2. Des Essais pour comprendre les guerres civiles
p. 285-304
Texte intégral
1En arrière-plan du portrait qu’il traçait de lui-même, Montaigne représentait des scènes violentes, à la manière d’Antoine Caron. Il révélait sa position au cœur des guerres de son temps. Son château se trouvait « assis dans le moiau de tout le trouble des guerres civiles de France» (II, 6 : 391). Lui-même, gentilhomme catholique, appartenant à la clientèle de la maison de Foix, jouait un rôle d’intermédiaire entre le maréchal de Matignon, lieutenant du roi en Guyenne, et le roi de Navarre. Et au sein même de son propre parti catholique et royal, il était pris entre des clans et des factions qui se combattaient. Le troisième livre des Essais, l’« allongeail», rédigé entre 1585 et 1588, fut pour lui l’occasion de revenir sur certains épisodes de sa carrière, afin de justifier son expérience « des maniements publiques…» (III, 9 : 1037), celle de négociateur et de maire de Bordeaux. Il déplorait la difficulté de maintenir un engagement raisonnable et mesuré, attentif à respecter la loi et le droit, et partant, toujours menacé du soupçon de tiédeur voire de lâcheté, dans de complexes jeux d’influences et de compromissions. Une formule résume son déchirement et les soupçons dont il faisait l’objet : « au Gibelin j’estois Guelphe, au Guelphe Gibelin : Quelqu’un de mes Poetes dict bien cela, mais je ne sçay où c’est» (III, 12 : 1090). Pour exprimer cette question, dont sa vie dépendait, il employait sous forme de métaphore des notions qui n’appartenaient pas au champ politique français, mais qui, transmises par un poète non nommé et remontant peut-être à sa propre expérience transalpine, provenaient du Moyen âge, même si dans le journal de son voyage en Italie, il ne mentionne pas les Guelfes et les Gibelins, au contraire de Nicolas Audebert qui rappelle que Charles Quint, avec l’accord du pape, avait accordé le droit d’asile à des familles de Bologne, « ne voulant plus favoriser Gibellins, encores qu’ils suivent son party, que les Guelphes qui luy sont contraires»1. Sous ces termes, on désignait les partisans de l’Empereur et ceux du pape, dont le conflit avait déchiré les villes italiennes du Trecento pour susciter des antagonismes et des haines qui se prolongeaient encore de son temps2. En 1569, dans un poème accompagnant un pamphlet catholique, Claude de Pontoux, qui lui-même avait longtemps séjourné en Italie, fut le premier à faire de ces termes la matière d’une comparaison permettant de décrire la situation française née des antagonismes religieux :
Ainsi par toute Itale esmeurent controverses
Des Guelfes et Gibelins les sectes tant adverses3.
Les « troubles» que les Français affrontaient étaient inédits pour eux, ils ne pouvaient être compris que par analogie, selon des références nécessairement approximatives.
2L’engagement politique de Montaigne ne se résume pas à quelques formules bien connues des chapitres « De l’utile et de l’honneste» et « De mesnager sa volonté», mais il se déploie dans l’ensemble des Essais, bien avant les chapitres d’argument politique du troisième livre. L’interprétation déterministe qui inscrit cette action dans le sens de l’histoire et présente Montaigne comme un « politique», partisan inconditionnel du futur Henri IV, roi consensuel, demande à être nuancée sinon corrigée par le discours que celui-ci porte dans les Essais sur cet engagement : un discours de justification personnelle, l’apologie d’une action publique et non pas une argumentation théorique sur le bien et le mal en politique. C’est de ce point de vue que peuvent s’expliquer les prétendus « silences» de Montaigne à propos de la Saint-Barthélemy4, et que peut se lire la longue condamnation de la trahison qui fait la matière du chapitre « De l’utile et de l’honneste» : une justification de la ferme réponse qu’il avait donnée aux conseillers du roi de Navarre, à Duplessis-Mornay et à Du Ferrier, qui lui reprochaient de ne pas s’engager assez en faveur de ce prince et lui demandaient de gauchir la parole qui le liait à ses véritables patrons. Cette expérience politique est elle-même mise en forme en un genre littéraire capable de l’exprimer, en particulier la mise en maximes ou en préceptes, propres à l’écriture historiographique de son temps.
3Les guerres de religion et les guerres civiles ne constituent pas une matière parmi d’autres des Essais ni leur cadre anecdotique. Le livre est né de l’expérience, inouïe pour un Français, de divisions religieuses qui se sont transformées en guerres civiles et ont conduit le royaume aux limites de sa destruction. Cette situation, inconcevable selon les catégories politiques françaises de l’époque, ne pouvait être formulée qu’en termes partisans, dans un discours de propagande. Le projet personnel de Montaigne, la peinture qu’il traçait de lui-même, sert à comprendre cette situation de façon objective ; son livre mettait à l’épreuve la réponse qu’il pouvait donner, en tant qu’individu à la menace que ces guerres faisaient peser directement sur lui. Ce qu’il écrit à ce sujet n’est pas présenté sous une forme dogmatique, selon un mode théorique, mais dans la variété et la diversité de l’essai, dans l’éclatement d’une réflexion toujours reprise, comme une mise à l’épreuve des événements dans leur succession, des acteurs et de leurs positions toujours changeantes, au gré des engagements et des revirements. Les remarques de Montaigne au sujet des troubles de son temps dans lesquels il est impliqué ne font pas l’objet de développemente systématiques et suivis. Elles sont au contraire disséminées à travers les Essais. Il ne s’agit pas toutefois d’une dispersion sans ordre ni sens. Ces remarques sont liées à l’histoire d’un texte, elles suivent une progression, des étapes, celle des Essais dans leur ensemble et dans leur évolution, dans la suite des livres et des chapitres, comme dans la suite des éditions publiées entre 1580 et 1595, et la somme de ces rédactions successives, dans l’édition posthume qui peut être lue comme une réflexion d’ensemble sur l’heureuse issue d’une catastrophe, dont Montaigne avait été tout à la fois un acteur, un témoin, un juge.
4Rédigés à partir de 1572, plus de dix ans après le début des troubles, publiés en 1580 dans une intention privée, les Essais n’apparaissaient pas en phase avec l’actualité immédiate. Le premier livre est encore marqué par la référence aux guerres d’Italie, tirée de la « mémoire des pères» et de la lecture de Martin du Bellay et de Guichardin. Ce n’est qu’à l’occasion de quelques chapitres qu’est évoquée brièvement la réalité d’une crise religieuse et politique. Montaigne désigne ces événements comme une « présente querelle» (I, 22 : 526), les « premiers troubles» (I, 23 : 128). Il mentionne aussi quelques faits plus précis, ainsi l’Édit de janvier et un mémoire « fameux par nos guerres civiles» (I, 27 : 190), rédigé à ce sujet par La Boétie. D’autres événements particuliers n’ont qu’une simple valeur de repère chronologique, ainsi le siège de Mussidan, première mention d’un épisode de ces guerres5. Parfois, ils s’intègrent à une réflexion générale, actualisée par un exemple contemporain : le siège de Rouen, en 1562, cadre du chapitre « Divers evenemens de mesme Conseil», et la bataille de Dreux, la même année, matière d’un chapitre particulier. Il s’agit de deux épisodes centrés autour du duc de Guise, grand chef de guerre à l’antique, dont Montaigne célèbre la magnanimité, la clémence et l’intelligence stratégique. Dans le chapitre « Qu’il faut sobrement se mesler de juger des ordonance divines», dont le titre est un précepte politique, les batailles de La Rochelabeille et de Moncontour, la première remportée par les protestants, la seconde par le duc d’Anjou, servent d’exemples pour rappeler qu’il est illégitime et absurde de chercher dans une victoire le signe de la faveur divine.
5Ces références sont plus systématiques dans le deuxième livre, dont la première version a été rédigée entre 1576 et 1580. Mais là encore, les mentions aux guerres, aux « desbauches de nostre pauvre estat» (II, 1 : 353) et aux « guerres civiles» (II, 5 : 384) ont d’abord une fonction chronologique, qui permet de dater par approximation une situation personnelle, porteuse d’exemplarité, ainsi la célèbre description des états de conscience qui ont suivi l’accident de cheval, que Montaigne situe « pendant nos troisiesmes troubles, ou deuxiesmes (il ne me souvient pas bien de cela)» (II, 6 : 391). Dans ce même livre, un chapitre entier est consacré à la question de la division religieuse et son rapport au politique. Il s’agit d’un commentaire historique, ordonné autour de la figure de l’empereur Julien, que Montaigne avait rédigé à l’occasion des édits de Beaulieu-lés-Loches (1576) instituant la liberté de conscience, utilitate publica, conséquence de la paix dite de Monsieur, qui mettait fin à la cinquième guerre de religion. Par sa place centrale dans le livre, ce chapitre a pu être considéré comme le pendant du chapitre qui devait contenir le Discours de la servitude volontaire de La Boétie. C’est un des chapitres les moins retouchés des Essais. Il offre de façon définitive la position publique de son auteur. Montaigne est loin de se faire l’apologiste de la liberté de conscience, qu’il définit au contraire dans un sens restrictif. Il dénonce la faiblesse du pouvoir royal, réduit à octroyer aux protestants une faveur provisoire qu’il cherche à présenter comme une mesure accordée par juste politique6.
6L’actualité immédiate apparaît de façon plus pressante dans l’édition de 1588, dont « l’allongeail» amplifie la réflexion politique des premiers livres en la rattachant à l’expérience personnelle de Montaigne. Cette publication prenait sens dans un nouveau contexte, au moment où Henri de Navarre, jusqu’alors chef rebelle, en lutte contre le roi, était devenu le prétendant légitime au trône de France. Montaigne marque nettement l’évolution de la situation et le passage des guerres de religion aux guerres de la Ligue, marquées par l’apparition d’un autre « de noz partis fiebvreux» (III, 10 : 1059). Il décrit et déplore la transformation d’une guerre jusqu’alors réglée en une situation d’anarchie généralisée, faite de pillages et de menaces pesant sur les simples particuliers.
7Cette situation connut une aggravation après 1588. Dans un ajout au chapitre « De l’utile et de l’honneste», Montaigne fait une claire allusion à l’assassinat du duc et du cardinal de Guise, au nom de la raison d’État7. Ces années, qui virent les guerres pour la succession au trône, lui offraient le « notable spectacle de nostre mort publique» (III, 12 : 1092). Par de nombreux ajouts et des corrections portant sur l’ensemble des chapitres, l’édition posthume rend compte de cette situation et de son évolution. Ainsi le chapitre « Que nostre desir s’accroist par la malaisance» n’offrait-il dans sa première rédaction qu’une brève réflexion morale, de nature sceptique, sur les contradictions du désir. Toutefois, une remarque, simple incise en apparence dans une suite d’exemples, évoquait déjà les guerres pour un motif de religion. Suivant la tradition humaniste de l’éloge paradoxal, Montaigne justifiait ces guerres, en mettant en lumière une conséquence positive, le processus de réforme catholique qu’elles auraient permis :
C’est un effect de la providence divine, de permettre sa saincte Eglise estre agitée, comme nous la voyons, de tant de troubles et d’orages, pour esveiller par ce contraste les ames pies, et les r’avoir de l’oisiveté et du sommeil, où les avoit plongées une si longue tranquillité. […] je ne sçay si l’utilité ne surmonte point le dommage. (II, 15, 653)
Dans l’édition posthume ce chapitre était complété par un long développement qui en modifiait le sens : Montaigne, en s’inscrivant dans une durée qui était exactement celle des guerres civiles, célèbre le choix à la fois architectural et symbolique, qui lui avait permis de préserver son château en même temps que sa conscience et son indépendance de jugement : « J’essaye de soustraire ce coing, à la tempeste publique, comme je fay un autre coing en mon ame» (II, 15 : 655).
8Or c’est bien le texte définitif des Essais, celui de l’édition posthume, que les lecteurs ont eu sous les yeux depuis la fin du xvie siècle, et seul celui-ci offre la leçon complète concernant les guerres civiles, telle que Montaigne voulait la transmettre à ses contemporains comme aux générations suivantes, dans une continuité qui ne distingue plus ni périodes ni épisodes particuliers. L’expérience des « troubles» formait désormais un ensemble, qui englobait à la fois la révolte protestante sous Charles IX, la prise d’arme nobiliaire des Malcontents, les menées de Henri de Navarre en Guyenne, les troubles de la Ligue et la guerre de succession au trône, même si ces épisodes et ces événement avaient été vécus par l’auteur de façon distincte. Publiée en 1595, en même temps que les rééditions de l’Amnestie ou oubliance des maux et que l’Homonoée ou de l’accord des subjets du Roy d’Antoine Loisel, l’édition posthume s’inscrivait aussi dans un dessein civil auquel contribuait le libraire parisien L’Angelier. Par sa présentation des faits, l’édition des Essais recomposait l’expérience que Montaigne avait faite des guerres religieuses et civiles pour l’offrir à l’usage des contemporains de Henri IV, à une France qui aspirait à la paix, au moment où ces guerres s’achevaient. Elle proposait une conception civile sinon sereine, du moins éloignée des réalités ponctuelles qui l’avaient suscitée et dont le détail était devenu en partie indéchiffrable, sinon pour quelques initiés, qui étaient encore à même de comprendre les allusions et les sous-entendus de Montaigne.
9De la première version jusqu’aux derniers développements, vingt ans plus tard, les Essais expriment la réalité de leur temps, en mettant en œuvre un lexique réduit mais cohérent, au service d’une réflexion qui connut une double évolution, chronologique et conceptuelle, correspondant à une explication qui ne se révèle que progressivement. Le fait de poser la question de la guerre civile a conduit Montaigne à employer des notions qui ont été considérées comme des a priori de sa pensée, ou du moins comme des notions abstraites, interprétées en termes philosophiques, détachées du contexte politique et religieux qui leur donnait sens, ainsi la notion de « diversité». Or elles apparaissent en premier lieu, à leur place, comme des notions politiques, liées à une réalité vécue, que les Essais cherchent à comprendre, pour prendre ensuite seulement un sens métaphorique et permettre une réponse plus générale donnée au problème politique initial.
10Pour exprimer la situation française, Montaigne fait usage de trois termes principaux, complémentaires : division, troubles ou désordres, guerres. La situation qu’il cherche à comprendre (les troubles) a une cause (la division) et une conséquence (la guerre). Synonymes du premier, les termes de sédition ou de dissension civile, plus précis, sont rares sous sa plume : deux occurrences sur les cinq du livre apparaissent dans le seul chapitre « De la liberté de conscience». La troisième notion, la guerre, est décisive. Elle résume l’essentiel de l’expérience de Montaigne rapportée dans son livre, elle correspond à sa qualité et à son éthos de gentilhomme. Il évoque la guerre : « les guerres qui pressent à cette heure nostre estat» (II, 12 : 463), la « miserable guerre», la « monstrueuse guerre». Il qualifie cette guerre de « civile» ou d’« intestine», pour la distinguer des guerres « estrangères». Ces dernières représentent, selon lui, un moindre mal. La guerre, dans sa conception classique est réglée, elle a ses lois, qui sont plus exactement des usages, à l’analyse desquels il consacre les premiers chapitres de son livre. Par sa nature, la guerre civile n’est pas différente de la guerre face à un ennemi extérieur ; elle s’en distingue comme sa perversion : il s’agit d’une guerre fondée sur la ruse et la trahison, dans laquelle les règles sont bafouées et les ennemis indiscernables. Dans le chapitre « De la conscience», Montaigne évoque ainsi sa rencontre en compagnie de son frère, avec un voyageur qu’il avait pris de prime abord pour un gentilhomme catholique :
Et le pis de ces guerres, c’est, que les cartes sont si meslées, vostre ennemy n’estant distingué d’avec vous d’aucune marque apparente, ny de langage, ny de port, nourry en mesme loix, mœurs, et mesme air, qu’il est malaisé d’y eviter confusion et desordre. (II, 5 : 385)
Dans le chapitre « Couardise mere de cruauté», consacré à l’analyse des dommages que cause la pratique du duel, Montaigne rend le peuple et « les officiers du bagage», cette « canaille de vulgaire», qui n’ont aucune conscience de l’honneur, responsables des crimes commis pendant les guerres civiles, qu’il nomme à cette occasion « guerres populaires» (II, 27 : 729). Les individus qu’il dénonce, mus par une fureur sanglante qu’ils prennent pour de la vaillance, agissent contre les lois martiales, ils n’en respectent pas les règles, codifiées par les gentilshommes et pour ceux-ci. Le jugement de Montaigne trouve peut-être son origine dans l’horreur d’une expérience vécue ; c’est aussi un jugement exprimant sa qualité. La critique qu’il porte est moins un discours de philosophe que la plainte d’un ancien magistrat déplorant un état de non-droit dans lequel ont disparu les bornes qui contenaient la barbarie, et la protestation d’un noble d’épée devant l’invasion de l’espace militaire par le peuple. Ce n’est pas un hasard si, dans un ajout tardif porté au chapitre « De la presumption», Montaigne fait l’éloge de François de La Noue, un capitaine protestant, qui avait toujours su respecter les droits de l’humanité et de l’honneur au milieu d’une guerre d’un nouveau genre :
La constante bonté, douceur de mœurs, et facilité consciencieuse de Monsieur de la Noue, en une telle injustice de parts armées (vraye eschole de trahison, d’inhumanité, et de brigandage) où tousjours il s’est nourry, grand homme de guerre et très-expérimenté. (II, 17 : 701)
De façon plus générale, la guerre constitue le seul cadre conceptuel permettant à Montaigne de comprendre la situation française dans son ensemble, en termes rationnels et non pas seulement émotionnels. Elle a une logique propre, qui s’impose aux protagonistes au point de subordonner tous les autres éléments : « ils attisent la guerre, non parce qu’elle est juste, mais parce que c’est guerre» (III, 1 : 833). Il la conçoit dans un premier temps comme une réalité militaire, pour laquelle le gentilhomme, lecteur des Mémoires des frères Du Bellay, dispose des clés d’analyse tirées de sa culture historique et de sa pratique des camps, jusque dans les aspects les plus techniques liés aux transformations de la fortification bastionnée ou à la formation du corps des mousquetaires, qui entraîne une modification des armes défensives. Le problème est que par ses acteurs et dans ses formes, la guerre civile est une réalité hors norme, qui ne peut plus être comprise de façon pertinente selon les seuls termes militaires.
11-Montaigne disposait d’une autre grille conceptuelle pour analyser les troubles : la médecine. Il donne ainsi une interprétation médicale, ou du moins il cherche à comprendre l’explosion de violence qui caractérisait son époque, en relation à une conception organiciste de la société. Les troubles sont conçus comme l’expression de la maladie, le temps des guerres civiles est un « temps malade» dans lequel « le plus juste party si est-ce encore le membre d’un corps vermoulu et vereux» (III, 9 : 1039). Il dit éprouver les maux de la société française en sympathie avec les maux physiques qui le frappent et dont le récit occupe le dernier chapitre du livre II et parcourt tout le livre III à l’unisson. Il en donne une longue description dans le chapitre « De la Physionomie» :
Monstrueuse guerre : Les autres agissent au dehors, ceste-cy encore contre soy : se ronge et se desfaict par son propre venin. Elle est de nature si maligne et ruineuse, qu’elle se ruine quand et quand le reste : et se deschire et despece de rage […]. Nostre medecine porte infection. (III, 12 : 1087)
La maladie est celle d’un corps, civil ou humain, et comme telle elle se range sous une loi naturelle, formulée en termes aristotéliciens, celle de l’altération et de la corruption, qui fait que « la naissance, nourrissement, et augmentation de chasque chose, est l’altération et corruption d’un’autre» (I, 21 : 110). Montaigne précisa cette conception par des suggestions tirées de Guichardin. D’autres lectures complétèrent cette conception, la Methodus de Bodin, le traité De la Vicissitude de Loys Le Roy, et après 1588, De la naissance, durée et chutes des Estats, de René de Lucinge, dont témoigne un long ajout au chapitre « Contre la fainéantise»8.
12-Montaigne pouvait tenter d’expliquer la guerre civile en termes médicaux de conflit entre les humeurs du corps social, de « repletion d’humeurs inutiles et nuysibles» (II, 23 : 719), dont les remèdes étaient alors bien connus : purges et saignées. Le chapitre « Des mauvais moyens employés à bonne fin» est tout entier consacré, sur cette base, à réfuter la solution proposée par Duplessis-Mornay, qui, en qualité de porte-parole de l’amiral de Coligny, considérait qu’une guerre menée dans les Pays-Bas pouvait être un exutoire aux guerres civiles en France. Montaigne refusait cette logique du « mauvais moyen» ; il ne cessa d’affirmer que la guérison du royaume devait passer par la seule restauration du droit et de la loi, de la « police civile», seule capable d’agir
contre les maladies mortelles et intestines, contre l’injure de loix injustes, contre la tyrannie, contre le debordement et ignorance des magistrats, licence et sedition des peuples». (III, 9 : 1004)
Mais selon ce même discours médical, il savait aussi que la guérison, inscrite dans un processus naturel, échappait en grande partie à l’action humaine. Dans un long ajout au chapitre « De la coustume», il constatait sans surprise l’échec, en termes médicaux, des remèdes donnés à la maladie dont souffrait la France9. Pas plus que le pouvoir royal, sous des souverains trop faibles, Charles IX et Henri III, la Ligue catholique, elle-même trop faible, trop désunie, et surtout illégitime, n’avait su offrir un remède efficace.
13-Montaigne disposait enfin d’un ensemble de références historiques, à valeur de paradigmes, qui constituaient le cadre du pensable et du concevable pour un homme de son temps. L’histoire grecque, rapportée par Thucydide, et surtout celle de Rome, à travers les exemples de Sylla, de César et Pompée, d’Antoine et d’Auguste, étaient le modèle canonique pour concevoir la guerre civile comme l’opposition entre des factions rivales, soumises aux ambitions de leur chef, mais aussi pour donner des exemples de conduite héroïque ou vertueuse. Montaigne rattachait étroitement la notion de « guerre civile» à la figure de César, et s’il pouvait légitimement blâmer l’ambition de celui-ci, qui avait mis sa patrie à feu et à sang, il rappelait aussi sa générosité et les exemples d’humanité qu’il avait su donner, « pendant le temps que la guerre civile étoit encore en son progrès» ; César apportait « plus de conscience que nous ne le ferions à cette heure, et n’approuvoit pas toutes sortes de moyens pour acquerir la victoire» (II, 33 : 778). La clémence du duc de Guise, célébrée dans le chapitre « Divers evenemens de mesme Conseil», est mise en relation avec le geste analogue d’Auguste, et de la même manière, un exemple de l’histoire grecque, la bataille entre Philopœmen et Machanidas, dont le « cas est germain à celuy de Monsieur de Guise», permet à Montaigne de juger la bataille de Dreux (I, 45 : 295).
14Inversement, la situation française, celle d’une guerre furieuse hors de toute mesure et de toute règle, devient elle-même un paradigme inverse. Elle seule permet de concevoir, par son excès, la fureur des anciens gladiateurs telle que la rapportaient les auteurs antiques :
Ce que je trouverois fort estrange et incroyable, si nous n’estions accoustumez de voir tous les jours en nos guerres, plusieurs miliasses d’hommes estrangers, engageants pour de l’argent leur sang et leur vie, à des querelles, où ils n’ont aucun interest. (II, 23 : 723)
Mais plus généralement, et dans le livre II en particulier, Montaigne procède moins à des parallèles avec les Anciens qu’à des oppositions destinées à faire apparaître la singularité de la situation française. Dans sa « Defense de Seneque et de Plutarque» en particulier, il réfute l’usage qu’un libelliste protestant avait fait de la référence antique pour disqualifier le roi en le comparant à Néron, et en comparant de surcroît le cardinal de Lorraine à Sénèque10. Si la comparaison de Charles IX avec l’empereur romain était un « lieu» rhétorique des pamphlets protestants, la seconde comparaison est plus rare et d’autant plus surprenante, compte tenu de la faveur dont bénéficiait Sénèque en milieu protestant. Le pamphlet auquel Montaigne fait allusion n’a pas été identifié. Il s’agit peut-être d’une fiction, permettant à Montaigne de faire une apologie indirecte du cardinal de Lorraine.
15L’histoire antique, omniprésente dans les Essais, est mise en relation avec les guerres civiles comme un paradigme. Celui-ci permettait à Montaigne de mettre en évidence l’écart moral qui séparait les Français des Anciens, plus qu’il n’offrait une réponse probante pour comprendre par analogie la situation moderne, sinon en termes individuels, liés à des comportements particuliers, en référence à un héroïsme civique. Montaigne tira de sa lecture de Tacite de quoi définir à la fois son propre portrait en homme de bien et l’originalité des Essais ; il n’y trouva pas une contribution déterminante capable de renouveler l’intelligence des guerres civiles.
16Pour compléter le cadre conceptuel hérité des historiens antiques et qu’il ne cessait de mettre à l’épreuve, Montaigne se servit de deux références politiques modernes. La première est celle de Machiavel, ou plus exactement du Machiavel tel qu’il avait été inventé et falsifié par Innocent Gentillet et les publicistes protestants pour expliquer le crime politique de la Saint-Barthélemy. Cette codification partisane portait en elle sa propre critique, et Montaigne pouvait en conclure qu’il lui était impossible de fonder une théorie objective du politique11. La seconde référence est directement liée à la genèse et au projet des Essais, liés à la mémoire de La Boétie. Dans le chapitre « De l’amitié», Montaigne fait l’éloge de son ami, dont il se proposait d’éditer le Discours de la servitude volontaire, au cœur même de son propre livre. Il en donne une brève analyse en forme de justification, rappelant que son auteur était « ennemy des remuements et nouvelletez de son temps». Au moment de publier le texte, il prétend s’être ravisé pour des raisons politiques :
Parce que j’ay trouvé que cet ouvrage a esté depuis mis en lumiere, et à mauvaise fin, par ceux qui cherchent à troubler et changer l’estat de nostre police, sans se soucier s’ils l’amenderont, qu’ils ont meslé à d’autres escrits de leur farine, je me suis dedit de le loger icy. (I, 27 : 201)
-Montaigne dénonce ici l’usage que les protestants et les « Malcontens» réunis autour du duc d’Alençon avaient fait du Discours. Publié sous la fausse adresse de Reims, probablement à La Rochelle en 1577, sous le titre de Vive description de la tyrannie et des Tyrans. Avec les moyens de se garentir de leur joug, l’ouvrage avait été détourné à des fins partisanes contre la Couronne, dénoncée comme un pouvoir tyrannique. Sous cette forme, devenu lui-même un outil de sédition, le Discours servait une réaction nobiliaire et ne pouvait plus éclairer les guerres religieuses et civiles, qui révélaient la faiblesse du pouvoir royal et non pas sa tyrannie12. La trattatistica italienne illustrée par Machiavel et la réflexion moderne contra tyrannos, celle du Discours de La Boétie, réactualisé à travers les traités des Monarchomaques protestants et les pamphlets des « Malcontens» révèlent leurs limites ; elles n’offrent pas les moyens de comprendre la situation française en termes objectifs, dans la mesure où elles sont utilisées l’une et l’autre dans un argumentaire à l’usage des factions. De même que le paradigme antique, Montaigne ne les conserve, au mieux, que pour des exemples ou des références de détail qu’elles offrent, sans en faire le cadre d’interprétation d’une expérience toujours changeante, qui semble outrepasser toute raison.
17Depuis la fin du xviie siècle, on désigne de façon indifférenciée comme des « guerres de religion» les troubles qui ont ensanglanté la France entre 1562 et 1598, du massacre de Wassy à l’Édit de Nantes. Or Montaigne n’emploie pas cette expression. Au début de son livre, il évoque bien les « troubles où nous sommes de la Religion» (I, 26 : 188), pour déplorer les concessions que faisaient les catholiques en matière de dogme, comme il mentionne les « guerres où nous sommes pour la Religion» (I, 31 : 223). Mais c’est sur la guerre, sur les troubles qu’il met l’accent. La nuance est importante : pour lui, la religion n’est qu’un prétexte. Dans le long ajout qui achève le chapitre « Que nostre desir s’accroist…», il insiste sur la relation du politique et du religieux : les guerres « intestines» sont d’autant plus dangereuses qu’elles opposent des adversaires dissimulés sous les dehors de la familiarité, et la religion est un élément aggravant les conflits : « où la religion sert de pretexte, les parentez mesmes deviennent infiables avec couverture de justice» (II, 15 : 654). Si Montaigne a pleinement conscience du fait religieux, ou plus exactement du problème posé par la diversité religieuse, il ne fait pas de « ces divisions et subdivisions qui nous deschirent aujourd’hui» (III, 1 : 831) des guerres de religion en tant que telles.
18Selon lui, les troubles tirent leur origine non pas de la religion, mais des divisions en matière de religion. Celles-ci reposent sur la diversité des opinions humaines. Loin d’être une qualité à préserver, la diversité est la marque même de la faiblesse et de la misère de l’homme, dans la mesure où elle est liée à l’incapacité dans laquelle celui-ci se trouve de connaître la vérité. Cette diversité est l’expression du trouble de son jugement et de la présomption de son vain savoir. C’est sur cet axe argumentatif que Montaigne avait édifié l’« Apologie de Raymond Sebond», un texte polémique ou, plus exactement, la relation d’un combat, d’un duel contre les ministres protestants de la cour de Navarre. Il aidait une Dame à leur répondre, en faisant un usage aussi ingénieux que risqué des ressources du scepticisme chrétien. Ces opinions sont divisées en autant d’ignorances particulières, chacun se mêlant de donner son avis, dans un domaine inconnaissable, où seule la parole autorisée par l’Église a sens, dans la mesure précisément où elle est parole d’autorité. La diversité en matière de religion produit la division, elle engendre des monstres, en l’occurrence les sectes, suivant un mouvement incessant de réplique et de contestation dans des querelles « verbales». De retour de son grand voyage, au cours duquel il avait eu l’occasion de s’entretenir avec les représentants des différentes confessions, Montaigne notait :
J’ay veu en Allemagne, que Luther a laissé autant de divisions et d’altercations, sur le doubte de ses opinions, et plus, qu’il n’en esmeut sur les escritures sainctes. (III, 13 : 1116)
Chaque secte veut imposer ses innovations doctrinales. Cette notion, exprimée par le terme de « nouvelleté», est centrale dans le discours politique et religieux des Essais. Montaigne, en donne une longue description dans le chapitre « De la coustume et de ne changer aisément une loi reçue» :
Je suis desgouté de la nouvelleté, quelque visage qu’elle porte ; et ay raison, car j’en ay veu des effets très-dommageables. Celle qui nous presse depuis tant d’ans, elle n’a pas tout exploicté, mais on peut dire avec apparence, que par accident, elle a tout produit et engendré, voire et les maux et ruines, qui se font depuis sans elle, et contre elle : c’est à elle à s’en prendre au nez. (I, 22 : 123)
Cette notion est directement liée à la question religieuse, dont Montaigne suit les prolongements politiques. La division des opinions a miné l’unité de la foi, au point de produire la dissension au sein de l’État. Dès l’édition originale, il analysait ce passage de la dissension religieuse au trouble politique, à travers la question de la « liberté de conscience» et l’usage cynique qu’avait su en faire Julien l’Apostat pour imposer son propre pouvoir. La dissension religieuse finit toujours par être récupérée en termes politiques.
19Après 1584, la situation politique française connut une évolution radicale. Elle ne se définissait plus en termes de sédition, celle d’un chef de guerre protestant contre le pouvoir royal catholique, mais comme le prologue d’une guerre de succession au trône et le prolongement d’une vendetta entre Navarre et les Guises. Dans les Mémoires de sa vie, Jacques-Auguste de Thou rapporte la conversation qu’il avait eue avec Montaigne à l’occasion des États de Blois, à un moment non précisé, entre le 16 octobre 1588 et le 16 janvier 1589. À cette occasion, Montaigne avait pu développer son interprétation des troubles (« cum vero de causis horum motuum dissereret»), en revenant sur un épisode mal connu, où il prétendait avoir joué un certain rôle. Quelques années plus tôt en effet, il avait été chargé d’une mission de réconciliation entre les deux protagonistes du conflit. Les circonstances de cette mission de confiance ont fait l’objet de nombreux débats13. La date précise reste problématique et le personnage qui avait chargé Montaigne d’intervenir entre les deux princes n’est pas connu, si bien que l’on peut se demander si l’épisode rapporté n’a pas été une fiction inventée par De Thou, qui se sert peut-être du nom et de l’autorité de Montaigne, ou du moins une reconstitution idéalisée, à partir de faits réels mais distincts. L’essentiel toutefois est moins la réalité de cette rencontre et le rôle effectif joué par Montaigne, que l’interprétation des événements attribuée à Montaigne par le « politique» De Thou :
Il disait – car il avait un jour servi d’intermédiaire entre Navarre et Guise quand ils étaient l’un et l’autre à la cour –, que Guise avait cherché à gagner l’amitié de Navarre par tous les bons offices et avec tous les empressements possibles ; mais quand, trompé et hypocritement repoussé par celui dont il avait recherché l’amitié et cru s’être concilié la faveur, il avait compris qu’il avait en lui un ennemi, et des plus implacables, il avait été obligé de recourir aux armes, comme ultime ressource pour défendre sa personne et l’honneur de sa maison ; cette inimitié qui avait commencé à les opposer avait flambé, pour finir, dans l’incendie de cette guerre, dont il ne prévoyait la fin qu’avec la mort de l’un ou de l’autre, puisque Guise, du vivant de Navarre, désespérait de sa propre vie et du salut des siens, et que Navarre, lui, ne croyait pas, tant que Guise serait en vie, qu’il pourrait préserver son droit dans la succession au trône ; quant à la religion, qu’ils mettaient tous les deux en avant, c’est un bon prétexte pour leurs sectateurs, mais aucun d’entre eux ne s’en soucie ; car, Navarre, s’il ne craignait d’être abandonné par les siens, serait tout à fait prêt à revenir à la religion de ses ancêtres ; et Guise, s’il pouvait le faire sans risque, ne rechignerait pas à suivre la Confession d’Augsbourg, dont son oncle Charles, le cardinal, lui avait autrefois donné un avant-goût. Voilà dans quel état d’esprit il les avait trouvés l’un et l’autre, à l’époque où il était leur intermédiaire14.
Dans la lutte à mort entre les deux princes, et dans laquelle Navarre est loin d’avoir le beau rôle, la religion était présentée comme un simple prétexte servant à mobiliser les partisans de l’un et de l’autre. Cette interprétation était en conformité avec la leçon des Essais. Dans le chapitre « De mesnager sa volonté», Montaigne déplorait le déchaînement du fanatisme ; il en faisait la conséquence de l’utilisation du prétexte religieux à des fins de conquête du pouvoir :
J’ay veu de mon temps merveilles en l’indiscrette et prodigieuse facilité des peuples à se laisser mener et manier la creance et l’esperance, où il a pleu et servy à leurs chefs. (III, 10 : 1059)
Il dénonçait l’imposture des princes. Ceux-ci se servent de la religion, « pour tenir le peuple en office» (II, 16 : 667). Dans les Essais, le prétexte religieux invoqué par les furieux de tout bord est l’objet d’une critique radicale. Ce processus de démythification conduit à une laïcisation du politique, défini comme sphère d’action et de valeurs autonomes. Il sert surtout à préserver la religion de la contamination du politique, en même temps qu’elle dépouille celui-ci de toute légitimation religieuse. Montaigne refusait avec ironie le détournement des signes symboliques à des fins partisanes et de propagande ; c’est ainsi qu’il analyse l’exemple de l’enfant monstrueux qui servait abusivement de « favorable prognostique au Roy, de maintenir soubs l’union de ses loix, ces parts et pieces diverses de nostre estat» (II, 30 : 749).
20Si on suit les Essais dans leur développement et leur continuité, il s’agissait moins pour leur auteur de dénoncer l’imposture du politique, moins de comprendre de façon objective la nature de ces guerres civiles à prétexte religieux, que d’agir à titre personnel dans la situation de non-droit qu’elles avaient créée. La portée réelle de l’action publique de Montaigne ne doit pas être surestimée, en termes biographiques. Celui-ci était un personnage de second plan, sans capacité d’agir sur les hommes et sur les événements. Les Essais ne sont pas des mémoires. L’intelligence du politique dont ils témoignent est à mettre en relation à une carrière publique ; elle est nourrie de cette expérience, mais elle s’inscrit dans un espace littéraire et éditorial, sous forme de discours, de sentences et de maximes, destinés à des lecteurs auxquels Montaigne donne une leçon discrète. Celle-ci est résumée, comme mise en abyme dans un passage où il évoque sa dispute avec un Grand :
Vous sentant bandé et préparé d’une part, je vous propose l’autre de tout le soing que je puis, pour esclairer voste jugement, non pour l’obliger. (III, 11 : 1080)
Périodisée et située dans son histoire, la guerre civile posait à Montaigne la question des limites de l’engagement, pris entre les exigences de l’utile et l’honnête. Elle posait concrètement, pour le gentilhomme qu’il était, la question de l’obéissance au prince légitime, Henri III, et celle du ralliement à un prince nouveau, à Henri de Navarre, à qui « toute inclination et soubsmission» sont dues, « sauf celle de l’entendement» (III, 8 : 980). Les menaces que la guerre faisait peser, au moment où elle s’était transformée en anarchie, restaient celles de tout conflit, auxquelles Montaigne donne les réponses habiles ou rusées liées à sa propre situation défensive et à son effort de retrouver la liberté d’aller et venir. La question des guerres civiles prend sens dans la culture héroïque que Montaigne met sans cesse à l’épreuve. Elle le conduit finalement moins à juger en termes politiques et institutionnels qu’en termes de valorisation individuelle, en termes de résolution et de constance, qui constituent son éthos noble.
21Montaigne répond en faisant correspondre trois choix individuels aux trois séries de termes qu’il utilisait pour qualifier les événements de son temps : division, guerres, troubles. À la division née de la diversité, il opposait son refus de la nouveauté : alors que tout changeait, il était resté lui-même, il avait conservé son intégrité, il affirmait la vigueur inaltérée de sa foi catholique15. De leur côté, ces guerres engageaient moins la question de la liberté et de la servitude, que le lien social à préserver, le langage de la vérité et le respect de la parole donnée. Puisqu’elles opposaient entre eux des parents et des familles, elles exigeaient, pour être surmontées, non pas de la tolérance (une notion dont il avait dévoilé l’usage politique par Julien et par des rois faibles), mais un effort de générosité et de compréhension, une humanité, dont il se donnait lui-même en exemple, sous le patronage de Timoléon et d’Épaminondas. Enfin, les troubles réclamaient un effort de clarté. En réactualisant la leçon socratique, la maîtrise de soi par la connaissance de soi, il pouvait tracer son propre portrait, qu’il donnait à lire comme une double allégorie du gouvernement de lui-même et du bon gouvernement de l’État :
je n’ay guere de mouvement qui se cache et desrobe à ma raison, et qui ne se conduise à peu près, par le consentement de toutes mes parties : sans division, sans sedition intestine : mon jugement […] est un, mesme inclination, mesme routte, mesme force. (III, 2 : 853)
Ce n’est pas une théorie politique que Montaigne élaborait à partir de l’expérience des guerres civiles, mais une morale, qui lui permettait, en se disant lui-même, de rester libre, d’être comme un roi en son propre royaume. Ce portrait moral pouvait avoir une valeur exemplaire. Il a assuré la survie littéraire de son livre après les circonstances concrètes qui le justifiaient, non seulement alors que celles-ci étaient encore vives dans la mémoire des contemporains, mais plus tard, alors que plus personne, croyait-il, ne se souviendrait « qu’il y a eu des guerres civiles en France» (II, 16 : 666).
Notes de bas de page
1 Montaigne a pu tirer cette référence d’une satire de Luigi Alamanni, le poète italien de la cour de François Ier :
Vivi a te stesso pur, vivi, inimico
Al Guelfo e ’l Ghibellin mai sempre sia
Più d’altrui danno che ’l ben proprio amico.
La pièce, publiée en 1532, est recueillie dans l’anthologie procurée par Francesco Sansovino, Sette libri di Satire, Venezia, 1560, f. 80.
2 Nicolas Audebert, Voyage d’Italie, éd. A. Olivero, Rome, Lucarini, 1981-1983, t. I, p. 189.
3 Claude de Pontoux, « Elégie des troubles et misères de ce temps», in Le Philopolème ou exhortation à la guerre, Lyon, M. Arnoulet, 1569, f. C2.
4 Voir J.-L. Bourgeon, Montaigne et la Saint-Barthélemy, “BSAM”, XXXVII-XXXVIII, 1995, pp. 101-109 ; A. Jouanna, Montaigne, Paris, Gallimard, 2017, pp. 161-164.
5 Les Essais, I, 6, p. 50.
6 Voir K. Cameron, Montaigne and ‘De la liberté de Conscience’, “Renaissance Quarterly”, XXVI, 1973, pp. 285-293.
7 Les Essais, III, 1, p. 830.
8 Voir J. Balsamo, Brièveté du polémiste, brièveté héroïque : à propos de ‘Contre la faineantise’, in Ph. Desan (éd.), Les Chapitres oubliés des Essais de Montaigne, Paris, H. Champion, 2011, pp. 188-194.
9 Les Essais, I, 22, p. 126.
10 Ivi, II, 32, p. 757 et pp. 1683-1684 pour les sources.
11 Ivi, II, 17, p. 694.
12 Voir J. Balsamo et D. Knop, De la servitude volontaire. Rhétorique et politique en France sous les derniers Valois, Rouen, PURH, 2014, pp. 52-63.
13 Voir D. Maskell, Montaigne médiateur entre Navarre et Guise, “BHR”, XLI, 1979, pp. 541-554 ; Ph. Desan, Montaigne cit., p. 513.
14 La Vie de Jacques-Auguste de Thou, éd. cit., p. 661.
15 Ivi, II, 12, p. 604.

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