Le fonds extrême-oriental de la bibliothèque de trois poètes: Paul Claudel, Saint-John Perse, Henry Bauchau
p. 450-464
Texte intégral
1Claudel, Saint-John Perse et Henry Bauchau se sont tous trois beaucoup intéressés à l’Extrême-Orient, mais dans des perspectives différentes. Ces poètes appartiennent à trois générations distinctes d’écrivains, puisque Claudel, né en 1868, fut diplomate en Chine de 1895 à 1909, puis au Japon dans les années 1921 à 1927. Alexis Leger, né en 1887, fut secrétaire d’ambassade à Pékin de 1916 à 1921. Henry Bauchau, né en 1913, ne fera jamais qu’un voyage mental en Extrême-Orient: par ses lectures, ses configurations mythologiques et ses travaux de biographe de Mao. Dans les trois cas toutefois, l’expérience livresque de l’Extrême-Orient a été fondamentale pour leur création, apportant ou enrichissant respectivement, pour nous en tenir à une approche générale, une esthétique pour Claudel, une vision élargie de l’espace et du temps pour Saint-John Perse, une place alternative du corps et du devenir dans le monde chez Henry Bauchau. Comparer les fonds sur l’Extrême-Orient de ces trois poètes, dont deux furent aussi dramaturges, permet de percevoir l’émergence et le déploiement entre la fin du xixe siècle et le xxe siècle, d’une connaissance de l’Extrême-Orient soumise aux aléas des bouleversements historiques, guerres de part et d’autre, et Révolution chinoise. Une telle étude permet aussi de cerner l’arrière-plan idéologique qui pousse des créateurs vers un espace et une culture encore «antipodiques» pour leurs époques de pré-mondialisation, dépourvues des moyens de communication et de diffusion actuels, dans lesquelles le livre était encore la principale médiation. Au-delà, le croisement de ces trois bibliothèques nous conduira à esquisser les portraits de lecteurs que furent ces artistes dans leur relation à un espace et une culture auxquels ils attachèrent tous trois une importance majeure.
L’Extrême-Orient de Claudel: esthétique et spiritualité
2Différents documents permettent de reconstituer de manière assez fiable la bibliothèque extrême-orientale de Paul Claudel: ses propres conférences publiées dans Chine 1895-1909 et L’oiseau noir dans le soleil levant1, son Journal, le Catalogue de la bibliothèque de Brangues, réalisé en 1979. La compilation de ces données s’affine avec les éléments les plus probants des explorations intertextuelles réalisées par les chercheurs qui permettent alors de recenser fonds réel et fonds virtuel de la bibliothèque extrême-orientale de Paul Claudel2. Je retiendrai donc de ce catalogue quelques aspects significatifs.
3Si l’on excepte les sept volumes des classiques du confucianisme (Les Livres classiques de l’Empire de Chine, 1783-1786), les livres lus ou possédés par Claudel couvrent quasiment un siècle, de 1862 à 1953, à l’échelle de sa vie (1868-1955). Ce panel chronologique s’ouvre sur les premières traductions des Poésies de l’époque des Thang (viie-ixe siècles) du Marquis d’Hervey de Saint-Denys qui lancèrent la mode des poésies d’après le chinois à laquelle sacrifiera Claudel3, et accompagnent l’engouement pour les chinoiseries de la fin du xixe siècle européen. Le catalogue se clôt dans le temps sur les Images d’une Chine défunte d’Édouard Laboulaye, publié dans les premières années du règne de Mao et dont on imagine aisément la teneur4. 133 documents constituent cette bibliothèque, ce qui n’est pas considérable rapporté au fonds de Saint-John Perse (environ 250 volumes). La réalité extrême-orientale reste une parmi d’autres pour Claudel, qui lit aussi les textes bibliques et témoignages chrétiens, les livres liés à la religion et à la spiritualité, et au-delà divers textes de littérature française et étrangère.
4C’est entre les années 1920 et 1937 que Claudel se procure ou reçoit le plus d’ouvrages sur l’Extrême-Orient. Le second séjour en Extrême-Orient, au Japon, accrut le rythme de ses lectures: la (re)découverte de la civilisation japonaise crée un regain d’intérêt pour la culture chinoise et alimente une réflexion conjointe sur les deux aires culturelles. Les livres publiés dans les années 1933‑34‑35 aidèrent Claudel à préparer sa conférence sur La Poésie française et l’Extrême-Orient de décembre 1937. Il y cite notamment l’Anthologie de la poésie japonaise du Professeur Georges Bonneau (1935).
5Le fonds extrême-oriental de la bibliothèque de Paul Claudel révèle l’intérêt d’un lecteur averti, mais non celui d’un spécialiste. S’il détient quelques numéros du Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient, plusieurs ouvrages de René Grousset sur la Chine ou des japonologues Paul-Louis Couchoud et Georges Bonneau, il ne s’intéresse que superficiellement aux découvertes des explorateurs et archéologues de la Route de la Soie, parmi lesquels certains Français furent de grande renommée. Lorsqu’il écrit son Livre sur la Chine vers 1905-1906, puis Sous le Signe du dragon en 19095, Claudel témoigne de connaissances plus intuitives qu’avérées sur l’histoire et la géographie humaine chinoise. Sa bibliothèque est celle d’un homme de lettres fasciné par les questions d’esthétique, celle d’un spiritualiste passionné par les questions de foi, d’intériorité et par les modalités artistiques exprimant cette intériorité. Les livres sur la littérature et la spiritualité constituent en effet une part essentielle du fonds extrême-oriental de sa bibliothèque. Il détient une vingtaine d’ouvrages sur les Classiques, sur la spiritualité et la philosophie de la Chine antique. Il s’agit le plus souvent d’ouvrages écrits par des missionnaires, notamment des Jésuites, souvent excellents sinologues, et qui étaient soucieux de former les nouveaux arrivants en vue de leur apostolat en Chine. Ainsi Claudel possède les travaux de Joseph de Prémare (1666-1736) qui firent longtemps autorité dans le domaine linguistique comme défendant le principe du «figurisme» (les caractères chinois seraient des symboles au sens caché et auraient à voir avec les mystères du christianisme). Claudel lut deux livres importants du Père de Prémare: Ad linguæ Sinicæ Notitiam (1893) et Vestiges des principaux dogmes chrétiens tirés des anciens livres chinois (1878). Il tirera parti de ces lectures comme de l’ouvrage de Léon Wieger Caractères chinois, leçons étymologiques (1923) pour écrire ses Idéogrammes occidentaux de 19266, mais aussi la préface à la réédition en 1941 de Cent phrases pour éventails7: ces travaux lui permettent de penser que sous le «paganisme» des Sages de l’antiquité chinoise couve un pré-christianisme, que des révélations encore confuses, mais conduisant dès cette époque à la connaissance d’un Dieu unique et bon8 sont là depuis toujours pour mener les Chinois à la vérité révélée. C’est sans doute aussi Joseph de Prémare qui l’oriente vers la lecture de Tchoang-tseu et Lie-tseu, dans la traduction de Léon Wieger dont il possédait les Textes philosophiques (1906) et les volumineux Pères du système taoïste (1913). Il lit aussi, très certainement dès son arrivée en Chine, les grands textes classiques chinois récemment traduits par Séraphin Couvreur, un autre Jésuite. Claudel semble davantage faire confiance aux études des missionnaires – dont il lit aussi les écrits sur leur martyrologie en Chine – qu’à celles des scientifiques plus distanciés comme Marcel Granet dont il possède cependant l’indispensable Pensée chinoise de 1934.
6À ces livres s’ajoute un grand nombre d’ouvrages sur la littérature, la linguistique et l’idéographie. Mis à part le Livre des Vers ou Chou king (éd.1896), les œuvres de littérature chinoise semblent apparaître dans sa bibliothèque vers 1922, avec ceux de la littérature japonaise. La poésie le requiert avant tout, avec un essai (1922), deux traductions de poèmes chinois, dont une réédition du fameux Livre de jade de Judith Gautier (1934), qu’il avait sans doute lu aussi plus tôt en Chine, en même temps que l’anthologie des poètes Thang d’Hervey de Saint-Denys. Ces deux lectures, combinées à l’Anthologie de la poésie japonaise de Georges Bonneau (1935) permirent l’écriture des Dodoitzu, dont certains germèrent dans les marges du livre de Judith Gautier dès août 1936. Claudel semble attaché à la génération des traducteurs de «belles infidèles», alors que Segalen ou Saint-John Perse pratiqueront d’autres lectures.
7Deux ouvrages sur la littérature chinoise méritent notre attention. En 1938, Tchang Tcheng-Ming dédicace à Claudel Le Parallélisme dans les vers du Che king (1937); or ce sujet avait été largement défriché par Marcel Granet dans Fêtes et Chansons anciennes de la Chine (Ernest Leroux, 1919). D’autre part, il détient l’ouvrage (dédicacé) de Camille Poupeye Le Théâtre chinois (1933): Camille Poupeye (1874-1963), très en vue dans les milieux bruxellois, s’intéressait aux innovations dans le domaine de la mise en scène; sans doute faut-il situer cette lecture dans le prolongement de la découverte essentielle à la fin du xixe siècle de Maeterlinck, et de la lecture vers 1913-1916 des ouvrages d’Edward Gordon Craig, puis de la découverte du théâtre chinois et japonais, qui devaient avoir une conséquence considérable sur les conceptions dramaturgiques de Claudel9.
8Le secteur très nourri de la littérature japonaise de la bibliothèque de Claudel concerne le théâtre, la poésie, le roman et le conte. Son engouement pour cette littérature et son esthétique semble total, ce dont témoigne sa conférence de 1925 Promenade à travers la littérature japonaise. S’il n’a pas coupé toutes les pages de l’ouvrage de référence Sages et Poètes d’Asie de Paul-Louis Couchoud, il connaît bien cet écrivain qui introduisit le haï-kaï en France et partage sa conception d’une poésie consacrée aux choses dans le mystère de leur lien avec le monde. Comme lui, il pointe une dimension orphique de la poésie dans ses deux conférences de 1925 et 1937 sur la poésie extrême-orientale et cite abondamment Mallarmé et Verlaine pour souligner la parenté d’une poésie symboliste avec le blanc et le non-dit des brefs poèmes orientaux. Mais en 1925, il s’appuie aussi sur un autre livre de Michel Revon, Anthologie de la poésie japonaise des origines au xxe siècle. Claudel a pu y puiser les poèmes de Bashô qu’il cite à son tour, mais il en lira d’autres sous la plume de l’essayiste et traducteur japonais Kuni Matsuo dont il a acquis l’Histoire de la littérature japonaise (1935) et ses traductions de Bashô réalisées avec le professeur Steinilber-Oberlin (1936).
9Claudel lit aussi de nombreux ouvrages sur le théâtre japonais, en particulier sur le Nô: les Cinq Nô de Noël Péri, The Nô Plays of Japan d’Arthur Waley, les travaux d’Albert Maybon, Le Théâtre japonais (1925), de Renondeau (1926), et de son ami Tsunao Miyajima sur le théâtre de poupées (1928). Ces travaux servirent en partie pour la préparation des textes «Nô», «Bougakou» et «Bounrakou» (1925-1926)10. Dans les deux ouvrages de Noël Péri et d’Arthur Waley, la question de la prosodie retient son attention comme le signale son Journal en octobre 1926. Le rythme trochaïque l’intéresse particulièrement comme permettant l’hémorragie du sens, comme fabrique d’une incomplétude que le spectateur est amené à compléter dans son for intérieur: c’est l’art de l’implicite qui toujours requiert Claudel dans l’art japonais: le suspens du sens invite à la participation active et à suppléer au visible par l’invisible intériorisé.
L’Extrême-Orient de Saint-John Perse: archéologues et explorateurs des confins
10C’est un tout autre panorama livresque que nous offre Saint-John Perse: son fonds extrême-oriental est sans doute un des fonds thématiques les plus importants de sa bibliothèque. Contrairement à Claudel, ce ne sont ni la littérature, ni la spiritualité qui le requièrent le plus: on y retrouve Léon Wieger, mais incomplètement et avec des volumes aux pages non coupées. Sont aussi communs aux deux poètes l’Anthologie de la littérature japonaise des origines au xxe siècle de Michel Revon, The Nô Plays of Japan d’Arthur Waley, et l’Anthologie de la poésie japonaise de Georges Bonneau. Avec un récit de voyage de Gilbert de Voisins, compagnon de route de Segalen (Écrit en Chine, Floury 1913 pour Claudel, Crès 1923 pour Alexis Leger), Voyage d’une parisienne à Lhassa d’Alexandra David-Neel (Plon 1927) – que Leger ne lut probablement pas –, un ouvrage sur Gengis Khan (Harold Lamb, Stock, 1929) et La Pensée chinoise de Marcel Granet (1934), ce sont les seuls livres que l’on retrouve dans les deux bibliothèques (huit en tout), ce qui est peu pour des poètes qui se sont bien connus, eurent des parcours proches dans la diplomatie, et fréquentèrent les mêmes milieux littéraires.
11La confrontation des bibliothèques met en valeur une opposition de fond dans leur approche de la culture extrême-orientale, en particulier de la culture chinoise – Saint-John Perse ayant moins approché la culture japonaise. Deux personnalités de lecteurs, et plus profondément deux approches du monde et des hommes s’y révèlent. L’exemple du Padma Than-Yig traduit par Gustave-Charles Toussaint peut le montrer: le traducteur dédicaça à Claudel, sans doute en 1925, un extrait de cette œuvre majeure de la littérature tibétaine qu’il venait de publier dans la revue Études asiatiques. Le Dit de Padma Sambhava raconte les différentes existences du Guru qui introduisit au viiie siècle le bouddhisme au Tibet et son personnage est universellement connu et vénéré au Tibet où sa statue orne de nombreux monastères. Le texte est d’un lyrisme échevelé, proposant un «inextricable mélange de morceaux purement religieux qui doivent être fort beaux psalmodiés, de récits extravagants d’une valeur ethnographique certaine […]» comme l’explique Marcelle Lalou11. L’œuvre est à coup sûr étrangère à la rationalité européenne, et fort distante du modèle de la révélation chrétienne. Sans doute est-ce pour cette raison qu’on ne trouve rien de mentionné sur ce texte sous la plume de Claudel. Saint-John Perse, spiritualiste sans religion ni inclination bouddhiste, qui fit par ailleurs un voyage avec Gustave-Charles Toussaint, avait gardé en butin le tapuscrit complet de plus de cinq cents pages que lui avait confié son ami: on le trouve encore dans sa bibliothèque à Aix-en-Provence, annoté de sa main, ses soulignements équivalant parfois à des prélèvements puisqu’il les intégra dans Vents (1945).
12Ainsi, contrairement à Claudel, Saint-John Perse a fait son miel d’un texte qui n’a sans doute jamais intéressé son aîné: décalé et très éloigné de toute forme occidentale de récit et de mythe, il venait au poète d’Anabase des marges de la Chine: du Tibet et du compagnon de voyage en Mongolie où il lui psalmodia peut-être ce texte. C’est précisément ce qui distingue la bibliothèque extrême-orientale de Saint-John Perse de celle de Claudel: le contournement de tout ce qui concerne la Chine (la «platitude confucéenne»!) et le Japon (où le poète ne fit qu’une escale) au profit de nombreux livres sur les espaces désertiques âpres et dédiés aux nomades: la Mongolie et le Tibet.
13Aussi la bibliothèque d’Alexis Leger compte-t-elle un très grand nombre d’ouvrages d’explorateurs, voyageurs et spécialistes des marches de la Chine: Tibet, Mongolie, ou «Tartarie» (Sibérie, Turkestan, Mongolie, Mandchourie). Il s’est méthodiquement cultivé sur le sujet et sur les contacts entre Occident et Orient. Il a lu les ouvrages anciens dont il possédait parfois les premières éditions: Description de l’empire de la Chine et de la Tartarie chinoise du père Jean-Baptiste Du Halde, une histoire de Gengis Khan du Père Gaubil (1739); les travaux d’Abel Remusat, premier professeur de langue et de littérature chinoise et tartare-mandchoue au Collège de France (chaire créée en 1815); du sinologue Stanislas Julien, la traduction des Mémoires vers les contrées occidentales de Hiouen-Thsang et une biographie sur le même personnage; les travaux et traductions de Pauthier, une vieille édition du Livre de Marco Polo (1865), les travaux d’Édouard Chavannes, sinologue de nouvelle école qui avait procédé à des fouilles archéologiques en Chine, ceux d’Henri Cordier et de Paul Pelliot. Ces ouvrages montrent son intérêt pour l’histoire et historiographie de la sinologie, et l’attention à l’actualité dans ce domaine: langue exceptée, Alexis Leger a quasiment acquis la formation d’un sinologue du début du xxe siècle. À preuve, les différents numéros de revues spécialisées qu’il acquit: «Journal Asiatique», «Mémoires concernant l’Asie orientale», «T’oung Pao», «Ars Asiatica» et certains numéros du «Bulletin de l’École Française d’Extrême-Orient». À preuve aussi, les bibliographies annotées aux titres cochés par le poète, comme la monumentale Histoire de l’Asie de René Grousset. À preuve enfin le carnet de bibliophile dans lequel il avait dressé la liste de ses plus vieux livres, précisant la qualité, la couleur, l’état de la reliure: à côté de Du Halde, on trouve la Description générale de la Chine ou tableau actuel de cet empire contenant la description topographique des quinze provinces qui la composent […] de l’abbé Grosier, la seconde édition des voyages du Père Huc, et plusieurs ouvrages du Père Wieger. Il avait aussi lu deux histoires de l’implantation de l’ordre jésuite en Chine, Histoire de la mission de Pékin depuis l’origine jusqu’à l’arrivée des Lazaristes d’A. Thomas, et L’Épopée des Jésuites français en Chine (1534-1928). La présence de ces ouvrages signe son intérêt pour les visions synthétiques, pour l’historiographie, et pour le moment clé où s’établit le contact entre les deux cultures occidentale et extrême-orientale.
14Les recherches faites dans ces régions du monde le passionnent, comme les récits d’explorateurs du suédois Sven Hedin en Asie centrale, ou de Jacques Bacot, qu’il connut, au Tibet. Il suit attentivement les comptes rendus des fouilles archéologiques entreprises à la fin du xixe siècle qui font émerger l’histoire de la Route de la Soie, de la propagation du bouddhisme indien, et du développement de l’art gréco-bouddhiste du Gandhâra: il acquit le livre qui fit du bruit dès sa publication en 1905 d’Alfred Foucher, L’art gréco-bouddhique du Gandhâra: études sur les influences de l’art classique sur l’art bouddhique de l’Inde et de l’Extrême-Orient. Les recherches en Asie centrale, au Turkestan oriental, ou Sinkiang entretiennent sa fascination. Ses soulignements dans les livres montrent qu’il connaissait bien les noms des explorateurs de toutes nationalités: le colonel anglais Mark Bell et son lieutenant Francis Younghusband, Gabriel Bonvalot, le Prince Henri d’Orléans, le cartographe Dutreuil de Rhins, l’orientaliste Fernand Grenard, les missions russes de Klementz et de Prjevalsky, celle de Bonnin dont Édouard Chavannes exploitera les résultats – Leger avait lu avec la plus grande attention ses Dix inscriptions chinoises de l’Asie centrale d’après les estampages de M. Ch. E. Bonnin (1902). Tout ce qui concerne aussi la découverte par Paul Pelliot des grottes de Touen-Houang et sa bibliothèque murée passionne notre poète. Il a ainsi considérablement annoté l’ouvrage de Chavannes: Les documents chinois découverts par Aurel Stein dans les sables du Turkestan oriental (Oxford, 1913). Chavannes y traduit un certain nombre de fiches trouvées en différents sites, datant pour les plus anciennes de l’époque des Hans au Ier siècle avant J.C. et permettant de retracer la construction de la Grande Muraille conçue par Ts’in Che Houang-Ti. Il s’agit de «pièces d’archives», de «documents officiels» qui renseignent sur l’organisation administrative, sociale et militaire de la Grande Muraille, sur les noms et origines des soldats des garnisons, pour la plupart condamnés aux travaux forcés, sur le mode de vie de ces «soldats-laboureurs» qui construisent des habitations de briques crues, lisent des traités de divination, des recueils de recettes médicinales, de petits vocabulaires, et montent la garde par des bûchers («bûcher de jour», «bûcher de nuit» avait souligné le poète). Anabase écrit en 1924 et évoquant «l’ennui des sables aux limites du monde», les «cavaliers démontés dans les cultures vivrières» porte trace de cette lecture.
15Au-delà des articles de linguistique mongole de Pelliot, ou des traductions du ouïgour ou du tibétain du même ou de Gustave-Charles Toussaint et Jacques Bacot, Leger continua longtemps de s’intéresser à Touen-Hoang comme le montrent des ouvrages tardifs de sa bibliothèque: l’Histoire des Littératures (Gallimard, 1956) est annoté dans les chapitres sur les littératures dravidiennes, koutchéennes, agnéennes et mongoles, notamment sur l’Histoire secrète des Mongols, qu’avait traduite Paul Pelliot. Ultime souvenir, il se procura un ouvrage d’art publié en 1962, La Peinture murale de Touen-Hoang12, et les annotations en marge suggèrent que le poète y mena un pèlerinage dans l’univers dont il avait connu les acteurs.
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17On voit donc, à une génération d’écart, se déplacer l’intérêt de deux poètes pour des aspects distincts de l’Extrême-Orient, liés aux recherches et traductions qui se publient, liés aussi à la différence de centre de gravité personnel de chacun des deux hommes. Claudel cherche et trouve en Chine et plus encore au Japon une consonance avec sa recherche esthétique et sa quête spirituelle, il voit ce monde sous l’angle d’une universalité et d’une catholicité qui place la vérité révélée du Christianisme en amont de tout. Ses lectures circonscrites sur le domaine contribuent à lui donner la vision d’une Chine peu sensible aux circulations de peuples, d’idées, de religions; et un Japon ouvert au monde de l’invisible auquel conduit le visible. Saint-John Perse porte en lui une vision plus mobile de l’homme et du monde et s’intéresse à l’histoire des hommes dans leur mouvement, dans le brassage des populations, le métissage des techniques et des esthétiques. Sans quitter une perspective universaliste à laquelle il est attaché, il acquiert néanmoins à travers l’expérience de la Chine une vision élargie de l’espace et du temps, et ses lectures, à l’affût d’une actualité portée sur l’antiquité et l’historiographie, lui montrent un bouillonnement intellectuel et une variété infinie des expériences et langages humains.
L’Extrême-Orient de Bauchau: entre histoire et imaginaire, Gengis Khan et Mao
18Henry Bauchau, plus jeune encore d’une génération, aborde l’Extrême-Orient par d’autres lectures. Sa bibliothèque n’est pas recensée de manière fiable à ce jour, mais plusieurs sources permettent de connaître ses lectures sur l’Extrême-Orient: la bibliographie de sa biographie de Mao (Flammarion, 1982); les ouvrages de sa bibliothèque déposés au Fonds Henry Bauchau de l’Université Catholique de Louvain-la-Neuve; enfin les lectures signalées dans ses journaux.
19L’ouverture intellectuelle et imaginaire d’Henry Bauchau à l’Extrême-Orient couvre sensiblement l’ensemble de sa vie: son ouvrage le plus ancien est l’anthologie des Journaux intimes des dames de la cour du vieux Japon (1925): on y trouve le journal de Shikibu Murasaki, l’auteur du Dit du Genji. Parmi les plus récents se trouvent un objet-livre sur l’œuvre picturale de Gao Xinjiang, Le Goût de l’encre (Michel Draguet, 2002), un texte du Dalaï Lama (La Compassion et l’individu, Actes Sud, 2000), les travaux de François Jullien (Un Sage est sans idée, Seuil, 1998), une anthologie de poèmes T’ang et Song (Saisons. Poèmes des dynasties Tang et Song, Alternatives, 1998), une anthologie de textes bouddhiques (Les Fleurs du vide. Anthologie du bouddhisme Sôtô Zen, Grasset et Fasquelle, 1995), des traductions de poètes chinois par François Cheng (Entre source et nuage. Voix de poètes de la Chine d’hier et d’aujourd’hui, Albin Michel, 1990), sans compter une nouvelle édition (2006) des Stèles de Segalen. Cet empan chronologique et l’emprise apparente des littératures chinoise et japonaise ne doivent pas masquer la prégnance massive sur l’esprit du poète et dramaturge des lectures sur l’histoire de la Chine du xxe siècle, pratiquées à un rythme assidu de la fin des années 1960 à la fin des années 1970: Henry Bauchau lit jusqu’à une vingtaine de livres par an sur les révolutions chinoises, sur la Grande Marche, sur la vie de Mao, sur le régime communiste…
20Le plus ancien ouvrage de la culture chinoise à être cité par Bauchau est le classique Yi King ou Livre des Mutations qui apparaît dès 1958 dans son premier recueil de poèmes Géologie13; il le relit dans les années 199014. Le détour par la Chine a été essentiel dans l’élaboration de sa conception de l’individu, comme le montre sa pièce sur Gengis Khan, figure qu’il a appréhendée à travers les ouvrages fondamentaux de René Grousset, Le Conquérant du monde, Vie de Gengis Khan (Albin Michel 1944) et L’Empire des Steppes (Albin Michel 1939) et la traduction de Pelliot de l’Histoire secrète des Mongols (A. Maisonneuve 1949): le texte est essentiellement composé de chants épiques qui racontent des épisodes de la vie de Gengis Khan.
21Mais c’est l’étude de Mao qui le conduit à la lecture de textes taoïstes qui lui semblèrent fondamentaux dans la construction de la personnalité de son sujet historique, même si d’autres médiateurs comme Pierre Jean Jouve et Théo Léger furent également importants dans son accès à la culture classique chinoise. L’essai sur Mao est jalonné de citations de Lao-Tseu et dans le Journal d’“Antigone”, Bauchau insiste sur le taoïsme de Mao (JA, p. 317). Cette lecture devient essentielle pour lui, et il relira tout au long de sa vie le Tao-tö-king, sur deux versions, d’après ses références bibliographiques, l’une traduite de l’allemand, l’autre dans une réédition de la traduction de la fin du xixe siècle, tournée vers un public chrétien, de Léon Wieger. Plusieurs ouvrages critiques: de Kaltenmark (Lao Tseu et le taoïsme, Seuil, 1972), d’Henri Maspero (Le Taoïsme et les religions chinoises, Gallimard, 1971), de Jean-Marc Eyssalet (Shen ou l’instant créateur, Guy Trédaniel éd., 1990) confirment sa forte attraction pour la Voie, qui connut une exploitation majeure dans son œuvre. Le Journal d’“Œdipe sur la route” (1983-1989) et le Journal d’“Antigone” (1989-1997) témoignent de ce qu’il revisite sans cesse l’œuvre de Lao-Tseu avec un plaisir qu’il confesse volontiers. Il a lu aussi de manière assez approfondie les ouvrages de Marcel Granet: La Pensée chinoise et La Civilisation chinoise (1939 pour la bibliographie, rééd. 1968 dans sa bibliothèque).
22Dès les années 1950, il lit des traductions des poèmes de Mao, dont «Neige» qui ensemencera son écriture15. Les cinq volumes d’œuvres poétiques de Mao ressortent dans sa bibliographie comme dans sa bibliothèque. Dans les années 1960, il consacre de gros efforts à devenir un historien de la Chine de la seconde moitié du xxe siècle. La préparation de la biographie de Mao occupe l’essentiel de ses lectures et il travaille sur les ouvrages des meilleurs spécialistes: Lucien Bianco, Jean Chesneaux, Jacques Guillermaz ou Simon Leys. Ses lectures montrent son désir d’exhaustivité et de scientificité.
23À côté de ce massif de l’histoire chinoise des années 1970, se profile, en basse continue tout au long de sa vie, le fil rouge de la littérature, de la pensée et de l’art, surtout chinois, comme une source nourricière de sa réflexion et de sa créativité. Peu de fictions parmi ces ouvrages, même si l’on trouve deux des grands romans classiques: Au bord de l’eau, traduit dans la Pléiade par Jacques Dars en 1978; et le célèbre Si Yeou Ki ou le Voyage en Occident de Wou Tch’en Ngen. La poésie le sollicite davantage: Li-Po, François Cheng, et diverses anthologies. La part du Japon est sans doute moindre dans cette bibliothèque, le pays n’ayant pas joué de la même façon sur son imaginaire et sa cartographie intérieure, même si l’on sent son intérêt pour le bouddhisme zen. Deux textes remarquables toutefois, L’Éloge de l’ombre de Junichiro Tanizaki (Publication des Orientalistes de France, 1989), et le roman Dites-nous comment survivre à notre folie du grand romancier Kenzaburo Ôé, prix Nobel de littérature 1994, qui ne surprend guère dans la bibliothèque d’un psychanalyste et psychothérapeute. L’ouvrage le plus important de ce fonds japonisant est sans conteste le livre d’Eugen Herrigel, Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc (1948), qui remporta un succès international, et eut un retentissement tout particulier sur notre romancier et dramaturge16.
24Quelles conclusions tirer de l’approche de ces fonds extrême-orientaux des bibliothèques de ces trois poètes? On observe une plus grande proximité entre Saint-John Perse et Henry Bauchau, par rapport à Claudel, qui tient peut-être à leur forte ouverture à l’histoire des hommes, à leur intérêt commun pour le bouddhisme, dans son histoire et son ritualisme pour Alexis Leger, pour son enrichissement intérieur pour Bauchau. On retrouve aussi chez tous deux une disponibilité pour une littérature qui tire vers le fantastique et l’irrationnel, et leur goût pour les territoires décentrés de la Mongolie et du Tibet.
25Les points communs aux trois auteurs restent minces, mais significatifs: le Livre de Marco Polo, les travaux de Marcel Granet, ceux de René Grousset, les traductions de Léon Wieger tracent les lignes d’une culture générale française, peut-être européenne sur la Chine entre la fin du xixe et la première moitié du xxe siècle, et disent quelles sont les autoroutes médiatrices: Séraphin Couvreur, Jacques Bacot, Paul Pelliot apparaissent dans deux de ces trois fonds. Il faut aussi souligner la part de la poésie présente de manière appuyée sur les étagères de nos trois écrivains.
26La leçon qu’on peut en tirer est aussi celle de la pluralité de l’Extrême-Orient: ce sont différents Extrême-Orients qui émergent de ces inventaires, et dans le cas de Bauchau, qui ne se rendit jamais en Asie, mais lui fit une place immense dans son œuvre, la part des poètes médiateurs semble y avoir grandi, avec l’Anabase de Saint-John Perse, les œuvres de Claudel, de Segalen, et celles de François Cheng.
Notes de bas de page
1 P. Claudel, Œuvres en prose, textes établis et annotés par Jacques Petit et Charles Galperine, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1965. Voir Un regard sur l’âme japonaise, pp. 1118-1132; Nô, pp. 1167-1176; La poésie française et l’Extrême-Orient, pp. 1036-1046.
2 Voir C. Mayaux, Le fonds extrême-oriental de la bibliothèque de Paul Claudel, bibliothèque réelle et bibliothèque virtuelle, «Bulletin de la Société Paul Claudel», n. 184, 4e trimestre, décembre 2006, pp. 43-66.
3 Voir Petits Poëmes d’après le chinois et Autres Poëmes d’après le chinois, Œuvre poétique, textes établis et annotés par Stanislas Fumet, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1967, pp. 924-939 et 941-951.
4 É. Laboulaye, Images d’une Chine défunte, Paris, 142 pp., livre dédicacé, pages découpées.
5 Voir à ce sujet P. Claudel, Livre sur la Chine, édition Andrée Hirschi sous la direction de Jacques Houriez, Lausanne, «Bibliothèque de l’Âge d’homme», Collection du Centre Jacques-Petit, 1995, en particulier l’introduction de Jacques Houriez, p. 7-15.
6 Œuvre en prose cit., pp. 81-91.
7 Œuvre poétique cit., pp. 699-701.
8 Voir à ce sujet J. Houriez, Le repos du septième jour de Paul Claudel, Introduction, notes et variantes, Annales Littéraires de l’Université de Besançon, 1987, pp. 53 et sq.
9 Voir à ce sujet notre étude Paul Claudel, le promeneur du Kansaï, visite au théâtre de marionnettes d’Osaka, dans C. Mayaux (éd.), France-Japon Regards croisés. Échanges littéraires et mutations culturelles, actes du colloque international de Cergy-Pontoise de sept. 2006, Peter Lang, 2007, pp. 145-159. Voir aussi notre édition critique de Le Livre de Christophe Colomb, P. Claudel, Théâtre, sous la direction de Didier Alexandre et Michel Autrand, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 2011, pp. 1309-1363.
10 Œuvre en prose cit., respectivement pp. 1167-1176, pp. 1177-1178, et pp. 1178‑1180.
11 M. Lalou, Littérature tibétaine, dans Histoire des Littératures, sous la direction de R. Queneau, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1977, p. 1071.
12 P. Fourcade, La peinture murale de Touen-Hoang, Paris, Le Cercle d’Art, 1962.
13 L’édition qui figure dans sa bibliothèque date cependant de 1959, et la version indiquée dans sa bibliographie date de 1968. On peut aisément imaginer qu’il accéda à différentes éditions empruntées ici ou là.
14 Voir Journal d’“Antigone” (JA), Arles, Actes Sud, 1999, p. 41.
15 Voir L’Écriture à l’écoute, Arles, Actes Sud, 2000, p. 26.
16 Voir à ce sujet la thèse de M. Dubois, Voie de la plume, voie du sabre. Le corps-à-corps poétique chez Bauchau, Dotremont et Bonnefoy, Bruxelles, Peter Lang, «Comparatisme et société», 2015.
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Bibliothèques d’écrivains
Ce livre est cité par
- de Montpellier d’Annevoie, Mélanie. (2022) La bibliothèque du compositeur : Vincent d’Indy, ses lectures épiques et « l’épopée musicale ». Intersections, 39. DOI: 10.7202/1091839ar
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