous nous appuierons aussi pour l’examen du roman qui nous intéresse ici. Pourtant, cette précision est aussi sa limite: rétrécissant ainsi le champ des antiromans, seulement une dizaine de textes de la littérature française pourraient rentrer dans cette catégorie (dont le Berger extravagant de Sorel, mais aussi le Pharsamon et le Télémaque travesti de Marivaux); l’un des plus célèbres antiromans du xviiie siècle, Jacques le fataliste et son maître, resterait exclu de ce cercle, comme par ailleurs la presque majorité des nouveaux romans du xxe. D’autre part, d’après l’examen du roman sorelien, nous relèverons des caractéristiques qui ne sont pas prises en compte par Genette, mais qui sont, à notre avis, fondamentales pour comprendre le sens de la genèse du genre antiromanesque et son importance, bien au-delà de la réussite artistique du texte même; toutes ces caractéristiques ont trait avec la réflexion sur le rapport entre réalité et illusion, et ont des implications à la fois sur la structure et sur les stylèmes de la narration.
16La critique du xxe siècle redécouvre Charles Sorel après un long oubli: cet auteur trouve tout récemment ses lettres de noblesse avec l’entrée aux programmes de l’Agrégation qui, comme vous le savez, consacrent l’appartenance d’un écrivain au canon de la littérature française. Il est pourtant vrai que cet homme de lettres demeure une sorte d’énigme pour nous. Sa date de naissance reste vague (entre la fin du xvie et 1600) et son œuvre nettement disparate (on a plusieurs fois employé le terme “polygraphe” pour le définir). Dans un premier temps, c’est le genre romanesque à l’intéresser: le Palais d’Angélie et L’Orphise de Crysante remontent à 1622, L’Histoire comique de Francion est publié en 1623, Polyandre en 1648. À partir de 1638, devenu historiographe du Roi – charge qui désigne à la fois un titre, une fonction institutionnelle et une pension d’Etat – Sorel se dédiera progressivement à l’écriture de textes didactiques et théoriques, tels que La Science Universelle (1641), La Bibliothèque Françoise (1664), De la Connoissance des bons livres (1671). Dans sa jeunesse il fréquente des cercles libertins, collabore avec Théophile de Viau, et semble être influencé par ce courant philosophique et littéraire, sur lequel nous ne nous attarderons pas ici. Il suffira de rappeler qu’il ne s’agit pas d’une véritable doctrine philosophique, mais plutôt d’une forme contestataire de pensée qui porte sur les piliers fondamentaux de la société de l’époque (la scolastique, la religion, la politique, la morale commune) il s’agit donc d’une attitude, celle de la libre pensée (à l’époque on parle d’esprits forts) qui, sur le plan littéraire, se manifeste grâce à un groupe d’intellectuels qui se retrouvent autour de la figure de Théophile de Viau, tels que Boisrobert, Saint-Amant, Tristan l’Hermite, une jeunesse aristocratique qui partage le goût pour la libre pensée et le goût du plaisir, influencée à la fois par l’épicurisme et par le cynisme des Anciens. La pensée libertine se manifeste assez ouvertement en littérature jusqu’en 1622, date de la publication anonyme du Parnasse satirique, un recueil de poèmes licencieux et irrévérencieux, qui satirisent à la fois l’esprit dogmatique, l’intolérance religieuse, l’amour idéalisée et pétrarquiste. Théophile de Viau est arrêté sous l’accusation d’en être l’auteur, on déclenche un long procès qui terminera dans un premier temps avec la condamnation au bûcher, qui se transformera après en incarcération à la Conciergerie, dans des conditions épouvantables qui le conduiront à la mort, à trente-six ans, en faisant ainsi de lui (plus tard, quand il sera redécouvert grâce à un autre Théophile, à savoir Gautier) l’emblème de la liberté de conscience et de la jeunesse foudroyée par l’intolérance.
17À partir donc de 1623 il deviendra plus dangereux d’expliciter des positions libertines, et c’est alors que se déclenchera la caractéristique fondamentale de l’écriture libertine: la dissimulation. Le libertin se masque, l’ambigüité de son écriture sera constante, appelant le lecteur à l’exercice herméneutique. La pensée libertine se déguise par l’intermédiaire de différents expédients rhétoriques – le paradoxe, la contradiction, l’implicite, l’allusion… Ce n’est pas un hasard si l’un des emblèmes des libertins est la seiche, qui se dissimule sous le sable et, qui plus est, en se servant de l’encre. Sorel participe de ce mouvement, au moins dans son jeune âge, et les traces les plus évidentes de cette appartenance se retrouvent dans l’Histoire comique de Francion: mais, c’est notre avis, Le Berger extravagant n’en est pas exempt, et ses positions idéologiques ont trait avec ses stratégies narratologiques et rhétoriques.
18Revenons donc au Berger. Son héros, Louis/Lysis, est un fou, atteint de folie romanesque: les deux premiers critères genettiens (délire opérationnel et simulation consciente ou imitation de la folie) coexistent dans son profil. Pourtant une troisième caractéristique est présente, qui nous paraît particulièrement significative: le rapport du héros et de la narration sorélienne avec la théâtralité. La spectacularisation de la scène sociale, on le sait, est un trait typique de la vie publique au xviie siècle français, où l’ostentation des rapports sociaux, et surtout des hiérarchies sociales, est essentielle. Sorel semble reprendre cette propension sociale, tout en lui conférant une dimension particulière. Dans plusieurs textes théoriques Sorel se démontre au courant des problèmes de la vie théâtrale de l’époque et ne cesse pas de souligner l’affinité des genres romanesque et théâtral; il ne sera jamais un auteur théâtral, mais la réflexion sur la représentation, ses plaisirs et son utilité, est parmi ses intérêts principaux.
19Dans le Berger, comme nous l’avons vu, dès l’incipit du roman, cette dimension est mise en évidence, ce que Sorel explique ainsi dans les Remarques: «Ce commencement d’histoire est aussi comme une ouverture de Théâtre, où la toile est levée, un homme parait soudain et récite les vers de son personnage»15. La théâtralité est un trait du caractère de Lysis: son cousin explique que, avant de vouloir devenir berger, il voulait être comédien16; c’est donc un rôle qui semble le fasciner, une identité jouée et autre par rapport à celle que son destin allait lui préparer, celle de marchand de soie, et aussi un espace qui lui permet, tout comme le jeu du travestissement, qu’il emploie souvent dans ses aventures, d’exister dans l’interstice créatif du rapport conscient entre illusion et réalité. Notre héros semble capable – et il le démontre à plusieurs reprises, quand ses aventures se font dangereuses – de se mettre à l’abri des dangers véritables: par exemple, il se jette dans une rivière, à l’imitation de Céladon, héros de l’Astrée, mais non sans avoir pris avec lui des vessies de porc qui l’aideront à ne pas se noyer véritablement; pendant sa “métamorphose” végétale, à laquelle il semble croire quand il se glisse à l’intérieur du tronc, il se répare avec un bonnet d’écorce, pour se protéger de la pluie. Cette dimension de pseudo-folie lui permet de jouir pleinement de sa liberté; ses capacités cognitives ne sont pas atteintes: c’est l’hypertrophie de l’imagination qui lui cause cette extravagance. Comme Don Quichotte, il n’est pas toujours plongé au centre de sa folie, et Sorel nous l’explique dans son commentaire au texte: «son esprit s’est tousjours fait paraitre subtil parmi ses plus grandes extravagances»17; «Lysis n’est pas insensé tout à faict, car j’ai fait voir qu’il avoit souvent de bons intervalles»18. Cette duplicité et cette attitude théâtrale se révèlent dans un épisode central du roman, quand, retourné à Paris, Lysis assiste à une représentation de pastorale à l’Hôtel de Bourgogne, en se jetant sur la scène au moment où la bergère est enlevée par un satyre, et déclenchant ainsi une bagarre dans le théâtre. Tout le long de ses aventures, il proposera la dramatisation d’épisodes mythiques (comme la mise en scène de l’enlèvement de Proserpine); il demandera aux jeunes aristocrates de changer de nom et d’assumer des rôles différents: et le narrateur, à ce point-là, nommera les personnages non plus avec leur prénom, mais avec les noms des divinités aquatiques ou des monstres infernaux qu’il représentent. Le dédoublement d’identité ne touche donc pas uniquement le héros, se révélant capable d’influencer, dans une certaine mesure, même le narrateur. Les personnages secondaires, qui selon les critères de Genette auraient dans l’antiroman la fonction de mystification du fou, perdent leur capacité de contrôler ce jeu, se faisant complices malgré eux de cette folie, participant à une réalité autre par rapport à celle dans laquelle ils croyaient être plongés. La folie et le jeu de l’imagination semblent donc devenir des facteurs d’enrichissement de l’existence humaine, ce qui explique le commentaire de l’un des personnages: «pour être heureux au monde, il faut être Roi ou fou; parce que si l’un a des plaisirs en effet, l’autre en a par imagination. Qui ne peut donc être Roi, tâche de devenir fou»19.
20Dans l’antiroman sorélien la théâtralité est présente au niveau narratif et, pour ce qui concerne le statut des personnages, se précise en tant qu’instabilité identitaire. Le héros se dédouble, en prenant un nouveau nom (et, par ailleurs il possède un double dans le personnage du valet Carmelin), et son instabilité influence les autres personnages, ainsi que le narrateur même, et dans une certaine mesure le lecteur.
21D’autre part, dans les mécanismes de la narration sorélienne, un autre élément est essentiel, qui n’est pas pris en considération par Genette: c’est la multiplication des points de vue. En effet, le mécanisme narratif du Berger est polyédrique. L’histoire de Lysis, racontée par un narrateur hétérodiégétique, enchâsse des narrations secondaires à la première personne, parfois intra parfois extradiégétiques, situées dans le passé par rapport au temps de la narration principale. Les narrations secondaires intradiégétiques, qui sont aussi les plus nombreuses, permettent la multiplication des points de vue par rapport à un seul épisode raconté par plusieurs narrateurs, donnant donc lieu à une narration polyphonique. Ce procédé représente déjà, en lui-même, une innovation importante et un signal de remise en discussion du pacte de lecture traditionnel. Le jeu kaléidoscopique des différentes versions du même épisode indique la possibilité d’une infinité de narrations: la reconstruction de la “vérité” de l’Histoire est livrée à l’esprit critique du lecteur.
22Il ne manque non plus le procédé de l’intervention de la voix du narrateur au niveau diégétique: cette technique est exploitée par Sorel avec une fréquence moins élevée par rapport à ses successeurs, mais elle est quand même présente. Ce qui plus est, cette force de polyphonie narrative est amplifiée par les Remarques sur les XIV livres: un commentaire ponctuel et précis de toutes les facettes du roman, juxtaposé au texte dans l’édition 1627, intercalé à la fin de chaque livre dans l’édition 1633. Il s’agit d’une tentative de cataloguer toutes les explications possibles de la narration, en évoquant les autorités, mais surtout en reprenant en examen tous les choix narratifs, y compris ceux qui ont été éliminés par l’auteur. Sorel emploie la digression pour justifier ses choix: Fausta Garavini a parlé d’un véritable feu d’artifice20 de critiques, commentaires, interprétations et réinterprétations. La véritable vocation du Berger extravagant est celle d’un “ouvrage ouvert”, qui possède en lui-même tous les mondes possibles qui sont signalés à côté du texte, comme autant de routes à parcourir à partir d’une succession de faits, réels ou imaginaires: c’est exactement le chemin qu’emprunteront Scarron, Furetière, Diderot, pour en rester à l’antiroman dans la littérature d’Ancien Régime. La folie de Lysis qui, dans la lecture genettienne, consiste dans le délire, la simulation, la mystification, trouve sa signification dans un horizon sémantique plus vaste, ouvrant la voie des mondes possibles, ce qui semble être au cœur du projet sorélien de l’antiroman, au-delà des motifs du délire, de la simulation et de la mystification.
23Le quatrième critère proposé par Genette concerne la caricature ou pastiche du langage des romans précédents. Dans Le Berger extravagant, pourtant, ce n’est pas véritablement le procédé du pastiche qui se déclenche le plus souvent (à l’exception du personnage de Carmelin, du valet), mais plutôt le contraste entre un langage haut et raffiné, celui de Lysis, qui s’exprime comme un personnage de roman pastoral, et celui qui relève de la réalité, en particulier le langage des vrais paysans, qui ne comprennent rien au référent culturel de Lysis, et qui n’arrivent donc pas à communiquer avec lui. Un exemple parmi d’autres: quand Lysis rencontre pour la première fois un berger, il lui adresse ce discours: «Gentil berger, songes-tu aux rigueurs de Clorinde? […] Montre-moi de tes vers, ie te prie», et il reçoit comme réponse: «ie ne sais pas ce que vous me voulez dire de Coq d’Inde […] et pour des vers, si ce sont des vers de terre que vous me demandez, j’en ai chez nous plein le cul d’une bouteille»21.
24Plutôt que de pastiche, il faudrait donc parler d’effet de choc, qui est à la base du malentendu, du contraste entre le monde imaginaire et le monde réel. Il ne s’agit donc pas, pour le Berger extravagant, tout simplement de ridiculiser les stéréotypes des discours hypercodifiés présents dans les romans précédents; mais le réemploi citationnel opéré, dans le langage comme dans le contenu des épisodes de l’antiroman, crée une nouvelle configuration narrative, ce qui explique l’affirmation de Sorel contenue dans la préface:
Je me moquerai de ceux qui diront qu’en blâmant les romans, j’ai fait un autre Roman. Je repondray qu’il n’y a rien ici de fabuleux et, qu’outre que mon berger représente en beaucoup d’endroits de certains personnages qui ont fait des extravagances semblables aux siennes, il ne lui arrive point d’aventures qui ne soient véritablement dans les autres auteurs: tellement que par un miracle étrange, de plusieurs fables ramassées, j’ai fait une Histoire véritable22.
25L’intertextualité est ici reconnue et revendiquée, et elle vise à autre chose qu’à une simple parodie: elle permet la transformation de l’étoffe romanesque, qui d’invraisemblable devient vraie: parce que citer, enlever un texte de son contexte, le prive de ses référents premiers (donc, le monde bucolique des bergers des pastorales) et met en évidence son essence réifiée. C’est aussi le cas de la réécriture des mythes à laquelle Sorel se livre dans certaines narrations secondaires (le ravissement de Proserpine ou le mythe de Narcisse): comme nous l’avons démontré ailleurs23, il reprend le mythe à partir de sa version littéraire la plus célèbre, et il le réécrit mais non pas tout simplement le renversant, le parodiant, et même pas en le rendant tout simplement vraisemblable: il fait plus, il l’enrichit avec des éléments narratifs (par exemple, transformant le mythe de Narcisse dans une véritable histoire de formation) qui créent donc une nouvelle configuration mythologique.
26Pour ce qui concerne le dernier critère genettien, la présence d’une critique sérieuse aux procédés narratifs traditionnels relevant du romance, il est largement présent à la fois dans la diégèse et dans le commentaire contenu dans les Remarques.
27La poétique romanesque de Sorel, nous l’avons compris, est complexe. Longtemps on a estimé incohérent son projet esthétique, mais aujourd’hui on s’est aperçu qu’il relève d’une ambigüité irréductible, ce qui constitue, à notre avis, un des premiers et plus importants signaux à la fois de sa position idéologique et de sa poétique. La diffraction entre le projet explicite et la réalisation de son écriture romanesque est une composante essentielle de cette ambiguïté, le reflet esthétique d’une position idéologique, sur laquelle nous voulons nous arrêter pour terminer ce survol de son antiroman.
28Dès le commencement du premier livre des Remarques, Sorel réclame son intention d’éclaircir son texte et de répondre à ceux qui l’ont critiqué; voici ce qu’il affirme: «Ie ne laisseray pas non plus en arriere les occasions où ie pourray montrer qu’il y a de la doctrine aux endroits où l’on croyait qu’il n’y eut que de la bouffonnerie, & ie releveray quelquefois les choses les plus basses par mes explications que l’on verra que c’est tout autre chose que ce que l’on pensoit»24.
29Cette déclaration signale que le texte doit être déchiffré à l’aide d’un commentaire qui peut donner plus de dignité à des éléments apparemment bas; mais Sorel continue: «Tout cecy est un exercice d’esprit, où par des propos ambigus il semble que ie blame ce que ie loüe, & il semble aussi que ie loüe ce que ie blasme quelquefois»25.
30Là, l’exercice critique se fait plus fin et plus complexe par rapport à la simple comparaison entre texte et paratexte: le doute interprétatif, sur lequel repose toute la théorie de la dissimulation à la base de l’écriture libertine du xviie siècle, répond précisément à ce même impératif de remise en question de l’apparence, d’oscillation de l’exégèse, de recherche du message caché, ce qui implique une position critique de la part du lecteur. En particulier, nous pouvons remarquer que tous les thèmes affectionnés par les libertins (retour à la Nature, à l’amour charnel; refus de la scolastique; refus des dogmes religieux…) sont présents dans Le Berger, et tout particulièrement l’attaque contre les superstitions, contre la crédulité du peuple, ce qui engendrera, nous le savons bien, à partir de la fin du xviie, avec Fontenelle notamment et son De l’Origine des fables (1680) la critique aux dogmes religieux opérée par les philosophes des Lumières.
31La forme antiromanesque sorélienne, tout en soulignant à plusieurs reprises le piège dans lequel risque de tomber le lecteur ingénu, met en évidence tout court et tout simplement le risque de la crédulité: de la superstition aux dogmes religieux le chemin est bref. D’autre part, notre berger est extravagant: cet adjectif, dans les discours apologétiques du premier xviie siècle, est souvent utilisé pour désigner les libertins, accusés de trop s’éloigner des opinions communes…
32Dimension théâtrale, multiplication des points de vue, intervention d’auteur dans le texte, ouverture du texte à plusieurs mondes possibles, renversement des clichés linguistiques et narratifs, ambigüité interprétative, sollicitation à une prise de distance critique par rapport aux dogmes et aux croyances autant qu’à l’illusion de réalité opéré par la narration: ce sont là les stratégies de l’antiroman sorélien, qui constituent, à notre avis, beaucoup plus qu’une simple parodie de la tradition romanesque, ou de contraste à une tradition littéraire précédente, et qui ne se réduisent pas à une simple imitation du picaresque.
33En critiquant et en attaquant les vieux romans, on propose un projet s’opposant à la répétition stérile du déjà vu, des clichés romanesques désuets; et pour le comprendre il ne suffit pas, à notre avis, de repérer des traits formels de la narration, comme le propose Genette, mais il est nécessaire de regarder à la sémantique du texte, dans sa dimension de contenu et de forme, ainsi que dans son encadrement historique.
34L’émergence d’un paradigme antiromanesque, en même temps et en parallèle avec la naissance du roman moderne, peut alors témoigner de la dialectique féconde du questionnement sorélien sur le rapport entre réalité et fiction, ce qui engendre la sollicitation de l’esprit critique du lecteur: et cet éveil se réalise, de façon significative, au moment même de l’irruption de la réalité au cœur du roman.
Notes de bas de page
1 Ch. Sorel, Le Berger extravagant. Ou parmy des fantaisies amoureuses on void les impertinences des Romans & de Poësie [1627-1628], Genève, Slatkine Reprints, 1972, p. 1.
2 Ivi, p. 3.
3 T. Corneille, Le Berger extravagant. Pastorale Burlesque, Rouen, L. Maury et Paris, G. de Luyne, 1653.
4 L’Anti-roman, ou l’histoire du Berger Lysis, accompagnée de ses Remarques, Paris, Toussainct du Bray, 1633-1634. Si la première édition est anonyme, la deuxième sort sous le nom de plume de Jean de la Lande; dans son traité La Bibliothèque Françoise, Sorel consacre un long commentaire à son roman, sans pourtant s’en attribuer la paternité.
5 Dictionnaire de l’Académie Française [1694], dans http://0-artfl--project-uchicago-edu.catalogue.libraries.london.ac.uk/content/dictionnaires-dautrefois.
6 P.-D. Huet, Lettre-Traité sur l’origine des romans [1670], N.L.M. Desessarts, 1799, p. 3.
7 Ch. Sorel, La Bibliothèque Françoise [1664; 16672], Genève, Slatkine Reprints, 1970.
8 Id., Le Berger extravagant cit., pp. 8-9.
9 J.-P. Sartre, Introduction, dans N. Sarraute, Portrait d’un inconnu, Paris, Gallimard, 1956, pp. 7-14; pp. 7-8 (c’est nous qui soulignons).
10 Alain Robbe-Grillet, on le sait, critique l’emploi du terme: «nos bons critiques ont, chaque fois, prononcé quelques-uns de leurs mots magiques; avant-garde, laboratoire, anti-roman; c’est-à-dire: fermons les yeux et revenons aux saines valeurs de la tradition française» (Pour un Nouveau Roman, Paris, Éd. de Minuit, 1963, p. 26).
11 J.-P. Faye, Surprise pour l’anti-roman, «Lettres nouvelles», 13, 1965, pp. 5-27; plus tard, publié dans Le Récit unique, Paris, Seuil, 1967, pp. 35-55.
12 Ivi, pp. 52-53.
13 G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, pp. 164-175.
14 Ivi, pp. 169-170.
15 Ch. Sorel, Remarques sur les XIV livres du Berger extravagant […], dans Le Berger extravagant cit., Remarques sur le l. I, p. 15.
16 Id., Le Berger extravagant cit., l. I, p. 34.
17 Id., Remarques cit., Remarques sur le livre X, p. 461.
18 Id., Remarques cit., Remarques sur le livre XIV, p. 747.
19 Id., Le Berger extravagant cit., l. III, p. 477.
20 A.L. Franchetti, Il Berger extravagant di Charles Sorel, Firenze, Olschki, 1977, p. 77.
21 Ch. Sorel, Le Berger extravagant cit., pp. 40-41.
22 Ivi, pp. 10-11.
23 L. Rescia, Il mito di Narciso nel “Berger extravagant” di Charles Sorel, «Studi francesi», 117, 1995, pp. 457-466.
24 Ch. Sorel, Remarques cit., Remarques sur le livre I, p. 5.
25 Ivi, p. 61.
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