Lire Meyrinck, systématiser le double. Étude d’une note de lecture de Borges dans Le Golem
p. 46-60
Texte intégral
1Le vaste corpus d’exemplaires personnels conservés dans la bibliothèque de Borges permet de décrire son modus legendi comme une opération établie et systématisée dans ses gestes et dans ses pratiques. Borges est un écrivain «extracteur» et non «marginaliste»1, qui inscrit ses notes de lecture au dos des livres et non pas en marge de ceux-ci, et qui a l’habitude de dater ses lectures et, accessoirement, ses relectures2. Il est méthodique quant à la façon dont advient à chaque fois sa rencontre avec le livre. Cette rencontre peut être préparée par d’autres lectures, qui progressivement l’amènent au choix d’un volume (tel est, à titre d’exemple, le cas de sa première rencontre avec Dante); elle peut aussi être produite par des facteurs extérieurs (comme en témoignent de nombreuses dédicaces, Borges a reçu plusieurs livres en don), voire recherchée et voulue par l’auteur-lecteur qui entreprend personnellement l’acquisition de l’ouvrage (rappelons, à ce propos, la fréquentation régulière de la librairie Mitchell de Buenos Aires). Borges est également un lecteur éclectique, comme l’indique la diversité des ressources présentes dans sa bibliothèque, lesquelles sont issues de bien des savoirs humains anciens et modernes, occidentaux et orientaux, depuis la philosophie à l’histoire, en passant par la géographie, les sciences du langage, l’histoire de l’art, les sciences de la religion, les mathématiques, la littérature, auxquelles s’ajoutent encore les célèbres encyclopédies et les dictionnaires.
2Dans le vaste ensemble de notes de lecture disséminées à l’intérieur des livres de Borges, une note de lecture se détache particulièrement par sa spécificité. Inscrite au dos de l’exemplaire de Der Golem (Le Golem) de l’Autrichien Gustav Meyrink, cette note est un hapax au sein de la bibliothèque. Elle se présente à première vue selon un format usuel chez Borges, dans la mesure où elle comporte les indications de la signature, du lieu, de l’année de lecture, suivies de la transcription d’un segment extrait d’une page précise3. Néanmoins, en termes de contenu, elle diverge substantiellement des annotations autographes habituellement inscrites dans les livres de la bibliothèque personnelle:
Jorge Luis Borges, Buenos Aires, 19374.
doppelgänger – 140 (cf. Shelley, Hearn, Poe, Dostoïevski, Hoffmann, De Quincey).
También Séneca, también The jolly corner de Henry James – Gautier- quizá Wilde
Plauto, Rotrou, Molière, Dryden, Giraudoux (Anfitrión) también Kleist
Bradley: Appearance and reality, p. 217
Chesterton’s Mirror of madman (p. 344).
Parerga und Paralipomena, I, 304.
sed contra, Swedenborg’s Divine love & wisdom, 140 (318).
A mission to Heaven, p. 278
Howe’s masquerade, de Hawthorne.
Musset.
Farid al-Din Attar.
Frazer.
Reyes: Tren de ondas.
Rossetti: How they met themselves (cf. Benson, William Gaunt).
Ulysses, I, 206.
Anatomy of melancholy, I, 490.
Alter ego – ¿ Pitágoras? (Gracián). Cf. Les vers d’or, traduction de Meunier, p. 97.
Mombert: Der Denker.
Stevenson: Ticonderoga, III (my weird)
Life’s Handicap (76)5.
3Quoiqu’inscrite au dos du volume, cette note renvoie précisément à l’endroit du livre qui suscite tout le mécanisme de la réminiscence de lecture chez Borges: comme l’indique la première ligne de la note, il s’agit de la page 140 de l’édition du Golem consultée par Borges. À cette page, on lit alors:
wie der Pagat die erste Karte im spiel ist, so ist der Mensch die erste Figur in seinem eignen Bilderbuch, sein eigener Doppelgänger: der hebräische Buchstabe Aleph, der, nach der Form des Menschen gebaut, mit der einen Hand zum Himmel zeigt und mit der andern abwärts.
Et donc, de même que le «Batteleur» est la première carte dans le jeu, l’homme est la première figure dans son propre livre d’images, son propre double. La lettre hébraïque aleph, dont le dessin se calque sur la forme de l’homme, qui d’une main montre le ciel et de l’autre désigne le bas, cela signifie: «Tel que c’est en haut, c’est aussi en bas – et tel que c’est en bas, c’est aussi en haut»6.
4La manière suivie dont la note est matériellement inscrite sur la page permet d’envisager qu’elle a été écrite au dos du livre d’une traite, sur le mode d’un monologue intérieur du lecteur qui aurait compilé ses références, en les enchaînant, sans parfois noter davantage que le nom de l’auteur ou un titre succinct7. Borges dresse cette liste sans réflexion préalable, et nous offre ainsi un brouillon de sa pensée de lecteur. Certains éléments paraissent presque subliminaux («También Séneca, también The jolly corner», «quiza Wilde»): ils disent clairement la simultanéité de la prise de notes, qui n’a pas un contenu prémédité, mais qui, à l’instar d’un puzzle, est construite au fur et à mesure que la mémoire restitue les souvenirs de lecture. Par ailleurs, le manque de systématicité dans l’inscription de la note (soulignage de deux titres uniquement, emploi aléatoire du système borgésien usuel d’abréviations, cfr., sed contra) confirme l’immédiateté et la rapidité du processus de notation, qui ont sans doute primé sur la régularité de celui-ci. Ce que confirme également le manque d’unité des indications: elles reprennent parfois le nom et le prénom de l’auteur suivis du titre («Henry James, The jolly corner»), parfois le titre et le nom de l’auteur («Howe’s masquerade, de Hawthorne»), parfois seulement le nom de l’auteur («Musset») ou l’indication de l’œuvre («Ulysses, I, 206») et parfois, conformément aux habitudes de Borges, le nom de l’auteur, le titre et l’indication du numéro de page (Bradley: Appearance and reality, p. 217).
5Autrement dit, par les enjeux qui lui sont attachés (la question du Doppelgänger), l’extrait de Meyrink met l’esprit de Borges en mouvement. Dans un premier temps, la note de lecture semble plutôt systématique (les trois premières lignes sont construites comme des séries: la série «Doppelgänger», d’abord, la série «Amphitryon», ensuite). Mais, très vite, Borges renonce à toute systématicité: chaque référence se limite à une ligne, avec une réduction évidente des détails bibliographiques. À ce sujet, il faut préciser que l’inscription de numéros de page à la suite de certains titres ou noms ne contredit en rien cette fluidité des souvenirs de lecture. Des témoins directs rapportent ainsi que, de manière prodigieuse, Borges retenait par cœur les numéros des pages qui l’avaient particulièrement intéressé ou qu’il avait auparavant annotées, et ce, même après plusieurs années. Le numéro de page étant intégré au souvenir de la lecture, le flux des réminiscences ne se voit guère interrompu par le geste de consultation des sources. Il en résulte un kaléidoscope de références qui se maintient jusqu’à la fin, en reproduisant sans cesse la modalité initiale qui faisait se succéder les noms de «Shelley, Hearn, Poe, Dostoïevski, Hoffmann, De Quincey». Placés à la suite les uns des autres, les noms de ces écrivains semblent composer un seul terme de comparaison vis-à-vis de la notion de Doppelgänger à laquelle ils se rapportent («cfr.»). Cette notion, fort riche, convoque un imaginaire qui diffère selon les croyances, les légendes et les significations concurrentes attachées au Double (sosie, alter ego).
6Construite en extension, comme un rouleau de réminiscences et de citations qui se déroule à partir d’un input donné, à savoir la mention du terme Doppelgänger, la note fonctionne comme une bibliothèque dans la bibliothèque. Se distinguant du modus legendi usuel de Borges, elle ne consiste ni dans la transcription abrégée de citations en langue originale, extraites du livre lu et précédées de la mention de la page-source, ni dans l’inscription rapide, en langue espagnole, de pense-bêtes, de notes de régie, ou de réactions de lecture diverses. Alors qu’elle intervient pourtant souvent dans la prise de notes, sous la forme d’interjections, de brefs commentaires, ou en guise d’aide-mémoire, la voix de Borges-lecteur ne se fait ici pas entendre.
7Plus foncièrement, la note présente un corpus hybride, à la frontière entre exo- et endogenèse. Borges commence sa note en transcrivant une source endo (le terme Doppelgänger employé par Meyrink à la page 140 de l’editio princeps du Golem) puis étale, sous la forme d’une palette de citations, une liste de renvois qu’il associe au double suivant une logique entièrement endogénétique d’allusions qui sont pourtant de provenance exo. Contrairement à la plupart des notes de lecture borgésiennes, au-delà de la transcription du terme Doppelgänger, cette annotation ne reprend aucun autre élément se rapportant au Golem de Meyrink, auquel, par ailleurs, Borges renvoie ponctuellement dans son œuvre8. Du coup, l’intérêt de la note ne tient pas au fait d’illustrer ce que Borges retient du Golem, mais à celui d’exposer le fonctionnement rhizomique de son esprit: selon un geste critique qui lui est propre, cet auteur dessine, entre les livres de sa bibliothèque, un réseau surprenant auquel il intègre des ouvrages qui a priori ne relèvent pas de la doxa du Double. Borges en vient ainsi à créer une sorte de double de sa mémoire de lecteur sur le double. La note fonctionne comme une sorte de projection de sa mémoire. Projection qui reprend des références usuelles, mais aussi des références a priori plus surprenantes. La surprise initiale est toutefois rapidement désamorcée, dans la mesure où les indications que fournit Borges (pages, strophes, scènes) permettent de comprendre le choix même de ces références, en révélant par là la lucidité de Borges sur ce thème. Quelques exemples le montrent.
8Parmi les dernières références apparaît en effet le nom de Pythagore, cité d’après l’édition et la traduction des Vers d’or par Mario Meunier (1931)9. Ce dernier rapporte, en citant Porphyre («Vit. Pyth., 33»), que «Pythagore […] était le plus aimant des amis. Ce fut lui qui établit, le premier, qu’entre amis tout doit être commun, et qui affirma qu’un ami est un autre soi-même»10. En ajoutant cette référence à sa note de lecture, Borges ne renvoie donc pas tant au texte même de Pythagore qu’à l’appareil critique de notes établi par Meunier. Selon un modus operandi usuel chez lui, les notes de traduction ou les commentaires critiques méritent une attention égale au texte-source lui-même. Les nombreuses campagnes de lecture de La Divine Comédie de Dante, menées à travers différentes éditions en langue originale et en traduction, prouvent de manière flagrante la minutie et l’érudition des lectures borgésiennes, toujours attentives au détail de l’exégèse. Dans la note de lecture, d’ailleurs, le nom de Pythagore est lui-même suivi d’un point d’interrogation, comme si Borges hésitait quant à la référence première de la citation (Pythagore? Porphyre?). Par contre, le nom du traducteur-commentateur est, lui, mentionné sans aucune marque d’hésitation. À sa suite apparaît aussi le nom de Baltasar Gracián, intertexte dans l’intertexte, qui fait référence à la citation contenue dans Agudeza y arte de ingenio: «Preguntándole a Pitágoras, ¿qué cosa es el amigo?, dijo: otro yo. Amicus est alter ego»11. Peu après la mention de Pythagore, la question du jeu de ressemblance avec soi-même surgit également à travers la référence à la Ballade de Ticonderoga de Stevenson. Ici, Borges semble retenir une partie spécifique de la ballade [(Stevenson: Ticonderoga, III (my weird)], au sein de laquelle un vers fait justement écho à l’effet de reconnaissance affreux que produit la rencontre avec le double:
And he looked in the face of the man/ And lo! the face was his own. […] «This is my weird,» he said12.
9Se voir comme dans un miroir, être mis face à la révélation de soi-même: la réplique du personnage de Stevenson révèle étrangement le visage de l’autre comme identique au sien propre. La dimension du corps et, plus particulièrement, du visage («the face»), généralement immanquable dans les récits de double, fait basculer la complicité et l’égalité pythagoriciennes vers l’inquiétant, voire le mortifère13. Du coup, la parenté avec une autre référence, cette fois-ci visuelle et également présente dans la note, est totalement évidente. Il s’agit du titre du tableau de Dante Gabriel Rossetti, How they met themselves (c. 1860-1864). Ce tableau représente, en diptyque, deux jeunes amoureux qui se découvrent dédoublés en deux individus tout à fait identiques à eux, représentés en vis-à-vis, lui avec une expression effrayée et elle dans une posture souffrante. Marquée par une atmosphère funeste, cette vision peinte par Rossetti introduit une autre dimension définitoire du Double, qui dérive des nombreuses croyances et superstitions, essentiellement ancestrales, attachées au Double. En effet, comme l’a étudié Frazer dans The Golden Bough (Le Rameau d’Or) et comme l’a rapporté, avec une autre approche, Otto Rank (Don Juan et le Double, 1914), à l’instar de la scène peinte par Rossetti, dans bien des cultures, l’apparition du double a souvent été appréhendée comme un présage de mort pour celui qui se voyait dupliqué. Howe’s masquerade d’Hawthorne et La Nuit de décembre d’Alfred de Musset s’inscrivent également dans ce paradigme.
10Si, maintenant, de la lecture, on bascule vers l’écriture, on observe comment, de manière très intéressante, l’annotation de 1937 constitue en réalité l’avant-texte d’un bref essai de Borges intitulé El Doble (Le Double), paru trente ans plus tard, en 1967, dans El libro de los seres imaginarios (Le Livre des êtres imaginaires)14. Ce texte semble avoir été rédigé au miroir de la note inscrite au dos du Golem de Meyrink. Borges reprend et confirme certaines références compilées dès 1937, puis il les organise au sein d’un texte succinct et homogène, conçu comme une petite entrée encyclopédique consacrée aux représentations du double en Occident. Tel qu’il est rédigé, l’essai maintient le format synthétique et énumératif initial de la note de lecture, mais, dans le même temps, par le recours à une série de paradigmes significatifs, il propose un nouvel agencement des noms et des titres figurant sur la page de garde du volume:
le double
Suggéré ou stimulé par les miroirs, les plans d’eau et les frères jumeaux, le concept du Double est commun à de nombreux pays. On peut supposer que des devises comme «Un ami est un autre moi-même» de Pythagore ou le «Connais-toi toi-même» platonicien s’en sont inspirées. En Allemagne on l’appela le Doppelgaenger; en Écosse, le Fetch car il vient chercher (fetch) les hommes pour les mener à la mort. Se retrouver face à soi-même est donc funeste; la tragique ballade Ticonderoga de Robert Louis Stevenson rapporte une légende sur ce sujet. Souvenons-nous aussi de cet étrange tableau de Rossetti, How they met themselves, où deux amants se retrouvent face à eux-mêmes dans le crépuscule d’un bois. On pourrait prendre des exemples analogues dans l’œuvre d’Hawthorne, de Dostoïevski et d’Alfred de Musset.
Pour les juifs, au contraire, l’apparition du Double n’était pas le présage d’une mort prochaine. C’était la certitude d’avoir atteint l’état prophétique. C’est ce qu’explique Gershom Scholem. Une tradition recueillie par le Talmud raconte le cas d’un homme en quête de Dieu qui se retrouva devant lui-même.
Dans le récit d’Edgar Poe, William Wilson, le Double est la conscience du héros. Celui-ci le tue et meurt. Dans la poésie de Yeats, le Double est notre envers, notre contraire, notre complément, celui que nous ne sommes pas et ne serons jamais.
Plutarque a écrit que les Grecs donnèrent le nom d’«autre moi-même» au représentant d’un roi15.
11Adoptant le modèle d’un exposé généalogique du «concept du Double», Borges s’attache, d’une part, à réduire la note initiale et, d’autre part, à la compléter par l’ajout de nouvelles références. Suivant les traces de Frazer ou de Rank, il insiste d’abord sur la permanence de cette notion dans l’imaginaire de bien des lieux du monde; il compare, en guise d’ouverture, des locutions et des termes qui, dans différentes cultures, se réfèrent au double. Cette obsession pour le sémantisme du mot et pour ses diverses acceptions continuera d’ailleurs à occuper Borges bien après la parution du Livre des êtres imaginaires. En 1975, selon Bioy, les recherches autour des termes «wraith, fetch, alter ego» se poursuivent, et Borges s’interroge une fois de plus sur la synonymie historique entre alter ego et «doble, Doppelgänger»16.
12Suivant une première modalité d’écriture, le texte Le Double reprend et confirme certaines références de la note de lecture. Tel est le cas de Pythagore, de Stevenson et de Rossetti. Pythagore, qui apparaissait vers la fin de la note, avec un renvoi à la traduction française des Vers d’or par Meunier, et Platon, absent de la note de 1937, inaugurent ici la lignée. Le souvenir de lecture («Alter ego - «¿Pitágoras?») qui, dans la note de 1937, semblait en partie fluctuant, peut-être parce que trop foisonnant, se confirme et s’éclaircit dans le texte de 1967, où l’adage pythagoricien «un ami est un autre soi-même», repris à la lettre du commentaire de Meunier, est traduit en espagnol dans la formule proche de Gracián: «un amigo es un otro yo»17. Ensuite, prolongeant toujours l’inscription de 1937, l’essai de 1967 condense la référence à Stevenson poète, auteur de la Ballade de Ticonderoga, tandis qu’il amplifie celle à Rossetti peintre, auteur du «extraño cuadro» How they met themselves. Ces deux renvois déplacent la description du double vers le paradigme de l’unheimlich attaché au moi dupliqué. Citées en une seule série, conformément au système d’annotation de 1937, trois grandes voix du Double, à savoir Hawthorne (Howe’s Masquerade), Dostoïevski (sûrement son roman Le Double) et Alfred de Musset (sûrement son célèbre poème La Nuit de décembre), font écho à ce même paradigme du Double entendu comme présence inquiétante, douloureuse et mortifère18. C’est donc surtout le rapport problématique du sujet à lui-même qui est placé ici au cœur de l’enquête de Borges. Il en découle son choix de retirer les références multiples au mythe d’Amphitryon, qui, en raison de sa matrice proprement mythologique (et comique), s’écarte probablement des enjeux plus foncièrement ontologiques reliés au Double19. Cette tendance à supprimer de nombreuses références autrefois répertoriées dans la note de lecture constitue précisément la deuxième modalité d’écriture qu’actualise Borges.
13À l’inverse, une troisième modalité d’écriture consiste finalement à développer, dans Le Double de 1967, des références qui étaient plutôt souterraines dans la note de lecture initiale. Tel est le cas des citations relatives, d’une part, à la tradition talmudique rapportée par Gershom Scholem et, d’autre part, à la poésie de Yeats. Toutes deux figurent ex novo dans ce texte et, en termes d’espace, elles occupent une large place dans le périmètre limité de l’essai. Par le truchement de Scholem, Borges introduit la dimension «prophétique» attachée au Double. Rien d’étonnant en soi pour un auteur qui, dans Tlön, Uqbar, Orbis Tertius, écrit que «la métaphysique est une branche de la littérature fantastique». Une création purement mentale (si ce n’est pathologique) comme le Double marque justement la jonction entre ces deux dimensions que sont l’esprit, qui est en quête des principes premiers, et la fiction, qui est une invention paradoxale de l’individu. Ainsi, contrairement aux références indiquées dans la note, Borges ne garde dans son texte final ni le mystique arabe Farid al-Din Attar, ni le traité théologique de Swedenborg Divine Love and Wisdom (La Sagesse angélique sur le divin Amour et la divine Sagesse). C’est en revanche la mystique juive qui affleure ici par le biais de la référence à la tradition talmudique et à l’un de ses exégètes majeurs, Gershom Scholem. Le Golem de Meyrink qui, jusqu’à présent, n’était que le support de lecture sur lequel avait été inscrite l’annotation, semble trouver subrepticement sa place dans cette modélisation du double par le renvoi à une légende juive précise qui se lit sous le signe de la duplicité.
14Dans son livre On The Kabbalah and Its Symbolism (1965), Scholem consacre un chapitre entier au concept de Golem («The Idea of Golem»), qu’il commence justement par la mention explicite de Gustav Meyrink et de son «fantastic novel, The Golem»20. Le roman de l’Autrichien est, selon Scholem, «une sorte de dessin symbolique de la voie de rédemption»21. En partant de la fiction de Meyrink, qui fonctionne ici aussi comme un input, Scholem mène une longue démonstration érudite sur les différentes légendes et exégèses du Golem, tout en les inscrivant dans le vaste horizon de l’histoire du judaïsme. Tout au long de son exposé, il insiste en effet, comme le soulignera Borges, sur le sens même de cette légende, qui doit être comprise au-delà des dimensions magique et littéraire attachées à la figure du golem lui-même, afin que celui-ci puisse être saisi «comme un symbole de l’âme». C’est justement cette appréhension mystique et «prophétique» du golem que Borges retient principalement de Scholem. En soi, le fait que Le Double ne contienne aucune référence explicite au Golem, mais uniquement une allusion généralisée à la tradition talmudique qui «raconte le cas d’un homme en quête de Dieu qui se retrouva devant lui-même»22, prouve qu’à l’instar de Scholem, Borges retient l’enjeu ultime du Golem, tenu pour une figure de la pensée. Le golem symbolise un aboutissement dans le parcours de l’homme vers dieu: il permet in fine à l’humain d’égaler le divin, y compris dans sa fonction créatrice. Autrement dit, le golem est le produit de cette création morphologiquement semblable à l’homme, issue de l’individu qui recherche la connaissance de dieu.
15Suivant ce paradigme métaphysique, le golem permet de lire toutes les histoires de doubles comme des histoires qui représentent des figures purement mentales s’inscrivant dans le besoin humain d’être un créateur égal à dieu. Le lieu précis du roman de Meyrink qui donne finalement lieu à tout ce stream sur le double, confirme cette lecture. La citation de la page 140 du Golem, qu’évoque la note de lecture de 1937, pose précisément la jonction entre l’humain et le divin, l’ici-bas et le là-haut, jonction qui est finalement la clé de lecture de «l’idée de golem» selon Scholem. Comme le rapporte le bref extrait que retient Borges du roman autrichien, ce qui émane de l’homme («le livre d’images», «la lettre hébraïque aleph») renvoie forcément par réfraction à l’homme: de manière mimétique, le produit de l’homme est à son image, il est une réplique de lui-même23. De façon analogue, le golem, qui fait partie des productions mentales de l’homme, qui est combinaison de lettres et de formes humaines, est lui-même «une répétition de la création d’Adam»24. Il est une réplique de celui-ci, tout comme l’homme est lui-même un être reproductible en bien des ego, tous différents, contraires et concurrents, qui rivalisent avec lui et usurpent son identité. Dans cette perspective, l’évocation du poète irlandais William Butler Yeats, qui partageait avec Borges la hantise pour les masques et les miroirs, prend tout son sens. Dans son ensemble, sa poésie figure la fracture entre le moi et le moi dans un conflit permanent entre «self and anti-self». Ce duel débouche inéluctablement sur un assujettissement de l’original au Daimon, le «Ghostly Self»25, suivant un anathème identique à celui par lequel périt William Wilson, dans le récit de Poe, que Borges cite en miroir26.
16Borges boucle ainsi la boucle. En partant de la désignation du double comme ami et compagnon de route, il décline l’imaginaire de cette figure dans ses différentes tendances et dans ses perversités ultimes. Il trace une large constellation des figurations et fonctions paradigmatiques du double, en livrant par là une modélisation nuancée de celui-ci, qui est néanmoins loin d’être achevée en 1967, lors de la publication du Double. En effet, si cet essai marque l’aboutissement du projet de compilation amorcé dans la note de 1937, il n’est qu’une étape dans la réflexion bien plus longue que Borges entreprend autour du «concept de Double». Son réservoir de lectures et de relations de continuité s’enrichit constamment au fil du temps et l’écriture critique sur le double se complète d’une écriture créatrice sur le même sujet. Borges assimile et reproduit dans ses propres poèmes et récits la hantise métaphysique du double. Des textes tardifs, comme Al espejo (Au miroir), Veinticinco de agosto, 1983 (Vingt-cinq août, 1983), El otro (L’Autre), ou, plus proches du Double dans le temps, comme Borges y yo (Borges et moi), relatent une expérience de duplicité racontée à la première personne par un sujet nommé Borges, lui-même exposé à l’horreur de la rencontre avec soi-même et à l’écart ontologique insoluble entre le fait d’être soi-même Borges-lecteur et d’être l’autre de soi, Borges-auteur. La duplicité doit ainsi s’entendre comme un principe poétique chez Borges, comme une matrice qui génère, sans s’épuiser, bien des conditions d’existence de la littérature. Sujet archaïque de la littérature, la référence au double perdure comme une poétique, à la fois par la valeur métaphysique qui s’attache à cette figure et par le potentiel de création que celle-ci autorise en termes de dispositifs et de formes dans le champ littéraire.
Notes de bas de page
1 Nous renvoyons ici à la typologie établie par Daniel Ferrer et reprise par un grand nombre de spécialistes des bibliothèques d’écrivains, in D. Ferrer, Towards a Marginalist Economy of Textual Genesis, «Reading Notes», numéro spécial, Variants, nn. 2-3, 2004, pp. 7-18.
2 Pour le détail de ces pratiques de lecture telles qu’elles sont documentées par les notes de lecture recensées dans les livres de la bibliothèque personnelle, nous renvoyons à nos propres contributions: E. Durante, La Poétique conjecturale de Dante selon Borges, «Revue de Littérature Comparée», n. 4, 2006, pp. 447-457; Un fragment de Paradis. Les huit cents livres de Borges découverts dans les collections de la Bibliothèque nationale Argentine, «Latinoamérica: un eldorado de papiers», Recto/Verso. Revue de jeunes chercheurs en critique génétique, n. 2, décembre 2007, http://www.revuerectoverso.com/spip.php?article65; Poétique et d’écriture. Dante au miroir de Valéry et de Borges, Paris, Honoré Champion, 2008; Bibliotecas de escritores: las fluctuaciones del método. La biblioteca personal de Borges como aporte genético y teoría en sí, dans L’un et le multiple. L’Europe de Borges, Borges pour l’Europe, «Les Lettres romanes», vol. 65, nn. 3-4, 2011, pp. 385-402.
3 Précisons à ce propos que, souvent, dans les annotations autographes, l’indication de la date précède celle du lieu, et que, parfois, seule la date figure à côté de la signature, sans qu’aucune référence au lieu ne soit mentionnée.
4 Nous transcrivons cette note à partir d’un fac-similé reproduit dans le catalogue de l’exposition Jorge Luis Borges. Homenaje en el centenario de su nacimiento, Buenos Aires, Museo Nacional de Bellas Artes, 1999, p. 19 (figure a). La figure b, reproduite sur cette même page, représente la page de garde du livre qui contient l’inscription ci-dessus retranscrite. L’ouvrage en question est le roman Der Golem (Le Golem) de G. Meyrink, Leipzig, Kurt Wolff, 1915. Nous avons réalisé un premier exposé autour de cette note le 3 avril 2009 à la Fondation Internationale Jorge Luis Borges de Buenos Aires, à l’occasion de la présentation publique du catalogue de la Bibliothèque personnelle de Borges que nous avons nous-même établi au sein de ladite Fondation.
5 En raison du format même de la note, qui s’apparente davantage à une liste de références qu’à une glose, nous avons décidé de ne pas fournir une traduction du contenu de la note, celui-ci nous paraissant tout à fait lisible malgré la mention de titres en langue étrangère. Soulignons également que, ne pouvant reproduire le fac-similé, nous avons préféré livrer une transcription diplomatique de l’annotation en question, en vue de faire d’emblée apparaître l’étendue de cette liste de références bibliographiques que Borges recense autour du double. Les titres en italique sont soulignés dans l’annotation autographe de Borges.
6 G. Meyrink, Der Golem (Le Golem) cit., p. 140. Pour la traduction française: Id., Le Golem, présentation et traduction par Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Garnier Flammarion, 2003, p. xxx.
7 Sur la faculté et l’aisance de Borges à mettre rapidement en place des corpus selon un thème ou un genre précis, nous renvoyons au témoignage que livre Bioy Casares à ce sujet. Voir A. Bioy Casares, Borges, éd. par D. Martino, Madrid, Ediciones Destino, 2006, p. 1456. Nous nous référerons à ce témoignage plus loin, en note, dans cet essai.
8 Voir J.L. Borges, El Golem, dans Biblioteca personal. Prólogos, Buenos Aires, Emecé, 1998, pp. 125-126; Gustav Meyrink (Biografía sintética), dans El Hogar (29 avril 1938), dans J.L. Borges, Textos cautivos, Buenos Aires, Tusquets, 1986; El Golem, avec une référence au cinquième chapitre du roman de Meyrink, dans El libro de los seres imaginarios, Buenos Aires, Kier, 1967, pp. 60-61.
9 Pythagore, Les Vers d’or, traduction de M. Meunier, Paris, L’Artisan du Livre, 1931, p. 97.
10 Ibidem.
11 B. Gracian, Agudeza y arte de ingenio, éd. par E. Correa Calderón, Madrid, Castalia, 1969, t. I, p. 110.
12 R.L. Stevenson, The Ballads and other Poems of Robert Louis Stevenson (XVI): A Child’s Garden of Verses, Underwoods, Ballads, New York, Charles Scribner’s Sons, 1905.
13 Sur l’importance de la référence récurrente au visage chez Borges, nous renvoyons à notre étude du poème Paradiso XXXI, 108, dans E. Durante, Poétique et écriture… cit., pp. 317-322.
14 J.L. Borges en collaboration avec M. Guerrero, El Doble, dans El libro de los seres imaginarios cit. p. 109 et Id., Le Double, dans Le Livre des êtres imaginaires, traduit de l’espagnol par F. Rosset, G. Estrada et Y. Péneau, Paris, Gallimard, 1987, pp. 81-82.
15 Ibidem.
16 A. Bioy Casares, Borges (dimanche, 2 février 1975) cit., p. 1497. Texte original: «Buscamos wraith, fetch, alter ego. Piensa que antes de su significado actual, alter ego debió de significar doble, Doppelgänger. Anfitrión y Sosias tuvieron dobles; del primero, Júpiter, para poseer a su mujer».
17 J.L. Borges, El Doble cit., p. 109.
18 Rappelons que, sauf dans le cas d’Hawthorne, les titres ici indiqués entre parenthèses ne figurent pas dans le corps de la note. Il s’agit là d’hypothèses que nous formulons à partir des textes fondateurs sur le double.
19 Le souvenir rapporté par Bioy Casares du 2 février 1975 (voir plus haut, en note) pose justement une différence entre la figure d’Amphitryon et les autres définitions concurrentes du Double. Dans le cas d’Amphitryon, en effet, la problématique porte davantage sur la métamorphose de Jupiter à des fins purement charnelles.
20 G. Scholem, On The Kabbalah and Its Symbolism, traduit par R. Manheim, London, Routledge and Kegan Paul, 1965. Pour le chapitre en question, voir pp. 158-204. Nous remercions ici Madame Nanette Stahl de la Sterling Memorial Library de l’Université de Yale pour son aide précieuse dans la consultation de certaines sources de mystique juive, pendant la préparation du présent travail.
21 Ibidem, p. 158. Texte original: «a kind of symbolic picture of the way to redemption». Nous traduisons.
22 J.L. Borges, Le Double cit., p. 81.
23 Nous renvoyons ici à la transcription de la citation tirée de la page 140 de l’édition originale de Meyrink. Voir plus haut, p. 49.
24 G. Scholem, On The Kabbalah and Its Symbolism cit., p. 179.
25 Cfr. W.B. Yeats, Ego dominus tuus, dans The Wilde Swans at Coole. Citons aussi à ce sujet le chapitre The Masks. Self and Anti-Self contenu dans l’ouvrage de T.R. Heen, The Lonely Tower. Studies in the Poetry of W. B. Yeats, London, Methuen and Co., 1950. Sur la figure du Daimon, voir W.B. Yeats, A Vision, New York, Macmillan, 1938.
26 Nous reviendrons de manière plus approfondie et dans une autre étude sur certains éléments inscrits dans cette note que nous n’avons pas eu le temps d’aborder ici en raison de la richesse même des matériaux que présente cette note de lecture si particulière.

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