6. Forme « naïve » et beauté cachée
p. 245-259
Texte intégral
1Le chapitre « De la Physionomie» s’ouvre par ce qui semble être une définition de la beauté à travers l’effet qu’elle produit, les grâces :
Nous n’appercevons les graces que pointues, bouffies, et enflées d’artifice : Celles qui coulent soubs la naïfveté, et la simplicité eschappent aisément à une veue grossière comme est la nostre. Elles ont une beauté délicate et cachée : il faut la veue nette et bien purgée, pour descouvrir cette secrette lumière. (III, 12 : 1082)
Or ce chapitre ne porte pas sur la beauté dans les arts ni même sur l’art d’écrire, objet d’un discours réflexif dans l’ensemble des Essais, que Montaigne ne cessa d’amplifier. Son titre fait allusion à un savoir conçu comme science et qui fascinait les hommes de l’époque, cette « physionomie» ou « physiognomonie» permettant non seulement d’établir un lien entre les traits du visage et un caractère particulier, mais aussi de connaître l’homme par ses apparences et de prévoir ses comportements. Il constitue une nouvelle et décisive contribution à la représentation que Montaigne donne de lui-même. Celle-ci prend sens dans le cadre plus général d’une apologie personnelle, à travers trois avatars ou figures complémentaires : en noble d’épée, engagé dans les guerres religieuses et civiles, en homme prudent, mettant en œuvre les ressources morales lui permettant de résister aux menaces que celles-ci font peser sur lui, en artiste, auteur d’un livre sans exemple dont il ne cesse d’affirmer la génialité, capable de rendre compte de cette expérience personnelle. Le livre III et les dernières rédactions compliquent cette représentation par celle d’un vieillard malade, affrontant son destin avec une même constance.
2La représentation prend ici la forme d’un parallèle avec Socrate, préparé dès les chapitres précédents par de nombreuses allégations et de nombreux exemples. Elle sert à l’élaboration de la figure pédagogique d’un Montaigne-Socrate, capable d’offrir au lecteur français une leçon discrète. Les grâces et la beauté qu’il évoque ne sont pas d’ordre artistique, elles sont d’ordre moral, celui précisément des mœurs, de la manière de vivre du philosophe grec et de son avatar français. Le discours de Montaigne a pour objet les seules mœurs et pour fin, à la fois la justification d’une manière d’être et de vivre selon le bien, en accord avec ce qu’il appelle une « forme» d’être, et l’élaboration d’un modèle de comportement, un « patron». De ce point de vue, le modèle que donne Socrate est paradoxal : à l’inverse d’Alexandre, il conjugue la plus haute vertu et la plus haute sagesse dans la vie la plus modeste et la plus banale, sous les dehors les plus frustes, la parole la plus simple, la laideur physique.
3Depuis Platon et via Érasme, la tradition lettrée européenne avait formulé le paradoxe socratique en faisant usage de la figure du silène, qui donnait à comprendre la sagesse cachée sous une forme grossière1. À sa manière, Montaigne propose une nouvelle variation sur cette figure, « lieu» traditionnel de l’éloge de Socrate. Il se sert, par analogie, d’une métaphore d’ordre esthétique, la « beauté delicate et cachée». Celle-ci est ici justifiée à la fois par le développement topique consacré à la laideur de Socrate et par l’assimilation, provenant de la même tradition entre l’esthétique et la morale, entre le beau et le bon, à laquelle Montaigne fait une allusion dans le même chapitre : « un mesme mot embrasse en Grec le bel et le bon» (III, 12 : 1105). L’emploi de cette métaphore n’obéit pas moins à une raison rhétorique, en assurant la force de persuasion du discours par des éléments de séduction qui permettent d’éviter la technicité du langage philosophique, inadaptée au lecteur mondain, dame ou gentilhomme, auquel il s’adresse.
4Cette métaphore prend sens dans son contexte, elle appuie l’intention qui la justifie. Elle ne constitue pas le fragment d’une réflexion esthétique, dans le cadre d’un système. Pour Montaigne, la beauté est en premier lieu une qualité physique, un attribut de la personne, qui se déploie dans sa relation aux autres. Elle caractérise les dames et prend dans les Essais une connotation vigoureusement érotique placée sous le signe de Vénus. Elle qualifie ensuite les comportements vertueux. Elle caractérise enfin la parole, aussi bien celle de la conversation privée entre amis que sa mise en œuvre la plus élaborée, rhétorique et poétique. Ce n’est qu’accessoirement qu’elle est rattachée aux beaux-arts. Elle l’est en tant qu’attribut servant à l’appréciation d’une œuvre, mais non pas dans la conception d’un beau idéal, que les arts auraient pour fonction de révéler.
5La relation de Montaigne aux arts visuels a fait l’objet d’un certain intérêt de la critique, plus à propos du Journal du voyage en Italie que des Essais. En amplifiant une remarque de Chateaubriand, on a longtemps déploré l’indifférence de Montaigne à l’art de son temps. En réalité, au cours de sa carrière et dans son œuvre, celui-ci témoigne non seulement d’une certaine connaissance, dans le cadre d’une culture humaniste renouvelée par des lectures modernes et le modèle de cour, mais aussi en tant que modeste commanditaire. Dans les Essais, la référence à l’art concerne la peinture antique. Elle est généralement tirée de Pline, à l’exception d’une allusion probable à Daniele de Volterra2. Montaigne a également commandé des portraits, qu’il évoque à plusieurs reprises, et il a fait décorer de fresques le cabinet attenant à sa bibliothèque3. Le singulier frontispice gravé qui ouvre son livre, à l’origine une planche d’ornement lui appartenant, confirme sa connaissance des modèles architecturaux et décoratifs bellifontains4. Toutefois, si les beaux-arts sont parfois évoqués dans les Essais, ils ne font pas l’objet d’une théorie ni même d’un discours approfondi, fût-il fragmenté, à la manière de ce qu’offrait au même moment un Blaise de Vigenère, dans un contexte analogue et pour le même éditeur. Les arts ne constituent pas un objet d’intérêt pour Montaigne, alors qu’il avait lu et utilisé plusieurs ouvrages de Vigenère5. Ils lui servent dans son discours, par analogie et dans un emploi métaphorique. La cohérence de ses apparents fragments d’esthétique tient donc moins à leur objet qu’à leur utilisation pour dire autre chose. Certes, ils peuvent servir à éclairer l’origine et les formes du discours commun sur les arts qui se développe en France au début du xviie siècle, au moment de la première réception du livre de Montaigne ; mais ils ont leur intérêt en premier lieu pour l’interprétation des Essais.
6La conception de la beauté que développe Montaigne au début du chapitre « De la Physionomie», oppose deux plans, celui de la beauté et celui de l’humanité commune, définie par un nous gnomique. L’humanité perçoit par les sens, elle est dans l’incapacité de percevoir justement ce qui ressortit au premier, dans la mesure où les grâces de la beauté « coulent soubs la naïfveté, et la simplicité». Montaigne utilise la notion de naïveté dans des acceptions qui ne correspondent pas à l’usage moderne. D’une part, son emploi du terme a un sens emphatique et sert dans une intention polémique contre ce qui est précisément en passe de devenir son emploi courant : la sottise due à l’ignorance. La naïveté qu’il met en évidence et qu’il célèbre n’apparaît « naïve» qu’aux sots, ceux qui ne comprennent pas ce qu’elle cache : la « splendeur de la vertu en sa pureté naïve» (I, 36 : 236). D’autre part, la naïveté ne se confond pas non plus avec le naturel, selon un faux-sens fréquent. Elle exprime la nature profonde d’une réalité. La notion se précise généralement dans le cadre d’un doublet synonymique, où elle assume une fonction dynamique d’insistance. Le terme sert à désigner ou à préciser des qualités dans leur pureté, exprimant l’essence des choses et des êtres, leur réalité, leur qualité pure et simple, leur absence d’altération ou de déguisement : ici, la beauté « naïve», véritablement belle, dans une simplicité véritablement simple. Montaigne définit toujours la naïveté et le naïf comme le contraire de la dissimulation et du fard, mais aussi de la recherche, de l’application, de l’art, de tout ce qui est « artiste».
7La relation des deux plans, celui de la beauté et celui de sa perception par l’humanité commune est d’ordre hiérarchique, elle oppose un plus et un moins. Elle ne correspond pas à l’antinomie platonicienne opposant la réalité et les apparences. Montaigne conçoit bien la beauté « en soi», dans toute la plénitude de sa réalité, comme il existe pour lui une « justice en soi, naturelle et universelle» (III, 1 : 836). Il ne s’agit pas, stricto sensu d’une beauté idéale. Montaigne ne connaît pas cet adjectif. Il emploie rarement les termes « Idée» et « Idées», et toujours dans un simple contexte doxographique évoquant des conceptions de philosophes antiques. Il n’est pas platonicien, non plus que stoïcien ou épicurien, même s’il connaît et cite Platon6. Il conçoit la beauté non pas comme une réalité transcendante, mais comme une réalité présente ici-bas, dans les êtres et les choses, bien qu’elle soit invisible à la plupart des hommes dont la perception est trop grossière. Cette beauté ne change pas ni ne s’altère dans les apparences ; elle reste identique à elle-même dans sa perfection, mais on ne sait pas la voir.
8L’antinomie qui ouvre le chapitre est relative. Elle oppose la beauté et notre incapacité à la percevoir par l’intermédiaire de « nostre veue grossière», la beauté qui s’exprime à travers ses « grâces» et notre incapacité à la comprendre, signe de notre misère. La sentence liminaire elle-même (« nous n’appercevons les grâces…») peut être comprise en deux sens, sur un mode négatif ou un mode relatif : soit notre vue est entièrement incapable de voir les grâces, et elle prend pour des grâces ce qui est en réalité pointe, bouffissure, enflure, artifice ; soit notre vue peut voir les grâces de la beauté, mais à la condition que celles-ci lui soient rendues visibles par une sorte d’effet d’optique, qui les exagère au point de les rendre « pointues, bouffies et enflées d’artifice». Cette exagération va parfois jusqu’à la laideur, que Montaigne définit comme une « beauté parée et sophistiquée» (III, 5 : 919), toujours dans un contexte non pas artistique mais moral. Au début du chapitre « De la presumption», adaptant un passage de Lucrèce, il avait rappelé la part des passions de l’âme dans cette incapacité à voir et dans la création d’illusions qui voilent la réalité :
Comme la passion amoureuse preste des beautez, et des graces, au subject qu’elle embrasse, et fait que ceux qui en sont espris, trouvent d’un jugement trouble et altéré, ce qu’ils ayment, autre et plus parfaict qu’il n’est. (II, 17 : 669)
Cette interprétation peut justifier ainsi le rôle de l’art, et en particulier de l’éloquence et de la poésie, mais aussi la peinture : ce sont les amplificateurs d’une beauté trop discrète, qui permettent de rendre celle-ci visible et compréhensible. Elle explique l’irréductible et nécessaire emphase de toute expression. En lisant le portrait de Vénus dans l’Enéide, Montaigne cède lui-même à cette puissance d’évocation et d’expression de l’art : « Vénus n’est pas si belle, toute nue, et vive, et haletante, comme elle est icy chez Virgile» (III, 5 : 891). En tant qu’auteur, destinant son livre à être lu, il doit lui aussi mettre en œuvre les ressources de l’art, les « couleurs», et il le reconnaît dans un des derniers ajouts portés à son texte :
Me peignant pour autruy, je me suis peint en moy de couleurs plus nettes, que n’estoyent les miennes premieres. (II, 18 : 703)
Il avait employé la notion de « diversion» pour définir les causes qui détournent l’homme « de la considération de la chose en soy» (III, 4 : 877), et il avait très précisément justifié les mécanismes de l’art par cette faiblesse. Cette fonction et l’exagération qu’elle implique déterminent son propre jugement littéraire et artistique. L’art par nature se sert de « couleurs», il est nécessairement « pointu», dans la recherche des effets, il joue de la bouffissure, il est toujours emphatique par rapport à la beauté. D’une certaine manière, il ressortit plus à la manière qu’à la matière : « Nous sommes sur la manière, non sur la matiere du dire» (III, 8 : 973). Cette antithèse a un sens négatif. Toutefois, à sa place dans les Essais, elle porte sur les pratiques sociales de la conversation et du débat et non pas sur l’art et encore moins sur le projet littéraire de Montaigne. Sortie de son contexte, elle a servi dans les années 1970 à définir le style de Montaigne dans sa singularité, en relation à la notion de « maniérisme» qui connaissait alors une certaine vogue, et à qualifier l’écrivain de « maniériste», par analogie avec la peinture italienne de son temps7. Or comme Montaigne critique la « manière» et refuse l’affectation, cette analogie est impertinente si l’on suit la définition stricte du maniérisme : la maniera étant conçue, au milieu du xvie siècle, comme l’affectation des artistes, qui croyaient pouvoir atteindre au style idéal en adaptant les modèles donnés par les grands maîtres pour les exagérer8. Toutefois, la notion, meilleure malgré tout que celle de concettisme, liée au baroque9, peut avoir une portée heuristique, hors de toute analogie lexicale et historique, si elle conduit à préciser la relation de Montaigne à ses propres modèles (en particulier à Cicéron et à Sénèque), à définir son éventuel « anti-classicisme», et à donner toute son importance à la dimension réflexive de son discours, toujours attentif à son propre style.
9Selon Montaigne, l’effort de l’artiste consiste à maîtriser cet excès qui conduit nécessairement toute parole à l’emphase, à cacher l’art ou du moins à le contrôler, dans une tension constante pour exprimer la beauté dans sa « naïveté» et sa simplicité. Dans le chapitre consacré à son goût pour les livres (II, 10), selon des termes complémentaires, il avait déjà nettement opposé à la « beauté et grâce» véritables, certaines formes poétiques qui n’apparaissent belles qu’à une vue « grossière». Tacite selon lui n’évite pas ce défaut « suyvant le style affecté du siècle» (III, 8 : 986). À ses yeux, un auteur moderne incarne cette imposture, l’Arétin, dont il juge la
façon de parler bouffie et bouillonnée de pointes, ingénieuses à la verité, mais recherchées de loing, et fantastiques. (I, 52 : 327)
Comme la vision humaine ne peut voir que ce qui est artificiellement exagéré, l’esprit humain ne peut concevoir ni les grâces de la beauté véritable ni la vérité des choses. Ces deux facultés se satisfont ainsi de mirages, d’illusions, d’imposture. Cette conception ressortit au scepticisme de Montaigne, dans sa forme la plus radicale : un aveu d’ignorance, la conscience que l’homme a « une très-fauce image des choses» (III, 6 : 952), qu’il ne voit pas, qu’il ne sait pas, qu’il est incapable de rien comprendre, que ce soit la réalité visible du monde, la cause des phénomènes, la vérité intime des êtres, la nature de Dieu. Le chapitre « Des boyteux» est entièrement consacré à cette incapacité et à ses conséquences. Il ne s’agit pas d’un scepticisme relativiste qui conduirait à mettre en doute la véracité de la religion au nom des certitudes de l’esprit critique, mais au contraire un scepticisme d’humilité, fondé sur la conscience de la miseria hominis, un scepticisme chrétien, nourri de l’Écriture : « ils ont des yeux pour voir et ils ne voient pas» (Ezéchiel, 12, 2). Cet aveu d’impuissance et de faiblesse est ouvert à l’ordre de la grâce et de la beauté, dont il est l’intuition douloureuse.
10La beauté ne peut être perçue dans sa réalité, dans sa « secrette lumière» que par celui qui a « la veue nette et bien purgée». La vue « grossière», qui l’ignore ou qui prend pour beauté ce qui en est la caricature, peut, au prix d’une conversion, devenir capable de voir et d’apprécier les beautés cachées de certains êtres comme celles du monde et de la création. Montaigne emploie le même adjectif « nette» pour qualifier l’état qu’il exigeait de l’âme lors de la prière. L’expression évoque un processus, qui est moins celui d’un apprentissage ou l’acquisition d’un savoir objectif, que celui d’une hygiène et d’une médecine, nettoyage, purgation ou purge. Il s’agit non pas seulement d’apprendre pour correctement juger, mais de se libérer des passions ou du moins de les modérer, de dépasser les préjugés, en particulier l’opinion selon laquelle la beauté se confond avec les artifices de l’art. Montaigne ne se soucie pas d’être un « connaisseur». Ni le terme ni la conception ni la même la réalité d’un anachronique connoisseurship n’existaient dans sa culture lettrée. Les Essais se déploient dans le domaine des mœurs ; ils sont consacrés à la définition de l’homme prudent, de l’homme « purgé», seul capable de bien juger. Dans le domaine littéraire, il consacre de nombreux développements à la figure du bon lecteur, qui ne se confond pas entièrement avec celle de l’homme ou des « gens d’entendement» auxquels il dit s’adresser. Ce lecteur est capable de comprendre une œuvre, et en particulier la sienne, pour en apprécier la beauté cachée. Montaigne lui oppose précisément les « âmes grossières et populaires [qui] ne voyent pas la grâce d’un discours délié» (II, 17 : 696) ; ce sont les mêmes qui sont incapables de comprendre la subtilité d’un comportement vertueux, pour lequel il faudrait « un jugement vif et bien trié» (III, 2 : 849).
11La représentation que Montaigne donne de lui dans les Essais met en œuvre les mêmes notions de naïveté et de forme. Dès l’avis liminaire, il mettait en garde son lecteur sur un mode ironique, révélant la singularité d’un discours sans exemple qui ne cessera de devoir être justifié : il disait se montrer « sans estude et artifice», dans sa « façon simple, naturelle et ordinaire», en reconnaissant à l’avance ce que cette représentation le conduisait à révéler et à mettre en exergue, tout en indiquant le cadre social et rhétorique qui en déterminait les modalités :
Je veux qu’on m’y voye en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans estude et artifice : car c’est moy que je peins. Mes defauts s’y liront au vif, mes imperfections et ma forme naïfve, autant que la reverence publique me l’a permis. (Avis Au lecteur : 27)
Ses défauts, ses imperfections se donnent à voir dans le livre comme dans la réalité. Montaigne précise ailleurs l’expression « forme naïve» comme sa forme « plus [s]ienne» (III, 1 : 831), la « forme maistresse» (III, 2 : 851), la « forme essentielle» (III, 3 : 864), la « forme universelle» (III, 5 : 909). Là encore, les termes demandent à être précisés. La forme désigne bien Montaigne et non pas sa peinture. Il ne s’agit pas de la forme littéraire et artistique de son livre, mais l’objet de celui-ci, la nature profonde de son auteur, son être dans toute la plénitude de sa personne et de sa parole. Dans les premières éditions, cette forme avait fait l’objet de développements rares, concentrés dans deux chapitres, « De la presumption» et « De la ressemblance des enfans aux pères». La connaissance socratique de soi conduit Montaigne à une représentation en être de néant, marquée par un éthos vertueux. La « forme naïve» constitue, de façon plus systématique, la matière du livre III et des rédactions postérieures. Montaigne évoque alors toute sa complexité, physique et intellectuelle, privée et sociale, dans ses différentes activités, jusqu’aux réalités les plus intimes de l’amour et des pratiques de table, mais surtout en relation au livre qui les dit. Il cherche à mettre en évidence le principe qui unifie autant de formes singulières et parfois contradictoires, sous les différents avatars qu’il a revêtus. Cette représentation a pour lui son urgence, ainsi que le révèlent les dernières rédactions, dans la conscience douloureuse d’une dilution progressive de cette forme si riche et si complexe, menacée par les guerres civiles et qui perd sa substance sous l’effet de la vieillesse et de la maladie : « Mon monde est failly, ma forme expirée» (III, 10 : 1056). On pourra lire à côté de l’expression de la désolation, celle d’une ultime obligation, qui apparaît comme un des fils conducteurs du livre : l’effort de maintenir cette « forme» jusqu’à la mort. La connaissance de soi par le livre sert ainsi à l’affirmation de soi, dans un processus de dévoilement et d’ascèse, mais aussi de lutte. Il s’agit pour Montaigne de remonter aux qualités propres les plus siennes, qu’il révèle par un travail de décapage contre les vices de son temps, qu’il découvre en dépouillant les apparences et les illusions, sur la longue durée d’une œuvre qui se confond avec la vie. Dans une subtile dynamique, le livre concentre cette vie, il s’identifie à la « forme naïve» de Montaigne, il lui sert de « patron» (II, 18 : 703), sur lequel son auteur s’efforce d’édifier la vie qu’il représente : « J’ay mis tous mes efforts à former ma vie» (II, 37 : 822) comme il a formé son livre, en un même effort. Il vit sous le regard du portrait qu’il a tracé de lui-même.
12D’autres métaphores qui ressortissent au domaine des arts servent à définir par analogie le projet littéraire des Essais, présenté d’emblée comme un portrait « au vif», même si dans le chapitre « De la vanité des paroles», Montaigne englobait l’architecture avec la rhétorique dans une même condamnation de la « piperie» de leur jargon10. Sous la forme du « bastir», la métaphore architecturale, en quelques rares occurrences, sert à désigner l’activité de l’écrivain. Il présente son propre projet : « bastir» un livre sans science, selon son rythme propre, sur la durée, un livre « basty à diverses poses et intervales» (II, 37 : 796). Mais il n’est pas allé plus loin dans cette voie. Au contraire de nombreux écrivains de son temps, il ne reprend pas l’ancien « lieu» des arts de mémoire et de l’invention, hérité de Quintilien, pour présenter son livre comme une architecture, un bâtiment produit par l’art11. Lorsqu’il en fait usage c’est de façon ironique, en le détournant pour en faire une métaphore des usages de la galanterie :
Nous nous devrions plaire d’y estre conduicts, comme il se faict aux palais magnifiques, par divers portiques, et passages, longues et plaisantes galleries, et plusieurs destours. (III, 5 : 925)
La belle architecture ne désigne pas le livre des Essais, examiné du point de vue de son auteur ou de son lecteur. Montaigne néglige cette allégorie trop valorisante.
13Dans l’édition originale, le chapitre « De l’amitié» s’ouvrait sur l’évocation du travail d’un peintre, qui avait donné à Montaigne l’idée de la composition de son livre :
Il choisit le plus bel endroit et milieu de chaque paroy, pour y loger un tableau élabouré de toute sa suffisance ; et le vuide tout autour, il le remplit de crotesques : qui sont peintures fantasques, n’ayant grace qu’en la varieté et estrangeté. (I, 27 : 189)
Le « tableau élabouré» exprime tout l’art du peintre ; les « crotesques» sont destinée à remplir et orner, comme un motif ornemental, la paroi sur laquelle ce tableau de maître est peint à fresque. Dans un passage du chapitre « Sur des vers de Virgile», Montaigne complète cette évocation d’une considération technique à valeur métaphorique, en précisant que « ces incrustations n’appartiennent qu’à une bonne et saine paroy» (III, 5 : 888). Le « tableau élabouré» auquel il fait allusion est le Discours de la Servitude volontaire de son ami La Boétie, considéré dans le milieu des magistrats gallicans comme un chef d’œuvre d’éloquence politique et de prose oratoire en français. Montaigne se propose de l’éditer au cœur même de son propre livre. Sa beauté est simplement suggérée, par contraste, à travers ce qu’il présente comme les défauts de ce dernier : absence d’unité, absence d’ordre, absence de proportion. Ses Essais sont disparates, ils n’ont ni structure organique ni cohérence. La grâce des grotesque est paradoxale, elle repose sur la « variété et estrangeté». De la même manière, les Essais ne sont que
Crotesques et corps monstrueux, rappiecez de divers membres, sans certaine figure, n’ayants ordre, suite, ny proportion que fortuite.
La définition que Montaigne donne de son livre, s’inscrit ainsi dans une comparaison dévalorisante avec un autre texte, élaboré selon l’art, un livre « gentil et plein de ce qu’il est possible».
14Ce passage est bien connu. Il a fait l’objet de nombreux commentaires portant en particulier sur l’assimilation des Essais à une des formes décoratives de l’époque ; Friedrich est le premier critique à avoir porté attention à cette comparaison12. Le terme fait allusion à la fois aux grotesques véritables imités des décors de la Domus aurea, mais aussi aux motifs des stucs bellifontains, la graphie crotesques renvoyant à croûte autant qu’à grotte13. L’évocation des grotesques a aussi contribué à la conception d’un Montaigne « maniériste», en raison de l’utilisation de ce motif par les peintres de son temps14. Elle peut être mise en relation avec la définition de la beauté qui ouvre le chapitre « De la physionomie». Ce rapprochement se justifie d’autant plus que la figure de La Boétie, longuement célébrée dans « De l’Amitié», est à nouveau évoquée, sur un mode plus réticent, dans la relation que Montaigne établit entre lui-même et Socrate, en même temps qu’est inversée la relation qui le lie à son ami : après avoir célébré la supériorité du texte de La Boétie, qu’il renonce pourtant à intégrer au cœur des Essais, Montaigne en vient à affirmer la supériorité de sa propre « belle» figure sur la laideur de La Boétie comme sur celle de Socrate.
15-Montaigne renouvelle l’image des grotesques par celle de la marqueterie ou de la mosaïque (III, 9 : 1008). Elle lui permet de faire l’économie d’une comparaison avec une autre œuvre littéraire extérieure. Elle n’est pas moins dévalorisante. Il s’agit non seulement d’une « marqueterie mal jointe», ou d’une mosaïque à laquelle il lui est loisible d’ajouter « quelque emblème surnuméraire» à la demande de son éditeur, mais un ensemble incohérent, marqué par les digressions qui en font une « farcissure» (ivi : 1040). Montaigne ne présente pas son livre comme un beau livre, mais au contraire comme un livre sans art. Il ne revendique jamais pour lui une « belle manière». Il met en exergue sa difformité, un livre « bien mal formé» et bien mal fini dont il fait précisément une critique détaillée dans le chapitre « De la presumption», où il donne le catalogue de ses défauts, une œuvre abandonnée des Muses, sans agréments :
Tout est grossier chez moy, il y a faute de polissure et de beauté […]. (II, 17, 675)
Cette présentation dévalorisante constitue l’ensemble du discours que Montaigne tient sur son livre. Il insiste sur ses défauts visibles, de façon topique, dans un discours de justification, pour dissimuler ostensiblement l’art de son élaboration stylistique, son ordre subtil et sa cohérence, et partant, la nature même de son discours et son intention. Ces défauts tiennent à la structure. L’absence d’ordre ressortit à la dispositio, selon une critique extérieure qu’on pourrait lui adresser, en fonction des normes rhétoriques. Mais Montaigne inverse ce reproche : l’ordonnance rhétorique est une forme qui « retire trop à l’artiste» (III, 9 : 1008). En revanche, l’absence d’ordre de son livre est une négligence avouée et assumée, qui correspond à son objet, un univers changeant, un tempérament et une forme en mouvement. De la même manière, l’absence de liaison, le style « coupé» ressortissent à l’elocutio. Ils expriment une parole « vive» et correspondent au refus de la concinnitas cicéronienne, que Montaigne considère comme l’exemple même de la fausse beauté, faite pour séduire une « veue grossière». Lui-même ne lie pas la séduction de son livre à sa beauté formelle selon les canons de la culture de son temps, dont il dénonce le pédantisme inadapté. C’est par une métaphore musicale, qu’il souligne ironiquement sa nature paradoxale, dans le cadre des usages reçus : « Tout ce mien procéder, est un peu bien dissonant à nos formes» (III, 1 : 835).
16Cette représentation complexe constitue à sa manière une autre variation sur le thème du silène. Elle cache l’art et révèle la « naïveté» de son auteur. Ce qui justifie un livre aussi mal formé est sa parfaite adéquation avec un objet, qui lui-même se révèle dans l’ensemble du livre et dans sa progression moins mal formé qu’il n’y paraissait. Elle témoigne de sa capacité à mettre en évidence non pas les modes exagérés ou « pointus» de l’art, mais cet objet même, dans la vérité de sa vie « basse et sans lustre» :
Est-il aussi raison que je produise au monde, où la façon et l’art ont tant de credit et de commandement, des effets de nature et crus et simples, et d’une nature encore bien foiblette ? […] Je n’ay besoin que d’y apporter de la fidelité : celle-là y est, la plus sincere et plus pure qui se trouve. Je dy vray. (III, 2 : 845-846)
Le livre de Montaigne ne prétend pas traiter d’une forme idéale et encore moins d’être composé selon une forme parfaite. Il est entièrement voué à rendre compte de la « forme essentielle» qu’évoque son auteur et avec laquelle il se confond. Cette forme correspond à la fois à une personnalité, à son tempérament et à sa relation au monde. Elle est d’ordre moral, social, politique et littéraire. Il s’agit de sa manière modeste et simple, mais noble, vertueuse et honnête, et finalement belle, et revendiquée comme telle, de se comporter et d’écrire, sans écart (sinon au besoin, en accentuant les « couleurs») entre son être intime, l’apparence qu’il adopte dans la sphère publique, dans les affaires de son temps et dans son engagement politique, et dans le discours qu’il tient sur lui-même, un discours qui exprime des « conceptions». Montaigne peut ainsi célébrer la réussite de son projet :
J’ay faict tout ce que j’ay voulu : tout le monde me recognoist en mon livre, et mon livre en moy. (III, 5 : 918)
Sous des défauts apparents, en un style « comique» (I, 40 : 256) qui correspond à la forme [s]ienne», se cache une beauté d’autant plus belle qu’elle est « naïve», le livre et l’auteur se confondant entièrement, le livre étant « consubstantiel à son auteur» (II, 18 : 703). Or, dans leur élaboration stylistique en dépit des dénégations de Montaigne, les Essais mettent en œuvre une prose d’art d’un raffinement exceptionnel. Le travail du style, nourri d’une immense culture littéraire et rhétorique, en relation d’imitation et d’émulation aux modèles classiques, accompagne l’approfondissement du portrait « naïf» que Montaigne n’a cessé de précise : sans contradiction, car il s’agit aussi d’un portrait en artiste.
Notes de bas de page
1 Voir l’introduction de J.-C. Margolin à Erasme, Les Silènes d’Alcibiade, Paris, Les Belles Lettres, 1998, pp. ix-lxxxv.
2 Les -Essais, III, 5, p. 901.
3 Voir A. Legros, Montaigne, l’imprimeur Nivelle et la fille qui allaite son père, “Journal de la Renaissance”, 2, 2004, pp. 155-164.
4 Voir J. Balsamo, Le frontispice des -Essais (1588). Montaigne et ses décors, in D. Kahn et al., Textes au corps. Promenades et musardise sur les terres de Marie Madeleine Fontaine, Genève, Droz, 2015, pp. 365-379.
5 Voir P. Villey, Les Sources et l’évolution des “Essais” cit., I, p. 105.
6 Voir B. Sève, ‘Peintures platoniques’. Arguments et figures du Théétète dans les -Essais de Montaigne, in D. El Murr (éd.), La Mesure du savoir. Études sur le Théétète de Platon, Paris, Vrin, 2013, pp. 379-398.
7 Voir C.-G. Dubois, notice « Manière – Maniérisme», in Dictionnaire de Montaigne, pp. 628-630.
8 A. Chastel, L’Art italien, Paris, Flammarion, 1982, p. 401 ; une réévaluation de la notion de maniérisme a été proposée par A. Pinelli, La Belle manière. Anticlassicisme et maniérisme dans l’art du xvie siècle [1993], Paris, Librairie générale française, 1996.
9 J. Lecointe, ‘In cauda venenum’ : Montaigne et la formation du conceptisme français, “Montaigne Studies”, XVIII, 2006, pp. 137-152.
10 Voir J. Balsamo, Des pyramides d’Egypte au phare de Cordouan. Montaigne, l’architecture et le temps, in L. Richer (éd.), Littérature et architecture, Lyon, CEDIC, 2004, pp. 9-19.
11 Quintilien, Institutio oratoria, XI, ii, 17-22 ; voir Fr. Yates, L’Art de la mémoire [1966], Paris, Gallimard, 1975, p. 14. Pour une interprétation des -Essais en ces termes, voir D. Martin, L’Architecture des -Essais de Montaigne : mémoire artificielle et mythologie, Paris, Nizet, 1992.
12 Friedrich, Montaigne, p. 349.
13 Voir M. Cagnon et S. Smith, Le vocabulaire de l’architecture en France de 1500 à 1550, “Cahiers de lexicologie”, 19, 1971, pp. 88-108 ; 1972, pp. 94-108 ; ici p. 95.
14 Voir Pinelli, La Belle manière cit., pp. 212-220.
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