Une certaine bibliothèque: la bibliothèque «préclassique» de Jean Tortel
p. 197-216
Plan détaillé
Texte intégral
1Auteur d’une œuvre poétique abondante et, aux yeux d’un certain nombre de ses contemporains, exemplaire – bien qu’elle soit aujourd’hui largement méconnue –, Jean Tortel fut aussi un lecteur passionné, que les livres lus ont souvent fait écrire. S’il a toujours lu de manière gratuite, divagante, sans méthode, certains titres ont toutefois acquis un statut privilégié: relus, remâchés, ces livres-là sont rangés sur les rayons tout matériels des bibliothèques et engrangés dans la bibliothèque mentale sous forme de citations, fragments cristallisés de langage qui reparaissent avec insistance dans les écrits les plus divers. Parmi eux, Délie de Maurice Scève, toute l’œuvre de Baudelaire – avec une préférence pour Les Fleurs du mal –, celle de Mallarmé, celle aussi d’Apollinaire. Et un grand pan de la littérature du xviie siècle. En particulier la poésie lyrique du temps, depuis Malherbe jusqu’à La Fontaine.
2Cette poésie, Tortel la découvre très tôt sous l’influence du poète et esthéticien Jean Royère, disciple de Mallarmé, théoricien du Musicisme, son oncle par alliance. Elle l’accompagnera toute sa vie, occupant un secteur spécifique de sa bibliothèque – dans le bureau des Jardins-Neufs, orné des portraits de Théophile de Viau et de Cyrano de Bergerac, ce sera un petit meuble vitré – et nourrissant bon nombre d’écrits: essais, préfaces, avant-propos et notes de lecture, dont les plus importants aux yeux de leur auteur seront réunis par ses soins en un ouvrage anthologique, Un certain xviie1.
3Toutefois, s’il ne s’est jamais dépris des lyriques préclassiques (pour leur donner le nom qu’il a choisi), c’est peut-être entre 1950 et 1961 que le poète, devenu depuis la Libération membre du comité de rédaction de la revue de Jean Ballard, les «Cahiers du Sud», puise avec le plus de constance dans sa bibliothèque xviie siècle.
4En 1950, il conçoit, met en œuvre et préface le numéro spécial sur Le Préclassicisme français2. Il s’agit, certes, d’un ouvrage collectif, Mais le rôle joué par Tortel dans son élaboration excède celui d’un simple coordonnateur. Non seulement le poète a lancé le projet, collecté les textes, et assuré leur publication, mais il a conçu a priori le plan de l’ouvrage en accord avec ce qu’il nomme lui-même «une hypothèse de travail plausible»3 et a cherché des contributeurs en fonction des sujets qu’il avait déterminés. Il a, de surcroît, rédigé la note introductive aux «Documents sur l’esprit libertin» qu’il a lui-même rassemblés, il a élaboré le «Petit memento pour un demi-siècle» dont les archives offrent plusieurs états manuscrits, il a présenté et établi le choix d’«Exemples» et défini les dix sections thématiques dans lesquelles il les a classés. Bref, il a orienté l’ensemble du volume en fonction de l’idée ou de l’image qu’il se faisait de l’époque considérée, soit 1600-1650, avec des incursions en amont et en aval…
5Ce n’est pas tout.
6Le 7 mars 1956, à Marseille, il prononce à la demande du groupe d’Action poétique une conférence sur Cyrano de Bergerac qui lui semble «une bonne manière de préparer un chapitre Cyrano pour le Lyrisme xviie»4, essai de synthèse auquel il commence «à travailler sérieusement» le 4 avril de cette même année et qui, achevé le 28 août, paraît en 1958 dans le tome 3 de l’Histoire des Littératures dirigée par Raymond Queneau, aux éditions Gallimard. En 1961, une autre conférence dont la revue «Rencontres» publie le texte en deux livraisons dans ses numéros d’août et de septembre porte sur «Poésie et liberté dans le xviie siècle français». Parallèlement, Tortel donne aux «Cahiers du Sud» diverses études et notes critiques concernant la littérature du xviie siècle, articles de fond ou directement liés à l’actualité éditoriale.
7Cette énumération laisse déjà deviner l’ampleur des lectures. Certes, la bibliothèque du poète est désormais dispersée et, en l’absence de tout inventaire, il est impossible d’en tenter la présentation exhaustive. Mais, outre qu’en demeurent des vestiges matériels, sa trace textuelle reste (citations, renvois bibliographiques en notes, listes de titres dans les dossiers préparatoires) et la conjonction de ces diverses sources documentaires permet de reconstituer au moins en partie sa composition. Il n’est donc pas interdit de chercher à préciser le contenu de son rayon xviie siècle, souvent évoqué par les commentateurs et les amis du poète, mais jamais examiné de près.
8D’abord les œuvres littéraires elles-mêmes.
9Dans les années 1950, elles ne sont pas toujours d’accès facile. Aussi Tortel ne néglige-t-il pas les anthologies. Il en possède et en mentionne un bon nombre et il veille à acquérir les nouvelles parutions comme L’Amour noir d’Albert-Marie Schmidt (Éditions du Rocher, 1959) et l’Anthologie de la poésie baroque française de Jean Rousset (Armand Colin, 1961), qu’il juge «admirablement faite et très complète»5.
10Mais il se réfère de préférence à des éditions permettant une approche moins lacunaire des œuvres littéraires du temps. Des listes de titres qu’il dresse et des membra disjecta de la bibliothèque des Jardins, on peut inférer que cet amoureux du xviie siècle n’a pas le goût, bibliophilique ou philologique, des éditions anciennes et qu’il reste indifférent à la fascination de l’«originale». Une édition du xviie siècle (Poesies chrestiennes et morales d’Antoine Godeau), une autre du xviiie (Lettres de la marquise de Sévigné), voilà tout. Pour le reste, il s’agit surtout d’éditions critiques des xixe et xxe siècles, avec préface et notes savantes. Car Tortel, sans jamais prétendre au titre de spécialiste du xviie siècle français, n’en est pas moins animé par une incontestable libido sciendi, qui l’incite à compléter sa lecture des auteurs de ce temps par celle de travaux plus ou moins érudits.
11Jointes aux vestiges matériels de la bibliothèque, des références ponctuelles portées sur les manuscrits ou dactylogrammes préparatoires au Préclassicisme français et au chapitre sur «Le lyrisme au xviie siècle» ainsi qu’une liste bibliographique critique de 1956 permettent de mieux cerner ses sources d’information en matière d’érudition dix-septiémiste.
12S’y rencontrent des ouvrages déjà anciens comme Les Grands Écrivains français. Études des Lundis et des portraits de Sainte-Beuve, dont Tortel lit les pages sur les poètes du xviie siècle dans l’édition annotée par Maurice Allem6 et d’autres beaucoup plus récents, voire tout récents, tel le numéro de juillet-décembre 1949 de la «Revue des Sciences humaines» consacré au Baroque. Les deux volumes de René Fromilhague, Malherbe, apprentissages et luttes (1550-1610) et Malherbe, techniques et création poétique, parus en 1954 à la Librairie Armand Colin, ou les deux grands essais sur le baroque littéraire, celui de Jean Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France. Circé et le Paon, et celui de Marcel Raymond, Baroque et Renaissance poétique, l’un et l’autre parus à la Librairie José Corti, respectivement en 1954 et 1955, confirment l’attention portée à l’actualité des études dix-septiémistes.
13On peut en effet remarquer que si les essais retenus par Tortel sont parfois œuvres d’écrivains, comme Le Musicisme de Jean Royère dont il a, dès sa parution, en 1929, médité les pages sur Boileau et La Fontaine ou le livre de Valery Larbaud, Ce vice impuni la lecture. Domaine français, où il a puisé des éléments sur Jean de Lingendes et Racan, plus nombreux sont les travaux universitaires érudits. La liste en est longue et il serait fastidieux d’énumérer tous les titres. Citons simplement Le Procès du poète Théophile de Viau, 11 juillet 1623-1er septembre 1626 de Frédéric Lachèvre7 que Tortel qualifie lui-même de «monument d’érudition», et, bien entendu, les études d’Antoine Adam, Théophile de Viau et la libre pensée française en 16208 et Histoire de la littérature française au xviie siècle dont Tortel possède les cinq volumes parus de 1948 à 1956 aux éditions Domat. Et dont il a lu avec une attention toute particulière le chapitre du t. 1 consacré à la poésie, au point d’y porter (fait exceptionnel dans sa pratique de lecture) des annotations au crayon: soulignements, traits verticaux dans les marges et même commentaires marginaux qui vont du simple point d’interrogation à la remarque tranchante, du type: «A. A. paraît ignorer les notions les plus élémentaires touchant la poésie art du langage. Il ignore la critique textuelle se bornant à la critique idéologique // Adam ici imbécile ou universitaire attardé»9.
14Bref si la bibliothèque xviie siècle de Jean Tortel est indiscutablement une bibliothèque de plaisir, riche de nombreux titres littéraires, notamment poétiques, elle n’en comporte pas moins une part historique et critique assez vaste qui en fait aussi une bibliothèque de travail.
15Il est vrai que, dans les années 1950, il s’agit pour le poète d’écrire sur les œuvres lues. Dans une perspective qui, si elle n’est jamais celle d’un spécialiste académique du domaine, n’est pas tout à fait dépourvue d’ambition savante. La «Présentation du préclassicisme français» ne cache pas l’espoir nourri par son auteur d’«éclaircir le visage d’une époque encore non entièrement dessinée» (p. 10). Conscient de la différence voire du «décalage»10 entre son approche et celle des universitaires, Tortel ne la cultive pas. À la différence de Ponge qui traitera avec mépris les études malherbiennes et soulignera comme à plaisir les lacunes prétendues de sa culture savante, lui se réfère aux travaux académiques et y puise un savoir qui lui permet par exemple de relever quelques inexactitudes dans les textes d’introduction de telle ou telle édition récente. D’ailleurs, lorsqu’il entreprend de bâtir le numéro sur le Préclassicisme français, il fait appel sans hésiter à des universitaires de renom: l’historien Lucien Febvre, le grammairien Albert Dauzat, Georges Mongrédien, spécialiste de l’histoire sociale et littéraire du xviie siècle…
16Certes ni Jean Rousset ni Marcel Raymond qui ont contribué entre tous à imposer dans les années 1950 la catégorie de Baroque littéraire n’apparaissent au sommaire et la liste des contributeurs potentiels dressée par un plan dactylographié de l’ouvrage ne mentionne pas leurs noms. Mais cette absence ne relève pas de l’exclusion de principe marquant un refus des approches nouvelles. Seulement d’une méconnaissance. En 1950, ni La Littérature de l’âge baroque en France ni Baroque et Renaissance poétique ne sont parus. Raymond est alors pour Tortel un exégète de la poésie moderne, l’auteur du célèbre De Baudelaire au surréalisme, et plus précisément un spécialiste du surréalisme auquel il n’a pas de raison de songer en priorité pour Le Préclassicisme français, même s’il a pu lire ses «Propositions sur le Baroque et la Littérature française» dans le numéro «Baroque» de la «Revue des sciences humaines», en 1949. Quant à Rousset, bien qu’il ne soit pas tout à fait exact de dire, comme le fait rétrospectivement Tortel, qu’«en 1950» il n’avait pas plus que Genette «encore travaillé à cela»11, force est de reconnaître que les anthologies de La Ceppède et de Gryphius qu’il avait publiées en 1947 et 1949 avaient pu rester inaperçues. Ce n’est qu’à partir de 1954 et 1955, à la parution de leurs deux livres, que Rousset et Raymond deviendront pour Tortel des essayistes de référence.
17Mais s’ils figurent dès lors dans sa bibliothèque, ils n’y sont pas établis en maîtres à penser. Car, bien qu’il affectionne la littérature du premier xviie et ne puisse en aucun cas être compté parmi ceux dont Raymond dénonce l’étroitesse de vue, ceux pour qui cette époque de notre littérature est simple «préhistoire»12, il ne la pense pas en termes de baroque. En 1950-1951 il choisit de nommer son objet Le Préclassicisme français. Et jamais il n’hésite sur cette désignation. De manière révélatrice cette formule est le noyau fixe de toutes les variations titulaires tentées dans le dactylogramme préparatoire à la constitution du numéro spécial des Cahiers:
Le Préclassicisme français
Perspectives du Préclassicisme français
L’Esprit du Préclassicisme français
Morale et langage du Préclassicisme français
18Mieux encore, quand, en 1968, il s’entretient avec René Kochmann, Tortel avoue avoir «voulu faire […] un numéro au fond anti-baroque». S’il regrette alors «de n’avoir pas connu Rousset […] des gens comme Rousset ou tout cela à ce moment-là, et de ne pas avoir […] donné un deuxième volet», s’il est conscient de certains ratages du numéro, il n’en déplore pas, en revanche, l’orientation générale. Que la valeur et l’importance du fait baroque aient été peu à peu reconnues, que soient sortis «quantité de textes étonnants, magnifiques», il s’en réjouit, mais à ses yeux «le baroque pur de cette époque […], c’est malgré tout le fait de poètes […] “limités à”»13.
19Indiscutablement, dans le rayon xviie siècle de sa bibliothèque, ceux qui occupent le premier rang, ce ne sont pas les purs baroques, ceux qu’il appelle en reprenant une formule de Jean Rousset «les complices de l’écoulement», Du Bois Huss, La Ménardière, le P. Le Moyne … «abandonnés aux ondes fuyantes, aux irisations qui flamboient et qui disparaissent» (p. 185). Il les lit, certes, quand il peut avoir accès à leurs œuvres, comme il lit les Précieux ou les grands baroques religieux de la fin du xvie siècle auxquels il adjoint La Ceppède. Mais, s’il peut leur trouver du charme, il n’a pas avec eux d’affinités profondes et ce ne sont pas leurs œuvres qui déterminent sa vision du lyrisme du premier xviie siècle. Pas plus que celles des Précieux ni des poètes religieux ou mystiques. Ceux dont les ouvrages constituent le cœur de sa bibliothèque xviie, ce sont d’une part Malherbe et ses disciples, Maynard, Racan, d’autre part les lyriques a- ou post-malherbiens, ceux qui ont subi «l’influence du courant libertin», Théophile de Viau, Saint-Amant, Tristan l’Hermite, c’est-à-dire le versant qui conduit à Cyrano. Malherbe et ces «cinq poètes» «importants» qui «suffiraient pour faire du siècle de Louis XIII une des périodes lyriques les plus éclatantes de notre histoire» (p. 172), voilà ceux que Tortel lit et relit, ceux dont il cite sans cesse les vers – souvent, d’ailleurs, les mêmes vers, les mêmes strophes, les mêmes poèmes. Ceux qu’il privilégie aussi, on peut le souligner, dans le choix d’exemples qu’il a établi pour Le Préclassicisme français, où Théophile de Viau et Tristan L’Hermite sont sans conteste les plus représentés, suivis d’un peu plus loin par Saint-Amant, Malherbe, Maynard et Racan.
20Or, ni Rousset ni Raymond n’en disconviendraient14, ce sont des baroques contrariés. Et sans doute Tortel les affectionne-t-il précisément pour cela: parce que, loin de céder à leur pente baroque, ils y résistent. Ce faisant, ils sont à ses yeux plus représentatifs de la situation française que ceux qu’il nomme avec Rousset les «poètes de la vie fugitive». Car, s’agissant du Baroque, il y a une exception française. Selon Marcel Raymond, la France qui, seule en Europe, «a possédé, au xviie siècle, un grand art classique» «a manqué le temps du grand art baroque» et «dans les textes littéraires où nous croyons discerner aujourd’hui la présence de son esprit ou les caractères de sa stylistique, nous poursuivons souvent l’image de ce qui aurait pu être»15. Tortel en est d’accord, sauf qu’il ne poursuit nullement cette image. Pour lui, il l’écrit sans détours en 1958 dans l’«Avant-propos sur les baroques allemands», «la valeur exceptionnelle du premier xviie poétique français lui vient de ce qu’il lutte contre [la] présence [baroque] et qu’il la dépasse» (p. 132). Il l’avait déjà noté en 1950, quand il affirmait à l’orée du Préclassicisme français que cette littérature «tend[ait] – et plus particulièrement la poésie – à se dégager sans cesse du baroque pour formuler le classique» (p. 13); et il y revient en 1968 dans l’entretien avec Kochmann où il déclare par exemple que «malgré tout […] le courant baroque – indéniable! – de la poésie du début du dix-septième est peut-être en perte de vitesse sur le courant baroque du seizième».
21Mais s’il privilégie les lyriques a- et post-malherbiens et, dans une moindre mesure, Malherbe et ses disciples, ce n’est pas seulement parce qu’ils sont plus significatifs de la lyrique française du premier xviie que ne le sont les purs baroques. Ni même parce que ces derniers sont, au xviie siècle, de moins grands poètes, de l’aveu même de Jean Rousset pour qui «c’est chez les auteurs de second ordre […] que le Baroque ambiant agit pleinement»16. L’«Avant-propos sur les baroques allemands» est, à cet égard, significatif. En Allemagne, comme en Espagne ou en Italie, l’esprit baroque ne s’est pas heurté aux réticences qu’il a pu rencontrer en France. Tortel le reconnaît. Et il reconnaît aux œuvres dans lesquelles cet esprit s’incarne une grandeur comparable à celle que présentent les écrits des baroques français du temps des guerres de religion, tirant des misères de l’époque une poésie «à la fois de flamme et de rocaille» (p. 134). Il souligne notamment la force poétique de l’œuvre d’Andréas Gryphius, en laquelle il voit «l’une [des] plus hautes manifestations» du baroque (p. 135). Mais c’est pour déplorer qu’elle aboutisse à une «conclusion désespérante» en faisant de la mort non plus «“la loi” à laquelle se soumettaient Malherbe et Maynard» mais «le seul appui possible de l’esprit égaré dans la fuite de tout». Plus que la valeur esthétique, qui n’est en rien niée, ce qui est récusé, ce sont donc les implications éthiques de cette vision paroxystique du monde impermanent qui fait de la Mort un absolu, l’unique recours, l’unique bien, en quelque sorte. Et le refus est sans appel: «une grandeur de cette nature peut néanmoins emporter la plus dure condamnation» (ibidem).
22Ce que Tortel refuse chez Gryphius, et sans doute aussi chez La Ceppède auquel il consacre quelques lignes à la fois admiratives et réticentes, c’est que le sentiment douloureux de l’éphémère, doublé de l’exigence de stabilité, puisse conduire à une obsession exaltée de la mort. Car pour lui il n’est pas acceptable que la mort «suffoque» la pensée, qu’elle interdise toute croyance en une possibilité de bonheur terrestre. S’il affectionne tant l’œuvre des lyriques marqués par le libertinage, en particulier celle de Théophile de Viau, c’est qu’il peut faire de ces poètes des «moralistes d’une douloureuse lucidité mais qui savent rester invinciblement tournés vers le bonheur» (p. 20).
23Leur lucidité, il la voit dans leur conscience aiguë de la précarité du séjour offert à l’homme et de l’infirmité de sa nature. Quant à la tension vers le bonheur, il en trouve l’expression dans une certaine veine amoureuse, réaliste17, et surtout dans les images champêtres, nombreuses dans une poésie qui, selon lui, identifie avant tout la nature à «la campagne» où «la maison […] au milieu des terres» (p. 180) réinscrit au centre de ce petit univers naturel l’homme qui, du fait des progrès de la physique du temps, soupçonne désormais que la terre n’est pas le centre du système solaire. Empruntant à l’œuvre de Racan, de Malherbe, et, surtout, à celle de Théophile de Viau des exemples de tableaux campagnards, Tortel fait volontiers porter l’accent sur les images de fécondité et de libéralité véhiculées par les descriptions des domaines rustiques, s’enchantant par exemple de la «Lettre de Théophile à son frère», avec son énumération jubilante des fruits offerts profusément à la gourmandise humaine. La campagne des lyriques préclassiques est bien, pour lui, «campagne heureuse» (p. 33). Parce que la nature y est façonnée par l’homme en vue de son plaisir. Et parce qu’elle s’y réduit, en conséquence, à un espace de taille humaine; un espace limité, mesuré, ordonné. Un espace modeste.
24C’est là un point essentiel. Tortel place toute la littérature du xviie siècle sous le signe de la (fière) modestie. Sans faire exception pour les grands lyriques a- ou post-malherbiens, ceux que la critique, tout en reconnaissant les limites de leur baroquisme, qualifie volontiers de «baroques». Modestie, la conscience lucide mais sans angoisse ni révolte de «ce que l’homme ne peut pas» (p. 23); et modestie encore la conception artisanale de la poésie, volontiers résumée dans la boutade de Malherbe qui définit les poètes comme d’«excellents arrangeurs de syllabes» (p. 46) – ouvriers de la matière verbale, ni Mages, ni Voyants.
25On voit bien où conduit pareille insistance. L’orientation «anti-baroque» revendiquée a posteriori, cette orientation qui n’implique nul refus de la catégorie – dont l’intérêt dans le champ de l’histoire littéraire et de la critique est, au contraire, reconnu – s’enracine dans un anti-romantisme avoué: pour Tortel, lire les poètes du premier xviie, c’est, en toute conscience de l’anachronisme, construire un modèle de lyrisme a-romantique.
26Cette vision, qui prend résolument le contre-pied de toute une tradition historico-littéraire encline au contraire à voir dans les lyriques du temps de Louis XIII des précurseurs du romantisme, est présente d’emblée, dès «Quelques constantes du lyrisme préclassique», la contribution personnelle de Tortel au Préclassicisme français.
27Avant même d’avoir pris la décision de se charger lui-même de ce texte – qu’il ne savait pas trop à qui confier, hésitant entre «Tardieu… ou André Blanchard. Weidlé? Arland?», Tortel l’avait inscrit, dans la table a priori de l’ouvrage, sous le titre provisoire et parfaitement explicite «Un lyrisme non romantique». Un embryon de plan conservé dans le fonds Tortel de la Bibliothèque Littéraire Jacques-Doucet confirme que tel était bien, pour le maître d’œuvre du numéro, le point essentiel: faire ressortir la «Position a-romantique» des lyriques préclassiques. L’argumentation destinée à soutenir cette idée directrice s’énonçait en deux temps dont le premier devait pointer les parentés de surface entre les deux lyrismes du xviie et du xixe siècle, parentés que Tortel résumait comme suit: «emploi des th[èmes] Romantiques: La solitude, le rêve et le sommeil, la nature, la nuit» et «Liberté en face [de ces] th[èmes]», tandis que le second mettait l’accent sur la spécificité d’une éthique paradoxale où se conjuguent la «modestie [de ces] lyriques quant à l’essence de la poésie» et leur «orgueil quant au langage». Achevées par le rappel elliptique de ce qui est l’une des caractéristiques majeures du lyrisme préclassique aux yeux de Tortel, «Bonheur: Théophile», ces quelques notes dessinent la trame de toute la réflexion à venir.
28La version rédigée, en soulignant la différence des «accords» que les deux lyrismes tirent de leur commun «clavier» (p. 30), se montre fidèle à cet abrégé, multipliant les jeux d’opposition, minimisant la présence des spectacles de démesure offerts par la nature dans la lyrique préclassique, soulignant la maladresse de ces évocations où se marque l’incompréhension foncière face à ce qui relève «du théâtre impassible et grandiose à l’envi célébré, adoré et maudit depuis Rousseau et Chateaubriand» (p. 32); et cherchant «la clé» d’un lyrisme qui «n’est pas romantique» (p. 46), dans la propension qu’ont ces poètes «de la nuit et du songe» à «se fi[er] à la raison pour éviter l’abîme définitif» (p. 20). Dans leur apaisante conscience de la «sécession» entre l’homme et le cosmos dont il est «exactement le contraire» (p. 23), qui fonde leur choix à la fois raisonnable et passionné de vivre dans la nature et d’en jouir.
29En 1956, l’essai sur «Le lyrisme au xviie siècle» ne changera rien à ce tableau. Les feuillets dactylographiés où sont notées les «idées directrices» en vue de la rédaction à venir rappellent: «insister sur l’absence de romantisme , de toute la poésie du siècle. Fausseté de la thèse qui fait des préclassiques (Théophile, Saint-Amant…) des précurseurs du romantisme pour les opposer à la génération de 1670»18. De fait, la version définitive réaffirmera «l’attitude a-romantique» (p. 179) des poètes considérés, dont elle déclinera à nouveau les divers aspects. Et même les travaux les plus tardifs, par exemple les pages sur Tristan L’Hermite, auront à cœur de maintenir l’opposition entre lyrisme du premier xviie et lyrisme romantique.
30D’emblée, donc, dès 1951-1952, et définitivement, la bibliothèque «préclassique» de Tortel, qui, malgré l’ampleur effective des lectures, tend subrepticement à se resserrer sur quelques auteurs privilégiés, apparaît comme une contre-bibliothèque. Elle est toujours conçue en opposition explicite à une autre bibliothèque, récusée, que l’on pourrait nommer – de manière simplificatrice sans doute mais cette simplification est favorisée par les textes – la bibliothèque romantique.
31En refusant de la penser à l’aide du concept positif de baroque, négligé au profit de celui, négatif, d’a-romantisme ou de non-romantisme, Tortel fait de sa bibliothèque préclassique un miroir double.
32D’abord, sans doute, son propre miroir. S’il souligne à ce point le goût des poètes de ce temps pour la campagne heureuse et leur incompréhension face à l’immensité, c’est peut-être que lui-même, qui deviendra après 1965 le poète des Jardins, ne se plaît guère aux images de la démesure. Il l’a souvent avoué, il est mal à l’aise devant les spectacles naturels grandioses, allant jusqu’à refuser de considérer comme «un paysage» «la seule mer» contemplée «depuis […] la cime d’une colline», «espace métaphysique où [il] ne peu[t], ou ne veu[t] rentrer». D’ailleurs, il «déteste l’orgueil, disons-le hugolien ou nietzschéen, qui invite l’esprit à se mesurer à une représentation naturelle grandiose»19. Les images d’une nature à l’échelle humaine que lui offre le lyrisme du premier xviie résonnent donc dans sa propre sensibilité avec beaucoup plus de force que celles de la mer en tempête qu’il est enclin à négliger; ou que les illusions d’optique créées par les eaux miroitantes dont il ne paraît pas goûter les séductions, à ses yeux un peu troubles, à la différence d’un Rousset, si sensible au «chant de joie» du baroque quand celui-ci s’abandonne avec jubilation à l’exubérance et à l’instabilité et célèbre l’inconstance comme principe de vie. On perçoit bien ce qu’il entre d’idiosyncrasie dans la lecture que Tortel fait de la poésie du premier xviie dans laquelle il choisit ceux auxquels il se sent lié par des affinités électives, qu’il lit eux-mêmes à travers le prisme de son propre goût pour les espaces mesurés et féconds.
33S’il insiste tant sur la boutade de Malherbe où le poète se définit comme «arrangeur de syllabes», si, concurremment, il met en valeur la figure de Théophile, le seul poète de cette époque «tout entier engagé dans son poème» (p. 53), c’est peut-être qu’il trouve dans cette dyade, où la conférence de 1961 sera tentée de voir un résumé de l’ensemble du lyrisme préclassique, un reflet de son propre débat intérieur autour de la question de l’engagement du poète et de sa poésie. Question cruciale depuis les années de guerre et d’Occupation, ravivée, dans les années 1950, par l’actualité (la guerre froide, la guerre d’Indochine, puis celle d’Algérie), la question de l’engagement, placée par «Les Temps modernes de Sartre au cœur de la vie littéraire, impose plus particulièrement au poète de se situer par rapport à la tentative de «poésie nationale» lancée par Aragon. Soit par rapport au «réalisme socialiste» et au retour aux formes traditionnelles alors prôné dans «Les Lettres françaises». Or Tortel, que la guerre a conduit à rompre avec sa conception initiale de l’autonomie radicale de la poésie, ne peut échapper au questionnement, dont ses chroniques, son roman La Mort de Laurent et son journal gardent trace. Il ne lui est plus possible d’affirmer comme dans Jalons que le premier geste à faire est de fermer les volets pour s’enfermer dans la chambre d’écriture où produire un objet verbal. Mais il est non seulement incapable de se soumettre aux impératifs esthétiques d’un parti (le Pcf) auquel il n’a jamais pu adhérer «à cause de la rhétorique employée par [lui], quand il croit que la morale de son action exige un moralisme de langage»20, mais encore insatisfait de ses propres tentatives poétiques pour «sortir de soi»21 et aller vers les autres. Les lyriques préclassiques, étrangers, il ne cesse d’y insister, à la notion moderne d’engagement, à la fois publicistes aux gages des puissants et jaloux de leur liberté (réfugiée dans l’usage qu’ils font du langage, leur écriture «à la moderne», franche de toute règle, hors celles qu’ils choisissent, parfois, de s’imposer), ces préclassiques dont l’un, pourtant, Théophile, est en même temps tout entier engagé dans son dire où s’exprime la morale libertine du bonheur terrestre, n’ont pu que lui donner à penser quant à la séparation entre les sphères vitale et poétique, quant au glissement du politique à l’éthique.
34Et comment ne pas remarquer la façon dont il tire la morale du bonheur qu’il juge caractéristique de ses lyriques favoris d’un double élan vers l’extrême (extrême de la modestie, extrême de l’orgueil), intégrant ainsi la démesure dans la mesure en un pressentiment encore obscur de ce qui deviendra essentiel dans son œuvre de maturité: la tension féconde entre limite et illimité (ou, plus justement, inépuisabilité)? De telles observations incitent bien à penser que, dans le miroir tendu par les poètes du premier xviie, le maître d’œuvre du Préclassicisme français, l’auteur du «Lyrisme au xviie siècle» a pu non seulement voir se refléter les traits de son propre visage, tel qu’il est fixé en ces années 1950, mais encore y voir se former vaguement ceux, incertains et brouillés, de son visage à venir.
35Sans doute aussi a-t-il vu s’y préciser celui d’une certaine poésie contemporaine, dont il aimerait que se dessinent plus nettement les contours et qu’il souhaite contribuer à faire émerger, à l’aide de quelques poètes fraternels. Éluard parfois, l’Éluard postsurréaliste auquel il reconnaît le mérite d’avoir «découv[ert] qu’à un certain moment, lors de certaines circonstances, et en vue des affirmations essentielles, le langage poétique n’a plus besoin de l’image. Il tire son efficacité de sa nudité22». Plus souvent Guillevic et, surtout, Ponge, dont il s’attache à relier les œuvres dans ses chroniques et notes de lecture des Cahiers afin de révéler l’existence d’une tendance encore trop peu perçue, selon lui, celle d’«une poésie qui nomme»23, soit une poésie qui «tend à rompre avec la solitude intérieure pour retrouver le contact avec le monde objectif afin de le mesurer et de le connaître». Une poésie en rupture «avec le traditionnel “regard intérieur” au profit d’une insertion dans le monde réel» et qui peut, de ce fait, «être qualifiée de matérialiste». Une poésie qui, de surcroît, ne se satisfait plus de l’image poétique, «pour bouleversante qu’elle soit» et «miraculeuses» ses «réussites». Bref, une poésie dégagée de l’influence du surréalisme – dont on peut remarquer que Tortel l’associe au romantisme quand il évoque les ambitions poétiques démesurées.
36Ce n’est pas sans raison qu’il a tant bataillé pour obtenir un «Malherbe» de Ponge pour le Préclassicisme français, ne cessant de relancer par lettre l’ami qui procrastine, débordé par les réflexions que la demande a enclenchées (et qui finiront par donner naissance à Pour un Malherbe). S’il n’envisage pas de se passer de cette contribution, c’est qu’il n’est pas seulement question pour lui de réhabiliter un poète trop souvent rabaissé au rang de versificateur voire d’antipoète. Quand il écrit à Ponge le 10 octobre 1951, «Vous êtes le seul au monde qui puisse parler de Malherbe poétiquement (sur lui, une note de professeurs […] ne m’intéresserait pas)»24, il explicite bien son désir: qu’il soit «parl[é] poétiquement» de Malherbe, c’est-à-dire qu’il en soit parlé depuis et en vue de la poésie présente. Ce qui l’intéresse, c’est d’obtenir un texte qui montre en quoi la poésie malherbienne peut «résonner» dans la sensibilité et l’écriture d’un poète actuel. Et ce dans une intention stratégique. Car il apparaît à lire la lettre précitée que Tortel compte sur la contribution de Ponge pour révéler «le tracé dans l’histoire d’une courbe poétique qu’[eux] (deux, au moins) consid[èrent] comme essentielle par ces temps d’abominables romantismes».
37Une telle «courbe», «Malherbe d’un seul bloc à peine dégrossi» l’esquisse en effet, de Malherbe à Ponge en passant par Lautréamont. Et l’ensemble du Pour un Malherbe en affermira le «tracé», en amorçant une histoire du lyrisme français comme série d’efforts pour «périodiquement désaffubler la poésie»25. Depuis Malherbe qui, le premier, la «désaffubl[e]» «de ses falbalas, rubans et fanfreluches Renaissance»26 jusqu’à Ponge lui-même qui la dépouille de ses coquetteries surréalistes, via Rimbaud et Lautréamont, puis Mallarmé, qui la débarrassent de ses oripeaux romantiques. Très proche est la courbe que dessine Tortel, bien que, moins épurée peut-être, elle ne relie pas toujours les mêmes points: elle part de Scève, passe par l’ensemble des lyriques «préclassiques», va rejoindre Baudelaire puis Mallarmé et, enfin, Guillevic et Ponge – auxquels Tortel qui s’associe bien entendu à eux ajoute parfois, mais avec quelque hésitation, Éluard dont la poésie échappe, selon lui, à son origine surréaliste pour aller dans le même sens que celle de Guillevic ou de Ponge, soit une poésie objective (ou objectale) qui fonde, en réaction contre les avatars modernes du romantisme, le futur classicisme27. Par le tracé de cette courbe, par l’entrecroisement constant, au fil des notes et des essais, des deux séries de lectures, celles des lyriques du premier xviie et celles de Ponge, de Guillevic, d’Éluard28, la bibliothèque «préclassique» devient un instrument critique d’appréciation du présent. Voire, l’agressivité pongienne en moins, un outil polémique dirigé contre des «temps d’abominables romantismes».
38Soit les années 1950, qui sont pour la poésie française une période de «basses eaux» voire d’«occultation», l’intérêt se portant alors «vers l’expression en prose de problèmes et de malaises qui ont trait à l’identité nationale et à l’identité personnelle»29. Années où le surréalisme révèle son épuisement et où la «poésie nationale» d’Aragon, qui a voulu prendre le relais de la poésie de Résistance, se montre incapable de susciter un élan durable (dès 1956, la tentative a vécu). Années où nul courant nouveau ne semble apparaître nettement, même si beaucoup éprouvent le désir de réagir contre l’abus du «stupéfiant image», et, plus largement, contre l’exaltation des forces inconscientes.
39Pour Tortel lui-même, ce sont des années d’incertitude, des années de tâtonnements et d’hésitations, où, insatisfait de ses premiers ouvrages, il ne parvient pas à trouver sa voie. Il lui faut en effet «sortir de soi». Échapper à l’enfermement solipsiste dans une sensibilité émue à quoi il identifie son lyrisme expressif initial. Mais sans pour autant se satisfaire de l’engagement politique direct vers lequel il a été poussé, comme bien des hommes de sa génération, par les circonstances historiques et qui, passé la période noire de l’Occupation, lui paraît de plus en plus insatisfaisant. Admirateur d’Éluard, auquel il sait gré de s’être dirigé vers une plus grande nudité poétique, il redoute son influence, conscient sans doute qu’elle le détourne de son propre cheminement. Ami de Ponge dont il défend l’œuvre depuis qu’il a découvert Le Parti pris des choses en 1942 et avec lequel il dialogue directement depuis leur rencontre en 1943 sous le signe de la Résistance, il est tenté par le retour au «monde muet», mais, il ne l’ignore pas, son caractère «mesuré» l’éloigne du parti pris des proses en lui faisant désirer le vers sans qu’il parvienne encore à fonder le sien.
40On conçoit que, dans cette période doublement incertaine, la lecture assidue des lyriques du premier xviie et l’écriture d’un certain nombre de pages à leur propos aient pu jouer un rôle non négligeable, permettant à leur auteur de préciser une éthique et une poétique, indissociables. Dans les notes et essais sur la poésie préclassique en quoi Gérard Arseguel a vu «un manifeste oblique»30, se fixe une certaine conception de la poésie art du langage et du poète «excellent arrangeur de syllabes», par laquelle Tortel, acceptant désormais la notion désublimante de «travail verbal», qu’il rejetait avec hauteur dans Jalons, se délivre de sa tendance initiale à sacraliser la poésie et entreprend de se situer dans le paysage poétique contemporain aux côtés de Guillevic – celui de Terraqué, non des sonnets – et, surtout, de Ponge avec lequel il partage incontestablement le dégoût des «abominables romantismes» et l’attrait pour un certain «classique» conçu, au plus loin de tous les néo-classicismes, comme «la corde la plus tendue du baroque»31.
41La bibliothèque préclassique, jalon sur une «courbe» dans laquelle il s’inclut, ne lui permet pas en revanche d’accéder à son univers le plus personnel. Elle lui offre un miroir où se reflètent certains de ses goûts et de ses dégoûts, ou telle de ses préoccupations du moment. Elle favorise probablement l’inscription de certains thèmes dans une poésie qui se cherche encore. L’acceptation lucide, sans révolte ni désespoir, des limites inhérentes à la nature humaine dont les Préclassiques lui donnent l’exemple se retrouve ainsi dans son propre poème à la fin des années 1950. En témoignent ces quelques vers par lesquels Tortel, désireux, semble-t-il de souligner la parenté d’inspiration, a choisi de clore «Poésie et liberté dans le xviie siècle français»:
Je suis mortel. Insolentes limites
D’un corps précis étroit et pur. Et mouvement
D’un irréversible trajet.
42De façon plus souterraine, les écrits sur le premier xviie font également travailler la tension entre limite et illimité qui deviendra, au dire de Philippe Jaccottet, le plus grand sujet du poète des Jardins – ce poète que Tortel n’est pas alors, même si les volumes jumeaux, Explications ou bien regard (1960) et Élémentaires (1961), trouvent souvent leur prétexte dans des fragments de paysage. Ils contribuent de ce fait à préparer l’émergence d’un motif encore informulé dans les poèmes, qui ne s’y inscrira vraiment que dans les années 1960 au temps des Villes ouvertes.
43Car, bien qu’en novembre 1951 une lettre de Ponge évoque le «grand poème “théophilien”»32 alors projeté par son correspondant, laissant supposer que le lyrisme préclassique était bien perçu comme fraternel et nourricier de l’écriture poétique, la fréquentation de cette bibliothèque-là n’a pas été le ferment décisif.
44Pour se trouver enfin, Tortel devra passer par une autre bibliothèque, non littéraire dans sa presque totalité. Celle des ouvrages archéologiques et historiques – de l’Enquête d’Hérodote aux deux tomes d’Archéologie mésopotamienne d’André Parrot et à tant d’autres – où il ira puiser la matière des Villes ouvertes, livre charnière dont la parution, en 1965, inaugure les années de maturité poétique33.
Notes de bas de page
1 Le livre paraît en 1994 aux éditions A. Dimanche. Ouvert par les deux textes écrits pour Le Préclassicisme français, il se clôt sur l’étude pour l’Histoire des littératures de l’Encyclopédie de la Pléiade. Entre ces approches globales prend place une série d’études plus spécifiques portant sur une aire géographique particulière, une question précise, un auteur, voire une œuvre. Les références entre parenthèses renvoient à cet ouvrage.
2 Achevé d’imprimer en décembre 1951, daté 1952 en première de couverture.
3 Mémento et documents divers, Dossier Préclassicisme, Fonds Jean Tortel, Bibliothèque Jacques Doucet (désormais Pr.).
4 Ratures des jours, Marseille, André Dimanche, 1994, p. 34. Le texte resté à l’état manuscrit figure dans le Fonds J.T.
5 À Alain Trutat, Émission baroque, Pr.
6 Paris, Garnier, 1927.
7 Paris, Honoré Champion, 1909 (2 voll.).
8 Paris, Droz, 1935.
9 Annotations marginales dans A. Adam, Histoire de la littérature française au xviie siècle, t. I, Paris, Domat, 1948, p. 13.
10 Ratures des jours cit., p. 49.
11 Premier entretien dans L. Giraudon, Espaces et déplacements corporels dans l’écriture de Jean Tortel, thèse de 3e cycle sous la direction de R. Jean, Aix-en-Provence, 1976, p. 26.
12 M. Raymond, Baroque et Renaissance poétique, Paris, Corti, 1955, rééd. 1985, p. 13.
13 Entretien avec R. Kochmann, dactylogramme original.
14 Voir J. Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France, Paris, Corti, 1954, pp. 196-203 et M. Raymond, Baroque et Renaissance poétique cit., pp. 56-57.
15 Ibidem, p. 9.
16 J. Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France cit., p. 234.
17 J.-P. Chauveau parlera de «réalisme sentimental» pour désigner ce courant de la lyrique amoureuse du premier xviie siècle, «qui démystifie la femme et l’amour sans les rabaisser» (Préface à l’Anthologie de la poésie française du xviie siècle, Poésie-Gallimard, 1987, p. 30).
18 Le lyrisme du xviie, Pr.
19 4e entretien dans L. Giraudon, Espaces et déplacements corporels dans l’écriture de Jean Tortel cit., p. 80. Voir aussi «pour moi un paysage c’est un espace naturel visible: planté ou non d’arbres ou de végétaux quelconques, plus ou moins structuré – mais toujours il l’est – par des bâtiments ou des élévations, pentes, collines… (Mon point de vue, si j’ose dire, me semble assez conforme à celui des écrivains du xviie siècle)».
20 Ratures des jours cit., p. 42. Tortel y évoque aussi son «extrême difficulté à manier le vocabulaire des idées» et son «recul devant la rhétorique primaire qui gouverne l’action politique et sociale».
21 Quatre objets dans la chambre, dans Naissances de l’objet, Paris, Cahiers du Sud, 1955, p. 70.
22 [Surréalisme] («Avec le surréalisme, nous avons»), manuscrit. Fonds J.T.
23 Une poésie qui nomme, «Cahiers du Sud», n. 299, 1950, pp. 140-145.
24 F. Ponge et J. Tortel, Correspondance 1944-1981, Paris, Stock, 1998, p. 93.
25 F. Ponge, Pour un Malherbe, dans Œuvres complètes, t. 2, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 2002, p. 46.
26 Ibidem, p. 210.
27 Voir les conférences [Surréalisme] et La poésie de 1946. Fonds J.T.
28 Voir C. Soulier, Jean Tortel. Des livres aux Jardins, Paris, Champion, 2013, pp. 47-51.
29 M.-C. Bancquart (dir.), Poésie de langue française 1945-1960, Paris, Press Universitaires Françaises, 1995, pp. 26 et 21.
30 Une espèce de reconnaissance, dans Un certain xviie cit., p. III.
31 F. Ponge, Pour un Malherbe cit., pp. 147 et al.
32 F. Ponge et J. Tortel, Correspondance cit., p. 96.
33 Voir C. Soulier, Jean Tortel. Des livres aux Jardins cit.
Auteur
Université Paul Valéry – Montpellier 3
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