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5. Sous le signe de Terpsichore

p. 227-244


Texte intégral

1Montaigne avait analysé son goût pour la poésie à plusieurs occasions dans les deux premiers livres des Essais, avant de l’illustrer par l’éblouissant commentaire « Sur des vers de Virgile» et de le résumer en une formule bien connue du chapitre « De la vanité» : « j’ayme l’alleure poetique, à sauts et à gambades» (III, 9 : 1040). Par analogie, cette formule a souvent été reprise pour caractériser le style de l’écrivain, « cette manière de se laisser porter et entraîner par l’inspiration du moment et le tempérament»1, un « vagabondage folâtre, proche de l’errance et même de l’erreur, [Montaigne] retrouvant paradoxalement dans son écriture la folie qu’il avait marginalisée : ‘J’ayme l’alleure poëtique, à sauts et à gambades’«2. Montaigne, il est vrai, évoque ailleurs son « esprit primsautier» (II, 10 : 429) et il revendique pour lui « un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche» (I, 25 : 178). Mais on cherchera en vain dans les Essais une définition de la poésie en termes de spontanéité, de primesaut, de vagabondage. L’analogie qui conduit à caractériser son style selon les termes qu’il utilise pour définir la poésie est moins fondée qu’il n’y paraît. De surcroît, elle ne se justifie ni par la disposition du texte ni par l’argumentation qui est développée. L’expression « à sauts et à gambades» demande donc pour le moins à être réexaminée.

2La caractérisation du style de Montaigne comme un style « à sauts et à gambades» repose sur une base lexicale erronée. Cette erreur porte sur le sens même du terme « gambades», dont on ne prend en considération que l’acception moderne courante et non pas le sens à l’époque et dans la langue de Montaigne. Elle porte aussi sur le syntagme « à sauts et à gambades», interprété comme un de ces redoublements synonymiques propres à la langue du xvie siècle et à celle de Montaigne en particulier : le doublet donnerait au premier terme une valeur intensive, celle d’un saut répété, dans tous les sens et sans ordre. Si cette figure de mots est fréquente dans les Essais, la réunion de deux termes n’est pas systématiquement un doublet. Montaigne, très attentif à la précision du lexique, loin de confondre les deux termes qu’il associe, les distingue le plus souvent, pour les employer selon leurs nuances et dans leur sens le plus concret. Ici, le premier substantif, « sauts» est assez courant dans les Essais, alors que le second, « gambades», n’est employé qu’à cette occasion. En tant que tel, le hapax illustre à sa manière une des aspects les plus originaux de la langue et du style de l’écrivain : l’invention lexicale, qui prend sens souvent dans de subtiles relations d’intertextualité.

3En réalité, Montaigne n’invente ni « gambades» ni le syntagme « sauts et gambades». Il avait trouvé le premier terme, au singulier et au pluriel, ainsi que le verbe « gambader» chez Rabelais, qui les emploie à deux reprises dans Gargantua et dans le Tiers Livre, et chez le suiveur de celui-ci, dans le Cinquième Livre. Dans Gargantua, le terme désigne une figure acrobatique de Gymnaste, qui « feist la guambade sus un pied, et tournant à senestre […]. Lors par grand force et agilité feist en tournant à dextre la gambade comme davant»3. Dans le Tiers Livre, un soldat gascon invite ses adversaires au combat « guaillardement avecques petites guambades Guasconiques»4. Dans le Cinquiesme Livre, Panurge exprime sa joie à la vue de l’oracle de la Dive Bouteille : il « fist sur un pied la gambade en l’air gaillardement»5. Dans le même livre, à l’occasion de la description d’un bal, le terme est associé à « saut» tout en s’en distinguant :

4Adonques commencerent tournoyer, et entrer en combat, avec telle legereté, qu’en un temps de la musique, ils faisoient quatre desmarches, avec les reverences de tours competans, comme avons dit dessus : de mode que ce n’estoient que saux, gambades et voltigemens petauristiques, entrelassez les uns parmy les autres6.

Cette distinction est répétée dans le même contexte, où le verbe « gambader» est employé dans une suite : « se mouvoir, desmarcher, sauter, voltiger, gambader, tournoyer»7. Dans tous ces cas, la gambade est une figure d’art, qui appartient à la gymnastique, que Rabelais rattache à l’art des acrobates (« pétauristiques»), et à la danse, qui, au milieu du xvie siècle, commençait à intégrer des pas plus acrobatiques. Dans le texte cité, elle désigne un pas, ou plus exactement une figure, une « révérence de tours» faite en mesure sur un temps, un tour complet du danseur sur un pied :

Et les voyans sus un pied tournoyer après la reverence faite, les comparions au mouvement d’une rhombe girante au jeu des petits enfans moyennant les coups de fouet.

Panurge, lui-même bon danseur, exprime sa joie en mesure par cette figure, de même que le Gascon, qui mime une danse guerrière. Dans ces deux cas, le terme est enrichi par l’adverbe « gaillardement». Cette connotation définit le tempérament du danseur, elle est aussi une claire allusion à la gaillarde, une danse haute française, qui apparaît dans les années 1530, en concurrence avec la basse-danse. Ce n’est sans doute pas un hasard si Montaigne, dans la suite du passage où il mentionnait les gambades, associe à l’expression poétique sinon le même adverbe, du moins l’adjectif :

Ô Dieu, que ces gaillardes escapades, que ceste variation a de beauté : et plus lors, que plus elle retire au nonchalant et fortuit ! (III, 9, p. 1041)

Il s’en sert pour qualifier l’« escapade», un changement de pied, une « variation»8.

5Les liens entre les Essais et l’œuvre de Rabelais sont étroits, directs et attestés. Mais ils se déploient dans un intertexte plus vaste, en amont et en aval, qui, dans le cas qui nous intéresse, a contribué à préciser pour Montaigne le sens de « gambades». Si le terme a été employé pour la première fois en français par Rabelais, il s’agit de l’adaptation d’une invention littéraire, d’un mot tiré du poème macaronique d’Antoine Arena, Ad suos compagnones. De bragardissima villa de Soleriis. Ce texte, publié à Lyon, en 1528, et dans sa version complète, en 1531, chez Claude Nourry, le premier éditeur de Rabelais9, connut un grand nombre d’éditions jusqu’à la fin du xviie siècle. Montaigne lui-même a pu le connaître10. Après une évocation de ses campagnes militaires en Italie et de ses études à Avignon, Arena, devenu maître de danse, consacre un long développement à la basse-danse et à ses figures. Celles-ci étaient déjà en passe de disparaître, remplacées par les branles et la gaillarde. Il décrit en détail les pas encore en usage de son temps, reverentia, congedium, simplus, duplus, conversio et reprisa, auxquels il ajoute trois pas nouveaux qu’il est le premier à mentionner, la campana, le reversus, la gambada11, qu’il réunit en une même formule :

de puncto dansat tota brigata bene, gambadas fauchat campanas atque reversos. (vv. 1184-1185)

La campana désignerait un double saut sur le pied d’appui, pendant que la jambe libre balance d’avant en arrière, le reversus, un pas sauté permettant de changer l’orientation du corps, la gambada correspondrait à un ciseau des jambes et se pourrait se traduire par « enjambée»12. Le poète macaronique emploie le terme une seconde fois, en mentionnant les sauts qui mettent en valeur la virtuosité du danseur désireux de se faire valoir devant sa dame, quitte à passer pour un acrobate :

Altas trossabis gambadas ipse volando, saltos et gavelos plura reversa quoque, terrabim terrabast gisclando te remenabis, te tragitayrum quilibet esse putet (vv. 1541-1544)

Il confirme que la gambade est distincte des autres sauts, des pirouettes et des revers.

6Un troisième texte permet de préciser la portée de l’expression « à sauts et à gambades» pour Montaigne : le premier des Dialogues (1565) de Jacques Tahureau. Cette œuvre a été brièvement mentionnée comme une « source» des Essais, dans une perspective philosophique et comme une simple hypothèse, sans renvoyer à un passage précis13. Le scepticisme de Tahureau et celui de Montaigne ont ainsi pu être mis en relation. En revanche, elle n’a jamais été prise en considération pour éclairer les aspects lexicaux des Essais et en particulier l’emploi du terme « gambades». Or à l’occasion d’une satire de la danse et des danseurs, Tahureau, en lecteur d’Arena, non seulement mentionne précisément la gambade, mais il évoque aussi « ceux qui sont quelques fois prisés en leurs sauts et gambades» comme il emploie plus loin la forme verbale, « sauter et gambader»14. Dans le dialogue, un des devisants se moque des hommes qui veulent séduire les dames en exhibant leurs qualités de bons danseurs : ils se mettent « hors d’haleine à force de gambader», et courent le risque de tomber en cherchant à donner

Plus de couleur à l’italienne de leur gambes rottes, cabriolle, fioret, mutances, suspends, gambades, voltes et une infinité d’autres menus fatras qui ne servent d’autre choses qu’à se faire moquer15.

Le texte de Tahureau met en lumière certains changements de sens, dans le cadre d’une pratique sociale de la danse. Celle-ci connaît au cours du siècle une double évolution, marquée à la fois par le passage de l’ancienne basse-danse à la gaillarde et au branle, et par l’opposition entre la danse de couple sautée et le bal, à combinaisons géométriques, danse de pas, marchés ou glissés. Cette évolution met également en évidence un conflit latent entre la tradition française et des nouveautés italiennes. Tous les pas mentionnés par Tahureau, « gambes rottes, cabriolle, fioret, mutances, suspends, gambades, voltes», sont présentés par lui comme les pas d’origine italienne, adoptés dans la nouvelle danse de cour. Cette argumentation s’éclaire dans le contexte diffus de l’anti-italianisme de la seconde moitié du siècle, propre à la culture française, et correspond à ses implications sociales, morales et religieuses. Vingt ans plus tard, dans l’Orchésographie, un traité contemporain des Essais, publié sous le pseudonyme de Thoinot Arbeau, Jean Tabourot opposait encore en termes de moralité la tradition française de la basse-danse à la « volte» italienne :

Aujourd’huy les danceurs n’ont point ces honnestes considerations en ces voltes et aultres semblables dances lascives et esgarées que l’on a amené en exercice, en dançant, lesquelles on faict bondir les Damoiselles16.

Il critique les nouveaux pas de la danse à l’italienne comme des « vraies singeries». Ailleurs, Il avait défini le saut : « Il y a un mouvement appellé sault, qui se fait quand les deux pieds sont hors de terre eslevez en l’air»17. Ce mouvement peut se compliquer lui-même d’une « capriole», qui est un « remuement» des pieds en l’air, une sorte d’entrechat ; il est suivi de chute, la « cadence» ou clausula, permettant au danseur de retomber en « posture», sur ses pieds, alternativement sur le pied droit et le pied gauche.

7Dans son dialogue, Tahureau avait déjà glosé le sens de certaines de ces figures et de ces pas, en relation à leur étymologie :

Comme une cabriole, voulans par ce passage contrefaire les sautelantes chevres, par la gambe rotte une personne qui a la jambe rompue, par le passage du cheval le voulant ensuivre en ce qu’il frappe du pied contre terre.

Il explique ainsi ce que sont ces « passages», c’est-à-dire ces pas : la « cabriole», la « gambe rotte», ou le « passage du cheval», qui imitent la chèvre, un boitillement ou le cheval qui frappe du pied « contre terre». Cette dernière figure correspond peut-être à ce que le maître italien Fabrizio Caroso nommait « battuta»18, et que Tabourot, dans l’Orchésographie, appelait « tappement de pied», dans sa description du branle des chevaux :

Ces tappements de pied me font souvenir des chevaux quand ils veuillent troubler l’eau, ou des haquenées, quand il leur tarde d’avoir le picotin d’avoine19.

De la même manière, Tahureau emploie le terme de « gambades» pour désigner un pas ou une figure particulière, sans pour autant les définir. Dans une seule occurrence, au pluriel (les « autres gambades»), il lui donne une acception élargie, par synecdoque de la partie pour le tout ; il semble dénommer alors, dans leur ensemble, les divers pas ou « sauts» de la nouvelle danse italianisée :

Je laisse à parler des autres gambades, qu’ils ont autrefois appelées le saut du couturier, aujourd’hui surnommé à la palluettiste landrichard, le saut du pendu, et prou d’autres de pareille farine.

Ces appellations n’ont pas été identifiées. Toutefois Montaigne semble les connaître, au moins partiellement, comme il sait distinguer sauts, gambades, cabrioles. Dans un autre passage des Essais, consacré à l’apprentissage par l’exemple, il évoque en effet deux danseurs italiens actifs à la cour :

Je voudrois que le Paluel ou Pompée, ces beaux danseurs de mon temps, apprinsent des caprioles à les voir seulement faire, sans nous bouger de nos places, comme ceux-cy veulent instruire nostre entendement sans nous bouger. (I, 25 : 158)

Cesare Negri fit l’éloge de ces deux artistes20. Le premier, Lodovico Palvelo, dit Paluel, célèbre pour sa « prestezza della gamba», était venu danser devant Henri II et le duc d’Anjou ; le second, Pompeo Diobono, avait quitté Milan en 1554, pour s’établir en France où il était devenu le maître de ballet du duc d’Orléans, futur Charles IX. Paluel a donné son nom au saut que mentionne Tahureau, le « saut à la palluettiste landrichard»21. Montaigne désigne ce saut, non pas comme une « gambade», mais comme une « capriole».

8On notera le statut particulier accordé à la « gambade» dans cette suite : non seulement, elle est mentionnée par Arena et Tahureau, alors qu’elle reste ignorée de Tabourot, mais elle ne fait pas l’objet d’une description ni d’une explication fondée sur son étymologie. Tahureau la cite sans la décrire parmi les pas et les figures d’origine italienne, avec les « gambes rottes, cabriolle, fioret, mutances, suspends, voltes»22. Or tous ces pas sont nommés et décrits par les théoriciens italiens, à l’exception notable de la « gambade». Caroso et Negri décrivaient les figures de la campana et du reversus que citait déjà Arena, ils se servaient des mêmes termes pour les désigner : campanella et riverso ; ils décrivaient en détail les autres figures italianisantes mentionnées par Tahureau, en particulier les diverses sortes de « cabrioles», sautillements, pieds tendus en avant23. En revanche, ils n’employaient pas le terme de gambata, même s’ils connaissaient la figure ou le pas désignés en français par la « gambade». En italien, le mot, dérivé de gamba, est rare et il a un autre sens. Le Dictionnaire François et Italien (1585) de Giovanni Antonio Fenice, contemporain des Essais, ne lui consacre pas d’entrée. Ailleurs, il est attesté pour désigner un coup de pied ou une enjambée, souvent dans le sens métaphorique de « mauvais coup», donné ou reçu. Mais ce n’est pas un terme appartenant au lexique de la danse. En dépit d’une apparente dérivation phonétique de la gambata et de son emploi par Tahureau dans un contexte anti-italien, le terme de « gambade» n’est pas d’origine italienne. Henri Estienne ne le mentionne pas dans les Deux Dialogues du nouveau langage François Italianizé (1578), qui non seulement recensent mais inventent les italianismes de langage reçus à la cour des Valois. Dans son acception première, en tant que terme de danse, la « gambade», est un terme français, qui dérive de l’invention macaronique d’Arena24.

9Si la « gambade», en tant que pas de danse, existe dans la pratique italienne, elle est désignée par un autre terme : la scambiata ou le scambietto. C’est précisément le mot qu’utilise Girolamo Canini dans sa traduction des Essais, publiée en 1631. Canini rend le passage qui nous intéresse, « J’ayme l’alleure poetique à sauts et à gambades » par « Io hò gusto dall’andamento Poetico a salti, e a scambietti »25. Il montre ici sa parfaite compréhension du texte, en même temps qu’il nous éclaire : le scambietto est un pas orné. Caroso l’avait décrit sous le terme de cambio ou scambiata, en le distinguant des salti comme de la battuta, du capriolo ou du pirlotto, la « pirouette» :

Il cambio, o Scambiata, che vogliamo dirle, si fà così, trovandosi la persona a pié pari, ha da muover il piè sinistro, e spingerlo tanto innanzi al destro, che quasi con il calcagno di esso stia diritto alla punta del destro ; però distante per larghezza mezzo palmo da quello, tenendo il pié sinistro ben spianato in terra, e le gambe stese e poi muovendo il pié destro, ha da incrocicchiarlo attorno al sinistro, con la punta del destro attaccata di fuori al calcagno del sinistro. Poi alzando il pié sinistro tre dita alto di terra, e quello havendo spinto innanzi per dritta linea tre altre dita dalla punta del destro, ritornandolo indietro, ha da reggiarlo al destro : e tutto ad un tempo chinando un poco le ginocchia con allargarle alquanto, ha da finirla gratiosamente con il balzetto a piedi pari26.

Nous avons ici la description précise de la « gambade». Il s’agit non pas d’un simple saut, mais d’une figure complexe, reposant sur une extension, un croisement des jambes, qui se termine sur un petit saut permettant de revenir à la position initiale, le tout en un temps. Negri décrit plusieurs variantes de scambiate di piedi accompagnées de battute, de battements27.

10C’est sur ces bases techniques que s’éclaire la définition que Montaigne donne de « l’alleure poétique» : il s’agit d’une suite de pas savants, complexes, toujours en mesure. En bon connaisseur de cette matière, il combine probablement les conceptions de la danse noble de bal et celles de la nouvelle danse haute pour couples, caractérisée par des élévations, telle la gaillarde, qui repose sur des positions, des mouvements élémentaires et des pas, que le danseur choisit et assemble à sa volonté dans le cadre de six minimes blanches ; quatre de ces mouvements occupent les quatre premières notes, un saut et une posture les deux dernières, la composition se renouvelant au gré de l’exécutant. De surcroît, la gaillarde encourage la « découpure», la décomposition de chaque unité en mouvements de durée moindre. Il s’agit toujours d’une succession de pas, parmi lesquels, sauts simples, cabrioles ou gambades, qui s’enchaînent sur le temps, en rythme et suivant une stricte mesure, même s’ils sont improvisés ou donnent l’impression de l’être. Arena ne cessait de rappeler que la danse est l’art « d’apprendre les pas et de mouvoir les pieds selon la mesure»,

passus apprendere recte
Et cum mensuris atque movere pedes. (vv. 853-854)

Les bons danseurs restent toujours en mesure, « bene mensuram semper habere solent» (v. 965), au contraire des rustres, qui dansent en gesticulant, « non intendendo cadensas» (v. 973).

11Prise dans un sens métaphorique et appliquée à la poésie, l’expression « à sauts et à gambades» décrit à la fois les rythmes, les mètres, les pieds et la scansion du vers latin, mais aussi sa varietas. Ailleurs dans les Essais, Montaigne définit la poésie par ses « pieds nombreux», en évoquant l’effet physique qu’elle produit sur lui :

Tout ainsi que la voix contrainte dans l’etroit canal d’une trompette sort plus aiguë et plus forte : ainsi me semble il que la sentence pressée aux pieds nombreux de la poësie, s’eslance bien plus brusquement, et me fiert d’une plus vive secousse. (I, 25 : 151)

À côte de la comparaison musicale (la trompette) et son effet sur l’auditeur, la définition s’élargit par une connotation liée à la danse : la sentence qui « s’eslance», le saut, mais aussi la scansion, la « gambade», qui presse la sentence aux pieds.

12En termes formels, la poésie latine, fondée sur le rythme et la métrique, n’a rien d’un « vagabondage». Son allure est toujours contrôlée, soumise à la mesure, au rythme, à l’accent. Si elle peut donner l’illusion du primesaut, de l’improvisation, c’est par un effet de l’art maîtrisé d’un poète-danseur qui sait placer les accents et respecter les rythmes codifiés en les variant. Dans le chapitre « Des livres», Montaigne précise contre Cicéron, à propos de la prose qu’il aime, « une cadence qui tombe plus court, coupée en yambes» (II, 10 : 436) : un pied de deux syllabes, la première brève, la seconde longue. Cette conception de la poésie, toute de rythme et d’accent, belle par la juste scansion qu’elle suit, n’est pas antinomique avec les réserves qu’exprime Montaigne (« je ne suis pas de ceux qui pensent la bonne rythme faire le bon poëme», I, 25 : 177), à l’encontre de la rigueur formelle, ni avec la distinction qu’il établit entre le poète et le versificateur et la préférence qu’il manifeste pour l’inventio. Elle définit simplement « l’alleure poetique» et son charme intrinsèque. De surcroît, à la différence de Tahureau, Montaigne ne fait pas de la gambade une invention italienne, connotée négativement. Suivant Rabelais, il donne une valeur positive à ces termes de danse et en particulier au syntagme « à sauts et à gambades», qui lui servent à désigner le rythme de la belle poésie et non pas à dénoncer les prouesses des baladins, même s’il y voit des formes virtuoses que les amateurs ne peuvent pas suivre et qu’ils imitent pourtant au risque de la chute et du ridicule.

13Le syntagme « à sauts et à gambades» révèle ainsi en premier lieu un Montaigne lecteur de Rabelais, de Tahureau et peut-être d’Arena. Il révèle aussi un Montaigne, sinon bon danseur, du moins attentif à cette pratique, et peut-être le rôle qu’avait joué l’Italie dans la confirmation de son jugement. Dans le Journal de son voyage, après avoir relaté le bal qu’il avait donné aux Bagni di Lucca, il précisait en quoi consistait, selon lui, son charme :

Proponendo, che la grazia del ballo non dipendeva solamente del movimento de’ piedi, ma ancora del gesto, e grazia di tutta la persona, e piacevolezza, e garbo28.

Dans un contexte mondain, marqué par l’expression de la galanterie, il insistait alors sur la grâce de la danseuse, à qui il destinait un prix. Mais ce choix ne le conduisait pas à négliger le « movimento de’ piedi». Ailleurs, dans les Essais, dans un développement du chapitre « Des livres» antérieur au voyage, il avait déjà cherché à définir la poésie, en relation à la danse et aux danseurs. Sa conception était précisée par une série d’oppositions : Virgile contre l’Arioste, les bons poètes anciens contre les « fantastiques élévations Espagnoles et Pétrarchistes», Catulle contre Martial. Le reproche qu’il adressait à l’ornement et à l’ingéniosité est qu’ils suppléent trop souvent au défaut de matière et d’art véritable, comme « un secours estranger». Montaigne amplifia cette dernière opposition par trois comparaisons :

Tout ainsi qu’en nos bals, ces hommes de vile condition, qui en tiennent escole, pour ne pouvoir représenter le port et la décence de nostre noblesse, cherchent à se recommander par des sauts perilleux, et autres mouvements estranges et basteleresques. Et les Dames ont meilleur marché de leur contenance, aux danses où il y a diverses descoupeures et agitation de corps, qu’en certaines autres danses de parade, où elles n’ont simplement qu’à marcher un pas naturel et représenter un port naïf et leur grace ordinaire. Et comme j’ay veu aussi les badins excellens, vestus en leur à tous les jours, et en une contenance commune, nous donner tout le plaisir qui se peut tirer de leur art : les apprentifs, qui ne sont de si haute leçon, avoir besoin de s’enfariner le visage, se travestir, se contrefaire en mouvemens de grimaces sauvages, pour nous apprester à rire. (II, 10 : 432-433)

La comparaison centrale évoquant les dames a été introduite plus tard, dans l’édition de 1588, en même temps que l’expression « à sauts et à gambades» dans le chapitre « De la vanité». Elle a été insérée au milieu des deux comparaisons qui constituaient la première rédaction. La première oppose les danseurs nobles et les autres, qui doivent se singulariser par leurs « mouvements estranges et basteleresques», faute d’un « port», d’une tenue et d’allure qui sont le propre de la noblesse (mais qui en réalité, faisaient l’objet d’un enseignement, par un Paluel ou Diobono). La deuxième oppose les bons acteurs et les débutants. La troisième comparaison évoque les deux sortes de danses pour dames : les danses à « découpures» ou à pas sautés, et les danses de bal. Montaigne développe un paradoxe : pour plaire, il est plus avantageux et plus facile aux danseuses de se livrer à une succession de « découpures», de sauts et de gambades, difficiles en apparence, mais qui, en imposant une tension, leur donnent une « contenance», que d’aller simplement de leur pas « naturel». Or selon lui, c’est là que s’exprime la grâce véritable.

14Il n’est pas impossible que ces comparaisons, hétérogènes en apparence, soient toutes les trois tirées du passage de Tahureau, ainsi que le révèlent les éléments mis en relation et le lexique utilisé. Tahureau opposait déjà la femme et son mari, la danseuse à la française et le danseur à l’italienne, qui se couvre de ridicule par ses figures excessives :

Madame la sucrée, laquelle avecques un petit branslement de teste, un tour d’espaulle, et maniement de pied fretillard, sera trouvée cent mille fois mieus faire que son pauvre consort, qui se sera mis hors d’haleine à force de gambader29.

Il critiquait en termes sociaux le fait de pratiquer la danse pour en tirer louange : « tant employer de temps pour desrober le gaing et honneur d’un basteleur» ; il assimilait le danseur à un comédien, un badin :

Tout ainsi que nous voyons un farcereau estre bien loué, en representant une parfaite badinerie, autant en advient-il à ceus qui sont quelques fois prisés en leurs sauts et gambades30.

Enfin, il opposait la danse avec saut à la « basse danse», à condition « qu’on ne la decoupe point trop menue», c’est-à-dire en demandant qu’elle ne soit pas composées d’une succession trop complexe de pas, et qu’elle soit dansée par un homme d’âge mûr et non pas « par ces jeunes apprentis». Montaigne a pu réunir ces éléments disparates par contamination, au cours de deux phases de rédaction distinctes.

Le long passage qui porte la définition de l’allure poétique « à sauts et à gambades» a été publié pour la première fois en 1588. Le texte définitif est le résultat d’une élaboration, faite d’ajouts, de corrections et de déplacement, dont l’Exemplaire de Bordeaux met en évidence la complexité31. Les deux rédactions sont très différentes. Dans l’édition de 1588, Montaigne n’avait pas encore formulé la définition de son propre style « vagabondant». Il associait alors une formule indiquant une pratique qui lui était personnelle à la définition préalable de son goût pour l’allure poétique :

J’ayme l’alleure poetique à sauts et à gambades, et vois au change, indiscrettement et tumultuairement ; il faut avoir un peu de folie […]32.

Il définissait son goût pour la poésie en l’éclairant par les termes de la danse : Montaigne disait aimer une poésie qui a l’allure de la danse. En filant la même métaphore, il pouvait lui opposer une pratique personnelle, connotée négativement par les deux adverbes : lui-même va « au change, indiscrettement et tumultuairement». Ce qu’il désigne est peu clair : s’agit-il d’une pratique de lecteur de poésie, celle d’un lecteur versatile, passant d’un texte à l’autre ? S’agit-il d’une pratique d’écrivain ? Le contexte conduit à privilégier la seconde interprétation. Dans tous les cas, la relation entre les deux propositions n’est pas une relation d’analogie, il s’agit d’une opposition, servant à marquer une différence, en une nette antithèse. Montaigne aime l’allure poétique et sa mesure parfaitement scandée comme celle de la danse, mais il souligne que sa pratique personnelle est au contraire indiscrète et désordonnée. À l’art du bon danseur, qui exécute sauts, cabrioles et gambades, en rythme, selon l’ordre et une exacte mesure, il oppose sa manière de mauvais danseur, qui va « au change», qui fait les « passages», les changements de pas mal à propos, hors du rythme. Tabourot, dans l’Orchésographie, déplorait aussi que de son temps, l’on ne dansât plus la gaillarde avec discrétion comme avant, mais « tumultuairement». À l’art du poète bon danseur, Montaigne oppose sa pratique de mauvais danseur. Il aime la belle allure poétique latine, mais il écrit en une prose française, en apparence désarticulée.

15Comme telle, cette formule définit à la fois et sans contradiction le goût de Montaigne pour la belle poésie, en même temps que son propre style, en une de ces formules ironiquement auto-dépréciatives qui constituent un des aspects de son éthos d’écrivain et qui sert à dire l’originalité de son propos33. Dans le chapitre « De la presumption», qui concentre plusieurs de ces formules, Montaigne évoquait le style des Essais comme « un parler informe et sans regles» (II, 17 : 675), et il rappelle qu’ « à la danse, à la paulme, à la lucte, [il] n’a peu acquerir qu’une bien fort legere et vulgaire suffisance», celle-là même des paysans gesticulant d’Arena et des danseurs dont se moque Tahureau, à qui il ne convient pas d’exécuter les sauts et des gambades réservés à des maîtres.

16Il en va tout autrement dans le texte de l‘édition posthume. Montaigne donne la définition de son style personnel sous la forme de deux propositions assertives juxtaposées :

[…] quoy qu’il soit serré. Je vois au change, indiscrettement et tumultuairement : mon stile et mon esprit vont vagabondants de mesmes. (III, 9 : 1041)

Cette définition du style comme vagabondage est désormais distincte de la formule « à sauts et à gambades», dont elle est séparée par un long développement d’une dizaine de lignes. La première des deux propositions caractérise toujours Montaigne à travers ce qui peut apparaître comme sa pratique, comme un trait de mœurs, son goût du changement, auxquels deux adverbes indiquant le désordre et le manque de mesure semblent donner une connotation dépréciative. La seconde rapporte l’allure du style à celle de l’esprit de Montaigne par une comparaison marquée par « de mesmes» : toutes les deux « vont vagabondant». Les deux propositions sont reliées par un polyptote, la reprise du verbe aller, sous les formes « vois [vais]» et « vont», une figure fréquente dans les dernières rédactions des Essais. Cette reprise permet de mettre les deux adverbes et le participe sur le même plan, dans une continuité sémantique (« indiscrettement, tumultuairement, vagabondant»), qui en corrige la portée négative initiale. Ce style ainsi défini exprime un tempérament, il est marqué par l’irrégularité, les à-coups, le manque d’à-propos, le discontinu, mais aussi la spontanéité et le naturel. Les deux propositions sont mises en rapport, dans une affirmation qui valorise désormais la forme personnelle, anarchique, irrégulière du vagabondage.

17Cette valorisation passe par un infléchissement du sens de la première proposition, détachée de sa relation initiale avec la danse et l’allure poétique. Inversée, mais en termes positifs, cette fausse dépréciation conduit à rappeler que, si Montaigne aime toujours la poésie, l’écriture des Essais ne ressortit pas à la poésie et à ses rythmes, à sa mesure et à sa virtuosité, et que c’est selon d’autres critères qu’il convient de juger son « pas naturel et ainsi détraqué qu’il est» (II, 10 : 429). Montaigne a cessé de danser. L’adjectif qu’il utilise ici n’appartient plus au vocabulaire de la danse, mais à celui de la chasse et de l’équitation. Peu importe si son pas n’est pas en mesure avec la musique, s’il est hors de la piste : c’est son allure propre et naturelle. Et comme le « mouvement detraqué» (III, 11 : 1080) de la boîteuse, il est capable de procurer un agrément inédit.

Notes de bas de page

1 H. Friedrich, Montaigne cit., p. 352.

2 Fr. Rigolot, notice « Poétique», in Ph. Desan (dir.), Dictionnaire Michel de Montaigne cit., pp.  931-932.

3 Rabelais, Gargantua, XXXV, in Œuvres complètes, éd. M. Huchon, “Bibliothèque de la Pléiade”, Paris, Gallimard, 1994, p. 98.

4 Le Tiers Livre, XLII, ivi, p. 485

5 Ivi, XXXIII, p. 808.

6 Le Cinquiesme Livre, XXIV, ivi, p. 784.

7 Ivi, p. 785.

8 Dans un autre passage contemporain du précédent, l’escapade renvoie à la langue de l’équitation : « Les chevaux qu’on meine en main, font des bonds, et des escapades» (III, 12 : 1096).

9 Voir W.T. Marocco et M.L. Merveille, Antonius Arena : Master of Law and Dance of the Renaissance, “Studi musicali”, 18/1, 1989, pp.  19-41

10 A. Arena, Ad suos compagnones…, éd. et trad. M.-J. Louison-Lassablière, Paris, H. Champion, 2012.

11 Ivi, pp.  55-56.

12 Ivi, p. 116 note.

13 P. Villey, Les Sources des -Essais. Annotations et éclaircissements, Bordeaux, Imprimerie nouvelle F. Pech, 1920, p. lxxvi.

14 J. Tahureau, Dialogues, éd. M. Gauna, Genève, Droz, 1981, pp.  73-74.

15 Ivi, p. 72.

16 J. Tabourot, Orchésographie, Langres, J. Desprez, 1589, f. 45.

17 Ivi, f. 47.

18 F. Caroso, Il Ballarino, Venezia, Ziletti, 1581, f. 16v.

19 J. Tabourot, Orchésographie, ff. 87-88, 96.

20 C. Negri, Nuove inventioni di balli, Milano, G. Bordone, 1604, pp.  2-3.

21 Nous n’avons pas su identifier l’origine de l’expression « Landrichard», peut-être dérivée du nom d’un danseur français, disciple de Paluel.

22 Montaigne a peut-être aussi emprunté « mu(t)ances» à Tahureau. Dans un ajout porté au même passage, il emploie en effet le terme, non pas dans son acception musicale, mais en lui donnant une connotation dynamique, celle d’un mouvement gracieux dans l’espace, qui ressortit à la danse : « Ils ne craignent point ces muances : et ont une merveilleuse grace à se laisser ainsi rouller au vent : ou à le sembler» (III, 9 : 1040).

23 Voir Caroso, f. 12v ; Negri, p. 53.

24 Le terme n’est pas mentionné dans la liste des termes de danse recensés par B.H. Wind, Les Mots italiens introduits en français au xvie siècle, Deventer, Kluwer, s.d. (1927). Il est recensé comme un italianisme ancien (xve siècle), sans relation à la danse, par T.E. Hope, Lexical Borrowing in the Romance Languages. A Critical Study of Italianisms in French and Gallicisms in Italian from 1100 to 1900, Oxford, Basil Blackwell, 1971, p. 40.

25 Montaigne, Saggi, trad. G. Canini, Venezia, Ginammi, 1631, p. 671.

26 Caroso, Il Ballarino, f. 13r.

27 Negri, Nuove inventioni, pp.  58-59.

28 Montaigne, Journal du voyage en Italie, éd. cit., p. 728.

29 Tahureau, Dialogues, p. 73.

30 Ivi, p. 74.

31 Voir A. Tournon, « Montaigne et l’alleure poétique’. Pour une nouvelle lecture d’une page des -Essais», “BHR”, XXXVII, 1971, pp.  155-162.

32 Les -Essais, III, 9, pp.  1800-1801, variantes.

33 Voir Fr. Rigolot, Montaigne et l’art de la dépréciation, “Montaigne Studies”, XXVI, 2014, pp.  131-144.

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