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1. Guichardin « à l’essai »

p. 263-284


Texte intégral

1-Guichardin et Machiavel, citoyens d’une même cité, nourris d’une même culture et unis par des liens personnels, sont les représentants de la pensée politique qui s’est développée à Florence, au début du xvie siècle, par la mise à l’épreuve de l’humanisme civil dans des circonstances exceptionnelles. L’association des deux auteurs est pour ainsi dire topique ; elle constitue un « lieu» du discours moderne consacré à la Renaissance italienne et à l’histoire de la pensée politique, dont l’anti-machiavélisme français développé en tant que mythe politique né de la Saint-Barthélemy est un avatar. Or la première réception française des deux auteurs suit une chronologie distincte. Machiavel a été connu très tôt, dès la fin des années 1530, en tant que théoricien de l’art militaire et que commentateur de Tite-Live. Ses œuvres ont été plusieurs fois traduites. Les élites de Robe ont trouvé des suggestions « sénatoriales» voire républicaines dans les Istorie fiorentine, dont le Discours de la Servitude volontaire de La Boétie résume toute la portée1. Guichardin en revanche n’a connu qu’une réputation tardive et limitée. Les deux auteurs, déjà étudiés et loués en tant qu’historiens par Bodin dans sa Methodus, hors de toute perspective politique, ont été réunis à l’époque des Essais dans les initiatives éditoriales de Jérôme de Chomedey, traducteur de la Historia d’Italia (1568) et d’un Discours sur les conjurations (1575) pris en partie des Discorsi de Machiavel. Leur conjonction se précise aussi, de façon discrète et dans le cadre d’une culture florentine anti-médicéenne, par le travail du fuoruscito Jacopo Corbinelli, lecteur d’italien à la cour de France, à la fois éditeur d’une première version des Ricordi (1576) de Guichardin et commentateur de Machiavel2. Elle se codifie enfin en termes de prudence politique, à travers un travail savant de commentaire et d’annotation élaboré par François de La Noue, un personnage dont Montaigne3 célèbre « la constante bonté», et par Antoine de Laval, lui-même lecteur et ami de Montaigne, qui conduit à la mise en forme d’un corpus de préceptes politiques4.

2Dans les Essais, Montaigne fait mention des deux auteurs florentins, sans jamais pour autant les citer ensemble ou les mettre en relation. Il les connaît et les utilise, sous des formes et pour des raisons différentes, selon une chronologie étroitement liée à ses propres lectures et à l’élaboration de son œuvre. Il évoque Machiavel dans le livre II, en relation à la réfutation qu’Innocent Gentillet avait faite de ses théories dans les Discours sur les moyens de bien gouverner (1576). Il le mentionne dans un passage bien connu du chapitre « De la presumption», un des chapitres les plus complexes, entièrement voué au portrait qu’il trace de lui-même en homme de bien. Dans un autre chapitre, il nomme Machiavel en tant que théoricien de l’art militaire, sur le mode d’une réfutation subtilement garantie par le jugement d’un autre Florentin, le maréchal Strozzi5. En réalité, tout ce qu’il pouvait dire de Machiavel était déterminé par le discours polémique de Gentillet. Machiavel, pour lui, se réduisait à un nom, qui prenait la force d’un argument dans un débat politique. Il réfutait la pertinence de sa leçon, à la fois dans la mesure où elle prétendait codifier la déloyauté et qu’elle confirmait l’impossibilité de fonder une théorie du politique, « beau champ ouvert au bransle et à la contestation» (II, 17 : 694). En plus de la Methodus et du Discours de Gentillet, Montaigne avait pu connaître Machiavel à travers les marginalia de l’édition de Guichardin qu’il avait annotée6. Rien ne permet d’affirmer qu’il avait lu les œuvres du secrétaire florentin, l’Art de la guerre mis à part, hors de leur contexte polémique. Les Essais contiennent assez peu d’emprunts avérés, sous forme d’exemples ou d’allégations, et les rapprochements textuels sont peu probants. En revanche, Guichardin est nommé dans les Essais, où il apparaît avant Machiavel, contrairement à la chronologie de la réception française des deux auteurs. Il y joue un rôle d’une certaine importance, dans l’ordre de l’argumentation et pour la représentation éthique et littéraire de Montaigne.

3-Montaigne réserve à Guichardin (le nom est italianisé en « Guicciardin» dans l’édition posthume) un traitement savant, en forme d’emprunts à son œuvre. Il connaissait bien la Historia d’Italia, qu’il avait lue, vers 1565-1570, dans le cadre d’une lecture systématique des historiens modernes. Il ne s’était pas servi de la traduction française de Chomedey mais du texte italien, publié pour la première fois en 1564, à Venise, chez Gabriele Giolito de’ Ferrari, et réédité en 1567 et 1568, augmenté des quatre derniers livres7. Il présente Guichardin comme un historien d’autant plus digne d’attention que le sujet qu’il développe couvre une période peu ou mal traitée par les historiens français, à l’exception des frères Du Bellay, dont il soulignait la partialité. Il se sert de son œuvre en premier lieu comme magasin d’exemples. Du reste, il n’est pas toujours facile de distinguer dans ses emprunts la part de chacun, sur une matière commune : ainsi, ouvrant le chapitre « Que l’intention juge nos actions», l’anecdote du roi Henri VII d’Angleterre faisant exécuter le duc de Suffolk en dépit de la « composition» qu’il avait passée avec l’archiduc Philippe, se retrouve en termes analogues chez l’auteur italien et chez Du Bellay. Dans un autre chapitre, à propos du siège de Reggio, la référence à Guichardin est directement liée aux Mémoires des Du Bellay, qu’elle complète voire qu’elle contredit, en une formulation peu claire. On ne la comprend qu’à la lumière de la manchette accompagnant le texte de la Historia d’Italia, qui précise que le gouverneur de la ville était bien Guichardin en personne8 :

Mais aussi à ce conte, celuy là seroit excusable, qui sortiroit en telle façon, que la seureté et l’advantage demeurast de son costé : Comme fit en la ville de Regge, le Comte Guy de Rangon (s’il faut en croire du Bellay, car Guicciardin dit que ce fut luy mesmes) lorsque le Seigneur de l’Escut s’en approcha, pour parlementer. (I, 5 : 49)

-Montaigne utilise les exemples qu’il tire de la Historia d’Italia de la même manière que les autres exemples de son livre, en les adaptant à leur nouveau contexte, sans respect de leur place et de leur sens dans le texte d’origine. Les Essais lui font ainsi une dizaine d’emprunts, qui apparaissent tous, à l’exception d’un seul, dans la première édition, en 1580, et qui sont tous rassemblés dans les premiers chapitres du livre premier, composés vers 1572, consacrés à des questions militaires ou diplomatiques9. Dans cette même édition, les chapitres sont généralement limités à un bref argument, développé par des séries d’exemples concis, réunis en forme de compilation, proposant des anecdotes, des traits de caractère, des apophtegmes, le plus souvent repris à la lettre.

4Les premiers sont des cas notables de morts. Dans le chapitre « De la Tristesse», celui de Léon X, mourant d’un excès de joie à l’annonce de la prise de Milan, s’inscrit dans une suite d’exemples donnés pour preuve de la faiblesse humaine, par « la surprise d’un plaisir inespéré». Montaigne enrichit ici une première suite d’exemples antiques, par un exemple moderne tiré de Guichardin10. La mort de Léon X a pour pendant celle d’Alexandre VI empoisonné par son fils, le duc de Valentinois, qui ouvre le chapitre « La fortune se rencontre souvent au train de la raison». Elle fait l’objet d’une narration plus étendue, correspondant au détail de celle de Guichardin. Enfin, dans le chapitre « Qu’il ne faut juger de nostre heur qu’après la mort», Montaigne cite l’exemple de Lodovico Sforza, prisonnier à Loches, comme un cas remarquable dans une suite destinée à illustrer le fait que l’homme, en raison de « l’incertitude et variété des choses humaines», ne peut être considéré comme heureux avant sa mort. Cet exemple lui permet de varier un lieu commun et une série topique citée par tous les compilateurs depuis Valère Maxime, en leur donnant la force d’une expérience vécue « du temps de nos pères»11, avant d’ajouter, dans une dernière rédaction l’exemple de Marie Stuart12. Le cas du duc de Milan est également pris de Guichardin, dont la phrase met bien en exergue le renversement de destinée13. Il en va de même dans le chapitre « Nos affections s’emportent au-delà de nous». Celui-ci était à l’origine constitué d’une autre collection d’exemples consacrés à la force posthume des grands capitaines, qui avaient exercé leur ascendant même après leur mort. Montaigne y développe en une dizaine de lignes un bon mot de Théodore Trivulce relatif à Barthélemy d’Alviane :

N’estant convenable, disoit-il, que celuy qui en sa vie n’avoit jamais eu peur de ses ennemis, estant mort fist demonstration de les craindre. (I, 3 : 40)

Dicendo non essere conveniente che chi vivo non haveva mai avuto paura de nimici, morto facesse segno di temergli14.

L’apophtegme est traduit à la lettre de Guichardin. Il révèle un mode particulier de rédaction des Essais, fait de traductions discrètes.

5Les chapitres suivants développent un certain nombre de considérations sur les pratiques des sièges et des négociations. Dans le chapitre « Si le chef d’une place assiégée doit sortir pour parlementer», Montaigne tire de Guichardin sa documentation sur le siège de Reggio par le maréchal de Lautrec. Dans « L’heure des parlemens dangereuse», il évoque la prise de Capoue par M. d’Aubigny, ainsi que la prise de Gênes par le marquis de Pescara, d’après la même source, traduite littéralement15. Les deux exemples relatent un fait analogue, une ville prise, conséquence non pas d’une perfidie pendant les pourparlers mais du manque de vigilance des assiégés. Ces exemples s’opposent cependant, en termes nationaux, l’un étant celui d’une victoire française, l’autre, la défaite d’un allié de la France. Par les exemples qu’il allègue, le chapitre « De la Constance» se rattache lui aussi au contexte militaire et plus particulièrement obsidional des Essais. Toutefois, Montaigne ajoute à la leçon donnée par les Anciens des considérations liées au progrès de l’art militaire et aux armes à feu : peut-on encore être vaillant face à un canon ? En élargissant son propos, il redéfinit la notion de constance en termes de souplesse et d’adaptation, et corrige ce qu’une conception à l’antique pouvait avoir de rigide et de figé. Il prend un autre exemple de Guichardin, celui de Laurent de Médicis, « père de la Royne, mere du Roy», au siège de Mondolfo, échappant à un coup de feu en faisant « la cane». Le terme, presque facétieux, est ajouté dans un état postérieur du texte par Montaigne, qui l’emprunte à Rabelais16. Le chapitre « Cérémonie de l’entrevue des rois» se rattache à la question des « parlemens» dans un contexte diplomatique et traite d’une question d’étiquette, en évoquant une nouvelle fois la rencontre entre Clément VII et François Ier, à Marseille en novembre 1533. Montaigne reprend le texte de Guichardin, le combinant avec le récit de l’entrevue de Bologne17, tout en donnant des détails qui ne se trouvent ni chez l’historien italien ni chez les Du Bellay.

6Le dernier exemple pose un problème d’ordre philologique. Dans le chapitre « Des destries», Montaigne amplifia progressivement la grêle matière originale par de nombreux ajouts pour en faire un catalogue des usages équestres antiques et modernes, l’art noble par excellence, dans lequel l’usage militaire du cheval occupe une place centrale. Montaigne allègue ainsi l’exemple de Charles VIII :

Les Italiens disent qu’en la bataille de Fornuove, le cheval du Roy Charles se deschargea à ruades et pennades des ennemys qui le pressoyent, qu’il étoit perdu sans cela : ce fut un grand coup de hazard, s’il est vray. (I, 48 : 309)18

Cet exemple a été rapproché d’un passage de l’Histoire de Paolo Giovio19. Il semble au contraire que là aussi Montaigne ait transcrit et adapté par un procédé de contamination deux passages d’une même page de Guichardin : d’une part « les chevaux combattant non moins que les hommes et se heurtaient avec force ruades, morsures et croupades (combattendo co’ calci, co’ morsi, e con gli urti i cavalli non meno, che gli huomini )», et d’autre part « le roi montrant une grande hardiesse, se défendait noblement, davantage grâce à son cheval fougueux que grâce à l’aide des siens (dimostrando grande ardire, nobilmente si diffendeva, più per la ferocia del cavallo, che dell’aiuto loro) ». Cet exemple est un ajout tardif inscrit dans les marges de l’Exemplaire de Bordeaux et objet d’une dernière élaboration dans l’édition posthume. Toutefois, il n’indique pas un retour à Guichardin. Le chapitre avait fait l’objet d’une première rédaction vers 1572 qui se rattachait à la matière militaire et italienne originelle, avant d’être récrit vers 1577, après le vol du manuscrit original par un secrétaire indélicat, pour être amplifié, dix ans plus tard, à partir des brouillons initiaux20. Le chapitre est une sorte de palimpseste, sur lequel l’exemple de Charles VIII apparaît comme la trace d’une première citation de la rédaction originale, contemporaine des autres emprunts à la Historia d’Italia.

7-Montaigne tire ses exemples, en nombre limité, d’une sélection de passages de l’ouvrage de Guichardin dans son ensemble21. La lecture qu’il en fait n’est en rien désinvolte ; elle est à la fois complète (probablement au fil du texte) et elle reflète en même temps un processus de sélection qui oriente le choix des exemples, une lecture minutieuse, orientée vers la mise en forme d’un répertoire de « lieux» destinés à être utilisés pour une rédaction personnelle. Dans le cas de la Historia d’Italia, Montaigne n’avait pas eu besoin d’élaborer lui-même un tel répertoire ; il avait pu recourir aux tables et aux manchettes qui balisent l’édition vénitienne, pour se borner à les compléter de marginalia personnelles au cours d’une lecture plume en main. En effet, la brièveté des manchettes imprimées ne permet pas d’expliquer le fait que Montaigne se soit arrêté à de tels exemples pour leur donner un sens particulier dans son propre texte sur cette seule indication : l’exemple de Charles VIII est indiqué sous la forme « Re di Francia in pericolo d’esser fatto prigione», mais sans mention de la manière dont le roi combattait à cheval, que Montaigne note dans son propre développement, de même que la mention de la mort de Léon X n’est pas précisée comme un exemple de mort surprenante, alors que c’est ce que Montaigne en retient.

8Dans la suite des rédactions et des éditions des Essais, ces quelques exemples ne font l’objet que de modifications limitées, d’ordre stylistique. Montaigne les conserve tels quels sans les changer, sans les amplifier ni les déplacer. Par leur sujet, figures de papes et de capitaines, sièges de villes, batailles, mort de princes, ils sont limités aux guerres d’Italie. Comme tels, ils constituent une première matière italienne, et ils complètent la mémoire « du temps de nos pères», une expression plusieurs fois reprise, qui correspond à la fois à une chronologie historique réelle, et surtout à l’éthos des Essais, fondé sur la représentation noble de Montaigne, fils d’un gentilhomme qui avait participé en personne aux guerres d’Italie. Celles-ci constituaient un véritable « lieu de mémoire» qui permettait à la noblesse française de revivifier son identité héroïque. Une telle représentation se déployait dans les Mémoires des Du Bellay, de même que le discours paternel, chez Montaigne, se confondait avec la voix de Guichardin lors du récit des malheurs de Milan22.

9Aucun autre exemple pris de l’histoire de Guichardin ne figure dans la suite du livre I, dans l’ensemble du livre II et a fortiori dans le livre III, publié en 1588. L’histoire des guerres d’Italie, remplacée par la méditation sur les guerres civiles françaises, ne fait plus l’objet de mentions, et la matière italienne est évoquée via d’autres intermédiaires. Dans sa première rédaction, le chapitre « De la vertu» s’achevait sur un exemple pris de l’histoire florentine, le duel entre un partisan et un adversaire de Savonarole, en avril 149823. Le cas est rapporté par Guichardin (III, 15), mais aussi par Commynes. Dans le texte de Montaigne, on retrouve traduite la phrase du premier : « Si convennono d’entrare in presentia di tutto il popolo nel fuoco»24. Mais Guichardin évoque un « tinaccio d’acqua» en guise de stratagème pour éviter les conséquences du duel, qui ne correspond pas à la version que donne Montaigne, celle d’un « accident improuvu». En réalité, celui-ci se sert ici de la narration que Gentillet avait donnée du même épisode dans ses Discours sur les moyens de bien gouverner (II, 9)25. Alors que Guichardin mentionnait l’intervention de Savonarole, brandissant un Saint-Sacrement au risque de commettre un sacrilège, le publiciste protestant évoquait la pluie qui aurait éteint les braises ; c’est par son intermédiaire que Montaigne peut déployer son ironie. Montaigne ne se reporte plus directement à Guichardin ; le Discours de Gentillet est ici l’intertexte qui relie les Essais à la Historia d’Italia.

10-Montaigne ne semble pas avoir repris son exemplaire de l’ouvrage de Guichardin après 1576, tout comme il ne reprit plus, pour y chercher des exemples et des allégations, les autres œuvres historiques qu’il avait lues à la fin des années 1560 et qui avaient constitué la matière de la première rédaction des Essais. Il ne s’agit pas d’un rejet lié à des raisons idéologiques ou morales. C’était pour lui une simple question de pertinence, en relation aux phases d’élaboration de son propre livre et à son évolution interne, liée à une inventio suscitée par des lectures renouvelées. Le fait qu’il a écarté le livre de Guichardin de sa table de travail est sans rapport avec la crise d’italophobie qui a suivi la Saint-Barthélemy, considérée comme un « crime florentin», et qui a culminé sur la polémique anti-machiavélienne. Guichardin ne joua pas pour Montaigne le rôle d’une autorité politique ni même une référence lettrée durable. Dans le Journal du voyage, son nom n’apparaît jamais, au contraire de celui de Machiavel ; il n’est pas même évoqué à l’occasion du séjour à Florence ou dans les lieux mémoriaux des guerres d’Italie, alors qu’il était régulièrement mentionné à cette occasion dans d’autres récits de voyage de l’époque.

11La codification de la leçon offerte par la Historia d’Italia apparaît toutefois dans les Essais sous d’autre biais, sous la forme de « lieux» rhétoriques et argumentatifs, constituant un discours militaire et politique, qui se prolonge bien au-delà des premiers chapitres et des premiers ajouts, jusque dans les ultimes rédactions. On ne connaît pas les annotations que Montaigne avait portées sur l’exemplaire qu’il possédait, et en particulier les excerpta qu’il en avait tirés. Entre le texte de Guichardin et les Essais, une autre médiation a joué un certain rôle et a pu prolonger dans le temps la référence guichardienne. Il ne s’agit pas des Ricordi, du moins ce que Montaigne pouvait en connaître, à savoir l’édition procurée par Corbinelli en 1576 sous le titre de Più consigli e Avvertiment in materia di re pubblica et di privata, ou la traduction française par Antoine de Laval, publiée la même année. Certes, dans le chapitre « De la coustume», il consacre un long développement à la critique des abus de l’ordre judiciaire, et ses arguments se rapprochent de ceux formulés par Guichardin, réunis sous forme de maximes et de préceptes dans la traduction de Laval (maxime 187 et suivantes). Un même rapprochement peut être fait avec la maxime 7, à propos de la critique de la libéralité excessive des princes dans le chapitre « Des Coches». Montaigne formule lui-même sa pensée sous la forme d’une maxime :

C’est une espece de pusillanimité, aux monarques, et un tesmoignage de ne sentir point assez, ce qu’ils sont, de travailler à se faire valloir et paroitre, par despenses excessives. (III, 6 : 945)

Mais ces arguments sont topiques ; ils se retrouvent dans d’autres livres qu’il avait lus : les Discours sur les moyens de bien gouverner (III, 35) de Gentillet et La République de Bodin.

12La médiation entre Montaigne et le texte de Guichardin était plus probablement la Tavola di tutte le cose più notabili qui complète l’édition de l’Historia d’Italia qu’il possédait. Celle-ci recense la totalité des manchettes de chacune des deux parties du volume. Elle est suivie d’une brève Tavola di tutte le sentenze, en deux parties, contenant une suite de préceptes ou maximes de nature politique26. Cette table a été établie, comme la principale, par l’éditeur du volume, Remigio Nannini. Elle est peu utile pour lire le texte de Guichardin, dans la mesure où aucun renvoi ne permet de retrouver le prétexte de chaque maxime ; celles-ci prennent ainsi une valeur absolue. C’est dans ce sens que Montaigne semble en avoir fait usage, sans plus aucun rapport leur contexte italien originel. Certaines de ces maximes sont reprises, adaptées ou commentées dans les livres II et III des Essais et dans des rédactions tardives :

Chi è mancato una volta di fede, debbe esser sempre tenuto a sospeto.

Ceste desloyauté, quoy qu’elle eust quelque apparence d’utilité presente, luy apporteroit pour l’advenir, un descri et une defiance d’infini prejudice. (II, 17 : 687)

Chi offende non perdona mai.

Nostre belle pratique d’aujourd’hui, porte elle pas de poursuyvre à mort, aussi bien celuy que nous avons offencé, que celuy qui nous a offensez ? (II, 27 : 731)

La molta prosperità è grandissima nimica all’huomo

Les prosperitez me servent de discipline et d’instruction. (III, 9 : 991)

La mutatione de’ costumi antichi è cagione della rovina de gli stati.

Toutes grandes mutations esbranlent l’estat, et le desordonnent. (III, 9 : 1003)

Une leçon discrète de Guichardin semble s’être prolongée dans le cadre d’une réflexion sur les guerres civiles. Cette réflexion était inchoative dans la première édition ; elle se précise au fur et à mesure des éditions, pour donner au livre sa cohérence et son enjeu. Certes, à aucun moment, Montaigne ne tire de l’histoire de l’Italie, c’est-à-dire des malheurs de l’Italie entre 1494 et 1534, une leçon explicite, générale, qui lui permettrait de comprendre par analogie ou par contraste la situation française des guerres de religion. À aucun moment une telle analogie n’est même explicitement tentée. En revanche, la pensée de Guichardin, assimilée dans le cadre d’une culture lettrée, offre un ensemble de notions qui prennent sens dans la réflexion morale que Montaigne porte sur la guerre civile, selon une perspective qui sera plus fréquente dans le livre II, et que préciseront l’édition de 1588 et surtout les ajouts de l’édition posthume.

13En tant qu’historien de la guerre, Guichardin, parmi d’autres auteurs antiques et modernes, offrait à Montaigne des exemples et une réflexion qui constituaient le premier cadre conceptuel qu’il mettait en œuvre afin de comprendre la situation de son temps. Cette première leçon conduit à une aporie. Montaigne découvre progressivement que les guerres civiles ne peuvent pas être comprises selon les termes de la guerre étrangère ou de conquête, et il ne cesse de mettre en évidence la différence entre les formes codifiées de celle-ci et l’anarchie barbare des premières. La leçon de Guichardin, de ce point de vue, n’est pas pertinente. Sa pertinence en revanche joue sur un autre plan, plus subtil et sur un mode analogique. Avec la référence médicale, Montaigne disposait d’un second cadre conceptuel. Il donne une interprétation médicale des troubles, ou du moins il cherche à comprendre l’explosion de violence qui les caractérise, en relation à une conception organiciste de la société, héritée en partie d’Aristote et complétée de suggestions données par Jean Bodin et Loys Le Roy : le temps des guerres civiles est « un temps malade», dont il éprouve les maux en sympathie avec les douleurs physiques qui le frappent, goutte et coliques néphrétiques. Dans un long ajout au chapitre « De la coustume», publié en 1588, parlant des dernières propositions des chefs de la Ligue, il déplorait l’échec des tentatives de guérir la France malade de ses humeurs :

Il advient de la leur comme des autres médecines foibles et mal appliquées : les humeurs qu’elle vouloit purger en nous, elle les a eschauffées, exasperées et aigries par le conflit, et si nous est demeurée dans le corps. Elle n’a sceu nous purger par sa foiblesse, et nous a cependant affoiblis : en manière que nous ne la pouvons vuider non plus, et ne recevons de son operation que des douleurs longues et intestines. (I, 22 : 126)

Au début du livre VIII de la Historia d’Italia, duquel en apparence Montaigne n’avait tiré aucun emprunt, Guichardin s’était déjà servi d’une comparaison analogue pour évoquer la situation italienne en l’année 1508 et les conséquences de la trêve entre le pape et les Vénitiens :

Non erano tali l’infermità d’Italia, ne si poco indebolite le forze sue, che si potessero curare con medicine leggieri, anzi come spesso accade ne’ corpi ripieni di humori corrotti, che un rimedio usato per provvedere al disordine d’una parte, ne genera de’ più pernitiosi et di maggiore pericolo : così la triegua fatta tra il Re de Romani, et i Vinitiani, partorì a gl’Italiani in luogo di quella quiete et tranquillità, che molti doverne succedere sperato havevano, calamità innumerabili, et guerre molto più atroci, et molto più sanguinose27.

Il ne s’agit plus de la reprise d’anecdotes à valeur exemplaire, mais de la conjonction d’une conception commune conjuguant une métaphore médicale et une structure syntaxique, une figure de pensée, appliquées à un objet analogue.

14On notera enfin, l’emploi de façon générale et systématique chez Guichardin et chez Montaigne de la notion de « nouvelleté» et de la figure de la Fortune. La première est une explication générale servant à mettre en lumière le moteur de l’action humaine, et partant, chez Montaigne, l’origine des dissensions religieuses ; la seconde sert moins de principe d’explication que de principe de désordre et de rupture dans l’ordre prévisible des causes et des effets, marquant la limite de toute rationalité dans la compréhension du politique. Dans les Essais, l’exemple de la mort d’Alexandre VI, ouvre le chapitre « La fortune se rencontre souvent au train de la raison». Ce titre est repris de l’épître de dédicace que Montaigne avait adressée au chancelier de L’Hospital pour introduire le recueil des Poemata de La Boétie ; il s’agit d’un lieu commun, que vient illustrer l’exemple emprunté à Guichardin28. Mais celui-ci illustre également l’infléchissement que Montaigne donne au texte et à la conception de l’auteur italien. Il faisait de la mort du pape l’expression d’une justice « expresse» (I, 33 : 226), permise par un sort ironique qui retournait une action criminelle contre son auteur. Guichardin de son côté avait proposé, à l’occasion du récit de cette mort, dont il rapportait « la fama più comune», à la fois un jugement moral sur le pape et une longue digression : selon lui, Alexandre VI n’était pas seulement l’incarnation du vice et de l’ambition, mais son cas devait servir d’exemple :

Essempio potente a confondere l’arrogantia di coloro, i quali presummendosi di scorgere con la debolezza degli occhi humani la profondità de giudicij divini, affermano ciò che di prospero, o d’avverso avviene a gli huomini procedere o da meriti o da demeriti loro, come se tutto dì non apparisse molti buoni essere vessati ingiustamente, et molti di pravo animo essere esaltati indebitamente, come se altrimenti interpertrando si derogasse alla giustitia et alla potentia di Dio, l’amplitudine della quale non ristretta a termini brievi et presenti, in altro tempo, et in altro luogo con larga mano con premij, et con supplicij sempiterni riconosce i giusti da gli ingiusti29.

-Guichardin résuma cette même conclusion en un avertissement portant sur la justice divine dont les décisions sont impénétrables. Or dans un autre passage des Essais, « Qu’il faut sobrement se mesler de juger des ordonnances divines», dans un développement dissocié de l’exemple initial d’Alexandre VI et de toute référence italienne apparente, la conclusion que Guichardin avait donnée à cet exemple fait la matière d’un développement dans lequel Montaigne considère que

Dieu nous voulant apprendre, que les bons ont autre chose à espérer : et que les mauvais autre chose à craindre, que les fortunes ou infortunes de ce monde : il les manie et applique selon sa disposition occulte : et nous oste le moyen d’en faire sottement nostre profit. (1, 31 : 223)

Cette conclusion lui sert à réfuter non seulement la vaine curiosité des hommes qui prétendent pénétrer les desseins de Dieu, mais aussi, dans une première réflexion sur les guerres civiles, les prétentions des protestants à recevoir de Dieu une « certaine approbation de leur party».

15Si l’on suit les Essais dans leur développement, le problème qui se posait à Montaigne était sans doute moins de parvenir à comprendre de façon objective la nature des guerres religieuses et civiles, que d’agir à titre individuel dans la situation irrationnelle de non-droit qu’elles avaient créée, en un engagement difficile qu’il formulait à travers l’antinomie de l’honnête et de l’utile. Il consacre à ce débat le chapitre liminaire de son troisième livre et lui donne une réponse radicale, en termes d’héroïsme individuel, sans faire la moindre concession à un réalisme de fait. La source de l’opposition entre « utile» et « honneste» est bien connue ; Cicéron lui avait consacré les développements les plus nuancés dans le De Officiis (livre III). Mais cette antinomie n’est pas moins mise en évidence, en termes positifs, par Guichardin, en particulier à propos d’une décision du Sénat de Venise (sous la forme gloria utilità)30 et surtout à propos de Louis XII : « havendo, per fine più l’utilità, che l’honestà, haveva proceduto diversamente secondo la diversità de tempi»31.

16D’autres éléments dans les Essais pourraient sans doute être rapportés à des « lieux» partagés, à ce qu’au xvie siècle on appelait des « rencontres», correspondant à des notions communes, permises par une culture constamment renouvelée, et actualisées par de nouvelles lectures et un travail de réécriture et de variation. Sans doute Montaigne avait-il abandonné très tôt son exemplaire de Guichardin après l’avoir annoté. Mais il ne cessait de relire et de commenter Guichardin tel qu’il était passé dans son propre texte, selon la dynamique nouvelle d’un discours éthique. Ainsi le bref chapitre « Si le chef d’une place assiégée…», qui évoque l’autorité de Guichardin et le cite en tant que témoin et qu’acteur de l’histoire. À l’origine, dans la première édition, il s’agit d’un simple discours militaire qui commente une phrase des Du Bellay, afin de proposer une comparaison entre les usages vertueux des anciens Romains et le manque de scrupules des modernes. Cette comparaison est elle-même suggérée par Guichardin (XII), qui la rapporte à l’apophtegme de Lysandre ; celui-ci est tiré de Plutarque mais il deviendra, à travers son utilisation par Gentillet, une véritable allégorie du machiavélisme. Dans les Essais, le court développement originel est amplifié dans les éditions successives par de nouveaux exemples antiques et exotiques. Plus importante que la matière militaire, la portée éthique et personnelle du chapitre est clairement mise en évidence : elle définit une notion centrale de la morale de Montaigne, celle de parole donnée, de « bonne foy», dans sa double portée, rhétorique et politique. C’est sans doute contre Machiavel, mais toujours en relation à Guichardin, qu’il pourra alors se définir comme un homme de parole et de franchise, fondant avec ses pairs une relation de loyauté.

Dans le chapitre « Des livres», Montaigne porte un long jugement sur Guichardin. Il transcrit une note de lecture qu’il avait rédigée « environ dix ans» auparavant, entre 1564 et 1570, sur son exemplaire de la Historia d’Italia, aujourd’hui perdu. Ce texte, à sa place dans ce chapitre et dans les Essais, est à lire en relation aux autres historiens que cite Montaigne et sur lesquels il porte un jugement de même forme, Commynes et les frères Du Bellay, en précisant que ce sont les auteurs de livres qu’il avait lus mais qu’il ne reprendra plus. Ce jugement propose un éloge de Guichardin, suivi d’une critique et d’une réfutation. L’éloge est celui de l’historien et de sa méthode. Montaigne reconnaît en Guichardin un « historiographe diligent», exact et d’autant plus fiable qu’il avait joué de son temps un rôle important dans les affaires qu’il relatait. Il note avec éloge son objectivité et les « libres jugemens» qu’il avait donnés sur les hommes, même sur ceux de son propre parti. Ce jugement s’éclaire dans sa relation à l’éloge de Guichardin que Bodin avait formulé dans sa Méthodus. Dans le chapitre IV consacré au choix des historiens (De historicorum delectu), après avoir égalé Guillaume du Bellay à Tacite, Bodin célèbre Guichardin, « en qui l’Italie tout entière s’accorde à voir le modèle de la plus haute sagesse (prudentia), de l’érudition, de l’intégrité, et de l’administration publique (rerumque gerendarum usu) », comme un des plus grands historiens antiques et modernes pour sa finesse d’analyse, capable d’éclairer les cas les plus contestés, expliquant les conséquences des choix politiques et militaires en relation à des lois trop souvent oubliées par les princes et les gouvernants32. Bodin met en évidence la modération de ses jugements, prudents dans la louange, jamais injurieux ni blessants dans le blâme, et son objectivité à juger, quel que soit le parti auquel appartiennent ceux qu’il juge, au point de parler « d’indépendance d’esprit et absence de ressentiment (integritatis et animi ægritudine vacui)». Ce portrait moral était étrangement ressemblant à celui que Montaigne cherchait à donner de lui-même dans les Essais.

17Avant d’introduire dans son texte les notes de lectures consacrées aux historiens, Montaigne cite Bodin comme une autorité (« Mais cecy a esté suffisamment traicté par Bodin33»). Ailleurs, il fait même un bref éloge de celui-ci, avant de réfuter son jugement sur Plutarque34. Au moment où il commençait la rédaction de son propre livre, il avait lu la Methodus, comme un ouvrage de bibliographie qui lui donnait un véritable canon, une liste d’historiens à lire. C’est par son intermédiaire qu’il était arrivé à Guichardin. Le jugement qu’il propose de l’historien italien reprend d’une certaine manière le développement de Bodin, qu’il résume et qu’il adapte, pour le compléter et le nuancer. Montaigne reproche à Guichardin son expression, une certaine complaisance, des redondances, une écriture « scolastique» dans le cadre de « digressions et discours». Le terme même de « digressions», loin de définir une forme que Montaigne aurait valorisée et qui correspondrait à son propre mode d’écrire, est rare dans les Essais, où il n’est employé que deux fois, et toujours dans un sens négatif, tout comme celui de « scolastique», qui renvoie aux modes scolaires du discours. Dans un passage du chapitre « De l’art de conférer», publié en 1588, Montaigne associe les termes « scolastique», « digression», et « caquet» dans un même développement consacré aux mauvaises formes de discussion et aux contradicteurs, comme si ce développement était une tardive paraphrase de la note de lecture sur Guichardin35.

18Or, sur ce point, la critique que formule Montaigne est impertinente. Le style même de Guichardin est concis ; il ne propose que des analyses objectives, toujours brèves, qui font de l’histoire autre chose qu’une simple compilation de faits. Les « digressions» et le « caquet» que Montaigne lui reproche caractérisent les propos publics de certains protagonistes de son histoire, insérés dans la narration comme des pièces d’éloquence délibérative. La formule s’éclaire en réalité sur ce point aussi par ce qu’il avait lu dans la Methodus. Bodin en effet réfutait ceux qui pourraient trouver Guichardin « un peu prolixe (videtur tamen nonnullis alquanto prolixior)», en matière de style, en arguant de l’abondance de la matière qu’il traite et en soulignant sa différence avec Paolo Giovio. Contrairement à ce dernier, trop marqué par les formes humanistes de l’histoire éloquente, Guichardin n’avait pas composé « des harangues à la façon des déclamations scolastiques (ita conciones vel potius declamationes scolasticorum in modum finxit) ». En reprochant à Guichardin sa prolixité et en lui attribuant une manière « scolastique», Montaigne semble avoir mal interprété ou mal traduit le texte de Bodin qu’il paraphrasait, en reprenant les termes d’une critique adressée au style de Paolo Giovio, pour les attribuer à celui de Guichardin.

19L’aspect véritablement original du jugement de Montaigne réside dans la réfutation qu’il fait de la conception du monde de Guichardin. Dès la première page de la Historia d’Italia, celui-ci expliquait les malheurs qui avaient frappé l’Italie par la « juste colère de Dieu» et la « scélératesse» des acteurs de l’histoire, par l’instabilité de la Fortune et les « résolutions inconsidérées» des princes poussés par leur convoitise et leurs ambitions, dont il traçait les portraits comme des allégories de « cupidità sfrenata» et d’« appetito». Dans un monde universellement privé de vertu, Guichardin mettait l’accent sur la faiblesse et les fautes des princes, comme sur le vain goût des peuples pour la nouveauté (« cupidità di cose nuove»). En se servant de modalités hypothétiques, il ne cessait de faire apparaître dans la relation des faits ce qui aurait pu avoir lieu si les acteurs de l’histoire avaient agi selon d’autres dispositions, qu’il évoquait comme une possibilité et un élément de comparaison à prendre en considération pour juger objectivement de ce qui était advenu36. Il opposait ainsi leurs vices et leur absence de raison au courage, à la « prudenza» et à la « discrezione» qui leur avaient manqué. Ces deux termes sont déterminants dans sa conception d’une éthique civile comme dans sa pratique d’historien.

20-Montaigne pour sa part met en exergue les jugements de Guichardin sur les hommes et leurs actions ; il leur reproche de reposer sur un pessimisme radical et systématique : selon lui, Guichardin interprétait tout à mal, il donnait un sens négatif à tout dessein, il expliquait toute action par une corruption universelle et il déniait à tous tout mobile vertueux ou simplement honnête. Lors de la révision de son livre, Montaigne apporta sur l’Exemplaire de Bordeaux, une précision qu’il finit par supprimer de la version définitive : le défaut de Guichardin venait de ce qu’il jugeait des autres selon lui, illustrant par là même une « trescommune et très dangereuse corruption du jugement humain». Le pessimisme est une forme de lucidité, mais s’il est érigé en système, il se révèle, dans sa noirceur sans nuance, comme un jugement perverti, confondant le particulier et le général, procédant de façon imprudente par analogie et par induction. Or Guichardin lui-même considérait que l’excès de généralisation et l’incapacité de distinguer les différences constituaient la principale erreur dans l’analyse des mobiles des actions humaines. En reprochant cette faute de méthode à Guichardin, Montaigne semblait à son tour tomber dans une même erreur, puisque, de la manière dont l’historien avait analysé les faits, il concluait au caractère vicieux de l’homme, suivant la fausse corrélation qu’il avait lui-même dénoncée ailleurs sous le terme de « conjecture des Pariens»37.

21En réalité, la critique de Montaigne avait un autre enjeu que le seul jugement historique. Ce qu’il écrivait dans sa note de lecture, inexacte à bien des égards si on lit attentivement le texte de Guichardin, ne correspondait pas à la pensée et au discours de l’auteur italien, mais ressortissait, en termes rhétoriques, à l’éthos de son propre discours comme de sa propre action. Montaigne ne réfutait pas le pessimisme, il ne pouvait que souscrire à un jugement tragique sur le monde et l’histoire, dont les Essais, dans leurs rédactions successives allaient amplifier la sévérité et la noirceur. Il réfutait l’hypothèse d’une corruption universelle qui, du fait même qu’elle était universelle, semblait l’impliquer lui-même :

Nulle corruption peut avoir saisi les hommes si universellement, que quelqu’un n’eschappe à la contagion. (II, 8 : 440)

Or il était capital pour lui de se garantir une possibilité d’échapper à cette corruption, au moins à titre individuel, par un choix moral et personnel. Quelques années après la rédaction de la note de lecture consacrée à Guichardin, Montaigne rédigea un « témoignage de conscience» destiné à confirmer la possibilité d’une telle exception qu’il incarnait :

Ce n’est pas un leger plaisir, de se sentir preservé de la contagion d’un siecle si gasté, et de se dire en soy : Qui me verroit jusque dans l’ame, encore ne me trouveroit-il coupable, ny de l’affliction et ruyne de personne : ny de vengeance ou d’envie, ny d’offense publique des loix : ny de nouvelleté et de troubles : ny de faute à ma parole. (III, 2 : 847)

En lisant et en commentant Guichardin, Montaigne se définissait lui-même. Le jugement qu’il portait sur l’historien italien lui servait à définir, par contraste, l’enjeu de son propre livre, qui, sur ce point, ne connut aucune variation. La référence à Guichardin était liée à l’ambition de connaître l’homme, et, dans la mesure où l’histoire est le lieu privilégié de cette connaissance, un projet latent d’historien. Mais la comparaison avec Guichardin sert surtout un projet éthique : à la différence du Florentin, Montaigne prétend préserver une part pour la vertu, en mettant en évidence, sur un mode apologétique, sa personne jugée devant son for intérieur, à des fins de justification personnelle et d’engagement civil. Cet enjeu éthique rendait impossible du même coup un simple projet d’historien, nécessairement partial ou voué au silence, pour justifier au contraire l’écriture d’essais, d’un livre d’action, non pas pour s’engager, mais pour se préserver, par un effort constant du jugement, afin d’échapper à toute corruption et contagion.

Notes de bas de page

1 Voir J. Balsamo, ‘Le plus meschant d’entre eux ne voudroit pas estre Roy’. La Boétie et Machiavel, “Montaigne Studies”, XI, 1999, pp.  5-27.

2 Voir V. Lepri et M.E. Severini, « Jacopo Corbinelli editore politico alla corte di Francia : il caso della princeps dei Ricordi di Guicciardini», Rinascimento, vol. 46, 2006, pp.  497-555.

3 Les Essais, II, 17, p. 701.

4 Voir C. Séguier, « L’anti-machiavélisme réformé dans les marges de Guichardin (François de La Noue Philippe Canaye de Fresnes)», Cahiers Parisiens Parisian Notebooks, vol. 4, 2008, pp.  491-503.

5 Les Essais, II, 34, p. 772.

6 Fr. Guichardin, La Historia d’Italia, éd. R. Nannini, Venezia, G. Giolito de’ Ferrari, 1568 ; Machiavel est nommé p. 301, manchette.

7 Voir P. Villey, Les Sources et l’évolution des “Essais” cit., pp.  158-159.

8 Guichardin cit., IV, p. 671, « Monsig. Dello Scudo apparlamento col Guiciardini».

9 Il s’agit des chapitres 2, 3, 5, 6, 7 ( ?), 12, 13, 14 [40], 18 [19], 33 [34], 48.

10 Historia d’Italia, XIV, p. 695.

11 Les Essais, I, 18, p. 81.

12 Voir J. Balsamo, ‘Une sorte de prestige tragique’. Quelques précisions sur Montaigne et l’histoire de son temps, “Montaigne Studies”, XXIX, 2017, pp.  85-96.

13 Historia d’Italia, IV, p. 212.

14 Ivi, XII, p. 607.

15 Historia d’Italia cit., V, p. 226, et XIV, p. 712.

16 Les Essais, I, 12, p. 68 ; Historia d’Italia, XIII, p. 635.

17 Les Essais, I, 13, p. 70 ; Historia d’Italia, I Quattro ultimi libri, ivi, 1568, XX, p. 171.

18 Historia d’Italia, II, p. 91.

19 Voir P. Villey, Les Sources et l’évolution des “Essais” cit., pp.  151-152. Montaigne possédait les Historiarum tomus primus (–secundus) (Paris, 1553-1554), ainsi que Delle historie (Venezia, 1564) de Paolo Giovio ; voir Pistilli et Sgattoni, nos 42 et 43.

20 Sur l’histoire de ce chapitre, voir Les Essais, pp.  1473-1474.

21 Historia d’Italia, livres II (9), IV (14), V (2), VI (2), VII (2), XII (17), XIII (2), XIV (5 et 10), XVII (8), XIX (6), XX (7).

22 Les Essais, I, 40, p. 261.

23 Ivi, II, 29, 746.

24 Historia d’Italia, II, p. 164.

25 Voir P. Villey, Les Sources et l’évolution des “Essais” cit., pp.  149-150.

26 Historia d’Italia cit., f. f3v-f4 ; I Quattro ultimi libri, f. ***3.

27 Historia d’Italia, VIII, p. 350.

28 « La fortune, qui par l’inconstance de son bransle divers, s’est pour ce coup rencontrée au train de la raison», in É. de La Boétie, La Mesnagerie de Xenophon. Ensemble quelques vers latin, Paris, F. Morel, 1571, f. 100-102.

29 Historia d’Italia, VI, p. 267.

30 Ivi, IV, p. 183.

31 Ivi, VI, p. 265.

32 J. Bodin, La Méthode de l’histoire cit., pp.  99-473, ici p. 136 et p. 309.

33 Les Essais, II, 10, p. 439.

34 Ivi, II, 32, pp.  758-763.

35 Les Essais, III, 8, pp.  970-971.

36 Voir M. Palumbo, Le passioni nella Storia d’Italia : a proposito di un giudizio di Montaigne, in P. Moreno et G. Palumbo (éd.), Francesco Guicciardini tra ragione e inquietudine, « Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège», CCLXXXIX, Genève, Droz, 2005, pp.  183-193.

37 Les Essais, II, 1, p. 357.

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