La bibliothèque de Guy Debord, l’écho d’une vie
p. 182-196
Plan détaillé
Texte intégral
«Pour savoir écrire, il faut avoir lu et pour savoir lire, il faut savoir vivre».
Guy Debord, La véritable Scission dans l’Internationale, 1972
1Les archives de Guy Debord sont entrées dans les collections de la Bibliothèque nationale en 2010 et 2011. Aux manuscrits, photographies et documents de travail, étaient joints quelques objets et la bibliothèque de l’auteur. Cet ensemble archivistique contribue depuis lors à étudier de plus près la fabrique d’une œuvre singulière, qui s’étend entre le début des années 1950 et le début des années 1990. Guy Debord (1931-1994) fut à la fois poète, cinéaste, théoricien marxiste, et révolutionnaire. Il fut d’abord actif au sein de mouvements d’avant-garde – le lettrisme d’Isidore Isou (1950-1952), l’Internationale lettriste (1952-1957) puis l’Internationale situationniste (1957-1972). Sa trajectoire dans l’avant-garde prend son élan dans le champ de l’art et de la littérature, dans le prolongement de dada et du surréalisme, avant d’opter pour une tournure nettement plus politique avec par exemple la publication de La Société du spectacle, son essai le plus célèbre sans doute, en 1967, et enfin, une participation active dans la révolution de mai 1968. A partir de 1972, Debord poursuit son œuvre écrite et filmée, poétique et théorique, jusqu’à sa mort en 1994.
2La singularité de son œuvre, et l’intérêt de cette dernière pour une étude des bibliothèques d’écrivains, tient essentiellement à l’usage de ce que Guy Debord appelle le «détournement», autrement dit l’appropriation et le réemploi de textes existants dans de nouvelles compositions. Une telle pratique d’écriture donne en effet à la bibliothèque d’un auteur une importance primordiale: elle est le matériau, littéralement, de l’œuvre.
3Le détournement n’a rien de radicalement neuf dans ses moyens – que l’on songe aux pratiques citationnelles de collage d’un Montaigne ou d’un Vauvenargues; pas plus qu’il n’est unique dans le paysage littéraire et artistique de la modernité: déjà Lautréamont ou les dadaïstes pratiquaient l’emprunt et le collage – Debord se revendique de leur héritage en la matière – tandis que dans l’après 1945, William Burroughs développe le cut-up, une pratique très similaire au détournement. Ce sont les fins visées par le détournement qui en font la singularité. Elles sont à la fois poétiques et politiques, indissociablement, comme nous voudrions brièvement le montrer.
4Défini dès 1956 par Guy Debord et son camarade Gil J Wolman dans un article intitulé «Mode d’emploi du détournement» et publié dans la revue surréaliste belge «Les Lèvres Nues», le détournement consiste à réemployer, en les modifiants ou non, des éléments existants dans la culture (textes, images, films, mais aussi éventuellement vêtements, gestes, décors), et à composer à partir d’eux de nouveaux ensembles littéraires, artistiques, comportementaux, architecturaux… L’objectif n’est donc pas la création d’œuvres, encore moins d’œuvres originales, mais la propagande: on lit ainsi dans ce texte que «dans son ensemble, l’héritage littéraire et artistique de l’humanité doit être utilisé à des fins de propagande partisane»1, comprendre, afin de porter partout où on le peut l’étincelle de l’esprit révolutionnaire. Ainsi, le détournement est-il le type même d’une écriture sans auteur. À rebours, il vise la constitution d’un communisme littéraire, refusant autant la notion de propriété (intellectuelle) que celle de créativité, tant célébrée par les avant-gardes et promise, comme on a vu depuis, à une certaine célébrité dans les agences de publicité, marketing, et autres secteurs de la propagande en faveur de la marchandise. Enfin, le détournement, par sa nature, se refuse à être un discours d’autorité: la citation d’autorité, le figement du discours en idéologie y sont exclus, dès l’abord2.
5Ainsi, le détournement définit un rapport libre, ludique et plastique aux œuvres du passé, et partant, aux musées et aux bibliothèques: un beau dynamitage de la culture, en somme. Mémoires, livre que Debord réalise en 1957 avec l’artiste danois Asger Jorn, en est un exemple parfait. Armé des ciseaux et du pot de colle du détourneur, il dépèce divers ouvrages et périodiques, isole des fragments, et les dispose librement pour former une nouvelle composition organisée autour de vifs aplats de couleur réalisés par Asger Jorn. L’ouvrage «raconte» la jeunesse de Debord et ses camarades, sans contenir un seul mot dont Debord soit l’auteur. De surcroît, une fois imprimé et relié, le livre est complété d’une couverture de papier de verre, spécialement conçue pour abraser tout ouvrage que l’on viendrait placer à proximité dans les rayonnages d’une bibliothèque… un sabotage en règle des livres depuis leur caractère d’objet jusqu’à leur intégrité sémantique et auctoriale.
6On comprend dès lors combien l’entrée de la bibliothèque de Debord dans les collections patrimoniales pouvait avoir quelque chose de la visite du loup dans la bergerie ou de l’enfant terrible dans la tranquille maison familiale de la littérature. Nous nous emploierons dans cet article à présenter les différentes pistes et usages de recherche que cet ensemble archivistique a jusqu’à présent pu susciter. En adoptant cette perspective, nous entendons mettre au jour ce qu’on serait tenté de nommer une épistémologie de la bibliothèque d’écrivain, autrement dit les modalités par lesquelles la bibliothèque passe du statut de dépôt de savoir constitué à celui de générateur de nouveaux savoirs. En effet, loin d’être réduite au statut d’artefact mort, tout juste bon à occuper des mètres linéaires de stockage, la bibliothèque d’écrivain, du moment qu’elle est mise à la disposition du public, retrouve une vie seconde, suscite de nouveaux usages, inspire et colonise la bibliothèque même de ceux qui l’étudient, et participe ainsi du grand dialogue de livre à livre, de lecteur à lecteur, que les bibliothèques permettent. La bibliothèque de Debord, en raison du vif intérêt qu’elle a aussitôt suscité, et de sa mise en exposition en 2013, constitue en la matière un cas d’école.
Une bibliothèque peut en cacher une autre
7Si c’est par ce qu’il a lu que l’on peut le mieux appréhender les bases sur lesquelles repose la pensée d’un auteur, et, par voie de conséquence, les fondements de son œuvre, ceci est d’autant plus vrai dans le cas de Guy Debord, autodidacte formé dans les livres et qui fit de ses lectures, dès sa jeunesse, le matériau même de son œuvre par des pratiques de découpage, recopiage, et remaniement des citations qu’il intégrait ensuite, sans guillemets, à sa propre prose. Les lettres à Hervé Falcou3, son plus proche ami de lycée, rendent ainsi compte de ces lectures quotidiennes, dont la liste témoigne déjà très précisément de l’inclination de sa pensée. Les références les plus fréquentes font apparaître essentiellement des poètes, et plus précisément des auteurs de la marge ou en rupture de banc avec une culture plus «officielle»: André Breton, Guillaume Apollinaire, le marquis de Sade, Lautréamont, Henri Michaux, Jacques Vaché, Arthur Cravan, René Char, Paul Éluard et même, si peu connu encore, Isidore Isou. La pratique du détournement, qui caractérise son œuvre tout entier, entretient en permanence ce lien sensible entre l’écriture de Guy Debord et ses lectures, nous introduisant dans un constant mouvement de va-et-vient entre sa pensée et celle des auteurs qui ont contribué à sa formation – auteurs dont l’identification, non précisée la plupart du temps, n’est pas toujours immédiate. L’entrée de sa bibliothèque dans les collections de la BnF, était donc de nature à susciter le plus vif intérêt avant même l’examen plus approfondi de son contenu.
8Quelques caractéristiques étaient cependant de nature à tempérer l’enthousiasme initial, notamment son importance matérielle: composée d’environ deux mille livres, elle correspond à une bibliothèque somme toute assez réduite pour un écrivain de cette ampleur. Ici, l’histoire de la constitution de cette bibliothèque mérite des éclaircissements afin de ne pas mener à des interprétations erronées. L’ensemble de livres joint aux archives se présente tel qu’il se trouvait en 1994 dans le bureau de la maison de Guy Debord à Champot, en Haute-Loire. Cette datation de l’état de la bibliothèque a son importance pour l’évaluation de son contenu: Guy Debord laissait derrière lui de nombreux livres à chaque déménagement, en donnait régulièrement, et n’a eu de logement définitif – donc la place de conserver ses ouvrages – que dans les quinze dernières années de sa vie. En 1994, sa bibliothèque ne peut donc en aucun cas, du fait même de l’histoire de sa constitution et de sa conservation, être considérée comme représentative de tout ce qu’il a lu. Par ailleurs, un certain nombre de livres lus, ceux du quotidien pourrait-on dire – romans policiers, par exemple, dont il possédait de nombreux titres – n’étaient pas rangés dans son bureau, constituant non pas sa bibliothèque de travail mais celle de la maison. Ceux-là n’ont pas rejoint le fonds Guy Debord au département des Manuscrits. Enfin, ce que tout chercheur guette en abordant la bibliothèque d’un écrivain ne s’y trouvait pas: le feuilletage rapide des livres au déballage des cartons n’a révélé, à deux exceptions près, aucune annotation en marge des textes.
9Se substituant à ces annotations précieuses pour la recherche, un autre ensemble du fonds Guy Debord est apparu immédiatement, lors de sa découverte, comme plus essentiel encore que la bibliothèque. Car si Guy Debord n’annotait pas ses livres, il recopiait en revanche sur des petits bouts de papiers, puis plus tard sur des fiches bristol blanches de format 12,5 x 7,5 cm, les citations à retenir des ouvrages lus. Un peu plus de mille cinq cent fiches nous sont ainsi parvenues, classées dans des dossiers thématiques: «Poésie, etc», «Machiavel et Shakespeare», «Hegel», «Historique», «Philosophie, sociologie», «Marxisme», «Stratégie, histoire militaire», «Réserve générale des notes de lecture à la fin de 88», et un dernier dossier «à classer». Autant que l’odeur de la bibliothèque avait fait revivre, tout le temps qu’il lui fallut pour se dissiper dans une autre atmosphère, celle de la maison de Champot et du bureau de Guy Debord, la découverte des fiches de lecture fut le moment d’une certitude absolue: il s’agissait là de la «vraie» bibliothèque de Guy Debord, sa bibliothèque intérieure4. Les notes de lecture sont d’ailleurs devenues immédiatement l’ensemble le plus consulté du fonds. Leur caractère totalement inédit a évidemment accru leur intérêt, d’autant plus qu’elles permettent, bien mieux que les livres puisque déjà sélectionnées, de trouver la confirmation ou non de lectures qui auraient compté pour Guy Debord dans l’élaboration de ses œuvres5. Il conservait en effet ces fiches dans des chemises à rabats, où il venait puiser des citations à détourner ou confronter ses pensées avec celles des auteurs lus. Il ne revenait donc pas nécessairement vers les livres eux-mêmes, mais vers la mémoire qu’il en avait conservée, vers la sélection qu’il avait opérée. Étape intermédiaire entre la lecture et l’écriture, ces fiches prennent la place de brouillons inexistants: aucune trace en effet dans les archives de papiers noircis par une accumulation de tentatives d’écriture, d’approches successives – mais cette sorte de purgatoire de la lecture ou se joue l’œuvre à venir.
Pratiques de lectures, pratiques d’écriture
10La bibliothèque fait cependant totalement partie de ce processus d’écriture, dans la mesure où elle lui fournit sa matière première et son milieu: dans le grand tout de la littérature, toute bibliothèque est forcément une sélection, et les fiches indiquent quelle sélection seconde Debord opère dans les livres qu’il a lus. L’inventaire des livres et leur arrangement dans les boîtes destinées à leur conservation, a permis de constater la prédominance des thèmes retenus pour le classement par Guy Debord de ses notes de lecture – de sorte qu’il est tout à fait possible de classer la bibliothèque exactement de la même façon. Par ailleurs, si ces notes jouent le rôle de miroir de la lecture de Debord, de l’autre côté du miroir se trouve tout ce qu’il n’a pas retenu, tout autant essentiel pour comprendre sa lecture. Point important dans le cas notamment des traductions et des éditions multiples d’un même ouvrage, la bibliothèque permet aussi de retrouver les références des éditions consultées, la plupart du temps non mentionnées en tête des notes de lecture6. Enfin, Guy Debord pouvait, une fois telle citation utilisée dans ses propres œuvres, ne pas en conserver la fiche correspondante. La bibliothèque aide donc parfois à confirmer ou non la connaissance qu’il pouvait avoir de certains ouvrages, sans que d’autres traces autorisent à l’affirmer.
11Autre caractéristique notable de la bibliothèque: elle se présente comme le témoin d’une pratique de lecture. Les rares fiches vierges ou annotées restées entre les pages de quelques livres, ou les notes de lecture retrouvées par son épouse Alice Debord dans les livres de leur bibliothèque commune, montrent que Guy Debord relevait les citations au fur et à mesure, pour ensuite retirer les fiches des livres et les conserver à part. La note de lecture n’est pas, par ailleurs, un à-côté du livre, mais son prolongement direct, en même temps qu’elle n’est pas que la trace d’une lecture, mais bien la préparation de l’écriture: elle constitue donc un entre-deux entre la bibliothèque – le Debord qui lit, et l’œuvre écrite – le Debord qui écrit.
12L’ensemble de ces notes rappelle ainsi que tout écrivain est d’abord, le plus souvent, un avide lecteur. Guy Debord inscrit en effet régulièrement, en marge des citations retenues, des mentions d’utilisation possibles: «pour SduS» [pour La Société du spectacle], «pour Apo», «pour PR/FR» [projets non aboutis], ou bien «pour IS», c’est-à-dire pour des articles de la revue «Internationale situationniste». Une citation extraite de La Raison dans l’histoire, de Hegel, est à ce titre très éloquente: s’y entrecroisent le texte original et, déjà, son élément détourné:
Les “hommes historiques” pour appliquer à l’I.S. (dans quel détournement?)
«Ils n’ont pas puisé leurs fins et leur vocation dans le cours des choses consacrées par le système paisible et ordonné du régime. Leur justification n’est pas dans l’ordre existant, mais ils le tirent d’une autre source […]. Parce qu’ils ont puisé en eux-mêmes, en une source qui n’a pas encore surgi à la surface, ils ont l’air de s’appuyer uniquement sur leurs propres forces; et la nouvelle situation du monde qu’ils créent et les actes qu’ils accomplissent sont en apparence un simple produit de leurs intérêts et de leur œuvre. Mais le Droit est de leur côté parce qu’ils sont lucides; ils savent quelle est la vérité de leur monde et de leur temps… Leurs discours, leurs actes sont, nous l’avons dit, ce qu’il y a de mieux à leur époque […]. L’état du monde n’est pas encore connu. Le but est de l’amener à cette connaissance. Tel est bien le but des hommes historiques [“hommes situationnistes”] et c’est là qu’ils trouvent leur satisfaction. Ils sont conscients de l’impuissance de ce qui existe encore mais n’a qu’un semblant de réalité»7.
13Cette note de lecture montre quel lecteur était Debord: cherchant en permanence de quoi se dire lui-même, raconter son aventure poétique et politique, ou décrire son époque, il est sans cesse à l’affût de matériau détournable, et son œil est prompt à procéder aux opérations subtiles que suppose le détournement. Il s’agit notamment d’être capable, dans le cours même de la lecture cursive, de repérer les glissements de sens que pourraient provoquer l’extraction d’un fragment hors de son contexte initial, et de substituer un mot pour un autre quand une pensée historique mérite d’être actualisée.
14Les notes de lectures révèlent donc l’interface entre la lecture et l’écriture. En de plus rares occasions, on y voit aussi, tout simplement, le dialogue intérieur qui anime Debord dans le cours de la lecture. Ainsi note-t-il parfois à la suite des citations, les réflexions personnelles auxquelles l’a mené la lecture d’un ouvrage, sur le vif. À titre d’exemple, ses notes sur La Vie quotidienne en France au temps de la Régence de Jean Meyer font apparaître un commentaire immédiat à la citation, comme une note de Debord pour lui-même (p. 315): «Une grande partie des habitants de la campagne et du petit peuple des villes ne travaille que par nécessité de subsistance […]. Ils préfèrent une vie oisive à des commodités qui leur coûteraient de l’action et de la peine»8. Guy Debord ajoute: «Le spectacle a changé tout cela: en changeant toutes les nécessités de subsistance; et en ajoutant deux ou trois rêves trompeurs». Ces fiches permettent en quelque sorte de relire les ouvrages concernés comme par-dessus l’épaule de Debord: le lecteur des notes se voit sauter avec lui les passages qui importent peu, extraire ce dont il faudra se souvenir ou ce qui pourra resservir, et surtout, commenter sur le vif, découper, sourire aussi parfois – en un mot, rendre à la langue sa plasticité que pour un temps l’imprimerie avait figée sur la page pour les besoins de la transmission.
Faire bibliothèque: les éditions Champ libre
15Extraire ce dont il faudra se souvenir, et non amasser sans réfléchir: cette opération de sélection, la bibliothèque de Guy Debord en est aussi par elle-même le reflet. Pour certains thèmes, la liste des titres représentés prend en effet un caractère anthologique. En 1961 déjà, envisageant le projet de création d’une bibliothèque situationniste à Silkeborg, au Danemark, Guy Debord écrivait: «Nous ne doutons pas que, dans les prochaines années, beaucoup d’historiens spécialisés d’Europe et d’Amérique, et ultérieurement d’Asie et d’Afrique, ne fassent le voyage de Silkeborg à seule fin de compléter et de contrôler leur documentation à ce «Pavillon de Breteuil» d’un nouveau genre»9. De la même façon, dans la bibliothèque de Guy Debord, les ouvrages rassemblées pour des thèmes comme le dadaïsme, le surréalisme, le lettrisme, Marx, la société, Mai 68, ou les militaria, forment chaque fois un corpus de référence, dans lequel Guy Debord a retenu, avec beaucoup d’intuition et de pertinence, des ouvrages qui demeurent, encore aujourd’hui, des jalons incontournables dans les bibliographies.
16Ce corpus de référence, c’est aussi celui qu’il constitue autour des éditions Champ libre, devenu Éditions Gérard Lebocivi après l’assassinat de ce dernier en 1984. Sa bibliothèque devient ici le reflet d’un travail éditorial mené auprès de Gérard Lebovici de 1971 à 1984 – ou plutôt: son travail éditorial reflète l’idée qu’il se fait de la bibliothèque idéale. Après avoir dressé la liste de quelques auteurs «pas encore publiés aux Éditions Champ libre» (Thucydide, Lautréamont ou Tocqueville, par exemple), il écrit en effet sur une petit note conservée en marge de sa correspondance relative à la maison d’édition: «Mais, à ces regrettables exceptions près, nous avons tout ce qui compte dans la pensée politique»10.
17Guy Debord n’a jamais occupé un quelconque poste dans la maison d’édition, mais il a contribué, par ses conseils avisés, à la réédition de grands textes de la littérature comme des sciences sociales, alors libres de droit – en cela, la maison Champ libre a ouvert le pas aux maisons d’édition papier ou en ligne qui actuellement œuvrent à proposer ce genre de rééditions de titres épuisés ou indisponibles. Sur cent quatre-vingt sept titres des éditions Champ libre, soixante-trois se trouvent dans la bibliothèque de Guy Debord. Soixante-trois pour lesquels, parfois, il a pu intervenir jusque dans le choix de la couverture. Celui qui avait choisi du papier de verre pour Mémoires en 1957, continue à envisager la couverture d’un livre comme un moment important de son inscription visuelle dans nos bibliothèques. Ainsi note-t-il:
Couvertures des éditions G.L., dans le catalogue 1986. Sur 137 couvertures reproduites sont illustrées: 51 (% en baisse constante):
– dont 20 sobrement d’un portrait de l’auteur
– il n’y a que 5 cartes géographiques et 2 tableaux pompiers + 1 schéma.
Cette proportion devrait être augmentée11.
18Tolle, lege. En participant à la constitution du catalogue de la maison d’édition, Debord «fait bibliothèque», il tend à son lecteur des livres, d’autres livres que les siens. Certaines des publications de la maison d’édition ont ainsi valeur de manifeste, de prolongement de l’œuvre écrite par les injonctions à la lecture. Ainsi, la collection Champ libre / Gérard Lebovici12 a fini par constituer, pour tous les post-situs, debordiens et autres situphiles, une bibliothèque de référence, le point de départ, une fois parcouru le premier cercle des écrits de Debord, pour aborder les œuvres avec lesquelles Debord voudraient qu’on les fasse dialoguer. C’est le cas par exemple des Prolégomènes à l’Historiosophie d’August von Cieszkowki pour laquelle Debord propose en 1983 une nouvelle préface à l’éditeur. Avec cet ouvrage, non sans fierté, il remet en circulation un ouvrage oublié, «le seul des livres de ces Éditions auquel aucun article de critique n’a jamais été consacré»13. La préface lui permet surtout d’inscrire cette réédition dans la critique de la société de son temps: «On sait que la société actuelle est partout lourdement armée pour son combat de retardement, en fin de compte assez vain, contre la pensée historique. […] Rien peut-être comme le sort d’un livre n’est à ce point révélateur des conditions faites à la théorie fondamentale par une époque qui finit en ce moment sous nos yeux, au bout du plus riche accomplissement de toutes ses virtualités d’irrationalité et de misère. Il est normal que reparaisse, avec la faillite de notre société, le verdict de Cieszkowski qui la condamne pour avoir vécu au-dessous de ses moyens»14. Ce verdict, c’est aussi celui de Guy Debord qui invite son lecteur à faire dialoguer La Société du spectacle avec les Prolégomènes de August von Cieszkowki. Comme on l’a vu, le détournement était dans son principe un refus de l’originalité, de la créativité, et de l’autorité; il n’en suscite pas moins un jeu de piste pour le lecteur qui finit par chercher la citation détournée – et donc cachée – et tourne ainsi ses yeux vers d’autres livres, que Debord lui recommande, en quelque sorte. De la même manière, les ouvrages suscités par Debord chez Champ libre / Gérard Lebovici sont comme une manière d’injonction à lire ce qu’il était inutile de prétendre dire autrement – un refus de l’originalité et de la créativité donc –, mais aussi une manière pour Debord de sélectionner un premier cercle des auteurs avec lesquels il entend dialoguer. Tandis que Mémoires ne se voulait aucun voisinage sur les rayonnages, La Société du spectacle se voit placée au sein d’une «bibliothèque»: le catalogue de la maison d’édition Champ libre… plutôt que celui de Gallimard15, qui publie Foucault, de Minuit, qui publie Deleuze ou de Galilée, qui publié Baudrillard, pour ne citer que quelques auteurs contemporains avec lesquels Debord n’a jamais entretenu de dialogue.
La bibliothèque, écho d’une vie
19Enfin, davantage que tout autre ensemble des archives, la bibliothèque porte avec elle la matérialité d’une vie. Le papier gardant la mémoire olfactive des espaces traversés, le moment du déballage lors de l’arrivée du fonds à la BnF reconstitua pendant un moment l’atmosphère dans laquelle ils avaient été lus. Une forte odeur de feu de cheminée se dégagea en effet de chacun d’entre eux, l’odeur de la maison de Champot, dernier domicile de l’auteur. Car c’est aussi cette émouvante histoire que nous raconte les bibliothèques: comment ont vécu leurs propriétaires, et quelle attention ils ont porté à la préservation de ce bien. Guy Debord n’avait rien d’un bibliophile: l’inventaire de ses livres montre suffisamment qu’il s’attachait surtout à posséder des exemplaires destinés à la lecture, et non porteurs de caractéristiques qui leur auraient conféré une valeur bibliophilique. On ne trouve ainsi pas d’autres exemplaires numérotés, sur grand papier ou avec envoi, que ceux envoyés par leurs auteurs eux-mêmes à Guy Debord durant le temps où ils se sont fréquentés. Il s’agit donc d’une bibliothèque destinée à un usage immédiat, et récurrent. Mais à aucun moment non plus Guy Debord ne «maltraite» ses livres – sauf bien sûr, quand il s’agit de les dépecer pour des collages-détournements. Ceux qui ont suivi l’auteur dans ses nombreux déménagements pour se retrouver avec lui à Champot, sont ainsi dans un parfait état, portant seulement la marque très discrète d’une lecture effective. Fait notable, il conserve avec le même soin des ouvrages dont on aurait pu imaginer qu’il s’en serait séparé au fil du temps, étant donné les désaccords entre lui et leurs auteurs – revues des dissidents de l’Internationale situationnistes, écrits d’anciens amis avec lesquels Debord a violemment rompu, ou fascicules de l’inflation éditoriale post-situationniste que Debord a régulièrement étrillé dans ses lettres et ses écrits publiés. Aucune trace non plus de manipulation brusque, de lectures moins précautionneuses en extérieur. Tout amateur de livre sait combien casser les dos est préjudiciable à la bonne conservation des ouvrages, de même que corner les pages. Guy Debord ne faisait ni l’un ni l’autre, usant d’intercalaires pour marquer les pages à retenir, ou pour marquer la page où il avait arrêté sa lecture.
20Les notes de lecture et les marques pages sont un seul et même objet, des fiches cartonnées de format standard. Plus précisément, se plonger dans la lecture d’un livre impliquait chez Debord de se saisir d’un marque page, qui, si la lecture s’avérait intéressante, devenait note de lecture. Le chercheur qui se penche sur cette bibliothèque et sur les notes qui l’accompagnent se trouve refaire en sens inverse ce chemin qui conduisait Debord de la lecture à l’écriture, dans l’atmosphère et le silence de son bureau.
21Il y a donc plusieurs bibliothèques de Guy Debord: outre celle qu’il s’est constituée et qui nous est parvenue dans son état de 1994 – les livres acquis et reçus –, il y a bien sûr celle qu’il projetait de créer à Silkeborg pour documenter l’aventure situationniste, mais également la bibliothèque portative et utile des notes de lectures, et enfin les livres publiés sur les conseils de Debord aux éditions Champ libre/Gérard Lebovici. Ces bibliothèques imbriquées, gigognes pour ainsi dire, constituent à la fois le matériau de l’œuvre, les sources pour l’étudier, et la compagnie dans laquelle Debord voulait être lu. Ainsi la bibliothèque d’écrivain, et celle de Debord en particulier, est avant tout un outil à disposition des chercheurs et des amateurs, une matière vive qui permet de comprendre la fabrique de l’œuvre, les modes d’appropriation des textes lus et donc les modalités de l’écriture. Mais c’est aussi, pour tous, un émouvant partage de connaissances et d’expériences: une bibliothèque personnelle ne se «debordisera» pas avec les livres écrits par Debord, mais avec les livres qu’il lisait. La bibliothèque d’un écrivain aide en effet à comprendre ce qui le précède immédiatement, le lecteur – fonction que nous pouvons tous occuper dès que nous savons lire – avec qui, au travers de lectures communes, nous pouvons dialoguer pour un enrichissement de notre propre pensée. Revenons un instant au paradoxe qui introduisait cet essai: Debord entretient avec la littérature du passé un rapport de subversion, d’appropriation, de libre re-création poétique et politique de l’existant – tout le contraire donc d’une attitude d’admiration muette ou de révérence obséquieuse envers le glorieux passé littéraire. Or, on espère avoir ici montré que la bibliothèque de Debord, accompagnée des notes de lecture qu’elle a suscitées, est pour ainsi dire contagieuse, au sens où rendant palpable les procédés de lecture et d’écriture qui président au détournement, elle en fait sentir tout le potentiel émancipateur.
Notes de bas de page
1 G. Debord et G.J. Wolman, Mode d’Emploi du Détournement, «Les Lèvres Nues», n. 8, mai 1956, repris dans G. Debord, Œuvres, Paris, Gallimard, 2006, p. 221.
2 Pour de plus amples développement sur la question du détournement, on pourra notamment se référer à P. Marcolini, Le Mouvement Situationniste: une histoire intellectuelle, Montreuil, L’Échappée, 2012, pp. 145-172; E. Guy, Dialectique du détournement, dans Par tous les moyens, même artistiques, Guy Debord. Modélisation, pratique et rhétorique stratégique, thèse de doctorat en Histoire de l’art et Littérature Comparée, Université Paris Nord et Université Paris Ouest, 2013; pour l’usage du détournement dans le cinéma de Guy Debord voir F. Danesi, F. Flahutez, E. Guy, La Fabrique du cinéma de Guy Debord, Arles, Actes Sud, 2013; pour l’usage du détournement dans les bandes dessinées situationnistes, voir A. Sausverd, Trop feignants pour faire des dessins? Le détournement de bandes dessinées par les situationnistes, dans «L’Éprouvette», n. 3, L’Association, 2007, pp. 128-179.
3 Publiées sous forme de fac-simile dans Le marquis de Sade a des yeux de fille, de beaux yeux pour faire sauter les ponts, Paris, Fayard, 2004.
4 Cette certitude a d’ailleurs été déterminante lors de la conception de l’exposition «Guy Debord. Un art de la guerre», qui s’est tenue à la Bibliothèque nationale de France du 26 mars au 13 juillet 2013: ces notes de lecture devaient être présentées dans cette exposition, et ne pouvaient l’être que de façon centrale, au cœur du parcours présentant l’histoire de l’œuvre de Guy Debord et des mouvements d’avant-garde dont il fut l’initiateur. Voir E. Guy et L. Le Bras, Guy Debord. Un art de la guerre, Paris, BnF-Gallimard, 2013.
5 Les notes de lecture ont été présentées dans l’article Les fiches de lecture de Guy Debord publié dans «L’Homme qui lit», Revue de la BnF, n. 41, juin 2012. Elles font par ailleurs l’objet de quelques études plus approfondies dans le catalogue de l’exposition mentionné ci-dessus, et dans l’ouvrage Lire Debord, Éditions l’Echappée 2016 (sous la direction de L. Le Bras et E. Guy).
6 À titre d’exemple très approfondi de ce type de recherche, nous renvoyons vers l’article de Christian Le Guerroué sur une note de lecture sur Hölderlin, à paraître dans l’ouvrage Lire Debord susmentionné.
7 BnF, fonds Guy Debord, Notes et projets, Notes de lecture, sous-dossier Hegel.
8 Ibidem, sous-dossier Réserve générale des notes de lecture à la fin de 88.
9 G. Debord, La Bibliothèque situationniste de Silkeborg, «Internationale situationniste», n. 5, décembre 1960, repris dans G. Debord, Œuvres, Paris, Gallimard, 2006, p. 565.
10 BnF, département des Manuscrits, fonds Guy Debord, Correspondance, Lettres reçues, dossier Lebovici, Editions, sous-chemise 7, Guy Debord, notes.
11 Ibidem.
12 Le fonds a été repris par les éditions Ivrea.
13 G. Debord, Présentation inédite des “Prolégomènes à l’Historiosophie” d’August von Cieszkowski, repris dans Id., Œuvres, Paris, Gallimard, 2006, p. 1537.
14 Ibidem.
15 À partir de 1991, Guy Debord rejoindra cependant la maison d’édition Gallimard, par l’intermédiaire de Jean-Jacques Pauvert.
Auteurs
Bibliothèque nationale de France
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