Lexique des émotions et syntaxe de l’émotivité dans la première Sophonisba française (1556)
p. 69-89
Texte intégral
1Au cours de l’année 1514, lors de son séjour à la cour du Pape Léon X, Gian Giorgio Trissino1 composa la Sophonisba, considérée par la critique comme la première tragédie régulière en langue italienne2; la pièce traite un sujet tiré de l’histoire romaine et met en scène un conflit à la fois éthique et politique inhérent à l’exercice du pouvoir qui amènera l’héroïne tragique au suicide3.
2Quarante-deux ans plus tard, en 1556, la reine de France Catherine de Médicis chargea le poète Mellin de Saint-Gelais, excellent connaisseur de la langue et de la littérature italiennes, de traduire le texte en français, afin que la pièce soit mise en scène à la cour de Blois. Grâce aux recherches que Raymond Lebègue mena dans les années 19404 et surtout à celles, plus récentes, de Luigia Zilli5, nous savons que le spectacle eut lieu à l’occasion des réjouissances pour le carnaval de l’année 1556 et que Saint-Gelais s’était adressé au célèbre traducteur Jacques Amyot pour partager le travail de mise en français, à cause du temps très limité qui lui avait été accordé pour l’accomplir. Une deuxième représentation fut organisée à la cour quelques mois plus tard, pour un double mariage6.
3Le texte français joué lors de la première mise en scène nous a été transmis par une édition datée de 1559, conçue par Gilles Corrozet et imprimée par les typographes Philippe Danfrie et Richard Breton7; en outre, un manuscrit actuellement en main privée conserve la seconde rédaction, destinée à la représentation d’avril et remaniée partiellement par le seul Saint-Gelais8.
4L’intérêt de ce texte pour l’histoire du théâtre français de la Renaissance réside, d’une part, dans son apport au débat théorique sur la forme et le style des genres dramatiques inspirés à l’Antiquité classique9: le Prologue dû à la plume de Jacques Amyot et reproduit dans la version manuscrite10 atteste de l’influence directe du Discorso ovvero Lettera intorno al comporre delle comedie e delle tragedie de Giovan Battista Giraldi Cinthio, tandis que l’Avant Propos que Mellin composa pour la même version suscite des questionnements intéressants à propos des «lois de la tragedie» et de leur interprétation en vue de l’application aux textes11; d’autre part, les choix opérés par les traducteurs dans leur mise en français montrent l’originalité de leur conception du style tragique: à ce propos, L. Zilli a pu affirmer que «ce n’est pas au niveau de la fabula qu’il faudra chercher l’engagement littéraire des deux traducteurs français, mais bien au niveau phrastique, où leur sensibilité particulière conditionne l’expression des sentiments et les images qui leur donnent un corps verbal»12.
5C’est donc à cet aspect particulier de la tragédie française que sera consacrée mon intervention d’aujourd’hui; pour étudier la spécificité du lexique et de la syntaxe des émotions dans la Sophonisba je me concentrerai particulièrement sur trois séquences du texte, qui permettront d’aborder la question d’un point de vue à la fois linguistique et littéraire. Les scènes d’ouverture et de clôture de la tragédie offrent des exemples d’un langage expressif qui véhicule la pensée affective, ce qui permettra d’observer les procédés linguistiques et stylistiques à travers lesquels les émotions sont codées et leur retombée sur la construction des personnages. Par contre, la séquence dans laquelle la protagoniste essaie d’éviter l’humiliation de «venir à la puissance et servitude des Romains»13 fournira l’occasion de réfléchir à la manière dont l’émotion est suscitée chez l’allocutaire, grâce à la construction de l’ethos chez le héros tragique.
1. Dire les émotions
6Dans son essai consacré au Langage dramatique, Pierre Larthomas affirme que la spécificité du texte dramatique est de constituer un compromis entre le dit et l’écrit14; en d’autres mots, toute pièce participerait à la fois de l’écriture et de la parole, dans la mesure où elle est composée par un auteur qui écrit un texte qui pourtant est destiné à être récité, ce qui implique l’illusion de ne pas avoir été écrit. Pour le dramaturge, choisir un style équivaut donc à rechercher un moyen terme entre ces deux langages, écrit et oral, dont les spécificités se situent au niveau syntaxique autant que lexical: d’un côté, la rapidité de la conversation fait que le choix des mots, le souci des répétitions, la richesse du vocabulaire sont moins soignés; de l’autre, la syntaxe de l’oralité est forcément plus simple, parfois plus banale et surtout plus sujette à des “accidents de langage” tels les interruptions ou les suspensions de phrase. L’auteur dramatique doit donc s’efforcer de rendre acceptable le soin qu’il apporte dans la recherche lexicale et de «s’affranchir des servitudes de la composition»15 pour retrouver la liberté de la langue parlée sans pourtant renoncer à la valeur esthétique de son langage dramatique. L’efficacité de ce dernier en tant que “parole en action”16 agissant à la fois sur les spectateurs et sur les autres personnages dépend de la capacité à atteindre le point d’équilibre entre les deux pôles sans jamais se confondre avec ceux-ci.
7Pour atteindre ce but, Gian Giorgio Trissino avait choisi de rédiger sa Sophonisba en vers blancs, ce qui permettait de concilier les exigences d’un style noble avec l’expression réaliste et vraisemblable des émotions17 qui sont au cœur du genre de la tragédie, à savoir la crainte et la peine. Les traducteurs français, quant à eux, vont encore plus loin dans la direction de la recherche d’une expression spontanée, car pour traduire l’hendécasyllabe libre italien, ils adoptent la prose, le vers étant réservé aux chœurs18. Le premier élément qui conditionne l’expression des émotions dans la version française est donc la liberté des contraintes métriques, qui permet de mieux se conformer aux exigences de la parole dite; cela est particulièrement évident pour les séquences où l’état émotionnel du personnage se manifeste par des indices syntaxiques, comme la fragmentation phrastique, la fréquence des interrogations ou la présence d’exclamations et interjections, comme dans le passage suivant où Herminia, “dame de chambre” fidèle et dévouée de Sophonisba, exprime son désarroi pour le sort de la reine. En effet, elle vient d’apprendre que la reine a avalé une coupe de poison pour se soustraire à l’humiliation d’être conduite à Rome en captivité, et va donc bientôt mourir:
Herminia: Comment? Vous pensez donc que je puisse demeurer en ce mode après vous? Non, non, je vous accompagnerai sous la terre et jamais de vous ne me départirai. Ha cruelle! Hé! me voudriez-vous éloigner de vous? Ne vous souvient-il plus de notre si parfaite amitié? Avez-vous donc oublié ce que tant souvent vous m’avez redit? que si bien vous aviez à être (par manière de dire) reine du ciel, encore vous grèverait-il d’y aller sans moi. Et maintenant que vous êtes prête à passer en une autre vie, faites compte de me laisser ici en continuelle langueur? Ah! jà à Dieu ne plaise qu’il soit ainsi. Aussi ne sera-t-il, non, car comment que ce soit, jamais je ne vous abandonnerai. Plutôt me deviez-vous faire appeler alors que le poison vous a été présenté et m’en bailler la moitié, à celle fin que toutes deux eussions rendu les esprits en un même point d’heure (…) (ll. 1080-1090, éd. Zilli, pp. 287-288)19.
8Dans cet extrait, dont le rythme est pressant et bien scandé sans pour autant être soumis aux artifices de la métrique, la peine pour la mort imminente de Sophonisba perturbe le langage d’Herminia qui, n’étant pas à même de surveiller son discours, fait prévaloir la parataxe et la coordination, utilise des phrases simples où une seule idée est exprimée, recherche l’interaction avec son allocutaire et utilise des formules d’emphase. Or, tous ces éléments sont aussi ceux qui, selon certains linguistes, caractérisent la syntaxe de l’oralité à cause de la rapidité qui distingue le langage parlé20. Certes, notre connaissance de l’oral pour le moyen français est minimale, voire nulle, mais on peut estimer que ces caractères sont suffisamment généraux pour s’étendre à des états de langue révolus.
9Plusieurs séquences de la Sophonisba française présentent ces mêmes caractéristiques, toujours en correspondance avec l’expression de l’émotion; voilà l’incipit de la pièce, centré sur l’expression de la peur conformément au principe selon lequel pour obtenir la participation du spectateur, indispensable pour la catharsis finale, la tragédie doit susciter «misericordia e tema», c’est-à-dire la compassion et la terreur21:
Sophonisba: De quoi puis-je, las, tenir propos sinon de ce que jour et nuit tourmente ma pensée? Et quel moyen ai-je de donner à mon triste cœur aucun allègement de l’infinie douleur qui le tient opprimé, si ce n’est en la manifestant? Et si je la dois dire, à qui puis-je avec plus de fiance découvrir qu’à vous Herminia? (éd. Zilli, p. 254, l. 1-5).
10Dans cette réplique aussi, l’interrogation, l’exclamation et la coordination permettent d’organiser le matériel verbal de façon à reproduire au niveau de la structure du discours tant l’intensité de l’émotion que le désordre de la pensée. Au niveau rythmique, la régularité qui, dans le texte source, était créée par le phrasé concordant est brisée ici, au profit d’un plus grand effet de naturel22.
11Pour la Sophonisba, je crois donc pouvoir affirmer premièrement, que l’emploi de la prose favorise la recherche du compromis écrit-oral caractéristique du langage dramatique, et deuxièmement, que l’expression de l’émotion dans cette tragédie entraîne une accentuation des traits d’oralité suite à la volonté de reproduire la difficultés de dominer une structuration complexe de la pensée en correspondance d’émotions réactives23.
12La séquence initiale de la Sophonisba permet d’apprécier une deuxième particularité propre à la manière dont les traducteurs français transposent le texte italien; elle concerne la composante lexicale de l’expression des émotions. Dans la première réplique, citée plus haut, les termes pathémiques, pour utiliser une formule de Patrick Charaudeau24, ne désignent pas explicitement la peur, mais seulement des indices corporels du trouble qui, selon la définition de la peur fournie par Aristote dans sa Rhétorique (II, 1382 a21), «est consécutif à l’imagination d’un mal à venir pouvant causer destruction ou peine»25; le lecteur ou le spectateur est donc sollicité en premier lieu à déchiffrer le pathos par une «sémiotique de ses indices» typiques26. En particulier, il s’agit de deux métaphores qui exploitent le champ sémantique du poids à travers le substantif allègement et le verbe opprimer qui, en moyen français, peut avoir le sens de «tenir courbé sous un poids» en plus de «faire souffrir, oppresser d’une sensation désagréable»27. Les expressions métaphoriques donner allègement au cœur et tenir le cœur opprimé se révèlent intéressantes à deux titres: en premier lieu, un dépouillement de la base Frantext et du Corpus de la littérature française du Moyen Age28 a montré que ces cooccurrences sont très rares pour les textes datés d’avant 1600, contrairement à ce que l’on pourrait penser; en deuxième lieu, ces métaphores ne traduisent pas à la lettre le texte italien, qui joue plutôt sur les collocations du contenant et du mouvement vers l’extérieur (ingombrare il cuore, disfogare il dolore). La traduction est donc le résultat d’un choix original et médité, qui a pour effet d’accentuer la corporalité de l’indice qui montre l’émotion. Or, l’emploi de termes qui décrivent l’émotion au moyen de sensations physiques se révèle vite comme l’un des traits qui caractérisent cette mise en français par rapport à l’hypotexte italien; à titre d’exemple, on pourra citer deux autres passages qui décrivent la peur.
13Les ll. 32-40 font partie d’un récit rétrospectif de Sophonisba par lequel le spectateur comprend enfin que la souffrance de la reine est causée par la crainte de la ruine qui suivrait inévitablement la victoire des Romains sur l’armée des Numidiens:
Sophonisba: Là fut le commencement de nos travaux, pour lesquels accroître la fortune voulut que l’armée qu’ils avaient assez promptement remis sus fut de nouveau défaite. Qui a été cause que Masinissa, avec l’aide des Romains, ait recouvert son royaume que nous tenions ; de quoi le roi mon mari, grandement indigné, assemblant ses forces, est allé essayer de le reconquérir, et ai été avertie par le courrier qui est venu cette nuit qu’aujourd’hui se doit donner une bataille, dont je suis en passion qui ne se peut dire, craignant une ruine telle que nous ne puissions plus lever la tête (éd. Zilli, p. 255, ll. 32-40).
14Le traducteur français utilise la lexie complexe être en passion comme équivalent de l’italien desir […] et paura […] m’occuparo il cuore29; le substantif qui entre dans la locution française implique certes un mouvement de l’âme, mais à l’époque qui nous concerne il désigne avant tout un état physique que la souffrance et le supplice du Christ représentent au plus haut degré: en effet, le DMF 2012 signale que la passion naturelle correspond bien à la faim où à la soif, que la passion extérieure désigne la souffrance physique et que les différents adjectifs associés à ce terme permettent d’en faire l’équivalent de ‘maladie’, comme dans les expressions du type asthmatique passion, colerique passion, colique passion. Quant à l’italien, la peur est représentée encore une fois par la métaphore du contenant (occupare il cuore).
15Un peu plus loin, aux ll. 594-595, la description de la crainte dans la traduction française est centrée sur la sensation de froid: le texte comporte donc l’expression métaphorique neuve peur me gèle le cœur, alors que l’auteur du texte italien avait encore une fois privilégié l’emploi d’un lexique qui peint le cœur comme un contenant pour les émotion, (la paura […] mena dentro il cor nuovi martiri):
Las! je pensais être venue | Lassa, ben mi credeva esser venuto |
16Les exemples de ce genre pourraient être multipliés.
2. Dénommer et conceptualiser les émotions
17Si l’on considère maintenant les expressions qui constituent une dénomination explicite de l’émotion, on remarquera que dans la séquence qui ouvre la tragédie, la crainte est évoquée seulement à la l. 39 (craignant une ruine telle que…), ce qui a comme effet de créer une attente hautement efficace en termes dramatiques, car elle remplit la fonction de stimuler l’intérêt et la participation de l’auditoire, indispensable pour la catharsis finale. Pour créer cette attente, on l’a vu, le dramaturge multiplie les «indice d’émotion»30 que le spectateur est tenu à déchiffrer; après les marques syntaxiques et lexicales, il utilise donc ce qu’E. Eggs appelle le «scénario prototypique» qui déclenche l’état émotionnel, à savoir la description de la situation qui justifie le surgissement de la peur31. En effet, le récit rétrospectif de la reine Sophonisba qui, en guise de protase, évoque la guerre entre les Massiliens de Siphax et les Romains aidés par Massinissa, permet d’inférer que suite au danger concret et imminent de la défaite des Massiliens, la peine éprouvée par l’héroïne tragique a comme cause la peur de la «ruine»; émotion, qui aura encore une fois un effet physique sur le personnage («la force de ma douleur lie mes sens de telle sorte qu’ils ne peuvent obeir à raison», ll. 68-69), est donc dénommée une première fois par l’héroïne, puis évoquée à quatre reprises par le premier chœur des Dames, véritable miroir de la protagoniste, à travers une série de termes qui créent un petit réseau lexical de la peur (effroi l. 80, craindre l. 87, crainte l. 114, peur l. 20932). Dans les vers 207-212, où les Dames se font le porte-parole de la pensée de Sophonisba à tel point qu’elles utilisent la première personne du singulier, la mesure hoquetante du mètre (6+6+10) mime une dernière fois le désarroi et l’altération causés par la prise de conscience de la menace imminente, que la métaphore de la colombe menacée par l’aigle permet de concrétiser:
Las, je me sens au coeur
Une si grande peur
Que je ne sais que taire ou que parler.
Je me sens toute telle
Comme la colombelle
Qui sur son chef voit un aigle voler
(ll. 207-212, éd. Zilli, p. 261).
18À travers la dénomination, rendue plus efficace par sa réduplication, l’émotion est conceptualisée, et donc élaborée; l’attribution d’un nom à l’affect fait donc agir les outils intellectuels qui permettent de comprendre la réalité, pour l’appréhender et pour intervenir sur elle. En effet, à partir du moment où Sophonisba saisit par un acte précis de la pensée conceptuelle la nature de son pathos, elle est à même de dominer la réalité, ce qui se manifeste dans sa décision de «mourir [plutôt] vivre esclave des Romains» (l. 176) et dans la force et la dignité avec laquelle elle s’adresse à Massinissa pour obtenir la promesse de ne la «laisser venir en la servitude d’aucun Romain» (l. 226).
19Pour montrer la transformation que la dénomination de la crainte et son élaboration opèrent dans l’héroïne tragique, l’exode est particulièrement éclairant. On sait que la séquence de la mort de Sophonisba est la partie que les traducteurs ont transformée le plus radicalement par rapport à la version italienne; en effet, ils ont confié à un récit les détails du trépas de la reine et n’ont conservé que deux moments-clé de cette séquence, celui où elle avale la coupe de poison apportée par le valet de Massinissa et le congé de sa fidèle Herminia, où l’on trouve les mots, reportés plus haut, avec lesquels cette dernière exprime sa douleur déchirante par une syntaxe très fragmentée. Or, la réplique immédiatement suivante de la reine contraste fortement avec celle-ci et montre tout le contrôle que la reine exerce désormais sur ses émotions: non seulement tout renvoi explicite à la peur, pourtant légitime dans la circonstance où elle se trouve, est absent, mais les indices corporels et linguistiques qui, dans la séquence initiale, permettaient d’inférer le pathos sont remplacés par un discours parfaitement maîtrisé et donc très élaboré syntaxiquement, à tel point que la recherche d’un compromis entre écrit et dit laisse la place à la suprématie absolue de l’esthétique du texte littéraire33:
Sophonisba: Herminia, ma chère amie, je vous prie, ne me dites point ces paroles, et au lieu d’une détresse n’en donnez deux à mon cœur. Il suffit bien que l’une de nous meure. Si je ne vous ai mandée quand j’ai reçu et pris le poison, je vous supplie, n’imaginez que ce soit aucune diminution de l’amitié que je vous ai toujours portée en vous communiquant toutes mes secrètes pensées. Car ce qui m’en a gardée c’est seulement le doute que ne me voulissiez détourner la volonté de mourir, sachant très bien quelle efficace vos remontrances et prières ont en mon endroit. Et celui qui est né en haut lieu ne doit vouloir sinon honorablement vivre ou magnanimement mourir. Parquoi m’ayant maintenant la fortune mise au choix de mourir ou de servir, pour ne perdre cette belle occasion de couronner l’honneur de ma vie passée par une glorieuse fin, je vous ai voulu celer cette seule dernière de toutes mes actions pour vous laisser au lieu de moi survivante en ce monde, vous qui n’êtes contrainte (par aucune rigueur de fortune) de faillir en cet extrême besoin à celle qui vous a toujours aimée comme moi-même. Car tant que vous serez en ce monde, mon fils au moins n’aura point faute de mère, ains sera élevé et nourri par vous de manière qu’à l’aventure pourra-t-il un jour être le répit de sa race et ressource de son affligée maison. (ll. 1094-1094-1110, éd. Zilli, p. 288).
20Dans ce passage, on remarquera l’abondance des liens de subordination (tels l’hypothèse, les phrases relatives, complétives, temporelles, finales ou autres), ainsi que la présence de participes en fonction causale (m’ayant maintenant la fortune mise au choix…i) ou modale (en vous communiquant toutes mes pensées), de procédés de nominalisation (diminution de l’amitié, efficace de vos remontrances et prières) ou d’inversions (pourra-t-il), qui s’accompagnent à la recherche d’effets rythmiques et sonores (ex. servir ou mourir) et qui ont tous la fonction de montrer le contrôle exercé par Sophonisba sur les émotions désormais maîtrisées à l’aide de leur conceptualisation34. Dans le texte français, l’absence de tout autre dialogue entre les deux femmes a pour effet de rendre moins évident le ton pathétique et lyrique sur lequel Trissino avait insisté surtout dans la partie finale de sa tragédie, et non seulement d’accélérer la progression de l’action, très lente dans l’original italien.
21Malgré ces différences, la version italienne et française de la tragédie s’accordent pour mettre en évidence que le contrôle des affects est une conséquence de ce que dans certaines études sur la linguistique des émotions on a appelé la doxa éthique, à savoir un paramètre ultérieur qui conditionne l’expression des passions et qui consiste en l’«ensemble des normes sociales qui règlent la communication entre les interlocuteurs qui sont par définition des acteurs sociaux et politiques»35. Dans le domaine de la dramaturgie tragique, cela correspond bien évidemment à l’exigence horacienne de convenance qui doit concerner aussi bien les traits de caractère du héros que son langage.
22Dans le cas de la Sophonisba, la doxa éthique est représentée par la dignité royale dont la protagoniste est investie tant par sa naissance que par son mariage; elle ne manque pas de souligner le conditionnement que cela représente pour elle à plusieurs reprises, et dès la séquence initiale:
Sophonisba: O que vous êtes heureuse, Herminia, heureuse en cette tranquillité d’état sans aucune grandeur! Combien a moins de félicité la condition de ceux à qui il n’est permis de faire sinon ce qui est convenable à leur suprême degré!
Herminia: Si consiste toutefois la gloire et réputation que le monde estime le plus en la hauteur de cette fortune.
(éd. Zilli, ll. 57-59, p. 256).
23La dignité que la reine montre à partir de la reprise de l’action après la première Intermédie et tout le long de la pièce est donc conforme au topos générique que l’on doit respecter, dans une situation donnée, certaines normes sociales; dans la pièce, la construction de l’ethos chez l’héroïne tragique est donc fondamentale.
3. Construire un ethos pour susciter l’émotion
24On sait que Trissino, tout en s’inspirant du récit livien36, a adopté le point de vue “barbarique” dans la narration de l’histoire; par conséquent, les personnages de Sophonisba et de Massinissa sont positifs: celui-ci n’est donc pas le barbare qui se laisse transporter facilement par ses passions, mais il est guidé dans ses actes par des raisons nobles, dictées par l’honneur et la courtoisie; pareillement, Sophonisba est une victime des raisons du pouvoir qui l’ont d’abord obligée à épouser le roi Siphax, puis amenée au suicide: c’est une «vertueuse princesse»37 et elle sait faire face à son sort avec une «noble et gentille âme [qui] a toujours eu l’honneur plus cher que la vie»38, et non pas une harpie perfide et dissimulatrice, consciente de son charme et animée du désir de manipuler.
25L’image positive de la reine est soulignée par le chœur tout le long de la séquence dans laquelle elle essaie de parvenir à convaincre Massinissa de la délivrer du sort que les Romains réservent aux captifs. Véritable péroraison menée avec une grande rigueur argumentative, la prière de Sophonisba est construite dans le but de susciter la compassion pour son sort, mais aussi l’admiration pour sa force, pour sa dignité et pour la hauteur des valeurs qui sont à la base de son désir de liberté. À une concession initiale centrée sur le topos de l’humilité suit donc l’énumération des arguments susceptibles d’appuyer sa requête: dans un chef-d’œuvre de concision, d’équilibre et de mesure entre ton élégiaque et dignité, elle parvient à exposer ses raisons avec un discours efficace qui sait entretisser la forte charge émotionnelle du vocatif et du discours à la première personne avec la rigueur de la construction syntaxique:
Sophonisba: Monseigneur, je sais bien que le ciel et la fortune et vos vertus vous ont donné la puissance de faire de moi ce qu’il vous plaira. Mais si à une prisonnière étant à la discrétion d’autrui est permis de parler et de supplier, je vous requiers une seule grâce: c’est qu’il vous plaise ordonner à ma personne condition telle que bon vous semblera, pourvu que vous ne souffrez que je vienne à la puissance et à la servitude d’aucun Romain. Vous seul au monde, Seigneur, me pouvez délivrer de ce joug. Et de cela seulement je vous supplie, par la hauteur de votre fortune et de ce degré royal où bien peu devant je me suis vue aussi. Et pour l’honneur des dieux protecteurs de ce pays, lesquels je prie vous recevoir avec meilleure fortune que n’a été celle de Siphax. Car quand je n’aurai autre considération que du lieu auquel j’ai été mariée, encore aimerais-je mieux me commettre à la foi d’un des nôtres, et né en Afrique comme je suis, que tomber en celle d’un étranger. Pensez donc, Seigneur, ce que je dois faire, étant Carthaginoise et fille d’Hasdrubal. Et si j’ai raison de craindre la superbe maîtrise des Romains, vous émeuve à compassion la misère et calamité où je suis ores et la félicité de ma vie passée (éd. Zilli, p. 261-262, ll. 213-228).
26Ayant pu dominer la peur qui quelques moments auparavant l’empêchait encore d’«obéir à raison» (l. 69), Sophonisba se transforme et utilise au mieux toutes les ressources du langage pour rendre son discours efficace. On remarquera en particulier la phrase dans laquelle une savante opposition du possessif (votre) au pronom personnel (je) lui permet à la fois d’opposer la fortune du triomphateur à la misère de la captive, et de mettre sur un plan d’égalité le vainqueur et la vaincue, en raison de la dignité royale qui les rapprochait encore quelques heures auparavant («Et de cela seulement je vous supplie, par la hauteur de votre fortune et de ce degré royal où bien peu devant je me suis vue aussi»). La sensibilité particulière des traducteurs à laquelle L. Zilli faisait allusion dans son introduction à la pièce se manifeste ici justement dans le choix de scinder l’unité créée par le pronom nous figurant dans texte italien («per la regale e gloriosa altezza ne la qual poco avanti anco noi fummo»39). L’héroïne ne réussit que mieux dans la tâche de susciter la compassion et la construction de son ethos s’enrichit de nuances valorisantes.
27L’efficacité de cette parole argumentative peut être appréciée dans la réplique de Massinissa, dont le ton mesuré s’accorde parfaitement à celui de la reine: la pitié pour cette femme «opprimée, sans aide et résistance» (ll. 237-238) est accrue par ses «douces paroles et prières» (l. 239); en effet, peu après il explicite le conflit tragique qui se résume en lui dans le caractère inconciliable de son rôle de vainqueur, tenu à punir les vaincus et de son désir de ne pas appliquer cette loi par pitié et en vertu de son ancien amour pour Sophonisba:
Massinissa: […] Bien me fait-il mal que je ne vous puisse promettre ce dont vous m’avez requis, de ne vous laisser tomber au pouvoir des Romains, car je me trouve si soumis à eux que je n’ai aucun moyen de le faire. Toutefois, je vous promets de les prier bien fort de vous mettre en liberté […] (éd. Zilli, ll. 241-245, p. 262).40
28D’autre part, l’absence de traits syntaxiques traduisant le désordre intérieur ou l’expression explicite de la peine dans la tirade de Sophonisba contribue à dessiner une héroïne qui saura atteindre le modèle du sage sénéquéen lors de la décision d’être «plutôt morte que serve»41, et de laquelle les émotions qui déséquilibrent l’âme sont bannies. Le récit des moments qui précèdent la mort de la reine, exposé sous la forme du discours rapporté dans la version française (ll. 965-997), souligne cet aspect par l’évocation des mots prononcés par la reine, dans lesquels la dignité s’exprime à travers la proportion et le rythme des phrases, ainsi que par le ton grave:
Iere femme: […] Voici arriver un écuyer de Massinissa, portant en sa main une coupe pleine de poison, lequel s’étonna un peu d’arrivée. Mais après s’être revenu il dit ces paroles: «Ma dame, le roi mon maître m’envoie devers vous et vous mande par moi que volontiers il vous eût tenu sa première promesse, mais puisqu’un autre plus puissant lui en a ôté le moyen, à tout le moins vous tient-il sa seconde. C’est que si vous voulez, vous ne tomberez point vivante en la puissance des Romains, vous conseillant en cet endroit acte digne de noble sang, dont vous êtes issue». Ces paroles ouïes, la reine a tendu la main et pris la coupe avec un visage constant et assuré. Puis a répondu au porteur: «Vous direz à votre maître que sa nouvelle épouse accepte de bon cœur le premier présent qu’il lui envoie, qu’ainsi est qu’il ne lui en peut envoyer de meilleur. Vrai que moins lui grèverait le mourir si elle ne se fût point remariée en ses funérailles» (éd. Zilli, ll. 964-976, p. 284).
29Bien que vibrant d’angoisse, la réplique de Sophonisba montre dans sa construction très littéraire la stature morale et sociale du personnage, pour qui la force et la fierté sont l’expression de la liberté et de l’amour pour sa patrie42. La gestualité, évoquée elle aussi dans le récit de l’une des femmes qui jouent le rôle du chœur, corrobore le message de la parole dramatique par sa solennité: elle tend la main et prend la coupe «avec un visage constant et assuré» (l. 970), puis pose la coupe, prend le coffret des offrandes qu’elle voulait faire à Junon pour son mariage, se rend au temple et s’agenouille dévotement. Enfin, elle revient dans sa chambre et avale le poison. Seul un «soupir tranchant du plus profond de son estomach» (l. 1009) vient briser un instant son imperturbabilité, lorsqu’elle embrasse son enfant pour la dernière fois. La parfaite cohérence avec l’ethos construit à partir du moment où les émotions sont maîtrisées suscite tant chez les autres personnages, qui jouent ici le rôle de spectateurs, qu’auprès de l’auditoire la compassion pour le sort de la reine, but ultime de la tragédie.
4. Conclusion
30Dans la Quinta divisione de sa Poetica, Gian Giorgio Trissino insistait sur l’appartenance de sa Sophonisba au genre des tragédies “passionnelles”, définies comme celles où les passions suscitées dans le spectateur, et particulièrement la pitié, ont leur origine dans le discours, plutôt que dans l’action. Selon son auteur, les émotions dans la pièce existent parce qu’elles sont explicitement déclarées: la parole est donc le lieu dans lequel les émotions sont générées, et non seulement énoncées43.
31Nommer l’émotion signifie donc en premier lieu la faire exister; le changement d’état psychologique chez les personnages de la pièce se manifeste dans un dérèglement du langage, autant que par un “dérèglement de tous les sens” que les métaphores utilisées pour dire les émotions soulignent tout particulièrement dans la version française. Mais attribuer un nom à l’émotion, c’est aussi la communiquer pour mieux endurer les effets qu’elle provoque, ou pour agir sur l’autre en suscitant chez lui des sentiments et des réactions. Surtout, évoquer l’émotion par la désignation explicite permet de la dominer; c’est dans cette maîtrise des affects dans la construction des personnages, obtenue par des interventions sur la fabula et sur le langage, que la version française montre toute sa singularité et les traducteurs leur talent.
Notes de bas de page
1 Sur Gian Giorgio Trissino cf., entre autres, Atti del Convegno di Studi su Gian Giorgio Trissino, Vicenza, Accademia Olimpica, 31 marzo - 1 aprile 1989, a cura di N. Pozza, Vicenza, Neri Pozza, 1990; M. Pozzi, Gian Giorgio Trissino e la letteratura italiana, dans Id., Lingua, Cultura, Società. Saggi sulla letteratura italiana del Cinquecento, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 1989, pp. 159-169; M. Lieber, Gian Giorgio Trissino e la ‘translatio studii’. Un umanista tra greco, latino e italiano, dans “Saeculum Aureum”. Internationales Symposium zur Italienischen Renaissance der 14.- 16. Jahrhunderts, her. U. Ecker, C. Zintzen, Hildesheim-Olms, 1997, pp. 323-355; V. Gallo, Da Trissino a Giraldi. Miti e topica tragica, Manziana, Vecchiarelli, 2005. La Sofonisba fut publiée une première fois après 1513 (Sofonisba. Epistola della uita che dee tenere una donna uedoua. I Ritratti, Venezia, appresso Gregorio de Gregori, s.d.), puis en 1524 (La Sophonisba. A Roma, per Lodovico degli Arrighi, di luglio 1524), en 1529 (Sofonisba, Vicenza, per Tolomeo Janiculo, 1529) et encore en 1530 (Venezia, Jerolimo Penzio; Venezia, Alessandro Paganini), 1548 (Venezia, Tolomeo Janiculo), 1549 (Venezia, Agostino Bindoni), 1553 et 1562 (Venezia, Gabriel Giolito de Ferrari).
2 E. Ciampolini, La prima tragedia regolare nella letteratura italiana, “Atti della Real Accademia Lucchese di Scienze” XXIII, 1884, pp. 551-639. Sur la pièce italienne de Trissino, cf. M. Ariani, Utopia e storia nella “Sofonisba” di Gian Giorgio Trissino, dans Id., Tra Classicismo e Manierismo, Firenze, Olschki, 1974, pp. 13-33; B. Corrigan, Two Renaissance Views of Carthago. Trissino’s “Sofonisba” and Castellini’s “Asdrubale”, «Comparative Drama» 5, 1971, pp. 193-206; C. Musumarra, Sofonisba ovvvero della libertà, in La nascita della tragedia di poesia nei paesi europei, a cura di M. Chiabò e F. D’Oglio, Viterbo, Centro Studi sul teatro medievale e rinascimentale, 1991, pp. 133-145; M. De Gregorio, Sofonisba: dalla storia al mito, dalla vita al teatro, «Ariel» 1996, I, pp. 43-71; V. Gallo, La «Sofonisba» di Trissino. Fondazione o riscrittura?, «Ariel» 2002, I, pp. 67-103; E. La Rocca, La «Sofonisba» tra Italia e Francia nel XVI secolo, mémoire de diplôme, Università degli Studi di Torino, Facoltà di Lettere e Filosofia, a.a. 2009-2010. Je tiens à remercier vivement Mlle Elena La Rocca pour avoir mis à ma disposition son travail.
3 La reine Sophonisba, fille d’Hasdrubal et épouse de Siphax roi de Numidie, doit choisir entre la perte de son honneur conséquente à la défaite de son mari (elle, d’origine Carthaginoise, serait amenée captive à Rome) et la perte de la vie.
4 R. Lebègue, La représentation d’une tragédie à la cour des Valois, “Comptes-rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres”, 1946, pp. 138-149. Sur la date de la représentation, cf aussi P. Blanchemain, Oeuvres complètes de Mellin de Saint-Gelais (…), Paris, Daffis, 1873, t. III, p. 160 et J. Porcher, La date de la «Sophonisba» de Mellin de Saint-Gelais, «Bulletin du Bibliophile» avril 1946, pp. 145-149.
5 L. Zilli, Jacques Amyot e il primo dcoumento sulla fortuna francese di Giraldi Cinzio, «Schifanoia: notizie dell’Istituto di Studi Rinascimentali di Ferrara» XII, 1991, pp. 215-219; Ead., Mellin de Saint-Gelais, Jacques Amyot e un manoscritto della tragedia «Sophonisba», «Studi di Letteratura Francese» XVII, 1991, pp. 7-29. La traduction de Mellin et Amyot est également analysée dans l’étude d’E. Raffi, Sophonisba da Saint-Gelais a Corneille o la ricerca del luogo tragico, dans «Studi di Letteratura francese» V, 1979, pp. 86-117, qui aborde surtout la question des pièces traitant le même sujet publiées entre 1584 et 1663.
6 L. Zilli, Mellin de Saint Gelais (…) cit., pp. 10-12. Le contenu de cet article précise les informations contenues dans l’Introduction à l’édition critique publiée toujours par L. Zilli dans la collection «Théâtre français de la Renaissance» (La tragédie à l’époque d’Henri II et Charles IX, Première série, vol. I (1550-1561), textes édités et présentés par P. De Capitani, E. Balmas, M. Dassonville e L. Zilli, Firenze-Paris, Olschki-PUF, 1986, pp. 239-294), p. 239. Le texte avec lequel Mellin de Saint-Gelais et Amyot eurent à faire présentait un problème de taille sous le point de vue de la mise en scène. En effet, la tragédie que Trissino avait composée en 1514 constituait essentiellement un modèle théorique et par conséquent, il était destiné non pas à la mise en scène, mais à la lecture; on sait que la première représentation en Italie eut lieu seulement en 1562, donc six ans après celle de la cour de Blois.
7 Sophonisba, tragedie tresexcellente tant pour l’arguument, que pour le poly langage et graves sentences dont elle est ornée: representée et prononcée devant le Roy, en sa ville de Bloys, À Paris, de l’Imprimerie de Philippe Danfrie, et Richard Breton, Rue S. Jacques, à l’escrevisse, 1559 (l’Avis au Lecteur du à la plume de Gilles Corrozet occupe le f. II); cette édition a servi de texte de base pour l’édition critique citée à la note précédente.
8 Ce manuscrit a pu être étudié dans le détail par L. Zilli dans l’article cité à la n. 5 (Mellin de Saint-Gelais (…); son existence avait déjà été signalée par Ph. Becker (Chronique – XVIe siècle, «Revue d’Histoire Littéraire de la France» XXXV, 1928, pp. 606-609). Il a de nouveau été utilisé récemment par F. Rouget, Un poète sans ‘œuvre’: sur des vers inédits de Mellin de Saint-Gelais, «Studi Francesi» 174, 2014, pp. 519-531.
9 Sur le théâtre français de la Renaissance, cf. R. Lebègue, La tragédie française à la Renaissance, Bruxelles, Office de Publicité, 1944; G. Lanson, Esquisse d’une histoire de la tragédie française, Paris, Champion, 1954; D. Stone, French Humanist Tragedy. A Reassessment, Manchester, Manchester University Press, 1974; M. Lazard, Le théâtre en France au xvie siècle, Paris, PUF, 1980; E. Forsyth, La tragédie française de Jodelle à Corneille, 1553-1640: le thème de la vengeance, Paris, Champion, 1994; G. Forestier, Passions tragiques et règles classiques: essai sur la tragédie française, Paris, PUF, 2003; Ch. Mazouer, Le théatre français de la Renaissance, Paris, Champion, 2002.
10 Le texte du prologue a été transcrit par L. Zilli, Mellin de Saint-Gelais (…) cit., pp. 16-17.
11 La lettre dédicatoire de la Sofonisba au Pape montre que G.G. Trissino connaissait la Poétique d’Aristote; à ce propos, cf. B. Weinberg, A History of Literary Criticism in Italian Renaissance, Chicago, University of Chicago Press, 1961, t. I, pp. 369-370.
12 Sophonisba, éd. Zilli, cit., Introduction, p. 245.
13 Éd. Zilli, l. 218, p. 261.
14 P. Larthomas, Le langage dramatique, sa nature, ses procédés Paris, Armand Colin, 1972, p. 25, 42 sqq., 175 sqq.
15 Ibidem, p. 185.
16 G. Picon, Panorama de la littérature française, Paris, Editions de la NRF, 1949, p. 294.
17 Sur la question du vers hendécasyllabe libre, cf. G.E. Sansone, Per la storia dell’endecasillabo sciolto, «Convivium» 1984, pp. 895-901.
18 On sait que dans le texte italien de la Sofonisba les chœurs constituent les moments les plus lyriques, ayant la fonction de se faire le porte-parole du message moral et du point de vue des spectateurs.
19 G. Trissino, Sofonisba, dans Il Teatro tragico italiano. Storia e testi del teatro tragico in Italia, Parma, Guanda, 1960, pp. 53-128, particulièrement la p. 114.
20 Pour l’expression des émotions dans la langue littéraire orale cf., entre autres, W.L. Chafe, Integration and Involvement in Speaking, Writing and Oral Literature, dans Spoken and Written Language: Exploring Orality and Literacy, éd. D. Tannen, Norwood, Ablex Publ. Corp., 1982, pp. 35-53.
21 Voilà ce que G.G. Trissino écrivait dans la Quinta Divisione della Poetica, ouvrage théorique composé en 1549-1550: «La tragedia è una imitazione di una virtuosa e notabile azione che sia compiuta e grande, la quale imitazione si fa con sermone fatto suave e dolce, separatamente in alcune parti di quella, et essa tragedia non per enunciazione ma per misericordia e per tema purga nei spettatori queste tali perturbazioni » (Quinta Divisione, 8). Pour une édition critique de cet ouvrage, cf. B. Weinberg, La quinta e la sesta divisione della Poetica, in Trattati di poetica e retorica del Cinquecento, Roma-Bari, Laterza, 4 vol., t. I, pp. 7-90.
22 Sofonisba, éd. citée, p. 54: «Lassa, dove poss’io voltar la lingua | se non là, ve la spinge il mio pensiero? | Che giorno e notte sempre mi molesta. | E come posso disfogare alquanto | Questo grave dolor, che ‘l cor m’ingombra, | Se non manifestando i miei martiri? | I quali ad un ad un voglio narrarti».
23 Sur la différence entre émotion durative et réactive, voire entre sentiment et émotion, élaborée surtout dans le cadre de la psychologie, on pourra se référer, entre autres, à l’article de H. Ounis, De la distinction entre noms d’émotion et noms de sentiment, dans Lexique des émotions, éd. I. Novakova et A. Tutin, Grenoble, ELLUG, 2011, pp. 139-153 dans lequel on trouvera aussi des renvois bibliographiques précis.
24 P. Charaudeau, Une problématisation discursive de l’émotion. À propos des effets de pathémisation à la télévision, dans Les émotions dans les interactions, éd. C. Plantin, M. Doury et V. Traverso, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2000, pp. 125-155.
25 Aristoteles, Poétique, texte établi et traduit par J. Hardy, Paris, Les Belles Lettres, 1985, § 1385 b 13.
26 E. Eggs, Le pathos dans le discours – exclamation, reproche, ironie, dans Emotions et discours. L’usage des passions dans la langue, éd. M. Rinn, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008, pp. 291-320.
27 Cf. TLFi (Trésor de la langue française informatisé, http://atilf.atilf.fr), s.v. opprimer donne comme premier sens «accabler quelqu’un sous un corps pesant ou par une forte pression»; pareillement le FEW (https://apps.atilf.fr/lecteurFEW/) s.v. opprimere Band 7, p. 376 b, signale qu’en moyen français le verbe a comme sens «tenir courbé sous un poids, en plus de faire souffrir, oppresser d’une sensation désagréable».
28 Base textuelle FRANTEXT, ATILF - CNRS & Université de Lorraine, site internet http://www.frantext.fr; Corpus de la littérature médiévale des origines au xve siècle, CD-ROM, Paris, Classiques Garnier. Ce dépouillement a permis de vérifier qu’aucune occurrence de l’expression «allègement du cœur, alléger le cœur» n’est attestée avant 1560 et il en va de même pour la séquence «opprimer le cœur / tenir le cœur opprimé». Pour «décharger son cœur», utilisée dans la traduction français pour traduire l’italien «sfogare il cuore», elle est un peu plus représentée; le DMF 2012 (DMF: Dictionnaire du Moyen Français, version 2012 (DMF 2012). ATILF - CNRS & Université de Lorraine. Site internet: http://www.atilf.fr/dmf) enregistre un exemple tiré d’A. Chartier, mais avec le sens de «se libérer d’un cas de conscience auprès de qqn, se confier à qqn» (s.v. descharger, B3), tandis que cinq exemples, tirés des œuvres de B. Aneau et de L. Des Masures, sont enregistrés dans FRANTEXT.
29 Voilà le passage correspondant dans le texte italien: «Quinci ’l principio fu de i nostri affanni, | Che ’l desir di vittoria, e la paura | di servitù sì m’occuparo il cuore, | Ch’ad ogni altro pensier chiuser la via» (éd. citée, p. 56).
30 E. Eggs, Le pathos dans le discours cit., pp. 292-298.
31 Ibidem.
32 «De l’effroi qui s’épand par toute la cité, | Des ennemis courir jusque devant les portes?» (ll. 80-81, éd. Zilli, p. 257); «Ah, il vaut mieux laisser ces respects et ne craindre, | Car pou être ignoré un malheur n’est pas moindre» (ll. 87-88, éd. Zilli, p. 257); «Cestuy-ci [le premier soldat apportant des nouvelles du combat entre les troupes du roi Siphax et l’armée romaine] me remplit d’une crainte nouvelle» (l. 114, éd. Zilli, p. 258).
33 On remarquera que pour Herminia, le même parcours se dessine: dès qu’elle dénomme sa douleur pour la mort de la reine, elle adopte un discours rigoureusement construit et littérairement conçu (je ne sais comment vous dédire ni comment vous obéir, si ce n’est qu’une personne puisse vivre de douleur, je ne vois pas qu’il soit possible qu’en telle angoisse je vous survive, ll. 1128-1130); dans le texte français, ce seront ses derniers mots et cela changera profondément la stature morale d’Herminia, qui acquiert elle aussi en dignité par la suppression des nombreuses répliques entrecoupées ponctuant l’agonie et la mort de la reine dans le texte italien.
34 On peut citer également la réplique par laquelle le spectateur apprend par quelles paroles la reine a accepté d’avaler le poison que Massinissa lui a envoyé: à l’intérieur d’un récit rétrospectif, l’une des femmes qui composent la suite de la reine rapporte que Sophonisba «a répondu au porteur: «Vous direz à votre maître que sa nouvelle épouse accepte de bon cœur le premier présent qu’il lui envoie, qu’ainsi est qu’i ne lui en peut envoyer de meilleur. Vrai est que moins lui grèverait le mourir si elle ne se fût point remariée en ses funérailles […]» (ll. 976-978, éd. Zilli, p. 284).
35 E. Eggs, Le pathos dans le discours cit., p. 294.
36 Ab Urbe Condita XXX, 12-15. Cette source fut intégrée avec la chronique d’Appien d’Alexandrie (Historia Romana. Liber Africanum, X-XXVIII); l’Africa de Pétrarque influença également le ton élégiaque qui caractérise le texte italien, et que les traducteurs français s’efforcent systématiquement de réduire.
37 ll. 1311-1312, éd. Zilli, p. 294.
38 l. 1308, éd. Zilli, p. 293.
39 Éd. citée, p. 97.
40 On sait que la deuxième prière de Sophonisba, formulée juste après cette réplique, aura comme effet que Massinissa acquiescera complètement aux prières de la reine.
41 Éd. Zilli, l. 174, p. 260.
42 Tant dans la pièce italienne que dans la version française, le suicide est chargé de valeurs nobles, car c’est le moyen pour sauvegarder son honneur et pour “illustrer” sa vie passée. La phrase sentencieuse «Notre vie est comme un beau trésor, lequel ne se doit despendre en choses de petite importance, ni aussi épargner aux grandes et vertueuses entreprises» (éd. Zilli, ll. 180-182, p. 260) exprime sous une forme concise et efficace ce concept, juste après l’annonce de la décision de mourir plutôt que vivre esclave des Romains.
43 Selon Trissino, qui suivait en cela un précepte inspiré d’Aristote et qu’il théorisa plus tard dans la Quinta divisione della Poetica, les émotions et les réactions que la tragédie doit susciter chez les spectateurs doivent être générées par la manière dont la fabula est construite et traitée, plus que par la représentation; voilà les passages de la Quinta divisione illustrant ce concept: «L’ultima [parte della tragedia] è la rappresentazione, la quale se ben è (come avemo detto) la prima parte che venga agli occhi dei spettatori e la principale delettazione, pur è senza artificio del poeta. Perciò che la forza della tragedia appare ancora senza recitatori, l’artificio dei quali e la nobiltà dell’apparato (che non sono cose ch’appartengono al poeta) danno in essa rappresentazione grandissima» (Quinta divisione della Poetica, 9); «[La tragedia] dee essere talmente costruita che solamente a leggerla, senza vederla altrimente rappresentare, muove orrore e misericordia per le cose che in essa sono accadute […] ma se tale misericordia e tema si muoverà dalla rappresentazione, sarà cosa di poco artificio del poeta.» (Quinta divisione della Poetica, 14).
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