Une bibliothèque-chimère: les romans de Mario Bellatin en vitrine et miroir déformant de la littérature japonaise moderne
p. 279-294
Plan détaillé
Texte intégral
1Mario Bellatin1, né à Mexico en 1960 de parents péruviens, n’avoue malicieusement aucune origine certaine. Il souffre d’une malformation physique, due à la thalidomide2, ce qui transparaît dans son œuvre où le thème de la difformité physique est constant. Bellatin s’ingénie à abolir les instances traditionnelles mises en place dans l’acte de lecture (auteur, narrateur, récepteur…) et les repères spatio-temporels de la diégèse. À ce jour, il a publié quelques dizaines de romans chez différents éditeurs (Jaime Campodónico Editor, Anagrama, Ediciones El Santo Oficio, Tusquets Editores, Alfaguara…) dans différents pays (Chili, Pérou, Mexique, Argentine…). C’est d’ailleurs une partie de sa stratégie d’auteur expérimental que de jouer avec les circuits de distribution des œuvres. L’une des facettes de sa production consiste en la parodie, réécriture partielle, réinvention de certains romans japonais internationalement connus, de Kawabata, Tanizaki, Mishima et Dazai, pour ne citer que les plus connus auxquels il emprunte. À partir de son œuvre, nous essaierons de reconstituer la bibliothèque, virtuelle et nécessairement partielle, des livres d’auteurs japonais qui y transparaissent plus ou moins clairement. Nous voudrions montrer que la modalité d’apparition de ces sources japonaises relève précisément de la démarche esthétique de l’auteur, plus que la dimension référentielle de ces textes. Son travail sur le matériau littéraire, fondé sur la remise en question constante du pouvoir du signe et sur une réflexion sur la nature de la communication, est une réminiscence du discours que construisent, ensemble, plus ou moins indépendamment de leur volonté, les auteurs japonais les plus connus hors du Japon. C’est pourquoi nous étudierons ici les romans dits «japonais» de Bellatin: Le Jardin de la dame Murakami3 (référencé LJDM), Nagaoka Shiki, un nez de fiction4 (NSNF) et Biografía ilustrada de Mishima (2009, non traduit, référencé BIM), sans nous y limiter, puisque toute la production de Bellatin reste influencée par les textes japonais. Nous éloignant de la conception traditionnelle de la bibliothèque comme lieu concret, gardien de références et d’hypotextes fiables qui forment le substrat du travail imaginatif de l’écrivain, lieu que l’on peut explorer physiquement ou reconstituer matériellement, nous voulons envisager ici une bibliothèque imaginaire, saisissable seulement dans ce qui transparaît d’elle dans les textes de l’auteur, déjà digérée et travaillée par l’imagination.
2Ignacio López-Calvo voit les textes de Bellatin comme chargés d’une ironie qui ne ferait que se moquer de la mode de l’orientalisme littéraire5, sans qu’il y ait investissement réel des textes japonais, qui n’apparaissent comme des références que pour représenter, dans l’univers de l’auteur, l’altérité absolue. Sans remettre totalement en cause cette façon de lire Bellatin, il nous semble tout aussi digne d’intérêt de considérer Bellatin comme un lecteur fidèle et sincère des auteurs japonais, coopérant plus directement avec eux et disant la même chose avec des moyens autres et plus radicaux, permis par l’époque et la mode littéraire actuelle, héritière du déconstructivisme et des théories de la postmodernité. D’où le titre de notre étude: l’œuvre de Bellatin est une vitrine qui expose des aspects séduisants et exotiques des textes japonais, mais elle est aussi miroir déformant car elle leur imprime des distorsions, jusqu’à aboutir à ce paradoxe: en mentant, les textes de Bellatin disent la vérité. Nous verrons d’abord comment les univers des écrivains japonais sont refondus chez Bellatin, comment sont créées des chimères littéraires, et une bibliothèque monstrueuse. Nous étudierons ensuite ce que ce travail implique quant à la mise en scène de la langue, de ses limites comme objet manipulé tant par les auteurs japonais que par notre auteur, et ainsi nous entrerons dans la matière même de la bibliothèque virtuelle pour assister à sa formation et à ses bourgeonnements créateurs6.
Des univers fondus
3L’œuvre de Bellatin est une vitrine car elle convoque des écrivains japonais internationalement connus, abondamment traduits et édités en Europe, aux États-Unis et en Amérique latine. Bellatin exploite cette tendance commerciale «japonophile». Il le fait d’abord en citant simplement des noms: Junichirô Tanizaki (1886-1965), Yukio Mishima (1925-1970), Yasunari Kawabata (1899-1972), Osamu Dazai (1909-1948, bien qu’on ne note qu’une référence à cet auteur). Les seuls textes japonais qui sont cités directement sont: L’Éloge de l’ombre de Tanizaki7 dans Le Jardin de la dame Murakami et «Le Nez» de Ryûnosuke Akutagawa8 dans Nagaoka Shiki, un nez de fiction. Kawabata, récompensé par le prix Nobel en 1968, Mishima, son concurrent, Dazai, et Akutagawa (connu en Occident pour avoir inspiré le film Rashômon d’Akira Kurosawa primé en 1950 au festival de Venise), sont des auteurs qui se vendent dans les années 1960 et 1970 (alors même que beaucoup d’autres au Japon ne font pas de bruit hors des frontières du pays): ils sont la principale courroie de transmission culturelle entre le Japon et l’Occident. Parmi ces auteurs, les trois principaux convoqués sont sans conteste Mishima, Kawabata et Tanizaki. Bellatin semble puiser dans ce corpus de textes des thèmes récurrents et les réinvestir. Il crée ainsi par transparence une réserve d’hypotextes rangés dans une bibliothèque imaginée, manipulée, et projetée dans l’esprit du lecteur depuis ses écrits. Nous allons explorer quelques thèmes par lesquels s’effectue la création de cette chimère.
4La maladie, le corps vieillissant et souffrant, ses malformations et ses secrétions, sont des thèmes récurrents chez Bellatin, qui abondent également dans la triade des auteurs cités. Dans Journal d’un vieux fou9, Tanizaki fait parler tout au long du récit un vieillard malade, la dernière partie du roman est consacrée à un rapport détaillé et circonstancié de son état de santé et aux résultats de ses différents examens médicaux. Dans L’Adolescent10, le narrateur de Kawabata a un grand-père grabataire dont le petit-fils mentionne l’incontinence sans ambages. Dans Quatre sœurs11, Tanizaki met en scène des jeunes filles qui ont besoin d’ampoules de vitamine D à l’approche de l’été. Ainsi, dans Le Jardin de la dame Murakami, le père de l’héroïne est un vieillard lui aussi malade et grabataire. Mais la cheykha, personnage de «La véritable maladie de la cheykha», section du roman El Gran Vidrio12 (2007) et Jacob dans Jacob le mutant13, sont aussi des personnages touchés par la maladie, qu’elle soit d’origine infectieuse ou génétique. Le corps est par ailleurs un lieu de rencontre entre la sensualité et une morbidité repoussante: Otsuyu, la servante dans Le jardin de la dame Murakami, est marquée d’une tache, comme l’est la jeune et belle Chikako dans Nuée d’oiseaux blancs14, ou l’une des jeunes filles de la fratrie dans Quatre sœurs. C’est ce lien pervers qui régit la logique du roman Salon de Beauté, quand les délicats poissons multicolores des aquariums du salon finissent englués dans une eau négligée et épaissie de crasse.
5Rites et traditions pseudo-japonaises chez Bellatin rappellent les cérémonies soigneusement réglées omniprésentes chez les auteurs japonais: «Elles s’approchèrent sans rien dire de la fenêtre. Les oiseaux d’hiver ne chantaient plus. Bien qu’une ombre noire inondât les coins du jardin, il y avait encore des taches de lumière. [La mère d’Izu] dit qu’il était temps d’allumer les lampes qui pendaient aux arbres. Tant pis s’il faisait toujours aussi froid»15. Le souci de faire correspondre les gestes humains à la saison, à l’environnement naturel, pour l’accompagner et le faire entrer dans le monde et le temps civilisés, est constitutif de la manière qu’ont les Japonais de façonner leur environnement, comme l’explique Augustin Berque16. On pense à Kawabata et à son Kyôto17, dont chaque chapitre a pour titre le nom d’une fête traditionnelle minutieusement décrite, à la fête de la Contemplation de la lune d’automne de Quatre sœurs, à la fête estivale de Saïgusa et à ses offrandes de lys dans Chevaux échappés, entre autres…
6Chez Mishima, Kawabata et Tanizaki, les scènes de rêve ou de rêverie sont légion. Parfois, le thème participe de la construction d’un discours sur la littérature. Ainsi, le protagoniste de Neige de Printemps18 de Mishima note tous les jours ses rêves dans un cahier, lui-même, artefact de fiction, évoqué dans le récit du roman. Si ces scènes sont introduites dans le récit et gérées de manière traditionnelle chez nos auteurs japonais, n’occasionnant que des ouvertures vers des visions parallèles au récit principal, chez Bellatin, elles participent à la manipulation de la linéarité de ce récit et à la remise en question de son statut comme ensemble de systèmes signifiants. Ainsi, dans «La véritable maladie de la cheykha», le narrateur assiste à un accident de la circulation et se souvient que le matin même, il avait rêvé tous les détails de l’événement narré19. Le tout (l’événement raconté et le rêve évoqué dans l’analepse) est appelé par une association d’idées amorcée par les images d’un rêve que le narrateur rapporte aussi. Tel que le récit se déroule, le point de vue interne ne fait jamais sortir le lecteur de ce premier rêve déclencheur alors que le narrateur commence à dérouler ses souvenirs: nous sommes toujours dans le rêve quand le récit du second rêve de l’accident intervient.
7Les intrigues amoureuses sont un élément essentiel de la triade d’auteurs japonais cités. L’intrigue de Le Jardin de la dame Murakami semble fortement s’inspirer de celle de Quatre sœurs de Tanizaki20 et la servante entremetteuse, Etsuko, a les mêmes agissements secrets et ambigus que celle de Neige de printemps de Mishima21, nommée Tadeshina, qui arrange les rendez-vous entre le héros, Kiyoaki, et Satoko. Dès le mariage de l’héroïne conclu dans Le Jardin de la dame Murakami commencent des péripéties à la saveur tanizakienne qui nous rappellent les histoires de vengeance de Un Amour insensé, de Svastika22 ou de Tristesse et Beauté de Kawabata23.
8Ainsi, la littérature japonaise transparaît déformée, autant sous la forme de références claires, de références déguisées ou d’allusions, qui n’en sont que si le lecteur connaît l’univers des auteurs revisités. Bellatin crée un Japon inexistant: dans Nagaoka Shiki, un nez de fiction il fait se rencontrer Tanizaki et Nagaoka, tout en incluant dans l’intrigue un incendie, élément tiré du roman de Mishima, Le Pavillon d’or24. Nous avons affaire à une esthétique du collage où un temple peut être shinto, et non plus uniquement bouddhique comme le veut la réalité, et où un haïku peut mélanger, au mépris d’une des règles fondamentales du genre, le printemps et l’hiver:
Lointain hiver:
cerisiers en fleurs,
l’hirondelle25.
9On retiendra que Bellatin anastomose26 en montrant les points communs et les traits particuliers les univers propres à chaque auteur japonais, pour les mêler et les greffer ensemble. La notion d’anastomose, dans la mesure où elle implique l’idée de plasticité organique ou géologique propice à des transformations et au passage de l’unicité à la multiplicité (et vice-versa), n’est pas étrangère à l’idée de monstruosité et de bricolage, plus ou moins dû au hasard. En l’occurrence, Kawabata a écrit des récits policiers, comme Tanizaki. Tanizaki a écrit sur l’ouverture du Japon à l’Occident, comme Kawabata et Mishima. Mishima a écrit sur les visions oniriques, a montré un Japon fantasmé, comme l’ont fait les deux autres. Bellatin aplanit tous ces reliefs de l’histoire littéraire japonaise, et tel le savant médecin Frankenstein, les recoud en les reconfigurant. À travers ces références se dessine une bibliothèque orientalisante difforme et contrefaite: chez Bellatin, Murakami sonne autant comme le patronyme des deux célèbres auteurs contemporains (Rŷu et Haruki) que, à un phonème près, comme celui de l’antique Shikibu, auteure célébrissime du Genji Monogatari27. N’en retrouve-t-on pas d’ailleurs l’écho dans le sous-titre de Le Jardin de la dame Murakami: «Oto-no Murakami no monogatari»?
10Lire les écrivains, japonais ou d’autres, c’est prendre place dans un circuit de communication, au sens des sciences de la communication: devenir récepteur d’un message émis par un émetteur, ce dont Bellatin a une conscience aiguë. C’est en jouant le jeu de ces écrivains japonais qu’il va aussi jouer avec le circuit, réactualiser leurs démarches ironiques et redéployer plus radicalement leurs stratégies de destruction ludique. La bibliothèque chimérique qu’il exploite se tord alors sur elle-même, se boursoufle, s’invagine jusqu’à être son propre miroir, son propre commentaire et mode d’emploi, tels ces méta-livres, catalogues, commentaires et contre-commentaires que place Borges dans la bibliothèque de Babel.
Peut-on communiquer?
Tous les écrivains sont des menteurs
11Il s’agit d’abord pour Bellatin de mettre en place une situation de communication où pourra se déployer le mensonge. Tant chez Tanizaki (et c’est éclatant dans Quatre soeurs) que chez Mishima est essentiel le motif de la lettre et de la relation épistolaire, idéal pour manifester la relativité de la parole. Dans Un Amour insensé, le protagoniste, un employé de bureau moyen d’âge mûr, s’amourache passionnément d’une toute jeune fille, Naomi, dont on devine qu’elle le trompe et l’exploite pour combler ses désirs de femme moderne (c’est-à-dire aspirant à ressembler aux occidentales). Le roman se présente comme une confession à la première personne et est conté par un narrateur qui dit «je», et qui est cet homme lui-même. Il restera la voix narratrice de tout le récit, rapporté depuis un point de vue interne et limité, construit seulement avec les éléments auxquels le narrateur intradiégétique a accès plus ou moins directement. Le lecteur est fortement incité à n’accorder qu’un crédit limité à ce qu’il lit. Dans ce récit incertain s’enchâssent les mensonges de Naomi, comme s’enchâsse dans le récit principal de Quatre sœurs le témoignage d’un personnage masculin qui conte comment il est intervenu pour sauver une des sœurs, prisonnière de son école de couture, lors d’une pluie diluvienne qui avait envahi la pièce où elle s’abritait. Ce système de poupées russes, de «cajas chinas» comme on dit en castillan pour traduire l’expression française, se retrouve dans Damas chinas28 de Bellatin, dont le titre se réfère à un jeu de table mais constitue également une allusion limpide à l’expression «cajas chinas»29. Le récit du rêve de l’enfant qui constitue la seconde partie du livre est une excroissance de la première partie qui a explosé, comme les multiples récits rapportés dans le récit principal de Quatre sœurs en boursouflent la trame jusqu’à l’implosion. Il y a imbrication de mensonges et altération de fictions. Dans Tristesse et Beauté de Kawabata, il est question d’une vengeance soigneusement ourdie. Oki Toshio est un vieil écrivain de plus de cinquante ans qui reprend contact après de nombreuses années de silence absolu avec une ancienne maîtresse de sa jeunesse, qu’il avait eue toute jeune alors qu’il était déjà marié, qu’il avait fait beaucoup souffrir en l’abandonnant à la suite de la mort de leur bébé. Au moment où débute le roman, ils sont tous deux des personnages d’âge mûr, mais elle, maintenant peintre établie, héberge une jeune disciple avec qui elle entretient une relation amoureuse, Keiko. Celle-ci, en apprenant tout le mal que Oki a fait à sa maîtresse, décide de la venger en séduisant le fils de Oki, puis de le tuer, ce qu’elle parvient à faire à la fin de l’histoire. Ce fils est spécialiste de la littérature de l’ère Kamakura (1185-1333) et de l’ère Muromachi (1333-573). Au cours d’une scène familiale, il évoque face à son père un article scientifique (imaginaire?) qu’il a lu où est rapportée l’histoire de l’exhumation du corps de la princesse Kazu-no-Miya. Dans les mains de la princesse se trouvait, d’après l’article, une plaque de verre sur laquelle était imprimée l’image d’un homme non identifiable, peut-être son mari, le shogun Iemochi, ou peut-être son amant. Mais alors que l’expert veut examiner ce document le lendemain de l’exhumation, l’image s’est effacée, altérée par l’air et la lumière. Le père et le fils commentent l’affaire en la qualifiant d’histoire d’amour digne d’une tragédie, puisque profondément mystérieuse. Plus tard, la mère, qui a assisté à la discussion savante entre le père et le fils, et au fait, depuis le tout début, de l’adultère commis par Oki, confiera à son époux qu’elle a pensé pendant l’histoire de la princesse au danger que court son fils en allant retrouver Keiko à Kyôto, comme il l’a prévu. Les fictions sont ici imbriquées et se structurent en couche: la vérité historique (inatteignable), l’hypothèse des experts, le récit de Toshirô. Ce qui travaille au cœur de cette structure, c’est le pouvoir déformant et déréalisant des récits successifs. Le récit que fait Toshirô est l’ultime avatar de l’histoire de la princesse qui apparaît sous les yeux du lecteur comme une version coupée et resculptée du rapport fait dans l’article. L’article lui-même, en tant qu’étude savante, propose l’interprétation des indices. Se fondent au même creuset les aspects historiques de l’affaire, avec tous les dispositifs scientifiques correspondant à la discipline (expert, musée, examens…) et la pure fiction (la «tragédie»). Lorsque la mère fait le rapprochement entre l’aventure de la princesse et la décision du fils d’aller visiter une tombe à Kyôto, elle ajoute une couche d’interprétation: se superpose à ces versions-échos l’intrigue du roman que l’on tient entre les mains.
12Cette convocation au second, voire au troisième degré d’une histoire, et la projection d’une aura historique sur une évidente fiction, résonne avec les multiples récits au second degré de Bellatin, qui font exister la chose évoquée tout en la niant: «[Mishima] ne voulut jamais relire les textes qui demeurèrent amoncelés sur une table en bois. Entre autres choses, y étaient décrites toutes les expériences qu’il eut à subir pour obtenir le certificat de thalidomidique, comme la profanation de sa cellule shintoïste par une ribambelle d’âmes30». Ces textes non lus forment la Biografia ilustrada de Mishima, le livre que nous avons entre les mains. Ainsi, les photos mensongères et les textes virtuels sont l’équivalent des textes mensongers de Tanizaki, qui atteignent un paroxysme dans La Clef, la confession impudique31 où deux vieux époux tiennent un journal intime sulfureux, chacun de son côté, que chacun destine en réalité à l’autre. Les actions décrites existent sans exister, puisque le lecteur sait que c’est un mensonge. De même le texte de Biografia ilustrada de Mishima existe sans exister, puisqu’abandonné par le personnage de Mishima à son néant. Ce vide bavard est aussi celui des traductions, où le texte original reste introuvable bien que matériellement e/ancré sur la page. Bellatin pousse la démarche des écrivains japonais jusqu’à un paroxysme où le récit se fait monstrueux, travaille depuis le lieu imaginaire de la bibliothèque orientalisante virtuelle sur cette bibliothèque même, faisant d’elle un objet qui se contient, et qui contient les codes de son ordonnancement/écriture. C’est pourquoi, comme dans la nouvelle de Borges, il lui faut parler des plus petites unités constitutives de toute bibliothèque: le signe graphique.
Le signe en crise
13Dans de nombreux textes de Tanizaki, le son, le signe, les traits des lettres et des idéogrammes sont sujets à de multiples remises en question et manipulations. Tanizaki fait intervenir des mots occidentaux en rômaji32 dans ses textes, écrits verticalement à la manière de caractères japonais. Au lecteur peu familier des langues occidentales, ces mots auront l’air déguisés, et causeront un trou dans le tissu signifiant du texte. Ces trous deviennent abîme insondable chez Bellatin. Dans Nagaoka Shiki, un nez de fiction, le narrateur se réfère au livre intraduisible de l’écrivain imaginaire Shiki Nagaoka, dont le titre manuscrit, aussi intraduisible, ressemble vaguement au caractère japonais «淳» («pureté»). Le narrateur précise qu’il s’agit d’un «symbole» et non d’un signe ou caractère. Ce signe, nous l’appellerons ainsi malgré tout, est aisément identifiable comme un élément d’une écriture idéographique, chinoise ou japonaise, par un lecteur ignorant les codes graphiques correspondants. En est-ce un? Il semble difficile de trancher. Un lecteur japonais a d’ailleurs tendance à vouloir lui trouver un sens, ce qui est révélateur, car il est tout à fait possible que les éléments qui constituent ce caractère (un caractère chinois ou japonais est un ensemble complexe d’autres ensembles de traits porteurs de sens qui se combinent) existent individuellement, mais que leur association ne donne qu’une chimère qu’un locuteur japonais voudra inconsciemment lire comme une forme signifiante.
14Cette intraduisibilité qui découle de l’existence même d’un sujet récepteur et de ses limites, selon le message que délivre Bellatin, est aussi celle de toute l’œuvre et de toutes les œuvres. Matériellement, ce qui manifeste le décalage culturel entre une œuvre japonaise traduite et son lecteur occidental, c’est la note de bas de page. C’est dans Le jardin de la dame Murakami qu’on peut lire une note de bas de page amusante qui explique qui est Francis Bacon: «peintre anglais»33. La note, laconique et lacunaire, est une parodie de celles qu’on trouve dans les traductions de romans étrangers. On perçoit dans les gloses de Bellatin une gentille moquerie à l’égard des démarches des éditeurs face à leurs dilemmes: quel niveau de culture générale faut-il supposer chez le lecteur? Quels mots traduire dans le corps du texte? Quels mots expliquer en note? Jusqu’où aller dans les explications? Car toute note de bas de page suppose des choix. Cette note sur Bacon caricature la nécessaire incomplétude de l’information donnée de cette façon. Ainsi chez Bellatin on trouve des définitions de mot japonais – existants ou non – dans le corps même de Biografia illustrada de Mishima: «Hanami: regarder les fleurs»34. C’est une traduction littérale du mot qui désigne la coutume des Japonais de se rendre sous les cerisiers en fleurs pour pique-niquer sous les arbres roses. Mais la définition de Bellatin passe totalement sous silence cet aspect rituel et social. Puis encore: «Susuki: graminée haute qui symbolise l’automne»35. Une symbolique est évoquée, mais non expliquée: dans quel domaine s’applique-t-elle? Plus loin: «Saetoko: action par laquelle nous sommes protégés de nos propres visions»36. Ce dernier mot est inventé, malgré sa vraisemblance et sa ressemblance possible avec de vrais mots japonais. Bellatin joue avec l’enchaînement de lettres, de caractères… et remet en question les bases linguistiques de la communication, jusqu’à faire déborder violemment le signe abstrait et labile dans la réalité matérielle pour fermer la boucle.
Fiction, réalité…
15Parmi les écrivains que nous avons mentionnés au début de notre étude, deux au moins ont joué le jeu de la fiction jusqu’à faire de leur vie une de leurs œuvres: Osamu Dazai, avec ses multiples tentatives de suicide qui font écho à celles de ses personnages maudits, et Yukio Mishima. Leur démarche artistique est aussi celle de Bellatin, qui ne se gêne pas pour mentir dans ses entretiens autant que dans ses textes. Dans Chevaux échappés de Mishima, un des héros, Isao, projette un coup d’État qui doit rétablir les valeurs du Japon féodal. Inspiré et soutenu dans sa vision par un livre qu’il a lu, La Société de Vent Divin de Tsunanori Yamao (auteur très probablement inventé), il copie les personnages de cette histoire dans l’histoire, met au point un scénario où il doit créer une société similaire et abattre les têtes aux commandes de la finance japonaise, pour que tout aboutisse à un suicide rituel. Il établit même une distribution des rôles dans les règles de l’art dramaturgique. Dans le roman de Mishima, on peut lire dans son intégralité le texte que lit Honda sur cinquante-huit pages. Tout ne se déroule pas comme prévu, ses complices se désistent, et le héros agit finalement seul. Sa tentative d’assassinat sur un personnage important est un échec ridicule et il réalise son suicide à la va-vite, en essayant de le faire autant que possible dans les circonstances qu’il s’était promis de réunir. Le soleil levant qui devait servir de décorum à son seppuku n’est que «derrière ses paupières»37. Enchaînant la fiction dans la fiction, la tentative de coup d’État en 1970 de l’écrivain Yukio Mishima, en chair et en os, mise en scène radicale des fantasmes décrits dans ses œuvres, n’en est que le prolongement logique. Cette chaîne est déformée de manière ludique lorsque Bellatin choisit de renverser les causes et les effets en parlant du «caractère prophétique du mot écrit»38: «[Mishima] remarqua [le caractère prophétique du mot écrit] lorsqu’il se vit impliqué, quinze ou vingt ans après les avoir conçues, dans des situations similaires à celles qui apparaissaient dans ses textes. Il se souvenait avec une grande clarté, par exemple, du moment où fut monté au théâtre son livre Salon de beauté»39. On voit bien comment la logique souvent commerciale, qui fait d’un livre une pièce de théâtre ou un film, est dénaturée, mise en parallèle avec des projets autrement plus intimes – et certainement différemment pensés – des auteurs japonais, mais on perçoit de surcroît la confusion entre la réalité et la fiction, la prophétie n’annonçant qu’une autre fiction, dans un enfermement dans l’imaginaire. La réalité, inaccessible, se confond toujours en fiction: le fantôme qui vient voir Mishima dans sa cellule de «temple shinto» l’informe souvent du fait que «l’écrivain perçoit les choses du monde comme si quelqu’un lui faisait continuellement le récit de ce qui se passe autour de lui»40. La théâtralité, celle de El Gran Vidrio où une petite fille se transforme en marionnette humaine, celle de Flores où la mort fait l’objet d’un rituel précis et scénarisé, est ce qui marque le débordement de la fiction vers le concret de la réalité, comme chez Mishima, comme chez Dazai. La personne, le personnage historique de Yukio Mishima devient le personnage de ses romans, par rétroaction. On pense à la mythologie que Mishima redéploie dans son œuvre, tissée de fantasmes traditionnalistes et d’idées conservatrices ostensiblement désuètes et inapplicables: il s’agit de recréer l’Histoire dans une histoire et de mettre en scène dans la fiction la naissance de la fiction, qui doit se faire sous les yeux du lecteur, comme par magie, à partir d’un néant fécond, sans source repérable dans une chronologie, sans temps, sans auteur. C’est ce que ne cesse de chercher à faire Bellatin: donner des références qui n’en sont pas, écrire sans auteur, «écrire sans écrire»41.
16La bibliothèque convoquée n’est donc pas seulement virtuelle en vertu du fait qu’elle se dessine à partir de seules références, mais aussi parce que son image se module, comme celle d’une flamme dans un labyrinthe de surfaces réfléchissantes qui subit les effets de la disposition physique de ces surfaces. Elle ne cesse, multiforme, de changer d’aspect en fonction des connaissances du lecteur, des associations internes ou externes à l’œuvre de Bellatin qu’il peut établir, en fonction également des nouvelles données que les matériaux mêmes des textes de Bellatin ne cessent d’imprimer au corpus et à la chaire des références. Telle la chimère grecque, jamais vue mais représentée et recommencée maintes fois dans l’art, la bibliothèque imaginée de Bellatin supporte constantes et variations, au gré de l’inspiration de l’auteur et du lecteur.
17L’œuvre policière de Bellatin reprend aussi des structures répétitives trouvées chez Akutagawa avec «Dans le Fourré»42, ou chez Kawabata avec La Beauté tôt vouée à se défaire43. Nous aurions pu évoquer aussi son intérêt pour l’interdisciplinarité (cinéma, photographie, théâtre) qu’il partage avec le Mishima dramaturge et le Kawabata de Une Page folle44.
18Bellatin a extrait des idées du travail des écrivains japonais, mais son œuvre réalise un déplacement dans le temps et dans l’espace des questions qui furent les leurs sur le rôle de la littérature et les voies de la communication. En revenant à la particule élémentaire de toute bibliothèque, le signe graphique, Bellatin réorganise la bibliothèque orientalisante commercialement stéréotypée, la fait travailler, croître, au sens biologique du terme, jusqu’à la rendre paradoxalement réelle et tangible, ne serait-ce qu’au travers du carton et du papier que le lecteur tient en main lorsqu’il lit Le Jardin de la dame Murakami.
Notes de bas de page
1 Mario Bellatin, auteur culte au Mexique et au Pérou, a étudié la théologie, la communication, puis le cinéma, tous domaines que son œuvre explore. Il a écrit un nombre considérable de romans, tous relativement brefs, dont le plus connu en France est Salon de beauté, publié en 2002 chez Stock (Salón de Belleza, México D.F., Tusquets Editores, 1999), remportant en 2000 le Prix Médicis du meilleur roman étranger publié en France. Il a également fondé et dirigé de 2001 à 2011 l’«École dynamique d’écrivains», une sorte de groupe de travail réunissant des auteurs comme Sergio Pitol, Carlos Monisváis, Margo Glantz. Alejandro Rossi, Álvaro Mutis, Salvador Elizondo Augusto Monterroso, et José Emilio Pacheco. Il a obtenu en 2002 la bourse Guggenheim et en 2008 le Prix Mazatlán de Littérature (Mexique). Deux volumes de ses œuvres réunies ont paru chez Alfaguara en 2005 et 2013.
2 La thalidomide est un médicament qui a été prescrit en cas de nausées chez la femme enceinte dans les années 1950 et 1960, surtout en Allemagne, pays de sa fabrication, et en Grande-Bretagne. On a découvert très vite ses effets tératogènes et elle a été retirée du marché à partir de 1961, après un scandale sanitaire. De nombreux procès ont eu lieu dans les pays concernés par le phénomène (Allemagne, Japon, États-Unis…) et durent encore aujourd’hui.
3 M. Bellatin, Le Jardin de la dame Murakami, Albi, Passage du Nord/Ouest, 2005 pour la version française. En version originale: El Jardin de la señora Murakami, Mexico D.F., Tusquets Editores, 2000.
4 Id., Shiki Nagaoka: un nez de fiction, Paris, Passage du Nord-Ouest, 2004. En version originale: Shiki Nagaoka: Una nariz de ficción, Buenos Aires, Editorial Sudamericana, 2001.
5 I. López-Calvo, «Writing and the Japanese Body in Mario Bellatin’s Fiction», conférence mise en ligne le 15 décembre 2011, disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=Mb1UpECizKo.
6 Lorsque la traduction française des textes de Bellatin existe, nous nous en servons pour les citations. Dans le cas contraire, nous proposons notre propre traduction.
7 J. Tanizaki, L’Éloge de l’ombre [In’ei Raisan, 1948], trad. par R. Sieffert, Paris, Verdier, 2011.
8 Inclus dans Rashômon et autres contes [Rashômon, 1914], Paris, Gallimard, 1986.
9 M. Bellatin, Journal d’un vieux fou [Fūten Rōjin Nikki, 1961], Paris, Gallimard, «Folio», 2002.
10 Y. Kawabata, L’Adolescent [Shônen, 1948], Paris, Albin Michel, 2012.
11 J. Tanizaki, Quatre sœurs [Sasameyuki, 1948], Paris, Gallimard, «Folio», 1997.
12 M. Bellatin, El Gran Vidrio, Barcelona, Anagrama, 2007. Nous traduisons le titre de la section intitulée en espagnol «La verdadera enfermedad de la sheika».
13 Id., Jacob le mutant suivi de Chiens héros, Albi, Passage du Nord-Ouest, 2006. Édité en version originale sous le titre Jacobo el mutante, Città del Messico, Alfaguara, 2002.
14 Id., Nuée d’oiseaux blancs [Sembazuru,1952], Paris, Plon, 1986.
15 Id., Le Jardin de la dame Murakami cit., p. 34.
16 A. Berque, Le Sauvage et l’artifice: les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986.
17 Y. Kawabata, Kyôto [Koto, 1968], Paris, Le Livre de Poche, 1987.
18 Y. Mishima, Neige de printemps, dans La mer de la fertilité (réunit Neige de printemps, Chevaux échappées, Le Temple de l’aube, L’Ange en décomposition), Paris, Gallimard, 1989.
19 M. Bellatin, El Gran Vidrio, pp. 86-87.
20 J. Tanizaki, Quatre sœurs cit.
21 Y. Mishima, Neige de printemps cit.
22 J. Tanizaki, Un Amour insensé [Chijin no Ai, 1924], Paris, Gallimard, «Folio», 1991 et Svastika (Manji, 1930), Paris, Gallimard, «Folio», 1988.
23 Y. Kawabata, Tristesse et beauté [Utsukushisa to kanashimi to, 1965], Paris, Le Livre de Poche, 1996.
24 Y. Mishima, Le Pavillon d’or [Kinkakuji 1956], Paris, Gallimard, «Folio», 1961.
25 LJDM, p. 58.
26 L’anastomose en médecine désigne la connexion qui s’établit entre deux organes normalement séparés dans le corps humain, particulièrement entre deux vaisseaux sanguins (voir: http://sante-medecine.commentcamarche.net/faq/8073-anastomose-definition). La notion a été étendue au domaine de l’hydrologie au moment de décrire la morphologie des cours d’eau, lorsque ceux-ci présentent des chenaux multiples et stables qui «isol[e]nt des îles de grandes dimensions par rapport à la taille des chenaux» (voir: http://www.onema.fr/IMG/pdf/chap5-4.pdf).
27 S. Murasaki, Le Dit de Genji, [Genji monogatari], trad. par R. Sieffert, Paris, Verdier, 2011.
28 M. Bellatin, Damas chinas, Barcelona, Anagrama, 2006.
29 Notons que la traduction française «Jeu de dames» ignore complètement cette dimension déformatrice et ne rend pas le jeu de mots original.
30 BIM, p. 54. Nous traduisons. Le mot «thalidomidique» comme l’original «talidomídico» ne semble pas être en usage. Il s’agit selon toute vraisemblance d’une création verbale de Bellatin.
31 J. Tanizaki, La Clef, la confession impudique, Paris, Gallimard, «Folio», 2003.
32 C’est ainsi que l’on nomme les caractères de l’alphabet romain qui servent à écrire les mots japonais.
33 LJDM, p. 25.
34 BIM, p. 11.
35 Ibidem.
36 Ibidem, p. 34.
37 Y. Mishima, Chevaux échappés cit., p. 893.
38 BIM, p. 48.
39 BIM, p.49.
40 Ibidem, p. 16.
41 J. Azaretto, texte d’introduction à une entrevue avec Bellatin: http://cle.ens-lyon.fr/espagnol/entrevista-con-mario-bellatin-presentacion-68247.kjsp.
42 Dans R. Akutagawa, Rashômon, et autres contes [Rashōmon, 1914], Paris, Gallimard, 2003.
43 Y. Kawabata, La Beauté tôt vouée à se défaire [Chirinuruo, 1933], Paris, Albin Michel, 2003.
44 Id., Une Page folle, [Kurutta ippêji, 1980], dans Les servantes d’auberge, Paris, Le Livre de Poche, 1993.
Auteur
Université de Cergy-Pontoise
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