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5. Passions privées et humanisme civil

p. 349-368


Texte intégral

1Une génération après Montaigne, le P. François Loryot, dans ses Secrets moraux concernant les passions du cœur humain (Paris, 1614, donnait la mise en forme définitive de la tradition scolastique, d’origine aristotélicienne et thomiste, dans laquelle s’inscrivait alors le discours philosophique consacré aux passions. Celles-ci, définies en termes d’appétit, étaient réparties en deux séries, les unes ressortissant au concupiscible : l’amour, la haine, le désir, la fuite, la délectation, la tristesse ; les autres à l’irascible : l’espérance, le désespoir, l’audace, la crainte, la colère. Dans cette conception, les passions, des « mouvements de l’âme», n’étaient pas considérées comme mauvaises en elles-mêmes, leur bon ou leur mauvais emploi étant du ressort du libre-arbitre de chaque homme digne de ce nom. La colère peut être juste et pousser à châtier les mauvais, comme elle peut être un aiguillon à la vaillance. Montaigne, formé à la philosophie, connaissait cette typologie. S’il n’emploie pas les termes « irascible» et « concupiscible», il fait une mention ironique des facultés ou « actions» de l’âme, parmi lesquelles « l’appetitive» (II, 12 : 530), et il évoque la « concupiscence feminine» dont la force, « l’appetit», étonne les docteurs (III, 5 : 897). Il connaissait également les différentes conceptions que les penseurs de l’Antiquité avaient formulées au sujet de la passion, en particulier les stoïciens et les épicuriens. Il y fait allusion, à travers certaines formules ou certains exemples, tel celui de Diogène opposant la raison aux « perturbations» (III, 9 : 1036), traduction littérale des « perturbationes animi» de la philosophie antique. Non seulement il ne suit pas ces définitions, mais il en souligne les insuffisances : « Je ne recognois chez Aristote, la plus part de mes mouvemens ordinaires» (III, 5 : 917). Il emploie rarement le terme d’appétit dans le sens de passion : « Le jugement […] laisse mes appetis aller leur train : et la haine et l’amitié» (III, 13 : 1122). Le plus souvent, il lui donne son sens courant de désir physique, et principalement de désir de se nourrir, sans aucune connotation négative de gourmandise. Au contraire, il critique la conception descriptive des passions donnée par la tradition scolastique, au nom d’une exigence morale, fondée sur une définition plus rigoureuse de la vertu, qui s’attache à éclairer les fondements et l’intention de l’action bonne.

2Il serait exagéré de chercher une trace d’hétérodoxie dans le discours que Montaigne tient sur les passions et dans la réponse au problème qu’elles posent. S’il réfute le dualisme opposant l’âme et le corps, il maintient par un subtil distinguo une précise distinction entre les deux plans, qui lui permet d’affirmer la maîtrise qu’il ne cesse d’avoir sur la première alors que le second échappe à sa volonté. Il souligne ainsi l’erreur des médecins, qui attribuent sa mauvaise mine « à quelque passion secrete qui [le] rongeast au-dedans» (III, 13, p. 1147). De la même manière, il met en évidence la vanité des notions antiques, ou plutôt des postures qui les expriment, cette « noble impassibilité Stoïque» (III, 10 : 1066)1 face à la douleur physique. Toutes ces conceptions philosophiques n’avaient pas valeur de dogme, elles pouvaient faire l’objet d’interprétations diverses et d’infléchissements, non seulement dans le vaste espace culturel allant de l’enseignement scolastique au néo-stoïcisme de certains cercles érudits, mais au sein même de ces derniers2. Les contemporains de Montaigne, français et catholiques, tels que Pibrac, Guillaume du Vair ou l’auteur anonyme des Saines affections (1591) en usaient eux-mêmes librement, de façon syncrétique et non pas dogmatique, dans le cadre d’une conversation civile et en relation à des enjeux moraux et politiques3.

3-Montaigne emploie le terme de passion dans trois acceptions complémentaires. En premier lieu, la passion est l’antonyme de l’action. Le terme désigne l’épreuve et la souffrance, physique ou morale. Il évoque ainsi la mort comme « un quart d’heure de passion sans consequence, sans nuisance» (III, 12 : 341). Ailleurs, il paraphrase par ce terme le proverbe « Dieu me donne le froid selon la robe et me donne les passions selon le moyen que j’ay de les soustenir» (III, 6 : 943). Cet emploi toutefois reste rare. La passion ressortit plus généralement au domaine de la psychologie ; elle désigne, classiquement, un mouvement de l’âme, un « mouvement» interne», une émotion d’une certaine durée et d’une certaine ampleur, un affect lié aux circonstances extérieures. Elle correspond le plus souvent à un sentiment : l’amitié, l’affection des pères pour leurs enfants ou des enfants pour leur père, la compassion, l’admiration, qui peut être suscitée par la force de suggestion des lieux4, voire le mouvement même de la pensée. Montaigne met en évidence l’inconstance de ces mouvements, aussi fréquents que superficiels, que le temps parvient généralement à modifier ou à guérir, ainsi la tristesse et l’affliction, selon une évolution qu’il décrit dans le chapitre « De la diversion». Dans le livre III, il n’évoque la mélancolie, confondue avec une forte émotion, que par une seule occurrence5, ainsi que par deux occurrences de l’adjectif « mélancoliques», dont une seule dans le sens de chagrin, que l’amour serait capable de divertir, l’autre correspondant, selon une précise acception médicale, au tempérament révélé par la physionomie6. Montaigne déplore le chagrin qu’apporte la vieillesse et il en donne une précise analyse humorale :

Depuis que j’ay le visage tourné vers le chagrin […], pour sotte cause qui m‘y ayt porté : j’irrite l’humeur de ce costé là : qui se nourrit après, et s’exaspere, de son propre branle, attirant et ammoncellant une matiere sur autre, dequoy se paistre. (III, 9 : 994)

Mais la mélancolie, si elle est nommée, n’est pas encore considérée en tant que telle comme une passion particulière, elle ne bénéficie pas encore à ses yeux, ni plus généralement en France, du statut culturel privilégié qui était le sien en Italie à la même époque et qui sera le sien au début du xviie siècle7.

4C’est à cette conception générale de la passion comme affection que renvoie le discours que Montaigne consacre à l’art de la parole : un art de l’émotion, qu’il s’agisse de l’éloquence ou de la poésie, suivant la définition classique donnée par Cicéron dans le Brutus et que Du Bellay avait reprise dans la Deffence8. D’un côté, l’art oratoire dans ses formes les plus extérieures et superficielles, joue des passions (au sens d’émotions) qu’il suscite et qu’il oriente9. Socrate lui-même, dans le plaidoyer que rapporte Montaigne, connaît la force de l’actio sur les juges, bien qu’il refuse de mettre en œuvre ses effets pour les émouvoir « à commiseration» (III, 1 : 1100). Mais cet art de l’émotion est à double tranchant. L’orateur, que ce soit l’avocat ou le comédien, peut être pris lui-même au piège de « la passion qu’il représente», rappelle Montaigne en une paraphrase de l’Institution oratoire (VI, ii) de Quintilien. D’un autre côté, la poésie est non seulement un art dont l’objet est la représentation des passions et de leurs conséquences néfastes, mais, par sa forme, un art capable de troubler l’âme des lecteurs ou des auditeurs.

5-Montaigne développe un point particulièrement subtil à la fin du chapitre « De la diversion». Il évoque des « passions fantastiques», c’est-à-dire nées de l’imagination et sans objet concret. Ces passions sont porteuses de colère ou de tristesse, elles « altèrent l’âme et le corps» (III, 4 : 884). D’un côté, il souligne une nouvelle fois le lien étroit entre le corps et l’esprit, entre les pathologies de l’un et celles de l’autre, tout en mettant en lumière l’origine purement intellectuelle de ces passions pour en inverser le lien de causalité, contre la leçon même de l’ancienne philosophie rationaliste : ce n’est pas seulement le corps qui pèse sur l’âme par les sens et par les maux qu’il éprouve, au point de la rendre « chagrine», mais l’âme elle-même qui souffre d’un dérèglement propre, capable d’influer sur le corps et de le rendre malade. Pourtant, la conséquence ponctuelle qu’il en tire n’est pas celle d’une déculpabilisation de l’état passionnel, dans la mesure où il est involontaire. En réfutant la prétendue supériorité de l’âme sur le corps, Montaigne met l’accent sur la contradiction entre la présomption de l’homme à vouloir tout savoir, tout comprendre et tout régir, et sa fragilité réelle, âme et corps confondus. Il révèle son inanité qui le conduit à mal agir, en agissant sans prudence ou de façon vicieuse.

6Enfin, la passion correspond, de façon plus systématique, à un affect négatif, à une « affection principalle et immoderée» (III, 10 : 1052), qui conduit à une altération, au sens fort, du jugement et de la raison. La « passionnée amour» (III, 9 : 996) pour la gestion de ses biens que Montaigne reconnaît à son père Pierre Eyquem ressortit en apparence à un engagement positif et vertueux, qui sert à mettre en évidence, par contraste, sa propre incurie. La suite du développement révèle l’aliénation de soi qu’implique une telle passion, liée de surcroît à la vieillesse. Dans le chapitre suivant, « De l’utile et de l’honneste», elle est confirmée par la représentation de Pierre Eyquem affaibli par sa carrière publique. Montaigne considère la passion comme une « maladie de l’âme» (III, 4 : 874), qui est à l’esprit ce que la fièvre est au corps, brève ou durable selon le cas, en forme d’élancement passager ou de mal chronique. Dans certains cas, la passion peut avoir des implications ou des conséquences positives, ainsi l’ambition, vers laquelle il rappelle avoir su détourner un prince avide de vengeance10, ou l’émulation, qui conduit à briller dans la conférence. Mais de façon générale, elle ne conduit pas seulement à mal penser, mais le plus souvent à mal agir, voire à agir selon le mal. De ce point de vue, toutes les passions sont des passions « tristes». Dès le premier chapitre, Montaigne évoque Jaropelc, duc de Russie, qui, après avoir donné libre cours à sa vengeance, revient à lui et recouvre « une vue saine et non plus troublée par sa passion» (III, 1 : 838). Dans le dernier chapitre, Montaigne généralise cette expérience de l’après-passion que tout homme peut éprouver et dont il peut tirer un enseignement :

Qui remet en sa mémoire l’excez de sa cholere passée, et jusques où ceste fièvre l’emporta, voit la laideur de ceste passion mieux que dans Aristote, et en conçoit une haine plus juste. (III, 13 : 1120)

Dans un ajout tardif au premier livre, il donne une liste des passions provoquées par le jeu : colère, dépit, haine, impatience, ambition de vaincre11. Dans le chapitre « De mesnager sa volonté», il avait déjà esquissé cette liste et mis en évidence les effets du jeu, dont il importe de se dépassionner. Ailleurs, à l’occasion d’argumentations diverses, il nomme différentes affections de même nature. L’amour en tant que tel ne peut pas être considéré comme une passion, et moins encore dans la mesure où il se comprend comme la recherche naturelle du plaisir. Mais le désir sexuel est pour sa part une « passion pressante» (III, 5 : 897), que Montaigne dit avoir bien connue, lorsque ce désir s’amplifie en une « affection furieuse et indiscrette» (III, 3 : 866), dont il évoque les « rages». D’autres passions sont évoquées, la colère et la haine, la crainte, la vengeance, « douce passion», l’avarice12, souvent réunies sous la forme de suites topiques, « l’ambition, l’avarice, la cruauté, la vengeance» (III, 12 : 1089). Ces passions ne sont jamais étudiées de façon systématique ni classées selon leur origine et leurs causes. Elles font toutefois l’objet d’une hiérarchie selon leur gravité, que Montaigne modalise d’un point de vue ironique : l’homme, tout matériel qu’il prétend être, juge « l’avarice, guere moins excusable que l’ambition» (III, 9 : 1045). Toutes les passions ressortissent à un même excès, elles sont comme autant de formes d’intempérance, toutes ont des conséquences sociales, dans la mesure où elles suscitent le désordre et la violence.

7-Montaigne situe dans les passions l’origine des vices. Dans le discours qu’il leur consacre, à la différence des catégories psychologiques de la tradition scolastique, les passions et les vices ne se distinguent guère, le vice pouvant être défini comme une passion menée à son terme : ainsi, la vengeance n’est pas seulement désir de se venger, mais la mise en œuvre de la cruauté et de la trahison, que confirme l’exemple de Jaropelc. De ce point de vue, son argumentation met l’accent moins sur les passions que sur les vices, qui en sont les effets.

8Dans une perspective rigoriste, l’analyse de Montaigne va au plus profond de l’être et plus encore des impostures et des comportements mensongers. Dans le premier chapitre du livre III, il rappelle que la compassion elle-même, une passion valorisée en termes religieux, philosophiques et sociaux13, peut porter « je ne sçay quelle aigre-douce poincte de volupté maligne, à voir souffrir autruy» (III, 1 : 830), et qu’elle touche même les enfants. Les comportements les plus dignes dans les affaires publiques sont pour la plupart minés par l’appétit de gloire, qui l’emporte sur l’engagement vertueux et le souci de bien faire, et le refus de la gloire et de la grandeur lui-même, « auquel il peut escheoir plus d’ambition, qu’au desir mesme et jouyssance de la grandeur» (III, 7 : 961), est l’effet d’une passion dissimulée. Dans le chapitre « De la diversion», après la prosopopée du comte de Gramont, Montaigne démythifie le comportement héroïque de celui–ci et le désintéressement prétendu de sa vaillance (« je n’ay icy ni passion ni querelle» III, 4 : 881), en révélant à la fois la passion ou l’état passionnel qui leur servent de soubassement et les formes passionnées qu’ils revêtent dans l’action : colère, rigueur, haine. Les passions se trouvent renforcées par la capacité qu’ont les hommes à les déguiser en vertus :

L’ambition, l’avarice, la cruauté, la vengeance n’ont point assez de propre et naturelle impetuosité : amorçons-les et les attisons, par le glorieux titre de justice et devotion. Il ne se peut imaginer un pire estat des choses, qu’où la meschanceté vient à estre légitime : et prendre, avec le congé du magistrat, le manteau de la vertu. (III, 12 : 1089-1090)

Dans le chapitre « De mesnager sa volonté», répondant aux prétentions de ceux qui « disent avoir raison de leur passion», qui affirment avoir su dominer leur vengeance ou leur colère, et qui cherchent ainsi à revendiquer une forme de vertu, il rappelle le rôle du temps et l’épuisement de la passion qu’il entraîne, en toute indépendance d’un effort personnel issu d’une volonté bonne, qui seul caractérise l’acte vertueux (III, 10 : 1062).

9Pour expliquer la situation politique, Montaigne généralise la notion de passion, conçue comme une affection liée à un intérêt particulier, qui conduit à des choix partisans sous le déguisement du respect de la loi et du devoir de l’engagement au service du prince :

Il ne faut pas appeller devoir, comme nous faisons tous les jours, une aigreur et une intestine aspreté, qui naist de l’interest et passion privée. (III, 1 : 833)

Le zèle cache une « propension vers la malignité et violence» (ibid.). L’argument est repris à propos de « ceux qui allongent leur cholere, et leur haine au-delà des affaires», dans le chapitre « De mesnager sa volonté», où il fait l’objet d’un ajout qui met en lumière l’effet de la « passion particulière» (III, 10 : 1058).

10Plusieurs chapitres évoquent certaines passions, dans le cadre d’une argumentation portant sur un autre objet. Les passions politiques, incompatibles avec le bon gouvernement, font l’objet d’une sévère condamnation dans « De l’utile et de l’honneste». Montaigne évoque ailleurs l’affliction, la vengeance, l’ambition, la passion amoureuse et la jalousie, l’ivresse de la grandeur, les « appétits desordonnez» et parmi eux « ceste cupidité qui nous espoinçonne à l’estude des livres […] : ceste complaisance voluptueuse, qui nous chatouille par l’opinion de science» (III, 12 : 1085), mais aussi, dans le même chapitre, la peur de la mort. Un chapitre entier, ouvert par un titre en forme de précepte, « De mesnager sa volonté», concentre le discours sur les passions, à travers la représentation que Montaigne donne de lui-même en homme prudent, qui se « passionne, par conséquent, de peu de choses» (III, 10 : 1048). Ce chapitre, de nature apologétique, voué à la justification de l’engagement public réticent de l’auteur devenu maire de Bordeaux, constitue à sa manière un discours contre les passions et un art de prudence définissant les conditions de l’action14.

11À la différence des deux premiers livres, aucun titre de chapitre du livre III ne désigne une passion ni n’annonce la « mise à l’essai» de celle-ci à l’instar d’autres chapitres bien connus tels que « De la tristesse»15, « Comme l’âme décharge ses passions sur des objets faux, quand les vrais lui défaillent», « De la punition de la couardise», « De l’affection des pères aux enfants», « De la gloire», « Couardise, mère de cruauté» ou « De la colère»16. Celui du chapitre « De la vanité» ne désigne pas un trait de caractère individuel, caractérisant une personne vaniteuse et satisfaite d’elle-même, qui pourrait être rattaché à une passion, l’amour de soi. Il consiste en un long développement consacré à la fragilité de l’homme, à la vanité de son action, à la vacuité du jeu social. La vanité, prise dans ce sens correspond à un attribut de la condition humaine dans sa réalité existentielle, l’expression de sa misère et de l’ordre du monde. Toutefois Montaigne avait défini cette condition et précisé sa misère dès les premières lignes du chapitre « De l’utile et de l’honneste», en mettant précisément en évidence le rôle des passions qui ne cessent de troubler l’homme :

Nostre estre est simenté de qualitez maladives : l’ambition, la jalousie, l’envie, la vengeance, la superstition, le desespoir logent en nous. (III, 1 : 830)

Cette définition se donne sous la forme d’une allégorie, qui combine deux éléments disparates autour de la métaphore initiale du bâtiment de l’être, fréquente dans les Essais : d’une part la construction de celui-ci, « simenté de qualitez maladives», d’autre part les résidents qui y « logent». Le chapitre « D’un mot de César» s’ouvrait par une définition analogue : la connaissance de soi permet de savoir « aisément combien toute cette nostre contexture est bastie de pieces foibles et defaillantes» (I, 53 : 328). Sur les mêmes termes, la sagesse est représentée au contraire comme « un bastiment solide et entier, dont chaque piece tient son rang et porte sa marque» (III, 13 : 1124). Elle est la perfection de la condition humaine et non pas le contraire de celle-ci, qui résulterait de la mise en œuvre de qualités bonnes remplaçant des qualités maladives, des pièces fortes mises à la place de pièces défaillantes. Sur ces bases, la sagesse consiste à savoir identifier et à mettre en ordre ces mêmes pièces, pour leur faire tenir leur rang, à leur juste place. Parmi ces pièces figurent les passions.

12Le second élément de la métaphore (« loger») n’est pas moins important. Il est d’une certaine manière en contradiction avec le premier : les « qualitez maladives» dont Montaigne donne la liste, ne sont pas véritablement constitutives de l’être ; elles « logent» en lui comme des accidents externes, qu’il reçoit « par composition» (I, 40 : 259) au point de les accepter pour siennes. Il s’agit, si l’on veut filer la métaphore, de locataires, accueillis dans un domicile qui ne leur appartient pas ou qui s’imposent de force, à l’instar du péché « qui est en son haut appareil : qui loge en nous comme en son propre domicile» (III, 2 : 848). Toute l’analyse de « Du repentir» consiste à identifier et à révéler la perversion de la volonté qui consent au péché sous prétexte que celui-ci serait irrépressible, à dénoncer la complaisance coupable qui le permet, l’autorise et l’accueille. À l’inverse, le propriétaire attentif non seulement peut mettre de l’ordre chez lui, mais il doit le faire.

13Le livre III amplifie systématiquement la représentation que Montaigne donne de lui-même en homme de bien, sinon entièrement libéré des passions, du moins qui cherche à s’en libérer. Cette représentation trouve son achèvement dans le chapitre « De mesnager sa volonté», sur le portrait d’apparat en maire de Bordeaux, d’un magistrat aussi efficace et prudent dans la politique municipale que libre par rapport à sa fonction et à lui-même. Cette liberté fonde également la relation politique qu’il entretient avec les Princes et les protagonistes des guerres civiles :

Au demeurant, je ne suis pressé de passion ou hayneuse, ou amoureuse, envers les grands : ny n’ay ma volonté garrotée d’offence, ou obligation particuliere. Je regarde nos Roys d’une affection simplement legitime et civile, ny emeue, ny demeue par interêt privé. (III, 1 : 831)

La compréhension profonde que Montaigne a des guerres civiles vient de ce qu’il examine la situation française et ses acteurs d’un point de vue libéré de toute passion17. Parmi les passions dont il se reconnaît indemne tout au long du livre, l’ambition, la vengeance, l’envie (« ceste passion qu’on peint si forte, n’a de sa grace aucune addresse en moy» III, 5 : 908), et surtout la cruauté, dont l’horreur le « rejecte plus avant en la clemence» (III, 8 : 966), mais dont les innombrables évocations dans les Essais ne cessent de rappeler la fascination qu’elle exerce sur lui18. Il s’agit de passions sociales, qui sont à l’origine de comportements violents.

14Pourtant, en tant qu’homme, il reste soumis à la condition passionnelle qui définit l’humaine condition. Sans contradiction, il ne cesse de se représenter à la fois indemne ou libéré de certaines passions, par éducation et par tempérament « armé d’insensibilité, et d’une apprehension reiglée, ou mousse» (III, 6 : 942)19, et en même temps, comme un être de désirs, poussé, en société, à sortir de lui-même par « la jalousie, la gloire, la contention» (III, 8 : 967). La contradiction se résout également en termes moraux et sociaux : Montaigne opère une distinction radicale entre la passion qu’il reconnaît pouvoir éprouver intérieurement, comme tout homme même si c’est moins que les autres, et son comportement public, soumis à la loi, aux convenances sociales, à la raison :

Si n’est-ce pas à dire, quand mon affection me porteroit autrement, qu’incontinent j’y portasse la main : la volonté et les desirs se font loy eux mesmes, les actions ont à la recevoir de l’ordonnance publique. (III, 1 : 834)

Il maintient une distance entre l’« affection» et la réalisation de celle-ci, entre les « désirs» et les « actions». Ce choix est à la fois imposé par l’ordre social et permis par lui. Il est conforme à la conscience qu’a Montaigne de sa condition d’homme libre et des devoirs que celle-ci impose. Comme tel, il ressortit au libre-arbitre en même temps qu’à la prudence. Montaigne connaît la menace toujours possible de la passion résiduelle, celle des affects excessifs, de la colère, liée à l’impétuosité de son caractère et aux usages brutaux de la noblesse française. Dans le Journal du voyage, il relate comment il était conduit à maltraiter les gens à son service, « j’avoi donné un soufflet à notre vetturin, qui est un grand excès selon l’usage du païs»20. À l’inverse, s’il connaît la force du désir, il fait un double effort pour limiter son effet : d’une part, l’évitement et le retrait, d’autre part la modération. Ce n’est pas un hasard si Montaigne évoque Socrate fuyant les attraits de la beauté et, en catholique, il cite la prière du Pater, « ne nos inducas in tentationem» (III, 10 : 1062).

15-Montaigne avait déjà consacré un chapitre anecdotique à la notion de modération. Celle-ci, d’origine aristotélicienne et médicale, correspond aussi à une des quatre vertus cardinales. En même temps qu’il rappelle cette origine dans un ajout tardif : « le sage Peripateticien ne s’exempte pas des perturbations, mais il les modère» (I, 13 : 69), il situe clairement cet effort de maîtrise dans une perspective religieuse : « On doibt aymer la tempérance par elle-mesme, et pour le respect de Dieu qui nous l’a ordonnée» (III, 2 : 858). Cette précision rappelle et confirme le soubassement chrétien de la morale laïque qu’il propose dans les Essais. Elle est d’autant plus importante qu’elle en constitue un des seuls indices dans le livre III, avec l’action de grâces qui couronne le chapitre final. La modération constitue le cœur de son discours moral, où elle prend souvent la forme d’une métaphore équestre, celle du parfait cavalier, évoqué dans un ajout qui conclut le chapitre « Des destries»21. Le début du chapitre « De mesnager sa volonté» décrit cet effort pour « augmenter par estude, et par discours, ce privilege d’insensibilité, qui est naturellement bien avancé» (III, 10 : 1048). La suite révèle la difficulté qu’il y a à « gourmer et brider» ses passions (ivi : 1064), en raison de la vivacité de son tempérament. Cet aveu de sa fragilité et de l’effort constant qui dirige son action contribue à l’éthos de son discours, auquel il donne une tonalité héroïque. Il conduit à nuancer la définition que l’on a souvent proposée de la modération des passions telle que la décrit Montaigne : elle ne se confond pas avec une eupathie d’origine plutarquienne, avec un bon usage des passions, complaisant à celles-ci, et encore moins avec l’apathie ou impassibilitas stoïcienne22. Il s’agit en fait d’une patiente conquête de l’euthymia, c’est-à-dire du courage qui permet la maîtrise de soi et de l’ensemble des passions23.

16L’effort permanent de modération des passions est ainsi ordonné en un véritable exercice, méthodiquement mis en œuvre : « J’esguise mon courage vers la patience, je l’affoiblis vers le desir» (III, 7 : 961). Sa réussite repose sur la confrontation permanente à un « patron intérieur» (III, 2 : 848), à la fois idéal humain et juridiction (le for intérieur), sous l’autorité duquel Montaigne, et à son exemple tout homme, peut estimer la valeur de ses actes en fonction de leurs secrètes motivations et ordonner ses comportements. Montaigne le présente sur le mode de l’obligation, dans une formulation complexe qui élargit le discours personnel et implique le lecteur. Cette construction, conçue comme une véritable consolidation de soi, prend un sens tout particulier en relation à l’engagement politique et à la vieillesse. L’engagement politique auquel le gentilhomme est contraint par un nouveau devoir d’obéissance qui s’impose à toute la noblesse avec une rigueur accrue au cours des guerres civiles, a pour conséquence inévitable une aliénation de la personnalité et de la liberté individuelle, que Montaigne analyse en détail dans les deux chapitres « De l’utile et de l’honneste» et « De mesnager sa volonté» mais aussi dans « De la vanité». Dès les premières lignes du chapitre consacré à justifier son action à Bordeaux, il utilise le verbe « se passionner» au sens de prendre un intérêt trop fort au point d’en souffrir. Il donne en exemple un gentilhomme, malade sous l’effet d’une « trop passionnée affection aux affaires d’un Prince, son maistre» (III, 10 : 1053). L’exemple est d’autant plus fort, qu’il met en évidence non pas l’implication vicieuse de la passion, haine ou vengeance, développée dans les autres chapitres, mais les conséquences néfastes d’une passion positive en apparence, le dévouement au service du prince, chez un homme de bien, un ami de Montaigne, probablement François de Ségur Pardaillan, gentilhomme de la chambre du roi de Navarre et son agent auprès des princes protestants24.

17L’autre contexte passionnel amplement décrit dans le livre III est celui de la maladie et la vieillesse. À la jeunesse, caractérisée comme l’âge des « appétits» vigoureux, qu’il est noble et gratifiant de savoir maîtriser, s’oppose la vieillesse, âge des passions tristes, mesquines, dérisoires, dont Montaigne trace à plusieurs reprises le catalogue sur un mode satirique : « une sotte et caduque fierté […], la superstition, et un soin ridicule des richesses […], plus d’envie, d’injustice et de malignité» (III, 2 : 858). Pour décrire ces passions séniles, il ne reprend pas l’opposition canonique entre appétits concupiscibles et appétits irascibles, il leur dénie la qualité même d’appétits. Non seulement la libération par affaiblissement de ceux-ci sous l’effet de l’âge n’a rien de vertueux, mais la vieillesse, qui s’exerce dans un ordre privé, est elle-même menacée par ses passions propres :

Il y faut grande provision d’estude, et grande precaution pour eviter les imperfections qu’elle nous charge : ou au moins affoiblir leur progrez. (III, 2 : 859)

La vieillesse, loin d’être le temps de la sérénité célébré dans le De senectute, demande à celui qui la vit une conscience de soi et un effort éthique redoublés25.

18La peinture de soi, qui se prolonge en connaissance de soi, conduit à la fois à une représentation de l’homme misérable par sa condition, mais aussi de l’homme vertueux, entièrement concentré en un effort héroïque de maîtrise de soi et de tempérance. S’il n’est pas libéré des passions et en particulier de celles qu’apportent l’âge et la maladie, en tout cas, il se reconnaît indemne des vices et de la culpabilité que les plus extrêmes d’entre elles auraient pu susciter. Le discours personnel révèle ainsi sa portée conative, voire curative, et non pas seulement descriptive ou analytique, il vise à la représentation, à la formation et à la justification de soi ; il garantit et autorise le discours public des Essais, par l’éthos qu’il définit, celui d’un gentilhomme prudent, et les « tesmoignages de conscience» qu’il donne. Ce discours répond à des enjeux politiques et civils. L’homme qui fait l’effort de modérer ses passions est un bon citoyen comme il est capable d’une conversation civile.

19-Montaigne passe pour avoir refusé l’assimilation classique entre l’âme et l’État, qui organisait la psychologie aristotélicienne telle qu’elle avait été réinterprétée au Moyen âge. Il aurait abandonné les principes traditionnels d’ordre et de hiérarchisation de la psychologie, considérés par lui comme des obstacles à sa connaissance de l’homme, celle-ci s’appuyant désormais sur la seule introspection26. Cette perspective doit être inversée et ses conclusions nuancées, dans la mesure où la connaissance de l’homme dans les Essais repose sur une connaissance complète de soi, personnelle et sociale, plus large que la seule vie psychique. En reconnaissant ou en refusant la similitude entre l’État et l’âme, Montaigne ne cherchait pas à appliquer un paradigme politique étranger et peu pertinent à une psychologie qui aurait été l’objet ultime de son discours. Son propos en fait est d’ordre politique, et à cet égard, le livre III amplifie cette orientation dans tous les chapitres. Montaigne met bien en œuvre une conception organiciste de la société, dans ses différentes formes, qui ne se réduisent pas à l’État. Celle-ci repose sur une identité de structure entre la société et l’homme, plusieurs fois rappelée, et non pas seulement sur une analogie : « Nostre bastiment et public et privé, est plein d’imperfection» (III, 1 : 830). Aux imperfections et aux maladies du corps humain correspondent celles du corps social. Celles-ci font l’objet d’une approche médicale, qu’éclaire un ancien paradigme, mais toujours précisé par une exigence morale. Montaigne décrit les maladies de la France des guerres civiles en comparaison ou plus exactement en sympathie avec sa propre maladie. Il en rappelle les remèdes traditionnels, qu’il soumet à sa propre expérience et à sa critique, ainsi, la diversion, à la fois remède politique pernicieux et en même temps « la plus ordinaire recepte aux maladies de l’ame» (III, 4 : 874). À aucun moment il ne récuse la primauté de l’âme, ou plus précisément du principe supérieur de celle-ci, la raison, et l’obligation de son exercice par le jugement.

20Du point de vue politique, la critique de Montaigne porte sur le despotisme des mauvais princes, des princes passionnés et parfois vicieux, qui non seulement sont incapables de guérir les « maladies intestines» de l’État, mais encore les aggravent. Inversement, pour se dire lui-même, pour souligner l’ordre intérieur qu’il sait conserver, résultat d’un art de prudence appliqué à la maîtrise de lui-même par l’exercice d’un jugement entièrement responsable de ses choix, il développe une même image de l’État pacifié et bien conduit27. Il évoque les passions et les vices dans les termes mêmes de division et de sédition qui servent ailleurs dans les Essais à préciser les origines et les formes des guerres civiles. Par cette analogie, il peut faire le lien entre l’homme dépassionné qu’il prétend être et le citoyen, ou plus exactement le sujet vertueux, qui respecte la loi, la justice distributive, l’ordre politique, la « police», la paix, toutes les règles qui régissent les relations entre les hommes d’une même nation.

et quoy que la licence du temps permist et apprinst à chacun, si n’ay-je mis la main ès biens, ny en la bourse d’homme François, et n’ay vescu que sur la mienne, non plus en guerre qu’en paix : ny ne me suis servy du travail de personne, sans loyer. (III, 2 : 847)

C’est dans cette perspective civile, et non pas dans une modeste perspective d’analyse psychologique, que s’éclaire et que prend sens le discours que Montaigne consacre aux passions en général et aux passions privées en particulier, qui peuvent troubler l’ordre public comme elles troublent l’ordre intérieur.

21-Montaigne, en gentilhomme expert en matière d’honneur, consacre ainsi un long développement aux conséquences de la colère et à la question du « démenti» ou démentir, tout autre qu’extravagant dans le chapitre « De mesnager sa volonté». La colère conduit aux injures, aux offenses et à l’injure suprême qui consiste à accuser son adversaire de ne pas dire la vérité. Cet affront suscite une querelle, qui demande à être réglée soit par le duel, soit par une rétractation destinée à « sauver les apparences» (III, 10 : 1065) ; celle-ci se fait généralement au prix d’un démenti que l’offenseur se donne à lui-même, personne n’étant dupe des justifications alléguées. La colère entraîne ainsi la vengeance ou la lâcheté. Dans l’ordre des passions, le code nobiliaire impose une hiérarchie, que Montaigne exprime avec rigueur :

Je ne trouve aucun dire si vicieux à un gentilhomme, comme le dedire me semble luy estre honteux […]. D’autant que l’opiniastreté, luy est plus excusable, que la pusillanimité. (III, 10 : 1066)

Dans le livre II, il avait récusé, non sans quelques accommodements, la violence du duel ; il récuse ici la lâcheté des conciliations fondées sur une forme de faux repentir. La contradiction entre opiniâtrété et pusillanimité ne peut être résolue que par la prudence : il faut éviter les passions, pour n’avoir pas à subir leurs conséquences toujours néfastes en société.

22C’est dans une même perspective sociale, que Montaigne traite de la jalousie dans le chapitre « Sur des vers de Virgile», entièrement consacré à la passion amoureuse et au désir physique. La jalousie est décrite comme « la plus vaine et tempestueuse maladie qui afflige les ames humaines» (III, 5 : 906), comme la passion par excellence dans ses effets, traditionnellement rapprochée de l’envie. Cette passion dérive de l’inexacte appréciation de la nature du désir, qui conduit à une « exaspération immodérée et illegitime» contre celui-ci tel qu’il se manifeste chez autrui. Montaigne la décrit dans les mêmes termes que la guerre civile :

Pareillement les symptomes ordinaires de cette autre maladie amoureuse, ce sont haines intestines, monopoles, conjurations. (III, 5 : 908)

Le discours de Montaigne combine narrations et exemples pris de sources variées, tant des réactions violentes suscitées par la jalousie que des sages précautions opposées à la menace de celle-ci. La complexité ludique et parfois contradictoire de ce discours met en exergue quelques formules assertives, révélant à la fois l’universalité d’une passion et de ses causes, et la nécessité d’un accommodement intérieur fondé sur une maîtrise des représentations (« serions-nous pas moins coqus, si nous craignions moins de l’estre ?» (ivi : 914). Dans le contexte des mœurs antiques, marquées par la domination absolue d’une autorité masculine, libre d’exercer sa violence, la philosophie classique n’avait guère eu à traiter de cette passion privée et de ses conséquences dans la cité ou pour l’État. À Rome, si l’adultère ressortissait au droit, la jalousie était un thème satirique, auquel Montaigne fait allusion par une citation de Juvénal28. Au xvie siècle, la jalousie, en tant que passion mettant en cause le lien social par ses conséquences sur la réputation et les formes de vengeance qu’elle suscite, s’inscrit à la fois dans une tradition littéraire moderne, vivifiée par les conteurs, de Boccace à Marguerite de Navarre, et dans la théorisation des relations civiles. Stefano Guazzo la traite dans le long développement qu’il consacre aux relations strictement hiérarchisées entre époux, en la corrigeant en zèle à se faire aimer29. Montaigne pour sa part en éclaire les soubassements sexuels et s’en sert comme d’un repoussoir pour définir une éthique des relations entre hommes et femmes, fondée sur une galanterie adaptée à la société mondaine française.

23On ne trouvera ainsi dans les Essais aucune valorisation des passions en tant que forme de sensibilité, fût-elle porteuse d’une dynamique créatrice, et encore moins de valorisation égotiste d’une passion singulière qui aurait caractérisé la personnalité de son auteur, une « passion de soi». Toutes les occurrences du verbe « se passionner», concentrées dans « De mesnager sa volonté», sont péjoratives. Montaigne s’en justifie très précisément au début du chapitre « De l’expérience» (III, 13 : 1116). Il rattache toujours la passion à l’imprudence dans l’action, au vice, à la misère de l’homme. Comme telle, elle doit faire l’objet d’un effort de maîtrise et de modération et mieux encore d’évitement. Dans les Essais, et en particulier dans le livre III, Montaigne ne se borne pas à décrire les passions, ni même à formuler une conception morale abstraite célébrant un idéal d’harmonie. Il les évoque dans le cadre d’un discours personnel, dans lequel il se représente à la fois en homme de passion, voué à un effort constant de maîtrise par la modération de ces mêmes passions. La forme de ce discours, un essai fragmenté et sans cesse repris et corrigé, rend compte des difficultés rencontrées, des échecs et des recommencements, mais aussi des résultats. En même temps, ce discours offre une leçon au lecteur, et en particulier, de façon spécifique, à la lectrice de son époque, à qui sont adressés les chapitres « De trois commerces et « Sur des vers de Virgile». Il s’agit d’une leçon d’humanité et de respect, qui prend tout son sens au moment des guerres civiles, que Montaigne dénonce comme une époque de barbarie, marquée par le déchaînement des passions publiques et privées, la perversion des valeurs nobiliaires d’honneur et de vaillance. Ni docte ni pédante, entièrement libérée de tout jargon et de tout mode d’exposition scolaire, cette leçon n’est pas celle d’un fruste philosophe antique vivant hors de la bonne société, et encore moins celle d’un prédicateur zèlé, qu’il soit catholique ou protestant, appelant à la mortification des passions en même temps qu’il excite l’esprit de parti. Il s’agit d’une leçon paradoxale à bien des égards, qui se donne à travers un exemple vraisemblable, celui d’un gentilhomme de distinction et un homme d’honneur dont les Essais offrent le portrait contrasté, et non pas l’exemple d’un héros à l’antique. Cette leçon est articulée sur le discours personnel dont elle constitue le condensé. Elle est formulée en un art raffiné de la maxime et du précepte, dont le livre III expérimente la nouveauté. Son efficacité provient de l’agrément de ce discours et de sa séduction, fondés sur son énergie, sa variété stylistique et la mise en œuvre des ressources de l’esprit. Elle provient plus subtilement encore de l’empathie que suscitent le discours personnel et son éthos : une mise en œuvre littéraire des passions, à une fin morale et civile.

Notes de bas de page

1 Montaigne évoque par deux fois la notion d’ataraxie, qu’il attribue à l’école sceptique, Les Essais, II, 12, p. 530 (dans le sens de « condition de vie paisible»), et ivi, p. 613 (dans le sens d’« immobilité du jugement»).

2 Voir sur ce point L. Pétris, Trois magistrats écrivains face au stoïcisme à la Renaissance : L’Hospital, Pibrac, Montaigne, in Stoïcisme et christianisme à la Renaissance, « Cahiers V.-L. Saulnier», 23, Paris, Presses de l’ENS, 2006, pp.  71-91.

3 Sur ce point, voir J. Balsamo, Des saines affections (1591) et le syncrétisme philosophique dans la culture de cour sous Henri III et Henri IV, “Journal de la Renaissance”, VI, 2008, pp.  23-36.

4 Les Essais, III, 9, p. 1043.

5 Ivi, III, 4, p. 880.

6 Ivi, III, 5, p. 937, et III, 12, p. 1106.

7 Voir M. Screech, Montaigne and Melancholy. The Wisdom of the Essays, London, Duckworth, 1983.

8 Cicéron, Brutus, L, 188 ; Du Bellay, La Deffence et illustration de la langue françoise, II, 11.

9 Les Essais, III, 4, p. 878.

10 Ivi, III, 4, p. 876.

11 Ivi, I, 50, p. 323.

12 Voir Ph. Desan, L’avarice chez Montaigne, “Seizième siècle”, 4, 2008, pp.  113-125.

13 Les Essais, III, 13, p. 1149.

14 Voir F. Goyet, Les Audaces de la prudence, op. cit., pp.  77-85.

15 Voir Fr. Charpentier, « La passion de la tristesse», “Montaigne Studies”, IX, 1997, pp.  35-50.

16 Voir J. Balsamo, La philosophie à la cour : Montaigne et l’Académie du Palais. Quelques remarques à propos de ‘De la colère’ (II, 31), in N. Panichi et al. (éd.), Montaigne contemporaneo, Pisa, Edizioni della Normale, 2011, pp.  71-88.

17 Les Essais, I, 20, p. 109.

18 Voir F. Garavini, Monstres et chimères cit., pp.  125-139.

19 Voir également Les Essais, III, 10, p. 1048.

20 Journal du voyage en Italie, éd. cit., p. 595.

21 Les Essais, I, 48, p. 326.

22 Voir H. Friedrich, Montaigne cit., pp.  183-185.

23 Voir M. Fumaroli, ‘Nous serons guéris, si nous le voulons’. Classicisme français et maladie de l’âme, “Le Débat”, 29, 1984, pp.  92-114.

24 Les Essais, p, 1806, note.

25 Voir C. Skenazi, Aging Gracefully in the Renaissance. Stories of Later Life from Petrarch to Montaigne, Leyden Boston, Brill, 2013.

26 Voir Ferrari, Une Anthropologie des passions, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 306.

27 Les Essais, III, 2, p. 853.

28 Les Essais, III, 5, p. 912 ; Juvénal, Satyræ, VI, 347-348.

29 S. Guazzo, La civil conversazione, éd. cit., t. I, p. 193.

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