Le roman et ses cadavres: le cas Céline, le cas Aragon
p. 21-51
Note de l’éditeur
Transcription réalisée par R. Sapino et revue par l’auteur. Propos improvisé à partir de Ph. Forest, Un Cas d’école et des tas de cadavres, «Télérama», spécial Céline, juin 2011 et de Id., Aragon, Paris, Gallimard («NRF Biographies»), 2015.
Texte intégral
1Il existe en Français une expression dont je sais qu’elle existe aussi en anglais – j’ignore si elle existe en italien –: on parle parfois des cadavres ou des squelettes qui se trouvent dans les placards. C’est une expression qui sert à désigner les crimes qui ont eu lieu autrefois, dans un passé plus ou moins lointain, mais dont le souvenir continue à hanter le présent; l’odeur en décomposition de ces cadavres ne se laisse jamais très longtemps oublier des vivants. Il y a beaucoup de cadavres dans le placard de la littérature du xxe siècle, et particulièrement dans le placard de la littérature française du xxe siècle. Pourquoi? Eh bien parce que la littérature française du xxe siècle s’est rendue coupable – ou en tout cas complice – des grands meurtres de masse qui ont caractérisé le siècle passé, du côté des grandes idéologies totalitaires, notamment le nazisme et le stalinisme. Dans le cas de la littérature française il y a deux écrivains dont on convoque toujours l’exemple dans un tel contexte, de façon à discréditer parfois ce que fut la grande littérature française du xxe siècle: ces deux écrivains, ce sont d’une part Louis-Ferdinand Céline et d’autre part Louis Aragon, qu’on peut tenir – bien sûr c’est un jugement de valeur qui n’engage que celui qui l’émet – comme les deux plus grands écrivains français du xxe siècle après Proust.
2Or, il se trouve que ces deux écrivains se sont rendus coupables, ou en tout cas complices, d’un grand meurtre de masse: Céline par le soutien complexe, mais réel, qu’il a apporté idéologiquement et littérairement à l’hystérie antisémite qui a été propagée par l’Allemagne nazie, avec un relais très évident et très réel dans la France de la première moitié du xxe siècle et puis dans la France du gouvernement de Vichy; et puis, en ce qui concerne Aragon, en raison du soutien que depuis le début des années Trente et jusqu’à sa mort il a apporté à l’Union Soviétique et notamment à l’époque où celle-ci était dominée par Staline, avec les crimes que l’on sait désormais mais sur lesquels Aragon a très longtemps fermé les yeux. Donc le cas Céline et le cas Aragon nous amènent à réfléchir sur les relations qui s’établissent entre littérature et politique, et sur la question très classique et très ancienne, mais toujours actuelle, de ce qu’on peut appeler l’engagement des écrivains ou en tout cas la responsabilité de ceux-ci. Si bien qu’aujourd’hui encore rapprocher le romancier du Voyage au bout de la nuit et le romancier du Paysan de Paris ou de La Défense de l’infini est devenu un exercice critique un peu convenu, auquel ne manque jamais une certaine doxa journalistique – justement lorsqu’on entreprend de disqualifier la grande littérature française du xxe siècle en raison des coupables aberrations idéologiques dont cette littérature a été, comme je l’ai déjà dit, complice.
3Je vais organiser mon propos de la manière suivante: je vais d’abord montrer en quoi le cas Céline et le cas Aragon appellent justement une mise en parallèle, ce qui m’amènera à faire un peu d’histoire littéraire et à rappeler brièvement qui furent ces deux écrivains et dans quelle mesure il est légitime d’engager entre eux une certaine forme de dialogue (dialogue qui de fait a eu lieu, puisque Céline et Aragon étaient contemporains; je montrerai comment, au début des années Trente, il y a eu une sorte de proximité passagère mais réelle entre eux). Le premier point de mon propos sera donc plutôt d’ordre historique et littéraire; puis, dans un second temps, j’essaierai de prendre un peu de hauteur, d’altitude, et de réfléchir de manière plus théorique, générale, voire philosophique, sur cette question des relations entre roman et idéologie, telle que nous amène à la penser le double cas de Céline et d’Aragon.
4Tout d’abord, qu’en est-il de cette proximité entre Céline et Aragon? Qu’est-ce qu’on voit surgir si on se livre au jeu des portraits parallèles ou des vies parallèles, comme le disait Plutarque dans l’antiquité? Le premier point sur lequel il convient d’insister est d’ordre à la fois historique et biographique: ce qui rapproche d’abord Céline et Aragon c’est l’expérience précoce et répétée de la guerre qui les a marqués à titre personnel mais qui a marqué également toute leur œuvre. Céline a été parmi les premiers combattants français de la Première guerre mondiale en tant que cuirassier (ce qui le rapproche par exemple d’un autre grand écrivain français, Claude Simon, qui pendant la Seconde guerre mondiale a fait lui aussi la guerre à cheval) et dans des circonstances assez désastreuses, puisque bien sûr cette manière de combattre était un vestige de la guerre du xixe siècle à une époque où se préparait à déferler une barbarie technique et mécanique d’une tout autre nature et d’une tout autre ampleur. Céline a fait la Première guerre mondiale, il a été un des premiers blessés français dans les premiers mois – je crois même dans les premières semaines – du conflit; Aragon, qui était un peu plus jeune que Céline, a fait lui aussi la guerre mais dans les tous derniers mois du conflit, puisqu’il a été mobilisé en 1918, à un moment où la guerre redoublait de violence et où d’ailleurs une grande hésitation régnait sur les champs de bataille. J’y ai souvent réfléchi dans mes romans, et notamment dans Le Siècle des nuages, mais il y a bien sûr quelque chose qui est de l’ordre de l’illusion rétrospective: une fois qu’on connaît la manière dont les événements ont tourné, on a l’impression que les acteurs eux-mêmes étaient dans le savoir de quelque chose que pourtant ils ignoraient. Pour nous 1918 est le moment où la guerre se termine bientôt par la victoire française sur l’Allemagne, mais à l’époque, en vérité, la chose se décidait à vraiment peu de choses et lorsque Aragon est mobilisé en 1918 beaucoup d’observateurs s’attendent plutôt à une victoire finale de l’Allemagne. Aragon est mobilisé, mais en tant que médecin auxiliaire (il a fait des études de médecine), il va se retrouver du côté de Verdun, du côté du Chemin des Dames et il va d’ailleurs s’engager de manière très courageuse, puisqu’il sera décoré de la croix de guerre pour faits de bravoure et il échappera de peu à la mort.
5La guerre est partout dans les romans de Céline, elle est partout également dans les romans d’Aragon. Comme vous le savez, Céline évoque la Première guerre mondiale au début du Voyage au bout de la nuit, il revient sur cet épisode dans un roman inachevé qui s’intitule Casse-pipe, tous ses romans de la fin (ce qu’on appelle parfois la Trilogie allemande) concernent la Seconde guerre mondiale et notamment la fuite, l’exil auquel Céline a été contraint du fait de sa compromission dans la collaboration. Même chose pour Aragon – Aragon romancier en tout cas, puisqu’il y a aussi une œuvre poétique d’Aragon qui est très importante: tous ses romans, d’une manière ou d’une autre, se trouvent en relation soit avec la Première guerre mondiale soit avec la seconde. C’est le cas notamment pour les grands romans réalistes et socialistes qu’Aragon a écrits dans les années Trente, qui s’intitulent Les Cloches de Bâle, Les Beaux Quartiers, Les Voyageurs de l’impériale: tous ces romans racontent en quelque sorte la course au désastre que l’Europe a connue entre 1910 et 1914 et l’espèce d’enchaînement, d’engrenage fatal, qui a mené les puissances européennes à s’affronter dans le conflit extrêmement barbare que le continent a connu entre 1914 et 1918. Les romans plus tardifs d’Aragon, come par exemple Aurélia, ou même de façon assez étrange La Semaine sainte, et surtout ce grand roman assez méconnu qui s’appelle Les Communistes, traitent, eux, directement ou indirectement, de la Seconde guerre mondiale.
6Donc il y a d’abord cette expérience de la guerre, sur laquelle j’ai à peine besoin d’insister: pour nous c’est quelque chose que nous n’avons pas connu, que nous connaissons de manière indirecte, de seconde main, à travers les livres d’histoire ou de littérature, mais il n’est pas besoin d’avoir beaucoup d’imagination pour se replacer mentalement dans les conditions qui furent celles des jeunes gens qui partirent au combat, en 1914 comme Céline ou en 1918 comme Aragon, et qui avaient vraiment le sentiment de vivre une catastrophe planétaire dont ils avaient très peu de chances de réchapper. C’est le moment d’un véritable écroulement dont a très bien parlé, en 1919, le poète français Paul Valéry dans un texte qui s’intitule La Crise de l’esprit et dans lequel on trouve cette formule célèbre: «nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles»; ce moment fait prendre conscience aux européens, quel que soit le camp dans lequel ils ont combattu, du caractère extraordinairement précaire de la civilisation à laquelle ils appartiennent et aussi du caractère extrêmement délétère, finalement, des valeurs qui animent cette civilisation européenne et qui ont pu conduire celle-ci à la barbarie et au chaos.
7Le deuxième point concerne la formation qui fut celle de Céline et qui fut celle d’Aragon aussi: ce sont tous les deux des médecins. Céline est devenu médecin après la guerre, Aragon aurait pu le devenir: il a parcouru tout le long cursus qui mène à la carrière médicale, et au moment où il devait passer son dernier examen il a décidé d’y renoncer, de se suicider socialement par amour de la poésie, parce qu’il considère à l’époque qu’il est indigne d’être en même temps poète et médecin; si on était poète on devait renoncer à toute forme d’activité sociale et salariée pour se consacrer exclusivement à la littérature. Si Aragon n’a jamais eu le titre de médecin, il en a suivi toute la formation, et notamment il a eu à voir l’horreur des tranchées, comme je le disais tout à l’heure, en tant que médecin auxiliaire. Il y a quelque chose sans doute dans le travail du médecin qui ouvre les yeux sur la condition humaine dans ce que celle-ci a de plus terrible, de plus brutal, de plus tragique, de plus désespérant et je crois que cela a beaucoup compté aussi bien dans l’œuvre de Céline que dans celle d’Aragon.
8Je ne vais peut-être pas développer longtemps le point suivant, mais il existe aussi une parenté purement stylistique et littéraire entre l’œuvre d’Aragon et celle de Céline: ces deux œuvres revendiquent une certaine forme de réalisme romanesque, bien que pensé différemment. Il y a un parcours assez comparable chez Céline et chez Aragon, qui les conduit du roman – au sens le plus conventionnel et le plus classique du terme, en tout cas pour Aragon – à une autre forme d’expérience et d’expérimentation littéraire que Céline à la fin de sa vie a présentée comme relevant plutôt de la chronique que du roman. Plus que des romanciers, ces deux écrivains sont deux grands autobiographes, peut être deux autobiographes parmi les plus importants que comptait la littérature française du xxe siècle: ils prennent leur vie et ils en font une fiction, une fiction qui s’écrit presque en direct; et c’est à ce titre d’ailleurs que l’on peut, à mon sens, légitimement les présenter tous les deux comme les précurseurs de ce qu’on appelle maintenant, depuis une vingtaine ou une trentaine d’années, l’autofiction. Il y a bien sûr une dimension autobiographique déjà dans le Voyage au bout de la nuit ou dans Mort à crédit, mais celle-ci ne va cesser de s’affirmer, de s’afficher de plus en plus ostensiblement à mesure que Céline va vieillir et que son art littéraire s’émancipe des codes et des conventions du xixe siècle. Même chose pour Aragon, qui après le surréalisme a écrit des romans, il faut bien le dire, assez conventionnels, mais qui à la toute fin de sa vie, vers les années soixante, retrouve en quelque sorte l’inspiration expérimentale et avant-gardiste du surréalisme et du dadaïsme des années Vingt, et il invente une formule extraordinairement audacieuse par laquelle se trouvent mélangées l’écriture romanesque et l’écriture autobiographique, dans des livres qui s’intitulent, par exemple, La Mise à mort, Blanche ou l’oubli ou encore Théâtre/roman, qui est le livre par lequel s’achève son œuvre romanesque en 1974.
9Mais aujourd’hui j’insisterai surtout sur les questions idéologiques et politiques, puisque c’est bien sûr là que se trouve le problème essentiel qui appelle, et qui justifie même, le rapprochement sur lequel je voudrais vous proposer quelques remarques. Difficile de saisir cette question politique sans en revenir à ce que je disais il y a un instant de l’expérience de l’épreuve de la guerre, cette espèce de choc très brutal qui affecte existentiellement chacun de ces individus, mais dans un contexte où ce sont tous les repères collectifs qui se mettent à vaciller ensemble.
10Céline et Aragon sont des écrivains de ce qu’on appelle en anglais la lost generation: vous connaissez sans doute cette expression qu’on utilise en général pour qualifier des écrivains américains comme Hemingway, Dos Passos, Faulkner etc., écrivains qui, aient-ils fait la guerre ou non, appartiennent à l’immédiat après-guerre mondiale (vous savez que Hemingway a fait la guerre comme infirmier sur le front italien, c’est le sujet de son grand roman A Farewell To Arms, L’Adieu aux armes). En réalité, cette expression qu’on utilise en anglais on devrait plutôt l’employer en français, puisque quand on lit les souvenirs que Hemingway a laissés de la période qu’il a passée à Paris (c’est un livre qui s’appelle A Moveable Feast, en français Paris est une fête) on s’aperçoit qu’elle appartient en fait à un anonyme garagiste parisien. Gertrude Stein, qui était venue faire réparer sa Ford T chez lui, raconte que ce garagiste parisien lui a présenté ses excuses parce que son jeune apprenti n’avait pas fait en temps convenu la réparation, et qu’il disait: «Que voulez-vous, ce jeune homme il est comme tous les autres qui ont fait la guerre, il appartient à une génération perdue», et voilà l’origine de cette expression célèbre si on en croit Gertrude Stein et Hemingway. Hemingway raconte encore une autre scène, qui est très belle et très fameuse: il se trouve à Paris, près de Port-Royal, devant un café très célèbre qui s’appelle La Closerie des Lilas, où il y a une statue qui représente le maréchal Ney (l’un des grands soldats de l’armée napoléonienne, l’un des grands vaincus de Waterloo), et il s’adresse d’une façon très familière, comme le font les auteurs américains, à la statue de ce grand maréchal. Il l’appelle Mike (puisqu’il s’appelle Michel), et il lui dit: «Mike, il est faux que nous appartenions à une génération perdue, car chaque individu, quelles que soient les circonstances dans lesquelles le place l’histoire, chaque individu peut réinventer sa vie, quelle que soit la tragédie à laquelle il se trouve confronté, quelle que soit l’horreur à laquelle il a affaire».
11Je ferme cette parenthèse et j’en reviens à Aragon et à Céline: ce sont deux écrivains de la génération perdue, ce sont deux écrivains français de la génération perdue, deux hommes qui très jeunes ont vu vaciller tous les repères, qui ont vu s’écrouler toutes les significations sur lesquelles le monde reposait jusque là. De ce choc se déduit très largement l’engagement coupable dont ils vont être les exemples dans les années Vingt et dans les années Trente. Ces deux écrivains pacifistes, révulsés par l’horreur de la guerre, vont faire passer avant toute autre préoccupation cette priorité qui est la leur et celle de tous leurs compatriotes: tout mettre en œuvre afin que la guerre, afin que l’horreur de la guerre ne se répète pas. D’où un pacifisme qui, chez Céline come chez Aragon, prend la forme d’un rejet très violent, très anarchisant de toute forme d’autorité.
12C’est seulement dans un second temps, dans les années Trente, que cette posture de rejet, que cette revendication anarchiste va se muer, chez l’un comme chez l’autre, en désir de se mettre au service d’une cause politique: l’extrême droite dans le cas de Céline et la gauche, voire l’extrême gauche, dans le cas d’Aragon. Engagement donc fasciste de Céline, engagement communiste et stalinien d’Aragon. Céline signe, avant la Seconde guerre mondiale, toute une série de textes qu’on appelle les pamphlets, dont le premier est un pamphlet antisoviétique qui s’intitule Mea culpa dans lequel il raconte son voyage en Union Soviétique. Mais les suivants sont des pamphlets antisémites (Bagatelles pour un massacre, L’école des cadavres, Les Beaux Draps, etc.), ce sont des textes dans lesquels, avant-même la Seconde guerre mondiale, avant-même la mise en œuvre de la shoah, Céline, sur un mode assez hystérique et bien sûr tout à fait ignoble, appelle lui aussi à l’extermination des juifs qui sont présentés donc comme les responsables de la catastrophe vécue par la France et par l’Europe et comme ceux qui préparent, en quelque sorte, la nouvelle guerre qui va définitivement détruire le continent européen. Voilà le crime de Céline. Ce qu’on lui reproche à juste titre c’est d’avoir été le propagandiste hystérique de l’ignominie antisémite en France, avant et pendant la Seconde guerre mondiale.
13En ce qui concerne Aragon, bien sûr les choses sont différentes, notamment sur le terrain de l’antisémitisme. Aragon n’est aucunement suspectable d’avoir été antisémite; en revanche il a lui aussi donné son aval à une politique meurtrière, qui était celle que conduisait Staline en Union Soviétique au cours des années Trente. C’est ce qu’on appellera plus tard le goulag, qui a pris la forme aussi des grandes purges staliniennes, des procès de Moscou, dont l’horreur et l’atrocité ont culminé autour de 1936-1937: vous savez comment Staline a littéralement exterminé un certain nombre de personnes par la politique qu’il a conduite, dans le pays sur lequel il régnait mais également dans le cercle des révolutionnaires qui avaient permis, en 1917, la victoire de la cause bolchévique et le renversement du régime tzariste. Staline, il faut le savoir, a tué plus de généraux soviétiques que Hitler, en 1936 et en 1937, par cette politique des grandes purges qu’il a initié. Et tout cela était soutenu par Aragon: il y a des textes tout à fait accablants dans lesquels Aragon exalte les pelotons d’exécution qui, à Moscou ou ailleurs, fusillent les adversaires du régime qui sont suspectés de saboter l’entreprise de réalisation du socialisme sur la terre de Russie. Dans des lettres adressées à Breton en 1930, par exemple, Aragon raconte qu’il entend les fusillades dans Moscou et que ce bruit l’exalte parce qu’il a l’impression d’être revenu tout à coup aux heures les plus glorieuses de la Révolution Française et de la Terreur. Aragon, qui est français et donc chez qui l’imaginaire de la Révolution est très puissant, trace une sorte de trait d’union entre la Terreur de 1792-1793 et ce à quoi il assiste dans l’Union Soviétique de Staline au début des années Trente.
14Je touche là à un point qui est très complexe et qui appellerait de très longs et de très nombreux débats: est-ce qu’il est légitime, ou pas, de poser un signe d’égalité entre les deux grands totalitarismes du xxe siècle, d’une part le nazisme et d’autre part le stalinisme? Je pose la question, mais je me contente de la poser puisqu’elle est trop lourde pour que j’essaye ici de la résoudre: il y a bien sûr un grand nombre de traits communs, mais il y a aussi des différences, et les historiens et les philosophes ne cessent d’y revenir. En tout cas, je me garderai bien de présenter un avis personnel dans le cadre d’une conférence qui porte essentiellement sur des écrivains, des écrivains dont on peut dire, en tout cas, qu’ils ont été très fortement compromis dans les actions de ces deux totalitarismes que je viens rapidement d’évoquer.
15Je disais que l’exercice des portraits parallèles auquel je viens de me livrer trouvait, dans le cas de Céline et d’Aragon, une justification supplémentaire en ceci que ces deux écrivains auraient été non seulement des contemporains, mais des intellectuels qui ont été en relation l’un avec l’autre. Je voudrais rappeler rapidement quand, comment, pourquoi, et surtout quelle a été la signification de ce dialogue qui s’est ébauché, puis interrompu, entre Céline et Aragon. Vous savez qu’en 1932 paraît Voyage au bout de la nuit: livre qui fait sensation, qui fait événement et qui manque de très peu le Prix Goncourt. Je parlais tout à l’heure de la question de l’illusion rétrospective: ce qu’on sait aujourd’hui influe sur le regard que l’on jette sur les événements du passé, et il est très difficile de se replacer dans les postures mentales qui étaient celles de nos prédécesseurs, de nos ancêtres. Pourquoi cette remarque? On sait aujourd’hui ce que Céline est devenu, on sait quelle a été sa dérive vers l’extrême droite, et pour cette raison on a du mal parfois à comprendre que lorsque le Voyage au bout de la nuit paraît, en 1932, ce livre est salué essentiellement, en France et sur la scène internationale, comme un livre de gauche, voire un livre d’extrême gauche. Parmi les admirateurs de Céline en 1932 on compte Aragon, qui est depuis cinq ans inscrit au Parti Communiste Français et qui, depuis 1930, est devenu non seulement un écrivain communiste, mais un militant: il a vécu en Union Soviétique et il a occupé des fonctions tout à fait officielles au sein de l’Internationale Communiste, au sein du Komintern, en 1932 (c’est à dire au moment où paraît le Voyage au bout de la nuit) il est responsable de l’édition française d’une revue qui paraît à Moscou, Littérature de la révolution mondiale, qui est en fait la revue intellectuelle et littéraire du Komintern. Aragon lit Voyage au bout de la nuit, s’enthousiasme pour ce livre au point même – c’est une anecdote qui est, je crois, assez révélatrice et intéressante – au point même de convaincre la femme avec laquelle il vit depuis quelques années, Elsa Triolet, de le traduire en russe. Je dis un petit mot rapide sur Elsa Triolet puisque c’est un auteur qui est aujourd’hui très oublié mais qui a eu en France son heure de gloire et qui a connu une certaine forme de reconnaissance, notamment en étant, je crois, la première femme à obtenir le Prix Goncourt, à la fin de la Seconde guerre mondiale: Elsa Triolet était d’origine russe, elle portait un nom français parce qu’elle avait épousé un militaire français, elle a été très vraisemblablement la maîtresse du grand poète révolutionnaire Maïakovski, elle a quitté la Russie, elle s’est installée à Paris et là elle a fait la connaissance de Louis Aragon dont elle est devenue la compagne.
16Aragon convainc Elsa Triolet de s’engager aussitôt dans la traduction du premier roman de Céline qui va, en effet, paraître à Moscou dès 1934 dans une version très lourdement censurée, parce que le pouvoir stalinien veut modifier à sa guise le propos de Céline pour souligner en lui ce qui va dans le sens de la révolution bolchévique et au contraire minorer, sinon faire disparaître, toutes les autres dimensions du livre qui sont moins aisément récupérables.
17En 1933 Aragon entreprend de convaincre Céline de rejoindre le camp de la gauche communiste et révolutionnaire. Il faut voir qu’à l’époque, sur ordre de Moscou, un changement de ligne politique est en train de s’élaborer, d’abord sur le terrain intellectuel et littéraire et ensuite, quelques années plus tard, sur le terrain purement politique et partisan: les consignes données par Staline sont de favoriser le regroupement le plus large possible en Europe des forces de gauche, notamment pour essayer de répondre à la menace que fait peser sur le continent l’accès au pouvoir d’Hitler en Allemagne. Dans ce contexte de politique d’ouverture et de rassemblement, Aragon, pour le compte de l’Internationale Communiste, approche Céline pour le pousser davantage sur la voie d’une radicalisation politique qui devrait, en théorie, le conduire à rejoindre les rangs du Parti Communiste Français. Aragon se fait sans doute des illusions, mais après tout c’est moi qui le dis aujourd’hui, du fait de l’illusion rétrospective dont je vous parlais tout à l’heure, car peut-être qu’en 1933, dans la confusion qui règne en France et en Europe, le pari que prend Aragon n’est pas aussi stupide ou perdu d’avance qu’il peut le paraître aujourd’hui. Pourquoi est-ce que le pari semble malgré tout assez hasardeux? Parce que Céline, avec toute la violence qu’il manifeste à l’égard de la société bourgeoise et capitaliste, est quand même très fondamentalement un romancier nihiliste, quelqu’un qui ne croit à rien et qui est très réfractaire à l’optimisme indissociable de l’idéologie communiste, notamment sous la forme que Staline lui donne à l’époque.
18En 1933 Céline prononce à Médan, dans la maison même où a vécu Zola, un texte d’hommage à l’auteur des Rougon-Macquart, à l’inventeur du naturalisme français, texte tout à fait étonnant parce que Céline est très éloigné de Zola. On est encore dans le malentendu que j’ai évoqué tout à l’heure: on prend Céline pour un auteur de gauche alors qu’il est plutôt un anarchiste de droite dont la violence va le conduire bientôt du côté de l’extrême droite; de même on le prend, à tort, pour un romancier naturaliste alors que bien sûr il n’y a aucunement chez lui le projet positif qui anime une œuvre comme Les Rougon-Macquart. Céline à Médan s’en explique très clairement, disant: «Nous vivons une époque terrible, et cette époque périme complètement la vieille formule du naturalisme tel que Zola l’avait inventé». Il use de toutes sortes de formules très amusantes. Notamment Céline dit: «Heureux ceux que gouverna autrefois le cheval de Caligula» (les gens sans doute savent que Caligula aurait nommé son cheval sénateur, je crois). Et donc Céline dit: voilà, au moins les anciens romains étaient-ils gouvernés par un cheval, tandis que nous aujourd’hui nous sommes gouvernés par des gens qui s’appellent Hitler, Staline etc. L’idée est que l’Europe moderne est en train de toucher le fond d’une barbarie qui, sous les dehors de la plus extrême modernité, rappelle à la surface les pulsions les plus archaïques qui animent l’espèce humaine. La principale de ces pulsions, pour Céline, c’est la pulsion de mort. L’Europe court à sa ruine parce que le nihilisme – et j’emploie ce terme dans le souvenir du sens que Nietzsche lui a donné au xixe siècle – le nihilisme européen donne forme à cette pulsion de mort qui conduit les individus à se détruire, à s’autodétruire, dans le contexte d’un suicide collectif qui aura lieu quelques années plus tard avec la Seconde guerre mondiale et surtout avec la shoah, avec l’extermination des juifs d’Europe. Il y a ainsi un nihilisme très profond de Céline, qui le rend réfractaire à la conversion au communisme qu’Aragon espère favoriser. Alors, comment Aragon va-t-il s’y prendre? Il publie en 1933, en novembre 1933 je crois, un article dans une revue qui s’appelle «Commune». Qu’est-ce que «Commune»? «Commune» est une revue française financée par l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires, qui est un mouvement international qui s’est développé d’abord en France sous l’impulsion du Parti Communiste Français, mais également avec la bénédiction ou le parrainage d’un certain nombre de grands écrivains français et européens dont certains étaient communistes et d’autres ne l’étaient pas. Je vous donne quelques noms, des noms aujourd’hui encore célèbres: André Gide (qui a été, au début des années Trente, jusqu’à son voyage en Urss, l’un des grands avocats de la cause communiste en Europe occidentale), mais aussi le grand écrivain russe Maxime Gorki, dont Aragon et Elsa Triolet étaient très proches. À propos de ce dernier, la chose n’a jamais pu être établie, mais il est très vraisemblable que Maxime Gorki (qui était le grand écrivain russe à l’époque et qu’on présentait comme l’équivalent moderne de Pouchkine, de Tolstoï, de Dostoïevski) ait été assassiné par Staline, qui redoutait qu’il prenne publiquement position contre la répression policière et politique dans le pays. Gorki est mort le jour même où il avait rendez-vous avec Aragon et Elsa Triolet, qu’il avait invités à venir en Russie, et il est très vraisemblable aussi, sans que cela puisse-t-être prouvé, qu’il ait été assassiné parce que justement la police de Staline soupçonnait qu’il allait faire passer, par l’intermédiaire d’Aragon et d’Elsa Triolet, un message en Europe occidentale pour dénoncer la répression soviétique. La chose me fait un peut rêver parce que je me demande si Gorki avait pu donner à Aragon et à Elsa Triolet un texte dénonçant Staline, je me demande si Aragon revenant en France aurait publié ce texte ou s’il l’aurait détruit… J’en reviens à la revue «Commune»: Gide, Gorki, mais aussi deux écrivains français qui à l’époque étaient très connus en Europe et qu’aujourd’hui plus personne ne lit, Henri Barbusse, qui avait écrit en 1916 un roman contre la guerre, pendant la guerre, qui s’appelle Le feu, et aussi Romain Rolland, qui a publié lui aussi en 1916 un texte à l’époque très fameux qui s’appelle Au-dessus de la Mêlée et qui était une dénonciation, également, des horreurs de la Première guerre mondiale. Donc, dans la revue «Commune», Aragon fait paraître un article qui s’intitule À Louis-Ferdinand Céline loin des foules et qui est en fait un compte-rendu assez critique du deuxième livre de Céline (antérieur au Voyage au bout de la nuit mais paru après), une pièce de théâtre en cinq actes, intitulée L’église, que l’éditeur de Céline, Denoël, a publiée très rapidement pour profiter du succès du Voyage au bout de la nuit. Aragon s’empare de ce texte pour proposer une analyse qui est tout à fait intéressante et qui vise à faire basculer Céline dans le camp du communisme. L’église pour Aragon est un livre asse médiocre, mais qui a à ses yeux valeur de symptôme. Symptôme de quoi? De l’exaspération petite-bourgeoise dont Céline apparaît en France comme le porte-parole, de la frustration des classes moyennes, qui sont écrasées par la crise économique, politique et morale et qui, en raison de cette exaspération, de cette frustration, sont portées à une violence politique aveugle, qui manque encore de la direction que sont susceptibles de lui donner l’idéologie marxiste et le Parti Communiste Français. Aragon pointe du doigt, avec beaucoup de perspicacité et de pertinence, ce que j’appelais il y a un instant le nihilisme de Céline. Qu’est-ce que le nihilisme, pour en revenir à Nietzsche? Le nihilisme c’est cette espèce de sentiment que les valeurs suprêmes qui guident l’existence individuelle sont désormais complètement démonétisées, qu’elles ont perdu toute forme de signification, et bien sûr cela renvoie à ce que Nietzsche analyse dans Ainsi Parlait Zarathoustra et dans Le Gai Savoir comme mort de Dieu.
19Tout finit par se valoir, par s’équivaloir; il y a une sorte de nivellement qui ramène toutes les significations au niveau zéro de leur plus grande vacuité. Tout est la même chose, rien n’a de sens ni de valeur, et du coup l’écrivain – c’est ce qu’Aragon dit de Céline – exalte la mort, le suicide, le consentement au néant. Aragon sait très bien de quoi il parle, parce que ce nihilisme qu’il reconnaît chez Céline c’est celui auquel lui-même a eu affaire, notamment quelques années plus tôt, lors de son expérience dadaïste et surréaliste. Ce moment (1917-1920), ce moment qui est tout à fait spécifique dans l’histoire des avant-gardes européennes en France, en Allemagne, en Suisse, en Italie, ce moment-là est justement celui du contrecoup nihiliste de la Première guerre mondiale, qui conduit certains écrivains sur un mode un peu farcesque, comique (c’est dada) et sur un mode beaucoup plus sinistre, beaucoup plus tragique (c’est Céline, encore qu’il y ait aussi du comique chez Céline et qu’il y ait aussi du tragique chez Tzara, par exemple). C’est le moment d’un effondrement des valeurs, d’une sorte d’aspiration vers le bas, tous les grands écrivains européens ont conscience de la menace que ce nihilisme fait peser sur leur œuvre et sur leur personne. Et cela vaut aussi pour les écrivains de ce qu’on appelle le surréalisme, dont Aragon a été, au côtés de Breton, l’une des figures essentielles. Un nihilisme qui dans le cas d’Aragon et des surréalistes les conduit presque à la décision de renoncer à la littérature, d’abandonner l’écriture dans le souvenir de Rimbaud (mais c’est un propos beaucoup plus radical encore): renoncer à la littérature, renoncer à l’art, et faire culminer la littérature et l’art dans un geste de négation et de sacrifice tout à fait paradoxal, comme si finalement la longue histoire de la littérature européenne devait s’accomplir dans un geste d’auto-abolition, de sacrifice, comme si la vraie poésie c’était la poésie qui prend la forme d’un renoncement à la poésie et d’une sorte de destruction – ou d’autodestruction – du texte poétique et narratif. Tout cela Aragon l’a vécu: notamment, à la fin des années Vingt (c’était juste avant son inscription au Parti Communiste Français) il se lance dans l’écriture d’un très gros livre qui s’appelle La Défense de l’infini et dont en 1927, il décide de brûler le manuscrit alors qu’il est en voyage à Madrid avec sa maîtresse, la jeune et belle Nancy Cunard, héritière de la compagnie qui à l’époque possède les transatlantiques faisant la navette entre le continent européen et les États-Unis. Aragon, qui à l’époque touche le fond pour des raisons qui sont à la fois poétiques, personnelles et érotiques, décide de détruire le manuscrit de ce livre dont nous ne connaissons plus que des fragments, que des brouillons, parce que justement il lui semble dans la logique de la révolte nihiliste qu’il porte en lui de pousser cette révolte jusqu’à ce geste d’autodestruction dont je parle, et qui va s’accompagner, quelques mois plus tard, d’une tentative de suicide (Aragon tente de mettre fin à ses jours alors qu’il est en vacances, toujours avec Nancy Cunard, à Venise). Ce nihilisme qu’Aragon reconnaît chez Céline, il le reconnaît parce qu’il est la tentation qu’il a lui-même éprouvée avec les dadaïstes et les surréalistes: tentation dont il s’est guéri, d’une certaine manière, en adhérant à une foi positive qui est la soumission et l’obéissance au Parti Communiste Français et à l’Internationale Communiste. Chez Céline comme chez Aragon, on peut véritablement parler de conversion au sens religieux du terme: dans le sens où cette conversion idéologique est pour chacun de ces écrivains une manière de conjurer la tentation du néant que leur œuvre porte et exprime pour ensuite ressusciter en quelque sorte une forme de positivité sous les espèces d’une cause idéologique, philosophique, qui puisse venir informer le texte littéraire et le sauver du néant dans lequel il menace de verser: le ressort psychologique qui est à l’œuvre chez Céline comme chez Aragon est très visiblement le même, sauf qu’il joue de façons opposées, puisque la foi positive que Céline va rechercher il la trouvera dans l’antisémitisme et dans une certaine forme de fascisme, alors qu’Aragon se tournera plutôt du côté du stalinisme et de la cause communiste.
20Pour en revenir à l’article de «Commune», Aragon à la fin interpelle très directement Céline, il l’appelle même «camarade Céline», et il lui demande de sortir de son «agnosticisme» (c’est l’expression qu’utilise Aragon) et donc de choisir de rejoindre les intellectuels communistes dans la bataille que ceux-ci s’apprêtent à livrer. Une nouvelle révolution est sur le point d’avoir lieu en Europe, et Céline a sa place, dit Aragon, aux côtés des écrivains qui favoriseront, qui chanteront cette révolution à venir. Comme vous le savez, Céline ne s’est pas laissé convaincre par Aragon; il avait peu d’estime pour lui (dans sa correspondance il le surnomme «Aragon supercon», ce qui n’est pas une manière très aimable d’apprécier son camarade et concurrent), et bien sûr la suite de l’histoire ne va pas améliorer les choses, encore que Céline va se choisir d’autres adversaires qu’Aragon, peut-être parce qu’il garde une certaine forme d’affection malgré tout pour l’homme qui lui a permis d’être traduit en russe. La tête de turc de Céline après la Seconde guerre mondiale sera plutôt Jean-Paul Sartre, mais l’histoire du dialogue entre Aragon et Céline s’achève en 1933 par l’échec d’Aragon à tirer Céline du côté de la cause communiste.
21J’en viens au deuxième temps de mon propos. Avec les différences qui malgré tout existent et que j’ai évoquées faute de les détailler, ces deux cas posent quand même le problème des rapports entre littérature et politique, littérature et morale, et si l’on veut formuler cette question de manière un peu brutale, ce à quoi nous amènent à réfléchir Céline et Aragon c’est à la question suivante: est-ce qu’un même individu peut être en même temps un génie littéraire et un salaud? Comment peut-il y avoir conciliation, à l’intérieur même d’un individu, entre ces deux figures qui apparemment semblent contradictoires, antagoniques, antithétiques? Comment l’homme qui a écrit le Voyage au bout de la nuit peut-il être aussi l’homme qui a écrit des pamphlets tels que Bagatelles pour un massacre ou L’école des cadavres? Même question concernant Aragon: comment l’auteur d’Aurélien, l’auteur de Le Roman inachevé peut-il avoir été en même temps l’homme qui fit l’éloge de Staline et des grands procès de Moscou?
22La question est classique, mais elle est particulièrement difficile à penser et plus encore à résoudre; c’est pourquoi je voudrais vous proposer quelques réflexions pour finir sur ce point aujourd’hui. Si l’on dit de Céline qu’il est un salaud, alors cela devient difficile de le considérer comme un génie. Et dans ce cas, savoir de Céline qu’il a été un salaud nous conduit peut-être à modifier notre regard sur le Voyage au bout de la nuit et sur les livres qui ont suivi et qui peut-être ne méritent pas d’être tenus pour les chefs-d’œuvre que l’on dit. Ou alors Céline est un génie, et peut-être n’est-il pas un salaud, et alors du coup il faudrait se poser la question de savoir ce que valent et ce que signifient les opinions criminelles qu’il a bel et bien illustrées dans un livre comme Bagatelles pour un massacre. On voit d’entrée la difficulté à laquelle on se trouve confronté. Je n’aborde pas du tout un problème qui est neuf, je ne sais pas ce qu’il en est en Italie mais en France, en tout cas, la question que je pose là est une question qui ne cesse de revenir, sous des formes diverses et parfois très brutales. Un auteur que vous connaissez et qui s’appelle Milan Kundera, dans plusieurs de ses livres, notamment un roman qui s’appelle L’Immortalité et un essai qui s’appelle Les Testaments trahis, parle de «l’éternel procès» que l’on fait désormais aux grands écrivains du passé. Kundera prend l’exemple du poète russe dont je parlais tout à l’heure, qui était l’amant d’Elsa Triolet et puis de sa sœur Lili Brik. Vous savez que Maïakovski, pour des raisons qui sont restées assez obscures, en 1930 s’est suicidé, il s’est tiré une balle dans le cœur laissant un très beau poème d’adieu à la femme qu’il aimait. Maïakovski avait été, depuis une quinzaine d’années, le grand poète révolutionnaire russe. L’histoire est compliquée, puisque c’était aussi un poète futuriste, formaliste, disons un poète d’avant-garde, et il se trouvait en difficulté dans son propre pays qui préférait favoriser une littérature plus facile, plus militante, qu’on appelait à l’époque la littérature prolétarienne. Maïakovski était à la fois reconnu comme un grand poète révolutionnaire et marginalisé par le cours de la culture et la littérature soviétiques à l’époque. Il se tire une balle dans le cœur, sans doute pour un chagrin d’amour d’ailleurs, mais peu importe puisque son geste est généralement interprété, notamment en Europe occidentale, comme un geste de dénonciation du tour que la révolution russe était à l’époque en train de prendre. Alors Kundera prend l’exemple de Maïakovski et il dit: «Finalement on peut reprocher à Maïakovski de n’avoir pas su, de n’avoir pas vu assez tôt ce que l’Union Soviétique était en train de devenir». Mais, et c’est la question de l’illusion rétrospective que j’ai évoquée il y a un instant, ce que nous savons aujourd’hui, était-il possible pour Maïakovski de le savoir en 1917 ou même en 1930? Kundera, avec une belle formule, dit: «En fait les hommes sont toujours comme des individus qui cheminent dans le brouillard», et lorsque vous cheminez dans le brouillard vous avancez à tâtons, avec une visibilité assez réduite, vous voyez les quelques mètres qui se trouvent devant vous mais vous êtes absolument incapables de voir l’horizon au loin. Pour expliciter en quelque sorte la métaphore qu’utilise Kundera, Maïakovski pouvait voir à court terme ce qu’était la révolution russe, mais au moment même où cette révolution avait lieu bien sûr il était incapable de voir ce qu’elle produirait dix ans ou quinze ans plus tard, lorsque Staline aurait accédé au pouvoir. Et Kundera demande: «Qui est le plus aveugle? Est-ce Maïakovski, qui en 1917 est incapable de voir ce que deviendra la révolution russe, ou est-ce que finalement ce n’est pas nous qui sommes plus aveugles que lui, puisque nous regardons dans le passé et nous sommes incapables de voir le brouillard dans lequel il était enveloppé?». C’est un texte très beau de Kundera, et très juste je crois, auquel je vous renvoie, mais j’y pensais surtout en raison de cette expression qu’il utilise, «l’éternel procès»: on ne cesse pas d’instruire le procès des grands écrivains du passé pour leur reprocher finalement d’avoir été aveugles aux conséquences que leurs textes portaient et comportaient.
23La solution la plus fréquemment utilisée consiste à couper l’œuvre et l’écrivain en deux: on distingue un bon et un mauvais Céline tout comme on distingue un bon et un mauvais Aragon; on oppose l’homme et l’écrivain, l’auteur des romans et l’auteur des textes politiques, de manière à excuser l’un et à accabler l’autre. Mais pour autant cela ne résout pas cette question sur laquelle j’attire votre attention. Ces deux personnages, le salaud et le génie, d’une certaine manière ils n’en font qu’un, qui est salaud et génie à la fois. On sait bien que, au bout du compte, l’énigme reste encore assez intacte. C’est la question de l’œuvre et de la vie, c’est aussi la question de la forme et du fond, une question tout à fait banale et scolaire: est-ce qu’il faut penser l’œuvre et la vie l’une avec l’autre ou l’une sans l’autre, voire l’une contre l’autre? Il me semble que c’est en ces termes-là qu’on peut essayer d’approcher le problème auquel je me réfère aujourd’hui.
24En général on affirme que l’œuvre ne se conçoit pas sans celui qui l’écrit, que l’œuvre constitue en quelque sorte l’expression des convictions de son auteur, la transposition de ses expériences, qu’elle traduit une vision du monde dont l’écrivain doit se retrouver comptable, dont il lui faut répondre. Si on adopte une telle vision des relations qui existent entre l’écrivain et son œuvre, dans ce cas-là, concernant Céline et Aragon l’auteur se trouve en quelque sorte compromis par l’œuvre qu’il a écrite: les livres d’un écrivain antisémite, quels que soient les faux-semblants derrière lesquels son ignominie se dissimule ou les justifications que l’écrivain invoque, restent des livres antisémites. Et cette position-là est quand même très fréquemment utilisée en France, où vous avez beaucoup de lecteurs, de critiques, d’écrivains aujourd’hui qui refusent toujours de considérer Céline ou Aragon comme des écrivains au sens le plus plein de ce terme, parce que pour eux l’écrivain est comptable de tout ce qu’il a écrit et se trouve donc disqualifié par les positions ignominieuses qu’à un moment ou à un autre de sa vie il a pu prendre. Telle est, je dirais, la première position possible, qui vise à disqualifier complètement Céline et Aragon au titre des engagements qui ont été les leurs.
25Il y a une autre position, qui est contraire à la première et qui est une position plus moderne, ou qui l’a été dans les années Soixante ou Soixante-dix, aux temps où triomphait notamment la critique structuraliste. Cette deuxième position consiste à dire que l’œuvre est sans rapport avec son auteur, qu’elle existe de manière autonome, voire indifférente, et qu’il est donc absolument inacceptable d’établir entre l’œuvre et la vie un lien qui en toute logique, profondément, n’existe pas. C’est une position qui a été prise, dans un autre contexte et en raison d’autres enjeux, au début du xxe siècle par un auteur comme Marcel Proust, par exemple. Si vous avez lu le Contre Sainte-Beuve de Proust, qui est le petit livre dans lequel Proust ébauche en quelque sorte ce qui deviendra À la Recherche du temps perdu, il prend pour point de départ les idées qui étaient mises en avant au xixe siècle par Sainte-Beuve, qu’on considère en général – en France en tout cas – comme le fondateur de la critique littéraire moderne. La grande idée de Sainte-Beuve, et contre laquelle Proust s’insurge, consiste à privilégier de l’œuvre littéraire une lecture qui est une lecture biographique: pour comprendre un livre il faut savoir qui en est l’auteur, et expliquer une œuvre c’est toujours la rapporter à la personnalité de celui qui l’a signée. Proust ironise sur ce terrain-là, notamment il fait remarquer que Sainte-Beuve s’est beaucoup trompé parce que justement le jugement qu’il portait sur les hommes interférait avec l’appréciation qu’il faisait des œuvres. Notamment Proust cite l’exemple de Baudelaire: Baudelaire était un personnage assez peu recommandable pour lequel Sainte-Beuve avait un peu de mépris (il le considérait comme un pervers et un excentrique) et donc du même coup Sainte-Beuve n’a jamais été en mesure de comprendre quelle œuvre géniale était la sienne, et tout particulièrement Les Fleurs du mal. Ce qui prouve bien, explique Proust, qu’on ne peut pas rendre compte d’un texte à partir de ce qu’on sait de son auteur. Proust, dans son Contre Sainte-Beuve, distingue ce qu’il appelle le «moi social» et le «moi créateur». Le moi social c’est l’individu tel qu’on peut le croiser dans les salons par exemple, ou dans les maisons d’édition: c’est l’homme ou la femme qui a ses qualités et ses défauts, qui a ses problèmes personnels, qui a une vie amoureuse, qui a un certain nombre de soucis d’argents, etc. Mais, dit Proust, le moi social est sans rapport avec l’individu tel que celui-ci se réinvente dans le geste même de la création, et qui est le «moi créateur»; il y aurait ainsi une sorte d’autonomie totale de ces deux instances, l’une par rapport à l’autre. Si on se situe sur ce terrain-là, du coup il est absolument inutile de se référer aux positions de Céline ou d’Aragon pour juger de leur œuvre, puisque l’œuvre n’a rien à voir avec l’individu qui l’a écrite.
26Ces deux positions opposées, à mon avis, ne sont aucunement satisfaisantes, pas plus l’une que l’autre: ce qu’il faut véritablement essayer de penser et de comprendre c’est l’articulation qui malgré tout existe entre ces deux instances, et la façon dont, pour reprendre l’expression que j’utilisais tout à l’heure, peuvent cohabiter le génie et le salaud chez un même individu. Une autre manière d’approcher encore le problème existe, qui est peut-être la plus raisonnable: c’est une position un peu intermédiaire, une position de réconciliation, de synthèse, et elle consiste à dire que de toute manière une œuvre littéraire est une œuvre qui parle plusieurs langages à la fois, si bien qu’il y aurait lieu d’entendre en elle une symphonie ou une polyphonie de propos antagoniques. Vous avez reconnu là la thèse classique qui a été notamment mise en avant par le grand sémioticien russe Bakhtine, dans des textes qu’il a consacrés à l’origine du roman européen et où il prend comme modèle Rabelais ou Dostoïevski, en montrant que le roman est dialogique, polyphonique ou carnavalesque, c’est-à-dire qu’il fait s’affronter dans l’espace littéraire des propositions entre lesquelles il n’appartient à personne, ni à l’auteur ni au lecteur, de trancher de façon définitive. L’exemple de Dostoïevski est de ce point de vue-là tout à fait intéressant. Il y a en effet dans un roman comme Les Frères Karamazov plusieurs points de vue qui s’affrontent, notamment le point de vue d’Ivan et le point de vue d’Aliocha, un point de vue religieux et un point de vue athée. En substance, Bakhtine explique qu’il n’y a pas lieu de se demander si Dostoïevski est plutôt du côté d’Aliocha, du côté de la religion, ou plutôt du côté d’Ivan, c’est-à-dire du côté de l’athéisme, parce qu’en fait le propre du romancier c’est de se trouver simultanément dans toutes les positions à la fois, de telle sorte que la parole romanesque, n’étant pas monologique – c’est-à-dire n’étant pas univoque – fait entendre cette espèce de dissémination (pour utiliser un terme de Derrida), de prolifération de messages différenciés entre lesquels il n’y a pas moyen de choisir de façon ultime. C’est ce qui fait l’ambiguïté essentielle et intrinsèque du texte littéraire, l’impossibilité d’assigner un texte littéraire à un message idéologique, politique ou moral unique.
27Cette opposition entre le génie et le salaud en recouvre une autre, très proche, qui est l’opposition que Barthes établissait entre ce qu’il appelait «littérature transitive» et «littérature intransitive». La littérature transitive est celle qui dit quelque chose, c’est une littérature qui pose un message, qui transmet une signification, alors que la littérature intransitive est celle qui considère que le verbe «écrire» ne supporte pas de complément d’objet direct: on écrit, c’est tout. C’est l’opposition entre écrire quelque chose, ou écrire pour dire quelque chose, et simplement écrire dans la mesure où le geste d’écrire trouverait en lui-même sa propre fin. Cette opposition est tout à fait capitale pour comprendre la manière dont la littérature, depuis le romantisme, a été pensée en Europe, parce que s’opère un glissement, disons, d’une vision transitive de la littérature à une vision intransitive. Le message, le sens, est passé au second plan, à mesure que l’œuvre littéraire se pensait comme une sorte de pure parole qui n’aurait pas d’autre objet qu’elle-même. C’est cette opposition entre littérature transitive et intransitive qu’on retrouve à l’œuvre chez les personnes qui essaient de penser le cas de Céline comme le cas d’Aragon. La littérature transitive est celle du pamphlétaire, celle qui vise à dire quelque chose, à prendre position dans le monde, alors que la littérature intransitive est plutôt envisagée du point de vue du poète, d’une parole pure qui ne renvoie finalement qu’à elle-même. La question c’est de savoir si Céline et Aragon sont plutôt des pamphlétaires ou plutôt des poètes, et bien sûr la difficulté c’est qu’ils sont à la fois des pamphlétaires et des poètes.
28Je prends un petit exemple, maintenant, du côté d’Aragon. Au début des années Trente (Aragon s’est inscrit au Parti Communiste, il a été en Union Soviétique, il a fait un voyage qui l’a conduit à Moscou, puis à Kharkov, en Ukraine, où se tient le premier des grands colloques staliniens consacrés à la littérature), Aragon revient complètement conquis et converti et, pour produire la preuve de son enthousiasme militant, il décide d’écrire un poème à la gloire du communisme, un poème qu’il intitule Front rouge et qui va paraître en Union Soviétique, puis en France, en 1932. C’est un poème extrêmement dogmatique, radical, assez choquant à bien des égards, dans lequel Aragon appelle la classe ouvrière française à prendre le pouvoir par les armes et notamment en exterminant l’armée française, la police, mais également les principaux politiciens de la gauche non communiste de l’époque. Il faut se rappeler qu’on est en 1932, avant le Front Populaire, et donc à un moment où, sur ordre de Staline, les communistes considèrent les socialistes comme leurs principaux adversaires. Il faudra attendre 1933, l’allée au pouvoir d’Hitler, il faudra attendre les événements du 6 février 1934 en France, puis la victoire du Front Populaire, pour que les communistes et les socialistes, de façon éphémère, se réconcilient en Europe et particulièrement en France. Aragon en 1932 signe ce poème, Front rouge, dans lequel on trouve quelques vers comme les suivants: descendez les flics, camarades… feu sur Léon Blum… feu sur les ours savants de la social-démocratie… C’est assez savoureux rétrospectivement parce que ce sont les communistes qui ont contribué à l’élection de Léon Blum et du gouvernement du Front Populaire en 1936; or c’est le même Léon Blum sur lequel quatre petites années auparavant Aragon invite les prolétaires français à faire feu pour l’assassiner. Ce poème fait scandale lorsqu’il paraît en France, et notamment il conduit Aragon à être condamné par les tribunaux pour incitation à la violence, notamment parce qu’il y a dans ce poème, comme je le disais, un vers dans lequel Aragon appelle à abattre la police française, à faire «feu sur les flics». Cela va créer en France une grande affaire qui est très intéressante et qui est tout à fait au cœur du sujet dont j’essaie de parler aujourd’hui: qu’est-ce qu’il faut faire de ce poème-là? Les amis d’Aragon, notamment André Breton, vont lancer une grande pétition parmi les intellectuels et les artistes français pour obtenir que le procès qui le condamne à la prison soit cassé. Mais des questions tout à fait intéressantes se posent. La démonstration d’André Breton est en gros la suivante. Breton dit: de toute manière, un poème n’a de sens que métaphorique. Donc, lorsqu’Aragon écrit «feu sur les flics» il s’agit d’une image, et donc Aragon ne peut pas être considéré comme comptable de cette image, de cette métaphore, devant les tribunaux. Seule la signification seconde de tels vers doit être prise en compte. Sur cette base-là les surréalistes essaient de sauver Aragon. Mais cette démonstration, du point de vue d’Aragon, est totalement irrecevable: s’il accepte d’être considéré comme un poète, il signifie que le propos politique de son livre est un propos qui est vide de sens, qui n’a pas d’implication réelle. Lorsqu’on regarde comment le débat s’est développé à l’occasion de ce qu’on a appelé «l’affaire Aragon», on voit toutes sortes de positions différentes se mettre en place: vous avez notamment des gens comme Gide, comme Romain Rolland, comme Jules Romains qui refusent de signer la pétition en disant que cela reviendrait en quelque sorte à exonérer Aragon du sens qu’il a voulu donner à ce poème, et du même coup irait contre ce que fut l’ambition du geste politique qu’Aragon prétendait poser avec son texte. Je voulais prendre cet exemple parce qu’il me semblait assez emblématique de la question à laquelle on est confronté dans le cas de Céline ou dans le cas d’Aragon.
29Pour en revenir à Céline, lorsqu’on regarde les discours qui se développent autour de lui aujourd’hui, on voit comment on revient toujours finalement aux mêmes arguments. Certains condamnent Céline, ou Aragon, parce qu’ils considèrent qu’il est davantage un pamphlétaire qu’un poète, d’autres au contraire essaient de sauver Céline, ou Aragon, parce qu’ils considèrent qu’il est davantage un poète qu’un pamphlétaire, et en réalité Céline et Aragon, avec beaucoup d’habileté, tout au long de leur vie n’ont cessé de jouer de ces deux discours, d’occuper tantôt une position et tantôt l’autre, pour des raisons de stricte opportunité.
30Par exemple, lorsque vous lisez les textes que Céline a consacrés à ses propres livres, ou les différentes déclarations qu’il a été amené à faire, vous voyez très clairement comment très souvent il se présente, pour essayer d’échapper aux accusations qui le menacent, comme un pur styliste, une sorte de musicien des mots. Notamment dans les derniers entretiens que Céline accorde dans les années cinquante, il souligne qu’en fait la seule chose qu’il revendique dans son œuvre c’est l’introduction dans la langue française d’une certaine forme de musicalité qui avant lui n’existait pas: le «rendu émotif». Transformer, travailler la syntaxe de telle sorte que la langue se mette à chanter pour communiquer avec la vibration la plus intime de l’écrivain. Du coup, lorsque Céline se tient sur un tel terrain, il considère comme tout à fait secondaire le contenu ou le message que ses livres véhiculent: il joue la carte de la forme contre la carte du fond. Mais dans le même temps, ou dans d’autres textes, vous avez aussi des déclarations de Céline dans lesquelles, au contraire, il insiste sur la vérité dont son œuvre est le lieu, et le témoignage qu’elle porte. Et il le fait parfois avec beaucoup de violence, en insistant sur la revendication qui est la sienne de passer authentiquement pour un témoin et même pour un martyr.
31Vous savez d’ailleurs que les mots “témoin” et “martyr” étymologiquement sont des mots qui sont liés. Qu’est-ce que cela veut dire être un témoin ou un martyre? Cela veut dire que l’œuvre littéraire pour Céline (et il y a des textes d’Aragon qui vont dans le même sens) ne vaut que dans la mesure où l’écrivain peut se prévaloir de l’expérience qu’il a connue; le texte doit être gagé sur l’expérience réelle de son auteur, et dans le cas de Céline cette expérience est très lourde: soldat, mutilé de guerre, proscrit, prisonnier, accusé et chargé de tous les crimes de la terre. Il y a une dimension bien sûr paranoïaque dans les discours de Céline, mais cette paranoïa sert à la justification qu’il propose de son œuvre littéraire: il est une victime, dit-il, il est un persécuté et c’est parce qu’il est persécuté et victime qu’il a le droit et même le devoir de parler. Du coup lorsque Céline prend en considération les œuvres des autres écrivains de son époque, il leur adresse des critiques extrêmement violentes et extrêmement sévères dans la mesure où, selon lui, l’œuvre des écrivains qui lui font la leçon est une œuvre à laquelle manque justement cette expérience vécue qui seule pourrait lui donner sa valeur.
32Je voulais, pour m’amuser un petit peu puisque je trouve ça assez drôle, je voulais parler de Sartre. Céline déclare de lui: «Il lui faudrait deux ans de prison, trois ans de tranchée pour lui apprendre le véritable existentialisme et une condamnation à mort au cul pendant dix années au moins, et une bonne invalidité, soixante-cinq pour cent, alors il ne divaguera plus». Ce qui fait de Sartre, aux yeux de Céline, un imposteur, c’est qu’il parle sans avoir vécu: son existentialisme sonne creux, vide, parce qu’au lieu de reposer sur un savoir acquis dans l’existence et dans l’expérience, il est une sorte de pure divagation abstraite, celle d’un donneur de leçons, qui pourtant n’a aucun argument à présenter en sa faveur. La proposition est tout à fait énorme et irrecevable pour la plupart des écrivains, parce que si vous évaluez une œuvre littéraire à l’ombre de la vérité qu’elle exprime et de l’expérience sur laquelle elle repose, cela va démonétiser et disqualifier un grand nombre d’auteurs, de fiction notamment. Céline a de l’admiration pour quelques écrivains, par exemple pour Cervantès, parce qu’il a été en galère, ou étrangement pour Proust aussi. Voilà ce qu’il dit de Proust: «Proust périssait de ses poumons, il en finit par parler assez joliment de sa grand-mère». Le raisonnement est totalement absurde mais il dit bien le lien qui s’établit chez Céline entre l’œuvre et la vie. Il faut avoir vécu, et il faut avoir souffert en quelque sorte, pour être en mesure de produire un texte qui tienne debout, qui tienne le coup. La meilleure citation c’est celle que Céline réserve à Gide, qui est pour lui l’imposteur par excellence. Il dit de lui et de ses semblables: «Je trouve qu’aucun de ces bafouilleurs n’est dans la chose, ils se branlent éperdument à l’extérieur». La plupart des écrivains, dit Céline, ce sont des branleurs, pour utiliser la métaphore sexuelle qu’il emploie; ils ne parviennent pas à pénétrer dans le réel, mais ils restent à la porte de ce réel et ils simulent finalement une jouissance qu’ils ne connaissent que très imparfaitement. Derrière la vulgarité du propos se tient cette philosophie de Céline qui lui fait dire que le texte littéraire doit être authentiquement rapporté à une expérience vécue.
33Je crois pour ma part – et je sais bien que cela passe souvent pour un paradoxe et une provocation – je crois que chez tous les grands écrivains, et c’est vrai aussi dans le cas de Céline comme d’Aragon, il y a une position qui finalement les situe, de façon très classique, du côté du vrai et du côté du bien.
34Je dis que cela passe pour paradoxal parce que vous savez que, depuis le romantisme, et jusqu’à Bataille, on avance au contraire l’idée selon laquelle la littérature se tiendrait du côté du mal. Mais peut-être cette idée-là a-t-elle fait son temps et peut-être faut-il la renverser pour retrouver l’éventuelle valeur subversive qu’elle a. C’est Proust qui disait que les paradoxes d’aujourd’hui sont les préjugés de demain, donc au début du xixe siècle dire de la littérature qu’elle était du côté du mal c’était un paradoxe, mais cela fait longtemps que cela est devenu un préjugé. Alors si je dis de la littérature qu’elle est plutôt du côté du bien, j’énonce ce qui passe aujourd’hui pour un paradoxe, mais qui finira peut-être assez vite par devenir un préjugé nouveau. Le premier qui ait eu conscience de tout cela c’est quelqu’un qui est très important, au moins à mes yeux, qui est Roland Barthes. Roland Barthes a été l’un des principaux théoriciens de l’avant-garde structuraliste en France dans les années soixante et soixante-dix, mais à la fin de sa vie il est revenu en quelque sorte à une conception beaucoup plus classique de la littérature. Il s’est interrogé sur ce qu’était l’essence-même de la création romanesque, à partir de deux exemples essentiels, qui étaient pour lui Proust et Tolstoï. Comme si, pour ouvrir une voie nouvelle au roman après l’ère des avant-gardes, il fallait retourner le regard vers ces deux monuments du passé qu’ont été À la Recherche du temps perdu et Guerre et paix, ou Anna Karénine. Et ce que Barthes trouvait chez Proust comme chez Tolstoï c’est l’idée qu’il y a une morale du roman, contrairement à ce qu’on dit, et que cette morale met le roman en relation avec ce qu’il appelait un philosophème essentiel: ce philosophème-même par lequel Rousseau, à la fin du xviiie siècle, avait défini la spécificité de l’espèce humaine, à savoir la pitié, la compassion. Qu’est-ce que c’est qu’une grande œuvre romanesque? C’est une œuvre qui, comme l’œuvre de Proust ou de Tolstoï, fait entendre ultimement une parole qui est une parole de pitié, une parole de compassion, en laquelle se trouve la seule morale qu’elle puisse, cette œuvre, énoncer.
35Il peut paraître étrange d’utiliser cette référence à propos de Céline parce qu’il y a effectivement chez lui toutes sortes d’appels au meurtre, une grande violence qui paraît situer cet écrivain aux antipodes de Proust et de Tolstoï. Mais, comme je le disais tout à l’heure, une œuvre romanesque est une œuvre contradictoire, elle peut faire entendre plusieurs paroles opposées, et il n’appartient qu’au lecteur de prêter l’oreille à la parole essentielle par laquelle un grand écrivain fait résonner ces accents de compassion et de pitié dont je vous parle. Et de fait, chez Céline vous trouvez cette parole de pitié qui résonne pratiquement dans chaque page.
36Je me permets une petite parenthèse: il y a un écrivain japonais pour lequel j’ai beaucoup d’estime et d’admiration, avec lequel il m’est arrivé parfois de dialoguer et sur lequel j’ai écrit. Il s’agit du Prix Nobel Kenzaburō Ōe, qui est un grand admirateur de Céline aussi. Si Ōe trouve en Céline le plus grand romancier français du xxe siècle à ses yeux, c’est justement parce qu’il reconnaît en lui un homme qui a transformé la langue littéraire française, de manière à lui permettre d’exprimer comme jamais auparavant cette parole de pitié dont je vous parlais. Comment? Par exemple dans ce livre où Céline évoque la manière dont, médecin, il se retrouve dans une Europe complètement dévastée, en ruine, dans une Allemagne en ruine, où les bombardiers américains et anglais ont tout dévasté. Céline raconte comment, avec son chat Bébert dans sa poche, il tombe tout d’un coup sur un groupe de jeunes enfants handicapés qui ont perdu les médecins et les infirmiers qui les accompagnaient. Du coup Céline, avec sa femme, son ami et son chat, se retrouve – c’est le sujet d’un de ses romans – à guider à travers une Europe en ruine une bande de débiles mentaux, de mongoliens et d’arriérés. Et il y a dans cette évocation-là, dit Kenzaburō Ōe, quelque chose en quoi se tiennent la force et la vertu du roman tel que l’illustre aussi quelqu’un comme Céline. Son dernier grand livre, qui est absolument étonnant et pratiquement incompréhensible, s’intitule Féerie pour une autre fois. Céline a dédié ce livre – avec une magnifique dédicace, peut-être la plus belle qu’on puisse trouver chez lui – «aux animaux, aux malades, aux prisonniers», comme si les vrais lecteurs d’un roman c’étaient ceux-là. C’est absurde parce que ce sont justement des gens qui ne peuvent pas, ou qui ne savent pas, lire. C’est étrange de dédier un roman à un animal par exemple. On est à Turin, vous savez ce qui est arrivé à Nietzsche lorsqu’il a vu un cheval frappé par un cocher pas très loin d’ici: c’est exactement la même idée, cette idée de pitié, de compassion.
37On accède à la vérité dans une sorte d’écroulement de la raison qui permet tout à coup de mettre en relation le sujet qui écrit avec quelque chose, peut-être d’inhumain, animal, handicapé, malade, prisonnier etc, mais paradoxalement c’est du côté de cette inhumanité-là que se situe cette humanité plus grande dont le romancier devient le témoin. C’est cela que veut dire Céline lorsqu’il évoque les enfants handicapés dont il parle dans D’un Château l’autre ou lorsqu’il dédie Féerie pur une autre fois aux animaux, aux malades, aux prisonniers. Il y a une autre phrase dans Céline qui est très étonnante, je vous la cite. Céline dit: «Je vous prouverai quand vous voudrez l’existence de Dieu à l’envers». Le roman c’est ça, c’est prouver l’existence de Dieu à l’envers. Mais la formule en français est très étonnante et très obscure parce qu’on ne sait pas trop si Céline veut dire qu’il va prouver à l’envers que Dieu existe, ou si inversement il va prouver par le roman que Dieu n’existe pas. C’est une sorte de preuve ontologique à l’envers, paradoxale, indécidable, mais qui montre bien le lien qui s’établit entre la parole littéraire et cette expérience du nihilisme dont je vous parlais tout à l’heure. La mort de Dieu, le retrait du divin laisse l’homme dans une sorte de solitude absolue, dont il ne peut partiellement sortir que par la profération d’une pure parole de pitié qui le met en relation avec cette inhumanité pour laquelle il se met à parler et dont il devient le témoin. La grande idée qui est énoncée depuis le romantisme, notamment par quelqu’un comme Hölderlin, c’est l’idée qui veut que le poète, en temps de détresse, soit celui qui vient chanter la trace des dieux enfuis. C’est une très belle formule, qu’on retrouve depuis un peu partout, on la retrouve chez tous les poètes, on la retrouve chez tous les philosophes – et notamment chez Heidegger, qui l’a longuement glosée – on la retrouve même, si vous vous rappelez, au début du Mépris de Godard dans la bouche de Fritz Lang. Dans les temps de détresse, c’est-à-dire à l’époque du nihilisme, le poète est celui qui vient chanter la trace des dieux enfuis. Céline nous dit que cette fonction-là appartient peut-être davantage au romancier qu’au poète, ou au moins autant au romancier qu’au poète. Le romancier, comme je le disais, est celui qui pose cette preuve à l’envers de l’existence de dieu, qui témoigne de ce retrait, de cette dissolution du divin qui laisse l’individu dans une solitude absolue où cependant il se trouve uni à autrui par une parole de compassion qui est aussi une parole de révolte.
38Là se trouve la morale de Céline: ce qui n’empêche pas bien sûr Céline d’avoir été criminel également, mais il y a aussi chez lui, et c’est pour ça qu’il est un grand romancier, ce message éthique et esthétique, indissolublement et indissociablement esthétique et éthique. Parole de compassion donc, je vous disais aussi parole de révolte. Alors une dernière citation de Céline pour finir. Je disais: un mot de révolte vulgaire, vulgaire comme la vie, mais qui s’oppose à tout ce qui nie la vie. Toujours dans Féerie pour une autre fois: «La conscience c’est ça: merde! Merde! Jamais, en quelques circonstances, j’ai pu me résigner à la mort… j’ai jamais pu abandonner rien… la mort pour moi personnelle, serait une aubaine, je serais bien content, mais la mort des autres me vexe… dans le fond du tréfonds de tout c’est pour ça qu’on peut pas me piffrer». Céline était un grand paranoïaque, comme Artaud par exemple, et c’est toujours ce côté paranoïaque qui le conduit à imaginer que finalement la haine dont il est l’objet tient au fait qu’il parle pour le bien et pour le vrai dans un monde où tout s’acharne à donner raison au néant. Et bien lui, Céline, ne donnera raison ni au néant, ni à la mort, et c’est pourquoi il écrit des romans, pour faire entendre cette parole de refus, un refus indissociablement éthique et esthétique.
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