Engagement, amitié et surréalisme: la bibliothèque de Paul Éluard
p. 14-28
Dédicace
Mes remerciements vont à
Olivier Belin, Catherine Mayaux et
Anne Verdure-Mary.
Plan détaillé
Texte intégral
Un collectionneur
1La bibliothèque de Paul Éluard est le reflet d’une passion qui s’inscrit au sein de diverses collections, toutes marquées du sceau des nombreux déménagements voire des soucis financiers du poète.
2Au premier titre, la collection de peintures du poète est essentielle si nous gardons à l’esprit qu’Éluard est l’auteur d’Écrits sur l’art et de préfaces de nombreux catalogues d’exposition de ses contemporains. La collection qui orne ses murs se compose de peintres de la mouvance surréaliste – Picasso, Max Ernst et de Chirico y sont les mieux représentés – mais aussi de sculpture africaine et océanienne.
3Le goût d’Éluard a été éclairé par les travaux pionniers de Jean-Charles Gateau1. Le périmètre et la composition de la collection sont cependant si mouvants au long de la vie du poète que le corpus n’a pas fait l’objet d’une étude définitive. Selon Bertrand Tillier2, le rapport d’Éluard à l’art relève du musée imaginaire, un musée caractérisé par une mobilité incessante des œuvres d’art.
4La bibliothèque de Paul Éluard, quant à elle, reste peut-être moins soumise à la spéculation et au courtage que les tableaux. Pour autant, livre et finance ne sont pas étrangers l’un à l’autre. On peut citer le rôle de courtier de Paul Éluard auprès du poète et ami Joë Bousquet, paralysé, qui nous est connu au travers de divers témoignages. Enfin, Éluard a pu être accusé, dans les années 1930, d’écrire sur les peintres aux seules fins d’obtenir des œuvres ou ouvrages illustrés monnayables.
5Se démarquant de collections «classiques» de l’homme instruit – les livres et les œuvres d’art – Éluard est également féru de cartes postales de fantaisie. D’une part, il les utilise pour sa correspondance quotidienne, à l’instar de ses camarades surréalistes, reflétant la gigantesque production de cartes s’étalant de 1880 environs à 1914, en Europe. Il donne à ces documents la place d’honneur dans la composition de ses photomontages, voire les imite3. Il s’est également attaché à ces objets d’une manière plus «conservatrice». La revue «Minotaure»4 nous dresse en effet le portrait d’un collectionneur passionné: «Amoureux de l’ordre, de l’harmonie, de la clarté, toute sa vie, il compilait dans de volumineux albums grenat pendant des après-midis entières, pour son seul plaisir, qu’il bouleversait le mois suivant pour en reconstruire d’autres avec la même ferveur. Il les tirait de grands cartons où il empilait le fruit de ses recherches lors de voyages mais aussi à Paris». Éluard lui-même écrit les «rechercher avec acharnement»5. Héritant d’une collection offerte par André Breton, il l’enrichit pour atteindre trois mille numéros à sa mort6. Combinant passion du collectionneur et identité surréaliste, il estime «les “séries”, innombrables, d’autant plus intéressantes qu’incomplètes».
6Quelques-uns de ces albums, datés de 1930 environs, sont entrés dans les collections publiques par le biais de ventes (Musée de la Poste, Paris). Les thèmes de l’humour, caricature ou gauloiseries, ou des actualités, notamment criminelle, sont les plus représentés. Il a notamment une sympathie pour les cartes «1900» faites avec des pièces rapportées, dorures, rubans, paillettes, cartes mobiles et à combinaison, et pour les cartes à base de collage7.
Les frontières de la bibliothèque
7Dans la bibliothèque, les livres entrent tandis que d’autres en sortent, vendus ou donnés à des amis.
8On retrouve ainsi, dans la bibliothèque de René Char, des ouvrages ayant appartenu à Éluard. Les ouvrages portent des envois de Jouve, Bataille, Madame Edwarda qui remontent à quelques années à peine8. Des ouvrages truffés sont aussi échangés entre Éluard et ses amis9. Cette circulation peut être mise en perspective avec la pratique de la copie de ses manuscrits, destinés à une diffusion auprès d’amateurs. Activité intense à certaines périodes, elle a été suffisamment étudiée pour qu’un certain pedigree puisse s’établir entre les manuscrits en fonction des provenances10.
9Cette bibliothèque s’est installée tour à tour dans plusieurs appartements qui nous sont relativement bien connus. Les photographes ont illustré le cadre de vie de l’écrivain et de ses compagnes successives. Huit appartements se sont succédé entre 1918 et 195211, ce qui implique des déplacements et des choix. Trois ventes massives de sa collection ont eu lieu entre 1918 et 1952, parallèlement à la pratique permanente de l’échange et de la vente12.
Historique de la collection du musée d’art et d’histoire
10Les premiers dons de Paul Éluard au musée de Saint-Denis sont répertoriés en 1951, un an avant le décès prématuré de l’écrivain. Il ne s’est apparemment pas rapproché d’autres institutions. Constatant la moindre représentation d’Éluard par rapport aux autres surréalistes dans la bibliothèque littéraire Jacques Doucet, Lucien Scheler, l’ancien secrétaire d’Éluard, puis ses ayants-droit lui légueront des ouvrages en 198713.
11À partir de 1950, la conservatrice du musée de Saint-Denis, Olga Fradisse14, évoque la constitution d’un fonds Éluard et ses visites à Dominique, la dernière épouse de l’écrivain. Plus que l’attachement à sa ville natale (Éluard la quitte dès l’âge de trois ans), Saint-Denis est une ville communiste qui suscite les dons de camarades et affiliés au parti. Le musée enrichit un fonds sur la Commune de Paris créé en 1936. Pablo Picasso, membre du Parti Communiste depuis 1944, offre des œuvres au musée à plusieurs reprises, de 1951 à 1968, ce qui est tôt pour une collection publique15. Une communauté d’artistes, de donateurs ainsi que de pensées se croise au musée.
12Ainsi, les dons de Dominique Éluard s’égrènent de 1951 à 196116. Ils sont surtout répertoriés en 1956, 1957 et 1961. En 1969 le fonds du musée consacré à Éluard, complété par des achats, est suffisamment significatif pour qu’un proche du poète, Georges Hugnet, puisse se dire «expert du musée de Saint-Denis»17. Le musée a organisé plusieurs expositions à partir de ces collections.
13Au sein de ce fonds, désormais ouvert aux chercheurs, la bibliothèque a été inventoriée de manière rétrospective, vers le milieu des années 2000. Cet inventaire-récolement n’a pas levé tous les doutes sur la provenance d’un certain nombre d’ouvrages conservés. On peut imaginer que la bibliothèque d’Éluard au début des années 1950 comprend les ouvrages auxquels il tenait le plus. Cependant la part arrivée au musée est aussi constituée d’ouvrages relativement récents pour Éluard, reflets d’une bibliothèque vue à la fois comme œuvre en construction et comme ensemble sans cesse en évolution.
14À la mort d’Éluard en 1952, une partie très importante de la bibliothèque est transférée chez Cécile Éluard18, fille de Paul et de sa première épouse Gala. Passant régulièrement en vente, des ouvrages semblent provenir selon toute vraisemblance de cet ayant-droit. D’autre part, des ouvrages restés chez Dominique réapparaissent à la vente de 2005 qui suit son décès. Ils ne comportent ni belles reliures, ni dessins de maîtres mais des dédicaces qui disent l’amitié et l’estime entretenue avec des contemporains. Le musée se porte acquéreur de certaines pièces.
15Ce fonds s’est enrichi aussi de dons ultérieurs. Dans les années 1980 et 1990, le don de Jean Marcenac19, poète membre du Parti Communiste, résistant, professeur à Saint-Denis, comprend des ouvrages qui ont dû appartenir à Paul Éluard ou offerts par lui, souvent dédicacés ou truffés.
16Le fonds Paul Éluard du musée n’a pas donné lieu à l’édition d’un catalogue raisonné, mais a été publié au travers de plusieurs catalogues d’exposition. Aujourd’hui le musée fait vivre ce fonds bibliographique en faisant dialoguer ses éditions illustrées avec l’ensemble de sa collection de beaux-arts, et en mettant en ligne comme sur la base consacrée aux manuscrits littéraires français du xxe siècle, Palme.
La bibliothèque dispersée d’Éluard, les sources
17Olivier Belin a retracé20 au travers du dépouillement de la correspondance et des écrits d’Éluard, les lectures de romans, ouvrages et revues, ou tout au moins les mentions de leurs auteurs. Ceux-ci ont-ils pu également être rencontrés au travers de la fréquentation de bibliothèques publiques? Aucune ne semble mentionnée.
18Pour notre propos, nous nous sommes en revanche limités aux ouvrages conservés dans les fonds publics et à quelques passages en vente des années 2000 à 2015 qui ont permis de rassembler quelques 150 noms d’auteurs.
19Concernant ces ventes, assez régulières, la mention «bibliothèque d’Éluard» peut former le titre du catalogue ou se trouver uniquement dans le descriptif de l’ouvrage. Certains mêmes ouvrages repassent en vente assez régulièrement. Du vivant de l’écrivain, nous ne possédons pas de sources sur les ventes, mais uniquement des mentions. Ainsi, Claude Roy mentionne ce qu’Éluard avait chez lui durant la Seconde guerre mondiale: «des éditions originales dont il a dû se défaire pour besoins d’argent durant la guerre»21. En 1929 la crise financière avait frappé directement ses avoirs, l’amenant à négocier ses manuscrits et les éditions de luxe de ses propres ouvrages22.
20Dans ses appartements successifs, les livres sont répartis entre différentes pièces. L’appartement rue Legendre à Paris est photographié par le Studio Papillon, vers 1937-193823. Rue de la Chapelle, Henri Cartier-Bresson puis Brassaï photographient Paul et Nush devant la bibliothèque24. Georgette Chadourne, entre 1947 et 1949, fait poser Éluard, rue de la Chapelle, assis à son bureau devant sa bibliothèque. Dans le dernier appartement qu’il occupe, jusqu’en 1952, à Charenton-le-Pont, Izis puis Brassaï à nouveau font poser Éluard devant des bibliothèques chargées de livres. La pièce immortalisée par Izis permet de bien reconnaître le bureau, le meuble-bibliothèque ainsi que la statuette océanienne donnée au musée d’art et d’histoire.
Quelques aspects de la composition de la bibliothèque
21La constitution de la bibliothèque commence dès les années 1920, juste après la période dada. Les ouvrages donnés par les membres du Surréalisme témoignent des échanges et de la vie du groupe. Certains de ces ouvrages portent la mention du «service de presse» ou bien «imprimé pour Paul Éluard». La bibliothèque comprend aussi des catalogues d’exposition ou de vente que nous n’évoquerons pas25.
22La place matérielle des propres ouvrages d’Éluard dans sa bibliothèque est difficile à évaluer, car l’intégralité de la bibliothèque n’est pas dans des fonds publics. Le musée de Saint-Denis n’a pas reçu par exemple l’intégralité des éditions originales des recueils d’Éluard26.
Phénomène de la généalogie et des sources communes
23La reconnaissance de quelques figures artistiques comme ancêtres communs est essentielle pour les Surréalistes écrivains, tout comme les peintres ont fait de leur rencontre avec les œuvres de De Chirico un récit mythique.
24Les trois hommes qui auraient le plus compté pour lui, selon Paul Éluard – Sade, Lautréamont et Breton – se retrouvent aux côtés de Raymond Roussel, figure tutélaire adulée des jeunes surréalistes. Mallarmé et Verlaine sont présents par leurs livres et par leur figure. Éluard a possédé en effet un carnet de dessins de Picasso, où les portraits de Verlaine et Mallarmé se faisaient face27.
25D’autres ouvrages relèvent des curiosités liées au Surréalisme. Le livre Étude de la Lecture des lignes de la main, un ouvrage de Charlotte Wolff de 193628, a sans doute intéressé pour son contenu, sur un thème littéraire développé depuis la naissance de l’imprimerie. Cet intérêt se retrouve dans les nombreux ouvrages sur la signification des rêves dans les bibliothèques des Surréalistes.
26À l’inverse, certains auteurs, anciens comme contemporains, ont pu être écartés voire honnis par les surréalistes. Si des auteurs comme Rabelais ou Ronsard étaient absents de bibliothèques surréalistes comme celle de Breton29 et peut-être d’Éluard, des auteurs contemporains faisaient même figure d’ennemis, à l’image de Paul Claudel. Éluard a pourtant possédé, dans une reliure de Paul Bonet et accompagné de son ex-libris, Positions et propositions, de Paul Claudel 30.
L’engagement
27La bibliothèque d’Éluard présente aussi une catégorie d’ouvrages entrés lors de sa période engagée dans les conflits et la guerre froide, pendant les dix dernières années de sa vie. Elle est composée d’essais et de recueils de poètes des pays en lutte qu’il soutient. S’y détache une série de livres d’apprentissage ou de diffusion destinés à l’enseignement technique (L’éducation littéraire et morale des élèves de l’enseignement technique), d’éducation populaire (Le français dans les centres et les écoles31), économique (Essai sur le commerce). Bien que ces ouvrages aient pu lui être donnés, leur intérêt pour Éluard peut être réel. On n’est pas surpris d’y trouver par exemple un recueil pédagogique et artistique sur la faune, la flore, les sciences et industries, le «Bilderbuch für kinder» (Portefeuille des enfants), une édition du Bureau d’industrie de Weimar de 1792-1830. Éluard a en effet aimé conter et écrire pour les enfants, bien que laissant le soin des illustrations à Jacqueline Duhême. Cet intérêt pour la pédagogie est à rapprocher de ses ambitions d’auteur d’anthologies de poésie «traditionnelle» (Première anthologie vivante de la poésie du passé, 1951), où les poèmes sont présentés par ordre chronologique avec une visée pédagogique. Cette ambition de diffusion est bien antérieure à sa période engagée comme le souligne Olivier Belin32.
28Par ailleurs, c’est à partir de 1944 qu’Éluard lit Victor Hugo dans l’édition donnée au musée, la première édition complète d’Hugo, un tour de force de l’édition québécoise qui n’est pas diffusée en France33. Éluard y souligne au crayon les passages qui illustrent l’héroïsation d’Hugo en tant que «petit père des peuples», vision qui triomphera lors du centenaire de la naissance d’Hugo, célébrée avec l’élite intellectuelle et artistique français, en Urss en 1952.
La littérature étrangère
29Les auteurs étrangers prisés par les surréalistes peuvent être des contemporains, à l’instar de Nezval, poète tchèque présent dans la bibliothèque d’Éluard et de Breton, ou de grandes figures engagées comme Pablo Neruda.
30La présence de Lewis Carroll procède à la fois de son influence sur les surréalistes et de l’intérêt d’Éluard pour les récits pour enfants34. L’ouvrage La canne du destin, un des premiers textes aboutis de l’auteur édité en 184935, constitue un prélude à Alice36, ouvrage qui nourrit une descendance significative pour le mouvement surréaliste: il aurait inspiré le personnage d’Ubu Roi d’Alfred Jarry ainsi que Raymond Roussel. L’édition originale de la traduction française date de 1939 aux éditions Guy Lévis Mano.
31Éluard a possédé une édition de Feuilles d’herbe, un des premiers recueils de Walt Whitman, un des auteurs les plus importants de la poésie née aux États-Unis. La première édition de ce recueil est publiée à compte d’auteur en 1855, et passe inaperçue. Traduits une première fois en France en 1888 par Laforgue, tenant du Symbolisme apprécié d’Éluard, les poèmes sont publiés dans une revue qui diffuse déjà les premiers poèmes en vers libre. La première édition augmentée ou complète de Feuilles d’herbe est publiée en 1891-1892 et traduite par Léon Bazalgette, qui a joué un grand rôle dans la diffusion du poète. C’est l’édition conservée au musée.
32La bibliothèque d’Éluard a aussi comporté Pages de journal, de Whitman.
33Éluard possédait l’ouvrage The Golden Horizon (1953), de Cyril Connolly, surtout connu comme critique, et auteur également d’une quinzaine d’ouvrages. C’est le seul ouvrage non traduit que nous avons trouvé dans sa bibliothèque37, hormis les ouvrages contemporains offerts à lui durant ses séjours dans des pays étrangers.
La bibliothèque comme collection ou commencement
34Éluard possédait quelques exemplaires rares. La poésie médiévale, les troubadours qu’il acquiert à peu de frais dès les années 1920 sont souvent représentés par des premières rééditions d’ouvrages des xve et xvie siècles. Cette collection que nous ne développons pas éclaire son rôle de pionnier dans la redécouverte de certains auteurs et pans de la littérature, reflétée par exemple dans son Anthologie vivante de la poésie du passé (1951). Elle passe en revue l’histoire de la poésie française du Moyen Âge au xviie siècle. Ces textes n’ont pas tous été réédités, et Éluard recourt à des anthologies pour y accéder.
35Les ouvrages de la bibliothèque d’Éluard conservés aujourd’hui en collection publique sont rarement non rognés, ce qui pourrait indiquer une bibliothèque de travail ou au moins «de lecture». Dans le même temps, les ouvrages sont peu annotés, ce qui peut être le reflet d’un respect bibliophilique comme d’une pratique individuelle. Les ouvrages les plus annotés peuvent correspondre à des travaux d’Éluard bien identifiés (Victor Hugo et ses écrits pour les conférences de l’engagement, Diderot et les Écrits sur l’art). Plus rarement des lectures détachées de sa production littéraire peuvent porter des annotations38.
36Il a également fait relier des ouvrages contemporains (par exemple des livres d’Apollinaire), notamment par son ami Alphonse-Jules Gonon, venu à la reliure par bibliophilie. C’est grâce à lui que les années de jeunesse d’Éluard et ses lectures nous sont connues. Il est aussi son premier éditeur. Avec la relieuse Rose Adler, il entretient des relations amicales comme avec son «prédécesseur» auprès du mécène Jacques Doucet, Pierre-Émile Legrain. Mis à part ces trois noms qui signent parfois les reliures présentes au musée de Saint-Denis39, les reliures de la collection sont restées anonymes. Outre Breton, Gonon et Jacques Doucet déjà cités, Paul Éluard avait des rapports avec d’autres bibliophiles comme René Gimpel40.
Ex-libris and Co
37Son ex-libris, composé d’un oiseau imaginaire dessiné par Max Ernst et accompagné de la devise: «Après moi le sommeil» a été créé en 192941, sans que nous puissions dire s’il a été utilisé toute sa vie et selon quels principes. Tous les ouvrages de la bibliothèque ne le portant pas, on pourrait associer à sa présence le signe d’une distinction. Cela reste une hypothèse, d’autant que des ex-libris ont pu être détachés des ouvrages, comme ceux que l’on trouve isolés en vente. Par ailleurs, il nous a été donné de repérer par deux fois un usage d’Éluard, celui de coller sa carte de visite et celle de son épouse Gala sur des ouvrages42. Cette pratique n’a été observée que dans la période précédant la création de l’ex-libris. Cependant ces ouvrages étaient peut-être adressés en cadeau par le couple.
Manuscrits iconiques
38Éluard possédait également quelques manuscrits. On y retrouve le même panthéon que pour les ouvrages imprimés. Raymond Roussel est représenté par une pièce de théâtre, L’Étoile au front 43, de 1924. Dans les années 194044, Éluard aurait possédé le «manuscrit d’Isidore Ducasse». Il s’agirait du manuscrit daté de 1864 du premier Chant de Maldoror d’Isidore Ducasse, le comte de Lautréamont, publié en 1868 à compte d’auteur. Ce n’est que l’édition par Breton, Aragon et Soupault, dans la revue «Littérature», en 1919, des poésies de Ducasse qui marque la vraie découverte de ce texte. Mort à vingt-quatre ans, deux ans seulement après la publication du recueil, Lautréamont est considéré comme capital par les surréalistes.
39De Breton enfin, Éluard a possédé une série de poèmes de jeunesse rassemblés dans un carnet45. De même, Éluard aurait pu posséder des manuscrits d’Apollinaire. Une correspondance d’Alberto Savinio, frère de Giorgio de Chirico, cite «les deux inédits d’Apollinaire que j’ai donnés à Éluard et qui ont paru dans Littérature»46.
40Par ailleurs, le poète a possédé le manuscrit de Nerval El Desdichado (Je suis le Ténébreux, - le Veuf, - l’Inconsolé, / Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie), qui fait partie du recueil de poèmes et nouvelles Les Filles du feu paru en 185447. Nerval y trace la voie au symbolisme et au courant surréaliste.
41Le manuscrit du poème de Cendrars des Pâques à New-York a aussi appartenu à Éluard48. Texte fondateur, il a inspiré Apollinaire que Cendrars rencontre en 1912 peu après la parution de son poème dans la maison qu’il a lui-même fondée, aux Hommes nouveaux. Enfin, Éluard a été le propriétaire du manuscrit de travail d’«Abondance viendra», de Char49. Sans que cela doive nous surprendre, les manuscrits illustrent sans doute, davantage encore que les imprimés, des auteurs ou des ouvrages mythiques pour les surréalistes.
42Paul Éluard est donc un bibliophile, sensible aux premières éditions comme aux éditions enrichies, aux innovations typographiques, aux formats atypiques et aux reliures précieuses. Il prend aussi particulièrement soin de ses propres ouvrages, et de ses manuscrits qu’il recopie, dédicace, dans une démarche proche de celle qui nourrit la bibliothèque de Jacques Doucet. Cependant, il ne tient pas d’inventaire de ses acquisitions.
43Il s’agit à la fois d’une bibliothèque de travail et d’une bibliothèque de plaisir, alors que la série de livres dédicacés est aussi le signe d’une bibliothèque formée par l’amitié ou l’admiration de contemporains. Nous avons laissé de côté la bibliothèque des auteurs troubadours, étudiée par Olivier Belin50 ou d’histoire de l’art, plus attendue dans le rapport d’Éluard à l’art et à la peinture essentiellement.
44À côté de ce qu’Éluard reçoit, recherche et garde, dans une démarche de collectionneur variée et contrastée, on aurait pu étudier les ouvrages qu’il donne. Il a en effet offert beaucoup, par exemple à ses trois épouses, comme au couple d’amis Jacqueline et Alain Trutat dont il se rapproche dans l’après-guerre, juste après la mort de Nush. Il leur remet ses propres ouvrages ou des ouvrages de contemporains issus de sa bibliothèque, Bataille, Max Jacob, ou encore Char, son ami proche. Il joint généralement aux ouvrages un envoi adressé au couple.
45Aujourd’hui une centaine d’ouvrages provenant d’Éluard sont en cours de versement à la Bibliothèque nationale de France, au sein du millier d’ouvrages de la bibliothèque des Trutat qui fait l’objet d’un legs avec usufruit51.
Notes de bas de page
1 J.-C. Gateau, Paul Éluard et la peinture surréaliste, Genève, Librairie Droz, 1982.
2 B. Tillier, Visages d’un collectionneur, dans Visages d’Éluard, Saint-Denis, Éditions Parkstone, 1996, pp. 130-142. S. Gonzalez, Pour une liste des œuvres de Paul Éluard, dans Paul Éluard, poésie, amour et liberté (catalogue d’exposition, Palais Lumière, Évian), Milano, Silvana Editoriale, 2013.
3 Éluard écrit qu’il ne «s’agit pas d’un art populaire mais de la petite monnaie de l’art tout court et de la poésie». Les plus belles cartes postales 1906-1907, «Minotaure», nn. 3-4, 1933.
4 Revue éditée par Albert Skira de 1933 à 1939, qui publie notamment les écrits et les œuvres des surréalistes, parmi lesquels le texte d’Éluard Les plus belles cartes postales: 1906-1907 en décembre 1933, dans son nn. 3-4.
5 Ibidem. Le voyage en Espagne avec Valentine Hugo est une course aux cartes postales.
6 A. Ripert, C. Frère et S. Forestier, La Carte postale, son histoire, sa fonction sociale, Paris, Cnrs éditions, 1983.
7 Éluard écrit d’ailleurs: «la carte postale a beaucoup utilisé, et souvent de la manière la plus heureuse, le collage». In P. Éluard, Les plus belles cartes postales 1906-1907, «Minotaure», nn. 3-4, décembre 1933.
8 Voir l’article de Danièle Leclair dans le présent volume.
9 Ils sont présents dans la collection du musée d’art et d’histoire de Saint-Denis.
10 La «généalogie» ou la critique «d’authenticité» permet ainsi d’identifier parmi les manuscrits ceux «de travail».
11 En partant de l’âge adulte et en excluant les domiciles non permanents et/ ou clandestins, occupés quelques mois.
12 Voir B. Tillier, Visages d’un collectionneur cit.
13 Les manuscrits notamment d’Éluard sont entrés à la bibliothèque Jacques Doucet dès 1922, avec le «programme d’achat» d’André Breton qui en recommande sept. Rose Adler, relieuse au nom associé à celui de Jacques Doucet, est une des dernières à déposer des manuscrits d’Éluard, en 1958. In R. Adler, Journal, 1928-1959, éd. par H. Leroy; avant-propos de F. Chapon, Paris, éditions des Cendres, 2014. Voir aussi Paul Éluard. Donation Lucien Scheler, catalogue établi par N. Prévot et J. Zacchi sous la direction de F. Chapon, précédé de Sillage intangible de L. Scheler, Paris, Chancellerie des Universités de Paris, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, 1989.
14 Conservatrice du musée de Saint-Denis de 1948 à 1961.
15 Picasso réalise son premier don à l’État en 1947 seulement.
16 Dominique Éluard n’offre pas seulement des ouvrages mais également certaines pièces comme des statuettes-portraits d’Apel les Fenosa. Puis, au milieu des années 1960 Dominique quitte l’Europe pour vivre au Mexique.
17 Lettre autographe signée de 1969 à Lucien Scheler, vente Alde du 06.05.2008, expert J. Delcamp.
18 Née en 1918.
19 Jean Marcenac, fils du secrétaire de Paul Éluard, a fait deux dons au musée, en 1980 et 1995.
20 Dans l’article intitulé «Paul Éluard: donner à lire», présent dans ce volume.
21 C. Roy, Introduction à Paul Éluard, Selected Writings, London, Routlege and Kegan Paul, 1952. Éluard en possédait un exemplaire, donné par Dominique au musée de Saint-Denis.
22 Il se livre aussi au courtage d’œuvres et d’objets. Il achète pour des amis, des collectionneurs, Charles de Noailles, Alphonse Kann et René Gaffé, et des marchands, Jeanne Bucher, Pierre Colle, Camille Goemans, Georges Keller, Pierre Loeb, Pierre Matisse et Charles Ratton.
23 Collection Musée d’art et d’histoire de Saint Denis, Inv. 93.02.02 et 95.22.10. Il reste dans cet appartement jusqu’en 1949.
24 Reportage pour Art et style, Musée d’art et d’histoire, Inv. 95.22.21.
25 Ils se trouvent à la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet, au sein de la bibliothèque venant de René Char.
26 Il les a acquis depuis, par exemple en provenance de la bibliothèque de René Char. Par ailleurs, il reste aussi au musée à rassembler une partie des ouvrages pour lesquels Éluard a écrit une préface.
27 Carnet aujourd’hui démembré et réparti entre plusieurs collections.
28 Bibliothèque de Paul Éluard au musée d’art et d’histoire de Saint-Denis.
29 Voir l’article de Pierre-Henri Kleiber dans ce même volume.
30 Cf. vente Brissonneau, 2011. L’ouvrage est une réédition de 1944 de l’édition originale datée 1928-1934.
31 Auteurs: E. Leroy et H. Geslin, s.d.
32 Voir l’article mentionné dans ce volume.
33 Œuvres poétiques complètes, Montréal, Éditions Bernard Valiquette, mai 1944, avant-propos de Robert Goffin. Immense succès des 10 000 exemplaires, complétés par une réimpression quatre ans plus tard. Cependant les droits d’Hugo ne sont pas encore dans le domaine public en France. Cf. J. Michon (dir.), Histoire de l’édition littéraire au Québec au xxe s.; le temps des éditeurs 1940-1959, Montréal, Fides, 1999.
34 Il écrit des contes pour des enfants d’amis ou la fille de son épouse Dominique, Caroline.
35 Traduction d’André Bay.
36 Rédigé sous sa première forme en 1862.
37 On compte aujourd’hui sept ouvrages de cet auteur traduits en français.
38 Un ouvrage de Charles Cros, Le Collier de griffes, de 1908, et Poésies de l’époque des Tang, bibliothèque littéraire Jacques Doucet.
39 Ces trois relieurs sont présents dans le fonds du musée de Saint-Denis, avec des reliures souvent signées. Selon toute vraisemblance elles datent cependant d’Éluard ou sont même antérieures, et ne sont en tout cas pas des reliures réalisées pour le musée.
40 René Gimpel (1881-1945) est un collectionneur et galeriste. Ses carnets ont donné lieu à l’édition posthume de Journal d’un collectionneur, marchand de tableaux, Paris, Calmann Lévy, 1963.
41 J.-C. Gateau, Éluard, Picasso et la peinture (1936-1952), Genève, Droz, 1983.
42 Nous avons rencontré cette pratique «couplée» sur un exemplaire de Raymond Roussel, La Vue, et un exemplaire d’Aubigné. Gala et Paul se séparent en 1929.
43 Aujourd’hui à la bibliothèque littéraire Jacques Doucet.
44 Claude Roy le mentionne dans l’appartement de la rue de la Chapelle. Voir C. Roy, Préface de Paul Éluard. Selected Writings, London, Routledge and Kegan Paul, 1952.
45 Dix-sept poèmes datés vers 1915-1916. Voir la vente en 2002 de la bibliothèque de Gwen-Ael Bolloré: les poèmes sont partiellement reproduits pour le site andrebreton.fr qui les signale toujours en collection particulière.
46 Lettre autographe de Rome 23.07.1924, Savinio à J Royère. Vente, 1988, Drouot. Le mot «donner» laisse planer l’ambiguïté, pouvant être pris dans le sens de simplement «communiquer».
47 Éditeur D. Giraud.
48 Je remercie pour ces deux dernières informations, M. Claude Leroy. El Desdichado serait aujourd’hui à la Bibliothèque nationale de France; Pâques à NewYork est entré à la BnF via la donation Trutat. Il s’agit de quatorze feuillets datés de New-York, 6-8 avril 1912, et signés. Le manuscrit est signalé comme provenant de la collection de Guillaume Apollinaire et Pierre Seghers; il contient un envoi à Jacqueline et Alain Trutat. L’éditeur de poésie Pierre Seghers est un proche d’Éluard, qui a peut-être possédé le manuscrit juste avant lui, servant d’intermédiaire: le passage d’Apollinaire à Éluard doit être précisé. Par ailleurs, dans Blaise Cendrars vous parle (Paris, Denoël, 1952), Cendrars indique que l’original est non localisé, que le double a été déposé chez Apollinaire, et qu’il appartiendrait désormais à Éluard. Un manuscrit similaire à celui décrit à la BnF est passé en vente en 2009.
49 Daté de 1933.
50 Voir l’article d’Olivier Belin sur Éluard dans le présent ouvrage.
51 Une centaine d’ouvrages et manuscrits y sont effectivement entrés en 2010, au moment d’une exposition en hommage au don. Quelques-uns sont mis en ligne sur Gallica.
Auteur
Conservation Régionale des Monuments Historiques, Nord-Pas-de-Calais
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