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4. « D’une façon laïque, non clericale, mais tousjours très religieuse»

p. 83-108


Texte intégral

1Lors de son pèlerinage à Lorette, Montaigne avait fait peindre un ex-voto le représentant en gentilhomme dévot, accompagné de sa famille, à genoux devant une figure de la Vierge1. Dans les Essais, voués au projet de le peindre « tout entier», il n’est pas étonnant qu’il ait donné de lui-même une représentation qui mît en lumière son identité religieuse. Il s’y représentait en gentilhomme catholique, fidèle au roi très-chrétien et respectueux de l’Église. Cette représentation l’engageait. Son livre, en tant que discours public, composé de discours particuliers traitant de questions militaires et politiques, confirmait un parti ; il avait valeur d’une revendication et d’un engagement qui liaient l’homme qui les formulait, fût-ce à travers sa persona d’auteur. Et inversement, la personnalité publique, revendiquée sur le titre du livre par l’exhibition des charges officielles et des dignités du seigneur de Montaigne, donnait à ce discours, en son temps, son autorité et son sens : ceux d’un noble laïc. Ce discours fit l’objet d’une censure calviniste particulièrement mutilante2, alors qu’il avait reçu l’approbation des censeurs romains3. Ce fut ce discours que considérèrent les premiers lecteurs des Essais, parfois pour le critiquer dans ses formulations. Ainsi, dès 1597, Antoine de Laval, un géographe et non pas un théologien, qui disait avoir été un familier de Montaigne, inscrivit dans la marge de son exemplaire des Essais, en face de l’expression « vanité de la prédication» (II, 12 : 527), tirée de la Bible, stultitiam prædictionis : « ce mot avoit besoin de longue interpretation. C’est bien périlleux ainsi tout cru ; il se pouvoit dire en meilleurs termes et plus chrestiens»4.

2Le discours des Essais est inscrit en son temps. Il est construit selon les règles de l’art, même s’il les cache, destiné à des lecteurs réels, il est porteur d’effets et d’intentions : un discours pragmatique, en relation à une identité individuelle et à un drame collectif, les guerres de religion en France. Montaigne ne cesse de revenir sur ce drame, qui constitue le point focal de son livre. La question religieuse qu’il pose à plusieurs reprises n’a pas pour origine une volonté de savoir. Montaigne se voit impliqué, par les circonstances et par son entourage, dans une situation liée à un problème religieux, celui de la divergence des croyances. Il ne cessa d’examiner ce problème, afin de lui donner une réponse, ou du moins « faire l’essai» d’une réponse, en dénonçant la curiosité en matière religieuse.

3L’« Apologie de Raymond Sebond» mise à part, les Essais ne proposent pas un discours religieux. Ils traitent de sujets religieux, dans des contextes variés, sinon disparates, sur des modes divers, mêlant les tons et les effets, combinant l’ironie et le paradoxe. Cette matière ne fait l’objet de développements détaillés qu’à l’occasion d’un petit nombre de chapitres qui définissent clairement ce problème, sans se présenter pour autant comme des discours religieux : « Qu’il faut sobrement se mesler de juger des ordonnances divines», « Des prieres», « De la liberté de conscience». Ils appartiennent au projet initial des Essais. L’argument religieux est également développé sous une forme biaisée, dans un chapitre dont le titre et une partie importante du développement le dissimulent : « C’est folie de rapporter le vray et le faux», qui tout à la fois pose le problème, clairement inscrit dans le contexte des guerres de religion, développe une polémique anti-protestante avouée, définie en fonction d’enjeux civils et politiques et non pas théologiques, et résume une expérience personnelle, qui permet à Montaigne de donner une réponse originale, en termes de scepticisme chrétien et de morale civile. Dans l’édition de 1588, et dans les éditions postérieures, liées au nouveau contexte politique, marqué par l’arrivée au trône d’un prétendant protestant, la matière religieuse ne fit plus l’objet de chapitres particuliers. Le chapitre « Du repentir» marque le passage du rigorisme religieux au rigorisme moral, dans le nouveau contexte tridentin5.

4Ailleurs, dans les autres chapitres, cette matière est sommairement développée par des digressions, sous la forme d’arguments, d’exemples, de maximes, dans des contextes portant sur des objets bien différents. Le chapitre « Des coches» conjugue ainsi une argumentation érudite consacrée à un usage dans l’Antiquité, un développement politique en forme de critique des dépenses somptuaires des princes et de leur rapport avec la tyrannie, et un développement historico-moral consacré à l’héroïsme des Indiens du Nouveau monde face à la conquête espagnole. Dans ce chapitre, dont Montaigne renforce la cohérence par la formule de conclusion qui renvoie au titre, la religion n’apparaît qu’à l’occasion d’une simple digression, développée à travers un proverbe « Dieu me donne le froid selon la robe» (III, 6 : 943), d’un éloge des œuvres du pape Grégoire XIII (p. 945), écho d’une remarque analogue dans le Journal du voyage6, et d’une formule attribuée aux Indiens du Mexique, qui répondent avec mépris aux Espagnols et à leurs tentatives de conversion par la force (p. 956). Ces trois modes du discours sur la religion sont hétérogènes et sans rapport entre eux dans ce chapitre particulier ; ils ne laissent pas d’être cohérents dans le contexte général des Essais et dans la réflexion que développe Montaigne à propos de la diversité de religion et sa critique de la « nouvelleté», la question des œuvres, le choix moral.

5Les Essais ont été repris, modifiés et amplifiés par leur auteur au gré des rédactions successives et leur publication. Ce long processus d’écriture a entraîné une amplification des passages consacrés à la question religieuse, combinant réflexion politique et discours personnel centré autour de la vieillesse et de la maladie. Si on suit cette question dans cette évolution, elle apparaît sous forme d’ajouts. Ceux-ci bouleversent une ordonnance discursive antérieure, qui déployait une argumentation portant sur un sujet non religieux à l’origine, pour l’infléchir et lui donner un sens nouveau. Ce changement de propos est net dans le chapitre « De la coustume». La première rédaction reposait sur un ensemble d’exemples antiques ; ceux-ci ont fait l’objet d’une longue amplification traitant de la religion, amorcée dans l’édition de 1588 par un ajout dénonçant la présomption de ceux qui bouleversent l’ordre public pour imposer leurs croyances, au risque de la guerre civile. Dans un premier temps, Montaigne rappelle que le christianisme recommande l’obéissance aux magistrats et le respect de la loi, et il distingue ainsi un ordre spirituel et un ordre politique, dans lequel le premier s’inscrit :

La religion Chrestienne a toutes les marques d’extreme justice et utilité : mais nulle plus apparente, que l’exacte recommandation de l’obeissance du Magistrat, et manutention des polices. Quel merveilleux exemple nous a laissé la sapience divine ; qui pour establir le salut du genre humain, et conduire cette sienne glorieuse victoire contre la mort et le péché, ne l’a voulu faire qu’à la mercy de nostre ordre politique. (I, 22 : 125)

Dans la dernière rédaction et une seconde suite d’ajouts, il amplifia ce point par son exemple personnel, en glissant de la réformation des lois civiles aux tentatives de réformation de l’ordre religieux, vaines et illégitimes dans la mesure où la raison humaine ne peut pas comprendre celui-ci :

Cette si vulgaire considération, m’a fermy en mon siege : et tenu ma jeunesse mesme, plus temeraire, en bride : de ne charger mes espaules d’un si lourd faix, que de me rendre responsable d’une science de telle importance. […] Me semblant très inique, de vouloir sousmettre les constitutions et observances publiques et immobiles, à l’instabilité d’une privée fantasie (la raison privée n’a qu’une juridiction privée) et entreprendre sur les loix divines, ce que nulle police ne supporteroit aux civiles. (pp.  125-126)

Ce développement, tardif et en quelque sorte marginal dans la disposition du chapitre, concentre pourtant de la façon la plus précise l’essentiel du discours religieux de Montaigne. Il en va de même dans le chapitre « De la presumption». Montaigne évoque la beauté et il fait l’apologie du corps qui « a une grande part à nostre estre», dans sa relation avec l’âme. Il justifie cette argumentation par l’exemple des Chrétiens qui

ont une particuliere instruction de cette liaison, car ils sçavent, que la justice divine embrasse cette societé et joincture du corps et de l’ame, jusques à rendre le corps capable de recompenses eternelles. Et que Dieu regarde agir tout l’homme, et veut qu’entier il reçoive le chastiment ou le loyer, selon ses demerites. (II, 17 : 678)

La source est un passage de la Théologie naturelle de Raymond Sebond, qui se révèle comme un des ouvrages de référence auquel Montaigne ne cessa de revenir au cours de la rédaction des Essais. Dans l’édition de 1588, ce développement a été amplifié par une citation de Virgile, immédiatement suivie d’une célébration de la beauté du Christ, appuyée par un vers des Psaumes (XLV) :

Nostre grand Roy divin et celeste, duquel toutes les circonstances doivent estre remerquées avec soing, religion et reverence, n’a pas refusé la recommandation corporelle, speciosus forma præ filiis hominum. (II, 17 : 679)

Enfin, dans la rédaction posthume, le développement initial a fait l’objet d’un ajout en forme de comparaison entre les différentes doctrines philosophiques de l’Antiquité et leur conception de la relation entre le corps et l’âme, pour conclure à la supériorité des aristotéliciens, seuls à penser une conjonction qui, implicitement, se rapproche de la conception chrétienne. Cette argumentation se poursuit ailleurs et se nuance. Dans le chapitre « De l’art de conférer», suivant une évolution marquée dans les Essais, qui suit la dégradation physique et l’évolution de la maladie de Montaigne, celui-ci rappelle la « condition […] merveilleusement corporelle» de l’homme. C’est pour lui l’occasion d’une digression critique en forme d’admonition :

Que ceux qui nous ont voulu bastir ces années passées un exercice de religion, si contemplatif et immateriel, ne s’estonnent point, s’il s’en trouve, qui pensent, qu’elle fust eschappée et fondue entre leur doigt, si elle ne tenoit parmy nous comme marque, tiltre, et instrument de division et de part, plus que par soy-mesmes. (III, 8 : 975)

Montaigne désigne les calvinistes, auxquels il reproche d’avoir épuré la religion de toute sa dimension physique et corporelle, de ses rites, de l’avoir rendue abstraite au point qu’elle ne subsiste plus que comme prétexte de division.

6Cette forme détournée, où l’essentiel apparaît tardivement et à travers la digression, tient à la fois aux conditions d’une rédaction discontinue et inscrite dans la durée, qui se renouvelle en relation à la sitation politique. Elle tient surtout à une stratégie discursive, fondée sur la dissimulation. Celle-ci n’est pas dissimulation d’une doctrine ou d’une conviction, mais dissimulation de la nature argumentative et polémique du discours de l’auteur : l’argument touche d’autant plus qu’on ne l’attendait pas dans le contexte et à la place où il est développé, comme une forme de récapitulation de thèses énoncées ailleurs dans le livre7.

7À la différence de la traduction de la Théologie naturelle par Montaigne, les Essais ne ressortissent pas à l’importante production religieuse de leur temps. Ils ne sont pas un ouvrage de théologie, dans une définition large, allant du commentaire de l’Écriture à la controverse et à l’expression mystique, mais le livre d’un gentilhomme, un livre de morale, au sens propre, traitant des mœurs, en langue vulgaire et non pas savante, dans un espace littéraire qui est celui des anciennes literæ humaniores de la tradition cicéronienne. Montaigne rappelle que les philosophes comme les théologiens ont pour rôle de régler « les communes creances» (III, 8 : 988), les historiens et les moralistes, les poètes, de les enregistrer. Lui-même le fait sous une forme novatrice, en français, sur un mode non systématique mais critique, souvent ironique et paradoxal à des fins d’agrément et d’efficacité discursive. Son livre se présente comme un grand catalogue des usages du monde, « qui n’est que variété et dissemblance» (II, 2 : 358), fondé sur des exemples variés tirés de l’Antiquité classique, de l’histoire contemporaine, des relations des voyageurs, mis en rapport entre eux et avec les mœurs de l’auteur lui-même. Montaigne le complète, sur un mode paradoxal, des mœurs des animaux, dont il établit le « long registre» (II, 12 : 490). La religion, à travers les croyances et les pratiques, fait partie des mores dont elle illustre la diversité.

8Montaigne reconnaît dans leurs différences les formes sociales, politiques et culturelles propres à l’Antiquité et aux pays lointains, dont il prend plaisir à souligner la perfection, ainsi son éloge de la Chine dans « De l’experience», et souvent la supériorité sur les usages français de son temps. En revanche, en matière de religion, son discours exprime une position chrétienne et plus précisément catholique, qui est plus qu’une simple opinion et un point de vue. Elle lui permet de séparer la vérité de l’erreur, même si parfois, il excuse parfois la seconde en la considérant comme une ignorance de la vraie foi. À l’instar de ses contemporains, Il considère ainsi que le platonisme est une préfiguration de la « Chrestienne lumière» (III, 12 : 1089), et il note à propos de Tacite, critiqué par les humanistes pour avoir été un auteur non chrétien :

Il n’a pas besoing d’excuse d’avoir approuvé la religion de son temps, selon les loix qui luy commandoient, et ignoré la vraye. Cela c’est son malheur et non pas son defaut. (III, 8 : 987)

9À plusieurs reprises dans son livre, Montaigne rappelle qu’il n’est lui-même ni théologien ni philosophe, et qu’il n’empiète pas sur les domaines de leur compétence. Le chapitre « De la gloire» est introduit par une même formule de modestie :

La Théologie traicte amplement et plus pertinemment ce subject, mais je n’y suis guere versé. (II, 16 : 656)

Celle-ci vient après un développement liminaire consacré à Dieu, « à qui gloire et honneur appartient», servant à mettre à nu la vanité et l’imposture de toute gloire humaine. Elle sert à corriger d’emblée l’impression de présomption qu’aurait risqué de donner son propre discours, comme s’il s’agissait d’un discours théologique donnant une définition de Dieu, « qui est en soy toute plénitude» (II, 16 : 655). Ce développement, une paraphrase de saint Paul (Timothée I, 17), trouve son origine dans la Théologie naturelle. La prudence de Montaigne avait moins pour objet de le prémunir contre une éventuelle censure que d’écarter de son discours le soupçon de partialité ou et de dogmatisme qui pouvait peser sur un sermon ou un prêche. Il dissimuler la portée réelle de son discours, en insistant sur sa nature ni savante ni institutionnelle. À l’inverse, le rappel de l’autorité supérieure à laquelle il reconnaît se plier lui sert à mettre dans une perspective chrétienne et doctrinale le chapitre « Coustume de l’Isle de Céa», qui traite de la délicate question du suicide, dissimulée sous l’agrément exotique du titre :

Mon cathedrant, c’est l’autorité de la [Sacro sainte 80-88] volonté divine qui nous reigle sans contredit, et qui a son rang au dessus de ces humaines et vaines contestations. (II, 3 : 369)

Il s’agit d’un des chapitres les plus subtils des Essais, où s’exerce précisément la méthode du distinguo, et où les deux ordres, religieux et civil, sont soigneusement séparés. Montaigne examine une suite d’exemples contradictoires pris de l’Antiquité, renouvelés par l’intertexte augustinien du commentaire de Vivès à La Cité de Dieu. Par une série de glissements, le discours fait apparaître que le débat pro et contra sur le suicide est factice ; il n’oppose pas le courage à la lâcheté devant la mort, mais deux conceptions analogues et pourtant inconciliables d’un même courage, masque d’une même faiblesse de l’homme, jouet de la fortune et incapable de comprendre l’ordre du monde. Dans la mesure où la discussion qui l’ordonne présente des arguments en forme de justification du suicide, le chapitre ne peut être proposé que comme une « fantaisie», un discours paradoxal, tout en étant placé dans la perspective de l’autorité de la loi religieuse et de la « volonté divine». Or, dès la première édition, Montaigne rappelait que le désir de mort était aussi au cœur du christianisme :

Mais on desire aussi quelquefois la mort pour l’esperance d’un plus grand bien. Je desire, dict Sainct Paul, estre dissoult, pour estre avec Jesus Christ : et, Qui me desprendra de ces liens ? (II, 3 : 380)

Il allègue ici l’apôtre (Philippiens, I, 23 et Romains, VII, 24) en le traduisant. Cette même formule paulinienne se retrouve dans l’« Apologie de Raymond Sebond» (II, 12 : 465). En 1576, devant l’Académie du Palais, Marc Miron, médecin du roi Henri III, avait lui aussi allégué cette même citation en précisant, comme Montaigne : « Telle matière appartient aux Théologiens»8. Dans son argumentation, Montaigne souligne l’équivoque du choix humain de la mort volontaire, aux causes variées, en même temps qu’il reconnaît l’impossibilité de comprendre en termes rationnels le cupio dissolvi paulinien, qui appartient à l’ordre de l’amour.

10Montaigne écrivait une œuvre littéraire, mondaine, et il pouvait se passer de cette précision. Il invoque l’autorité religieuse pour mieux affirmer la différence entre deux plans. La morale dont il traite et dont il a seule autorité de traiter est la morale civile et non pas la morale théologique, selon la définition canonique. Conjuguant modestie et ostentation, la revendication de cette autorité restreinte définit un éthos qui contribue à la validité de son discours. Montaigne reconnaît son incompétence théologique, mais en même temps, il met en exergue une autorité, qui garantit son propre discours sur la religion : non pas un discours théologique, mais un discours civil et moral, et le champ dans lequel celui-ci, se déploie, non pas la Faculté de théologie et les débats en latin entre clercs, mais le Monde, dans une conception élargie de la conversation civile à l’usage des laïcs. Il se situe en tout cas hors de l’institution théologique et de ses formes de légitimité et d’autorité, mais aussi de ses formes de contrainte. Cet éthos laïc est défini comme tel :

Ce que je discours selon moy, non ce que je croy selon Dieu, d’une façon laïque, non clericale : mais tous-jours très-religieuse. (I, 56 : 341)

11Il explique la rareté relative de la référence biblique et chrétienne dans les Essais9. L’expression « la Théologie» désigne à la fois le titre de l’ouvrage de Raymond Sebond et, par métonymie, l’enseignement moral du christianisme (II, 11 : 453) dans ce qu’il a de plus général. Restent quelques citations de l’Ecclésiastique, en relation aux sentences de la librairie, ainsi que des références scripturaires ou patristiques, principalement tirées de saint Augustin10. Montaigne allègue saint Thomas d’Aquin (« Il me semble avoir leu autrefois chez S. Thomas» ; I, 24 : 204), avec une sprezzatura imitée du Cortegiano, mais sur une question annexe, concernant le droit matrimonial. De surcroît, cette référence chrétienne, ne porte pas toujours sur une question religieuse. Elle est parfois même détournée à des fins facétieuses, ainsi les considérations de saint Augustin sur les pets dans le chapitre « De la force de l’imagination», le débat sur la nudité des femmes lors de la résurrection dans le chapitre « Sur des vers de Virgile», ou, en conclusion du chapitre « De l’utile et de l’honeste», l’emploi d’une formule paulinienne définissant le mariage, qui conduit à l’évocation burlesque des chevaux du haras. De façon plus générale, la tradition et les références de l’humanisme antiquisant et païen, nourri de Sénèque et de Plutarque, semblent offusquer la référence chrétienne, scripturaire ou patristique et a fortiori scolastique. Cette référence antique et l’intertexte qu’elle met en œuvre peuvent conduire Montaigne à des expressions radicalement étrangères au christianisme :

Nostre police se porte mal […]. Les dieux s’esbattent de nous à la pelote, et nous agitent à toutes main. (III, 9 : 1004)

12Ni la conception ni son expression toutefois ne sont les siennes : il s’agit de la traduction d’un vers de Plaute qu’il reprend des Politica de Juste Lipse ; il le cite pour sa force poétique et expressive d’image, dans un contexte non religieux ni théologique.

13La question religieuse qu’aborde Montaigne dans les Essais n’est pas d’ordre métaphysique ou théologique ; ce n’est pas la question de Dieu, de son existence ou de sa définition ni une question de dogme ou de croyance. Il ne se reconnaissait aucune autorité à traiter ces questions. L’argumentation développée a pour but de réfuter la possibilité d’une connaissance de la vérité dans ce domaine, que ce soit par lui-même en particulier ou par les autres hommes en général, hors des lumières de l’Église. Le religieux se déploie dans les Essais, dans l’évidence de la foi révélée et dans la réalité de ses institutions. La seule question religieuse dont un laïc peut traiter de façon pertinente concerne l’ordre humain, c’est-à-dire l’ordre politique et moral, dans lequel prend sens la question des guerres de religion.

14Le discours religieux des Essais et l’« Apologie de Raymond Sebond» en particulier s’inscrivent dans une controverse. Montaigne désigne ses adversaires avec autant de précision que le permet la politesse d’un livre de gentilhomme, lu à la cour : il s’agit des protestants, et en particulier du calvinisme, désigné comme « la plus quereleuse reformation theologienne, dequoy le monde se soit desjeuné il y a longtemps» (III, 9 : 1035). S’ajoutent, de façon moins directe, les tenants d’un rationalisme chrétien, tel que le formulait son ami François de Foix-Candale, évêque d’Aire, dans sa traduction du Pimandre (1579). Cette controverse ne porte pas sur les vérités de la foi, mais sur la seule possibilité de connaître. Sur une base gnoséologique, elle soulève une question politique et morale. Par présomption, fiers de leur vain savoir, les protestants ont bouleversé un ordre religieux en introduisant des « nouvelletés» dogmatiques qui ont conduit à la diversité religieuse et aux guerres. Montaigne ne répond pas dogme contre dogme, mais en examinant les fondements du discours humain. Loin d’être une qualité à préserver, la diversité en matière religieuse, exprimée par la diversité des discours, est la marque de la faiblesse et de la misère de l’homme, la conséquence de l’incapacité dans laquelle il se trouve de connaître la vérité, l’expression du trouble de son esprit, aveuglé par l’orgueil de la connaissance. Cette argumentation reprend les « lieux» du discours apologétique et de controverse de l’époque. Dans l’« Apologie de Raimond Sebond», elle repose sur un intertexte littéraire et poétique, en particulier les Discours des misères de ce temps (1562), de Ronsard, longuement cités, dans une persective anti-protestante11.

15Montaigne s’appuie sur une gnoséologie critique, fondée sur la prise en considération des différences et de la contradiction, suivant la logique de ce qu’il appelle le distinguo (II, 1 : 355). Cette méthode sert au démontage systématique des formes humaines de connaissance, qui se révèlent plutôt comme des formes de superstition et d’erreur, marquées par « le desreglement de nostre esprit» (I, 4 : 47), la force de l’imagination et des passions, la volonté mauvaise, le ressentiment, le rôle de la Fortune. Ce terme, critiqué par les censeurs romains comme dans de nombreux autres textes littéraires de l’époque, a été interprété comme une des expressions de l’hétérodoxie de Montaigne, de sa défiance ou de son hostilité à l’encontre du christianisme. Sous une formule poétique, il s’agit en fait de la traduction des Écritures (Actes des Apôtres, I, 26), que Montaigne met en relation explicite avec la faiblesse de l’homme, incapable de choisir et de se décider par lui-même :

Et remarque avec grande considération de nostre foiblesse humaine, les exemples que l’histoire divine mesme nous a laissé de cet usage, de remettre à la fortune et au hazard, la determination des eslections ès choses doubteuses : Sors cecidit super Matthiam. (II, 17 : 693)

On a appelé scepticisme, un terme que Montaigne n’emploie pas, cette méthode d’argumenter et les résultats auxquels elle parvient, que Montaigne résume, non sans ironie, en maximes, en préceptes et en formules d’autorité.

16Dans les Essais, le scepticisme recouvre deux modes distincts. Le premier est mis en œuvre comme une méthode de jugement et appartient à la formation de l’écrivain. Il accompagne le projet anthropologique du livre dès son origine, tout en étant subordonné au second mode, comme si, la polémique anti-protestante de l’« Apologie de Raymond Sebond» ayant été réglée, Montaigne en tirait les conséquences pour mettre à l’essai l’ensemble du répertoire des mores. Dans le discours religieux, le scepticisme n’est pas une méthode de jugement mais l’application d’une méthode d’argumentation, dans une intention polémique et apologétique, qui sert à réfuter la possibilité du jugement, à limiter le discours humain à son domaine de compétence, pour réserver le domaine divin à la seule autorité religieuse établie :

Qu’un homme, quelque recommendation qu’il aye, soit creu de ce qui est humain : De ce qui est hors de sa conception, et d’un effort supernaturel ; il en doit estre creu, lors seulement, qu’une approbation supernaturelle l’a authorisé. (III, 11 : 1078)

17Ce scepticisme argumentatif repose sur la référence technique du scepticisme philosophique, appelé pyrrhonisme, et les figure conjointes de Pyrrhon d’Élis, que Montaigne désigne par l’ironie d’un oxymore, « Celuy qui bastit de l’ignorance une si plaisante science» (II, 29 : 741), et de Sextus Empiricus. Contrairement au scepticisme juridique et moral, dont le but est d’examiner les mobiles des actes et la qualité des comportements, pour en faire la critique, la référence pyrrhonienne est ponctuelle et réservée à la seule « Apologie de Raymond Sebond», à l’exception de deux emplois de nature doxographique pris de Diogène Laërce, dans les chapitres « Que le goust des biens et des maux…» et « De la vertu».

18La lecture que fait Montaigne de Pyrrhon et de Sextus, ainsi que son utilisation apologétique, appartiennent à leur temps. En 1569, Gentian Hervet, le conseiller théologique du cardinal de Lorraine au concile de Trente, avait publié la traduction de l’Adversus mathematicos de Sextus Empiricus en même temps qu’il préparait la version française de La Cité de Dieu de saint Augustin, publiée l’année suivante. L’entreprise avait pour ambition de ruiner les prestiges trompeurs de la science et de la sagesse des Anciens et de combattre les hérésies modernes, celles des calvinistes et « nouveaux académiciens». Hervet mettait le pyrrhonisme au service de l’apologétique chrétienne12. Cette méthode servait à établir la vanité des prétentions de la raison humaine à connaître la vérité, elle démontrait la faiblesse de l’argumentation rationnelle des « dogmatiques», pour rappeler que la révélation et la foi en la révélation étaient la seule certitude dans la connaissance de Dieu, lui-même inaccessible à la raison humaine. Pour Hervet comme pour tous les apologistes chrétiens, le lien entre Sextus et saint Augustin était évident : celui-ci dénonçait la séduction de la philosophie païenne dont il mettait à nu les contradictions et les erreurs ; il indiquait le passage nécessaire, le saut, de l’amour du savoir à l’amour de la sagesse, de l’amour de la sagesse à l’amour de Dieu, par la ruine du savoir humain, à laquelle contribuait la critique sceptique. À la traduction d’Hervet était jointe la seconde édition de la traduction et des commentaires des Hypotyposes pyrrhoniennes par l’érudit protestant Henri Estienne. Celui-ci, dans sa dédicace à Henri de Mesmes, un personnage avec qui Montaigne était en relation, présentait également le texte du philosophe grec comme un remède au dogmatisme des amateurs de raisons naturelles et comme une préparation à la foi.

19L’argumentation de l’« Apologie de Raymond Sebond» est étroitement liée au scepticisme pyrrhonien13. C’est en mettant en œuvre cette méthode que Montaigne édifie un texte de combat contre les « nouveaux docteurs» de la cour de Navarre. Ceux-ci tournaient en ridicule le livre de Sebond, qui servait de manuel de piété à une « princesse». En une apologie paradoxale et en apparence contradictoire, Montaigne met en évidence toutes les naïvetés, les insuffisances et les contradictions du rationalisme chrétien développé par Sebond. Mais sa critique du théologien catalan s’élargit en une critique générale du savoir humain, et partant de celui de ses adversaires, non moins naïfs, insuffisants et contradictoires que lui, sans autorité, incapables de démontrer et de prouver des vérités qui appartiennent à un ordre supérieur, sur laquelle a autorité la seule tradition apostolique. Montaigne utilise le scepticisme dans un sens apologétique14. Il l’instrumentalise, sans que l’on puisse pour autant le qualifier lui-même de philosophe pyrrhonien15.

20En critiquant les prétentions du savoir humain, Montaigne s’exposait à deux risques. Le premier était de ruiner toute approche intellectuelle des vérités divines, pour un abandon fidéiste16. Le second, plus grave, était celui d’une confusion dans l’exercice de cette critique. Montaigne eut plusieurs entretiens portant sur des questions de théologie, à Rome, avec le P. Maldonat, qui passe pour avoir été sa référence et son garant en matière de dogme17. Celui-ci avait mis en évidence les dangers de la méthode sceptique, recommandée par Hervet à des fins de controverse : mal employée, elle pouvait conduire à une critique générale de la religion, ou du moins d’en donner l’apparence. Selon lui, elle était inopportune dans la controverse anti-protestante. Montaigne lui-même était conscient de ces dangers, ainsi qu’il le révèle dans la formule du « dernier tour d’escrime» (II, 12 : 590). Ailleurs, dans le chapitre « De l’art de conferer», il commente le risque du mode d’argumentation par ironie qu’il avait choisi :

J’ay autrefois employé à la necessité et presse du combat, des revirades, qui ont faict faucée outre mon dessein, et mon esperance. (III, 8 : 981)

Le scepticisme avait pour fin de récuser la légitimité prétendue du discours tenu sur la religion par des hommes sans autorité. Il a pu être interprété par erreur comme l’expression de doute s’exerçant sur les vérités de la religion chrétienne, comme si la critique du protestantisme par le biais d’une critique du savoir humain en général minait les fondements de la religion chrétienne.

21Le scepticisme argumentatif et apologétique mène à l’humilité de la « docte ignorance» de tradition cusaine ; il ne conduit pas au doute. Celui-ci appartient à la méthode de l’enquête juridique. On cherchera en vain dans les Essais l’expression « le mol oreiller du doute», souvent attribuée à Montaigne. Il s’agit en réalité d’une vulgarisation par approximation de la formule d’un tout autre sens, « Ô que c’est un doux et mol chevet, et sain, que l’ignorance et l’incuriosité, à reposer une teste bien faicte» (III, 13 : 1120). Le scepticisme conduit encore moins à l’irrésolution en matière religieuse. Montaigne emploie l’adjectif « irrésolu» dans une figure de modestie, servant à préciser l’éthos chrétien mais laïc de son discours : « Je propose des fantasies informes et irrésolues» (I, 56 : 335). Le terme chez lui sert à connoter à la fois la faiblesse de tout discours, c’est-à-dire de tout savoir humain, et la philosophie en particulier (II, 17 : 672), dont les raisonnements ne peuvent aboutir à révéler la vérité. De façon plus générale, il qualifie la nature de l’homme dans sa misère : « l’irrésolution me semble estre le plus commun et apparent vice de nostre nature» (II, 1 : 351). Lorsque Montaigne se reconnaît ce défaut à titre individuel, ce n’est pas pour caractériser une foi incertaine ou tiède, mais un trait de caractère, qui le dessert dans ses fonctions politiques :

L’irresolution : defaut très-incommode à la negociation des affaires du monde : Je ne sais pas prendre party ès entreprises doubteuses. (II, 17 : 693)

Il déplore les conséquences de ce trait de caractère qui l’a gêné dans sa carrière publique. Mais en matière religieuse, il prend soin de toujours rappeler la fermeté de sa position : il n’est pas irrésolu, mais croyant ; ni son scepticisme ni d’autres causes n’altèrent sa foi. À la diversité des opinions adverses, il oppose son refus des « nouvelletés» et de leur séduction. Ce refus apparaît comme une victoire. Montaigne inscrit son discours dans une expérience humaine et personnelle qui lui donne sa véracité, en rappelant qu’il avait connu lui-même dans sa jeunesse la tentation protestante qu’il dénonce18, comme celle de l’incertitude doctrinale et du laxisme19. Mais alors que tout changeait autour de lui et que lui-même était emporté dans ce changement, soumis à l’âge et à la maladie, il avait conservé sa foi :

Ainsi me suis-je, par la grace de Dieu, conservé entier, sans agitation et trouble de conscience, aux anciennes creances de nostre religion, au travers de tant de sectes et de division que nostre siecle a produites. (II, 12 : 604)

Dans les Essais, le scepticisme ne s’exerce pas sur les vérités de la foi ; il réfute la possibilité des hommes à connaître celles-ci par eux-mêmes, leur légitimité à les dire, si leur discours n’est pas appuyé sur une autorité véritable, le magistère de l’Église. De même, les conséquences que Montaigne en tire et la démythification à laquelle conduit l’exercice du scepticisme, ne portent pas sur ces vérités, mais sur les comportements humains et leur usage de la religion. Le scepticisme l’engage à la modestie et en même temps à un effort accru de cohérence, d’exigence et de rigueur. Celui-ci suit à la fois l’évolution de la situation et des enjeux politiques et religieux, comme il prend une orientation nouvelle, civile et morale, clairement mise en évidence dans l’édition de 1588 et les dernières rédactions. Sur la base du problème religieux de son temps, c’est-à-dire celui des conséquences de la division religieuse en France, Montaigne propose une réponse sur deux plans, en distinguant nettement le religieux du politique et du civil, suivant un processus de laïcisation et de sécularisation nouveau à son époque. Si on suit les Essais dans leur développement et leur continuité, il s’agissait pour lui non plus d’expliquer la diversité des croyances à l’origine de ces guerres civiles à prétexte religieux, et moins de dénoncer l’imposture du politique qui se sert du religieux pour ses fins propres, comme l’aurait fait un pamphlétaire, que d’agir pour le mieux, en tant que personne publique et privée, dans la situation de non-droit qu’elles avaient créée.

22Un des éléments topiques de l’apologétique catholique des guerres de religion consistait en une forme de concession : tout en dénonçant la présomption des protestants à imposer un dogme, on croyait pouvoir trouver un point de conciliation en acceptant leur critique des abus de l’Église. Cette concession a nourri pendant un demi-siècle la position gallicane et le discours satirique. Or, on ne trouve pas de traces d’anticléricalisme dans les Essais. De ce point de vue, Montaigne rompt avec la tradition polémique, telle que l’avait développée Ronsard dans ses Discours. Il connaît pourtant toute la tradition satirique de son temps, en particulier l’Apologie pour Hérodote du protestant Henri Estienne, à laquelle il emprunte, avec son titre, plusieurs anecdotes. Or, même à titre de concession tactique, il ne critique jamais les prêtres et les moines, en tant qu’ils sont les dépositaires d’une autorité religieuse ou qu’ils jouent leur rôle d’officiants des mystères sacrés. Dans le chapitre « Du pédantisme», sa critique du clerc identifié au pédant, est reprise à la lettre de Rabelais ; elle porte sur son rôle savant et professionnel d’enseignant, et non pas son rôle religieux, comme elle porte ailleurs sur la tradition universitaire de la dispute, incapable d’amender les âmes20, et non pas sur la matière de la dispute. Dans le chapitre « De la diversion», Montaigne note bien que « les exclamations des prescheurs […] esmouvent leur auditoire souvent, plus que ne font leurs raisons» (III, 4 : 878). Il ne s’agit pas d’une critique de leur rôle religieux, et moins une critique que la mise en évidence sur un mode technique, par un écrivain formé à l’éloquence parlementaire, de la dimension affective, et partant, non rationnelle, efficace dans certains discours, à un moment d’intense activité parénétique et de forts débats concernant l’orator christianus. Cet argument s’éclaire et se précise par une brève notation en forme de comparaison, destinée à préciser l’action et le discours politiques des rois :

vostre suffisance, comme celle des prescheurs, s’adresse principalement au peuple, juge peu exact, facile à piper, facile à contenter. (III, 7 : 962)

Les formes affectives de l’éloquence de la chaire ne tiennent pas au vice de l’orateur chrétien et encore moins à l’imposture du sujet qu’il traite, mais à l’ignorance du public auquel il s’adresse et auquel il doit savoir adapter son discours. Dans le chapitre suivant, Montaigne met en lumière les risques contraires de l’abstraction et de la déritualisation de la religion par les calvinistes. Sur les bases sceptiques qui soulignent la faiblesse de l’esprit humain, il tient compte des forces des passions et de l’imagination pour justifier le rôle des apparences et des formes, la « robe» et la « grimace», dans une croyance que la raison ne suffit ni à fonder ni à expliquer. Dans d’ultimes ajouts à son texte, il célèbre au contraire les vertus des religieux, suivant l’exemple de ceux qu’il connaît et qu’il fréquente, à Bordeaux même, Capucins et Feuillants21, ailleurs les Jésuates22, de même qu’il fait un éloge appuyé de Charles Borromée23 et qu’il mentionne avec respect à plusieurs reprises le cardinal de Lorraine. Par ces exemples, son discours, déterminé à l’origine par une position hostile au protestantisme, semble s’orienter dans le sens de la Réforme catholique, conçue comme un effort interne de réforme de l’Église.

23Sur le plan strictement religieux, le scepticisme apologétique a ainsi pour conséquence, sans contradiction, une exigence de fermeté et de précision. Dans les Essais, il prend la forme de la rigueur doctrinale. D’une part, Montaigne dénonce avec soin les superstitions, incompatibles avec le respect dû à Dieu, ainsi que toute forme d’anthropocentrisme dans la relation avec Lui et en particulier dans la définition de Ses desseins. Il dénonce par le biais de l’ironie le mauvais usage des signes symboliques, ainsi l’exemple de l’enfant monstrueux servant de « favorable prognostique au Roy, de maintenir soubs l’union de ses loix, ces parts et pieces diverses de nostre estat» (II, 30 : 749). Son approche des miracles s’inscrit dans cette perspective. Elle ressortit moins à un rationalisme de principe qu’à une intention démythificatrice à l’égard de tous les signes qui pourraient être détournés en termes partisans et de propagande, et plus généralement de toute confusion entre les plans. D’autre part, Montaigne rejette tout compromis en matière de dogme, reprochant aux catholiques d’avoir été trop légers, en transigeant sur ces matières :

Ce qui me semble apporter autant de desordre en nos consciences en ces troubles où nous sommes de la Religion, c’est cette dispensation que les Catholiques font de leur créance. Il leur semble faire bien les moderez et les entendus, quand ils quittent [et cedent 80-88] aux adversaires aucuns articles de ceux qui sont en debat. (I, 26 : 188)

Ce passage est une claire allusion aux propositions iréniques du cardinal de Lorraine qui avait tenté, à l’occasion du colloque de Poissy, une ultime conciliation avec Théodore de Bèze sur la question de la messe et de la transsubstantiation, sur la base de la confession d’Augsbourg. Il a été maintenu jusque dans l’édition définitive, comme si pour Montaigne, la menace de la concession doctrinale restait vive, au moment où se posait la question du ralliement des catholiques « politiques» au prétendant protestant.

24La critique que fait Montaigne ne porte pas sur les rites, les cérémonies extérieures et les pratiques pieuses. Ceux-ci sont nécessaires et ils appartiennent à un ordre des mœurs dont il accepte la variété, même s’il en critique certains abus, des superstitions, par allusion, à travers l’évocation de certaines coutumes de l’Antiquité ou de peuples lointains. Montaigne dénonce en revanche systématiquement l’imposture des comportements individuels de feinte religion, de piété ou de dévotion dissimulant des desseins malhonnêtes et incompatibles avec l’ordre social. Le scepticisme moral, en tant que mode de connaissance et de jugement, appuyé sur l’exercice du distinguo, analyse, anatomise, met à l’épreuve actes et paroles, pour dévoiler les mobiles cachés, pour distinguer des apparences ce qui appartient véritablement à la vertu, pour célébrer ce qui révèle la foi, c’est-à-dire le véritable amour pour Dieu, et pour blâmer ce qui en est le masque. Dans le chapitre « De la diversion», à travers un exemple, il révèle ce que cache la dévotion apparente des condamnés à mort en attente de leur supplice : elle n’est pas la marque de leur constance ni la foi de cœurs purs, elle est intéressée, elle sert à les détourner de l’effroi qu’ils éprouveraient à considérer l’imminence de leur supplice.

25Après le scepticisme de controverse, Montaigne met en œuvre le second mode sceptique, qui permet l’examen de l’intention, droite ou mauvaise. C’est dans ce sens que se comprend le paradoxe sur lequel est construit l’argument du chapitre « Du repentir». Montaigne justifie son propre refus de la repentance par une critique de la dévotion contrefaite et des formes hypocrites de repentir : il s’agit le plus souvent d’une « cérémonie», liée à l’impuissance d’agir, au ressentiment, et non pas l’expression sincère de la conscience. Le chapitre « Des Prières» est probablement celui qui poursuit le plus radicalement cette démarche critique, au cœur de la pratique religieuse la plus générale et la plus intime. Montaigne refuse que l’on puisse prier sans avoir une « âme nette» (I, 56 : 336). L’interprétation de cette conception en termes de rigorisme éclaire son intention. Elle est décisive pour la juste compréhension du discours religieux des Essais24. C’est en raison de ce rigorisme, qui a pu sembler trop exigeant, que ce chapitre a fait l’objet de la première censure romaine.

26La cible du discours religieux de Montaigne n’est pas la religion, mais bien le mauvais chrétien, le chrétien insuffisant. Le scandale de cet oxymore est au cœur de son discours, qu’il résume dans sa portée démonstrative. Il est formulé, dès 1569, dans une manchette de la Théologie naturelle :

Le vray Chrestien vaut mieux que tous les autres hommes qui ne le sont. Le faux Chrestien pire que tout le reste des hommes25.

Cette contradiction prend toute sa force négative à l’occasion des guerres pour la religion, opposant catholiques et protestants, et des troubles de la Ligue, qui sont le théâtre de la perversion du christianisme en esprit de parti. C’est ainsi que se comprend une formule de l’« Apologie de Raymond Sebond», souvent citée et presque toujours interprétée de façon inexacte :

Nous sommes Chrestiens à mesme tiltre que nous sommes Perigordins ou Alemans. (II, 12 : 466)

27Friedrich ironisait à tort sur ceux qui avaient voulu lire en elle une « profession de foi catholique»26. Dans son contexte et dans le mouvement argumentatif où elle prend sens, il ne s’agit pas d’une assertion exprimant un relativisme religieux, qui réduirait la religion à une identité, variable selon les lieux, mais l’expression de l’indignation face à la faiblesse de notre foi :

Tout cela est un signe très-evident que nous ne recevons nostre religion qu’à nostre façon et par nos mains, et non autrement que comme les autres religions se reçoivent. (Ivi, 465)

Montaigne déplore que la plupart des chrétiens vivent leur foi, la foi du Christ, la vraie foi, non pas comme un absolu, mais comme une simple détermination accidentelle, comme une coutume, qui la rabaisse au niveau des autres religions.

28Dans l’ensemble des Essais, Montaigne déplore ainsi que ceux qui se disent chrétiens ne soient pas de vrais chrétiens, c’est-à-dire des gens de bien selon Dieu, qui respectent Sa loi. À la fin de son livre, il déplore que ses contemporains ne soient pas même capables d’être des gens de bien selon leurs règles propres, dans une conception de l’humaine sagesse et de la vertu assignée aux « affaires du monde» (III, 9 : 1036-1037). L’évolution des guerres de religion en guerres civiles ne posait pas moins pour lui des questions concrètes et urgentes, clairement formulées dans son livre : celle de l’engagement, de la conciliation entre les exigences de l’utile et l’honnête, celle de l’obéissance au souverain légitime et du ralliement à un prince nouveau, à qui « toute inclination et soubsmission» sont dues, « sauf celle de l’entendement» (III, 8 : 980), celles enfin que déterminaient les menaces réelles sur sa personne et ses biens. Ces guerres engageaient moins la question de la liberté et de la servitude, que celles du lien social à préserver, du respect de la parole donnée. La liberté de conscience pouvait contribuer à y mettre fin, même si Montaigne restait conscient de l’instrumentalisation possible de celle-ci par le prince, à l’exemple de l’empereur Julien. Dans les Essais, il réclamait surtout un effort d’humanité et de modération. Ces questions et ces enjeux sont moins d’ordre religieux que civil et moral, même si à travers une prosopopée, – les paroles du duc de Guise, s’adressant à un protestant dont il avait déjoué le complot –, Montaigne rappelait que la clémence politique avait pour fondement la douceur propre au catholicisme :

La religion que je tiens est plus douce que celle dequoy vous faites profession. La vostre vous a conseillé de me tuer sans m’ouir […], et la mienne me commande que je vous pardonne. (I, 23 : 129)

Le scepticisme de Montaigne, en tant que méthode de controverse aboutissant à un aveu de faiblesse d’ordre gnoséologique, s’accompagne ainsi, sans contradiction, d’un volontarisme moral, qui affirme la possibilité de la décision droite, de l’accomplissement vertueux de « l’humaine condition» sur la base de son ignorance et de ses faiblesses, d’un choix héroïque contre celles-ci. En une formulation ironique, Montaigne revient sur la question de la confession ; il se dit même favorable à la position protestante, contre la confession auriculaire des catholiques : sa propre confession est toujours publique, c’est celle du discours personnel des Essais, à travers lequel il se dévoile et se représente dans sa misère d’homme faible, malade, ignorant, mais aussi dans sa dignité, liée à l’effort vertueux qu’il ne cesse d’accomplir. Son discours personnel est tout d’humilité, ce « peu d’estime que je fay de moi» (II, 17 : 696). Il est le prélude à un véritable exercice de formation de soi, dont les Essais, sur le mode d’une apologie personnelle, suivent les étapes et les progrès, pour le donner en exemple au lecteur.

29Le caractère surprenant de cet exemple et de la leçon qu’il donne est la discrétion apparente de la référence confessionnelle. Montaigne affirme la primauté de la conscience, du for intérieur considéré comme un tribunal devant lequel se juge la pureté de ses actions. Mais ce n’est pas en termes chrétiens, ni en relation à une pratique religieuse que se formule son jugement. Les vertus qu’il se reconnaît au terme d’un long parcours de connaissance de soi et de mise en pratique sont bien des vertus chrétiennes, la résolution, la constance, l’ordre, la tempérance, la bonne foi, la pitié, la miséricorde. Mais il les rattache en apparence à l’héroïsme civil des Anciens, qu’il renouvelle par l’exemple de Socrate. Son discours moral est celui d’un gentilhomme, d’un laïc. Il s’adresse à ses pairs, des gens du monde et à des lecteurs, catholiques et protestants réunis, lassés des guerres de religion. Pour les toucher, sans renoncer à sa foi, il doit libérer son propos de toute confessionnalisation incompatible avec l’esprit de réconciliation. Il réactualise à cette fin une définition de la sagesse en termes aristotéliciens, comme « un maniement réglé de nostre ame» (II, 2 : 367), et un idéal de magnanimité. La notion de modération qui le fonde lui permet d’inverser la prééminence de l’ordre des mérites religieux et civils :

Il est à l’adventure plus facile, de se passer nettement de tout le sexe, que de se maintenir duement de tout poinct, en la compagnie de sa femme. Et l’on a dequoy couler plus incurieusement, en la pauvreté, qu’en l’abondance justement dispensée. L’usage conduit selon raison, a plus d’aspreté, que n’a l’abstinence. La moderation est vertu bien plus affaireuse, que n’est la souffrance. (II, 33 : 771)

Cette conception est paradoxale, stricto sensu, dans la mesure où elle va contre l’opinion courante : il est plus difficile pour un laïc de vivre vertueusement sa vie mondaine que pour un religieux ses vœux et ses mortifications. Cet ajout tardif est à rapprocher de la comparaison que trace Montaigne entre lui-même et certains religieux dont il admire la rigueur :

Pour n’estre continent, je ne laisse d’advouer sincerement la continence des Feuillans et des Capuchins, et de bien trouver l’air de leur train. Je m’insinue par imagination fort bien en leur place : et les ayme et les honore d’autant plus, qu’ils sont autres que moy. (I, 36 : 234).

Le mouvement de laïcisation et d’intériorisation que révèlent les Essais est ici accompagné d’une nouvelle référence catholique, pour définir un ordre privé, sous-tendu par une spiritualité discrète. Et inversement, la reconnaissance d’une vertu sublime dans l’ordre religieux s’accompagne, sans contradiction, de l’affirmation d’une excellence dans l’ordre civil. Loin de se combattre, ces deux ordres distincts s’éclairent mutuellement et suscitent une forme d’émulation : vivre la vie civile avec la même exigence de perfection que les religieux devraient vivre leur vocation.

30Le discours religieux et moral des Essais s’achève sur la confirmation d’une harmonie entre deux plans distincts, « les opinions supercelestes et les mœurs souterraines» (III, 13 : 1165), qui permet à Montaigne de revendiquer une excellence humaine sans oublier le sublime de la foi. Garanti pour lui par l’espérance de la vie éternelle « but final, et dernier arrest des Chretiens desirs», un tel accord permet d’estimer l’humaine condition à sa juste valeur, au cœur des souffrances et de la vieillesse, au cœur des guerres, au cœur même de l’erreur, dont il est possible in fine de faire bon usage. Les Essais s’achèvent sur une célébration de la vie humaine, qui, si on la lit dans son contexte et dans sa formulation complète, est une action de grâces : « Pour moy donc, j’ayme la vie, et la cultive, telle qu’il a pleu à Dieu nous l’octroyer» (III, 13 : 1163).

Notes de bas de page

1 Montaigne, Journal du voyage [1774], éd. Ph. Desan, Paris, STFM, 2014, pp.  601-602.

2 Voir F. Giacone, Gli “Essais” di Montaigne e la censura calvinista, “BHR”, XLVIII, 1986, pp.  671-699.

3 Voir J.-R. Armogathe et V. Carraud, Les “Essais” de Montaigne dans les archives du Saint-Office, in J.-L. Quentin et J.-C. Waquet (dir.), Papes, Princes et savants dans l’Europe moderne. Mélanges à la mémoire de Bruno Neveu, Genève, Droz, 2007, pp.  79-95 ; A. Legros, Montaigne face à ses censeurs romains de 1581, “BHR”, LXXI, 2009, pp.  7-33 ; J.-L. Quentin, Les censeurs de Montaigne à l’Index romain : précisions et corrections, “Montaigne Studies”, XXVI, 2014, pp.  145-163 ; F. Giacone, Les “Essais” furent-ils censurés par Rome en 1581 ?, “Studi francesi”, 59, 2015, pp.  3-21.

4 Voir J. Balsamo, “Les Essais” de Montaigne et leurs premiers lecteurs : exemplaires annotés (1580-1598), “Montaigne Studies”, XVI, 2004, pp.  143-150.

5 Voir G. Hoffmann, Emond Auger et le contexte tridentin de l’essai ‘Du repentir’, “BSAM”, 21-24, 2001, pp.  262--275.

6 « Grand bastisseur, et en cela il lairra à Rome et ailleurs un singulier honneur de sa mémoire ; grand aumosnier, je dis hors de toute mesure», Journal du voyage, 1774, p. 97. Le passage est rédigé par le secrétaire de Montaigne.

7 Sur ces stratégies, désignées sous le terme de « cryptique», voir D. Knop, Écrire, conduire : maîtrise et fougue du ductus montaignien, “Montaigne Studies”, XXVII, 2015, pp.  73-88.

8 Voir É. Frémy, L’Académie des derniers Valois, Paris, E. Leroux, 1887, p. 253.

9 Voir M.S. Meijer, Montaigne et la Bible, “BSAM”, 20, 1976, pp.  23-57.

10 Voir E. Limbrick, Montaigne et saint Augustin, “BHR”, XXXIV, 1976, pp.  49-64, ainsi que J. Céard, “La Cité de Dieu” lue par Montaigne en compagnie de Jean-Louis Vivès, in Ph. Desan (dir.), Montaigne et la théologie cit., pp.  241-250.

11 Les Essais, II, 12, p. 563.

12 Voir A Legros, La dédicace de l’“Adversus mathematicos” au cardinal de Lorraine ou du bon usage de Sextus Empiricus selon Gentian Hervet et Montaigne, “BSAM”, VIII, 15-16, 1999, pp.  51-72.

13 Voir H. Popkin, The History of Skepticism from Erasmus to Spinoza, Berkeley, 1960, 1979, pp.  18-41.

14 Sur cette argumentation, voir Les Essais, pp.  1553-1564.

15 Voir E. Limbrick, Was Montaigne really a ‘pyrrhonian’ ?, “BHR”, XXIX, 1977, pp.  67-80.

16 La notion a été introduite par H. Janseen, Montaigne fidéiste, Nijmegen-Utrecht, N.V. Dekker, 1930.

17 Voir A. Legros, Montaigne et Maldonat, “Montaigne Studies”, XIII, 2001, pp.  65-98.

18 Les Essais, I, 22, p. 125.

19 Ivi, I, 26, p. 189.

20 Ivi, III, 8, p. 972.

21 Voir M. Simonin, Montaigne et les Feuillants, “Revue d’Histoire littéraire de la France”, 97, 1997, pp.  529-549.

22 Voir A. Legros, Jésuites ou Jésuates : Montaigne entre science et ignorance, “Montaigne Studies”, XV, 2003, pp.  131-146.

23 Les Essais, I, 42, p. 271.

24 Voir V. Carraud, Avoir l’âme nette : scepticisme et rigorisme dans ‘Des Prieres’, in Ph. Desan (dir.), Montaigne et la théologie cit., pp.  73-91.

25 R. Sebond, La Théologie naturelle, CCLXXII, trad. M. de Montaigne, Paris, G. Gourbin, 1569, p. 630.

26 H. Friedrich, Montaigne cit., pp.  114-115.

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