2. Montaigne vêtu de noir
p. 47-61
Plan détaillé
Texte intégral
1Un chapitre des Essais est consacré à « l’usage de se vestir». Son objet, tout futile qu’il peut paraître, trouve sa place légitime dans un livre que son auteur concevait comme un portrait de lui-même et, du moins dans un premier temps, comme un catalogue dans lequel il enregistrait les mœurs et les usages des différentes nations. Sans trop s’éloigner de son cabinet, par la magie de ses lectures, il pouvait prendre plaisir à contempler leur diversité et leur variété, comme il pouvait réfléchir sur la complexité d’une condition humaine qu’il découvrait tout autre qu’uniforme. À cet égard, le vêtement constituait pour lui un exemple privilégié, et le propos de ce chapitre, lié à ce premier dessein, ne semble pas avoir été différent de cette volonté d’inventaire.
2Inséré dans une suite de chapitres courts, les chapitres 32 à 38 du livre premier, le développement consacré au vêtement est présenté par son auteur comme un prolongement, un excursus du chapitre « Des Cannibales», appelé par une considération contingente : la saison et le temps qu’il faisait au moment de la rédaction, « cette saison frilleuse» (I, 35 : 230). Par association d’idées, Montaigne développe sa réflexion en revenant sur un détail de la description des Indiens du Brésil, qu’il formule sur un mode problématique : alors qu’il éprouve lui-même les rigueurs de l’hiver périgourdin, il en vient à se demander si la nudité des Indiens, qui « ne portent point de haut de chausses» (I, 30 : 221), est liée au climat ou si elle correspond à l’état originel de l’homme dont ils seraient les derniers témoins. À la suite d’un raisonnement elliptique, en forme de syllogisme partiellement développé et d’une distinction entre les lois de nature et les lois humaines, sa réponse se donne comme celle d’une « personne d’entendement», sur un mode déductif. Elle est fondée sur l’autorité de la parole divine, une sentence de l’Ecclésiaste, qui confirme la perfection de la création : l’homme, dans sa nudité originelle, était suffisamment couvert pour se défendre contre « l’injure du temps». La nudité du Cannibale n’est donc pas un défaut, elle correspond bien à l’état originel, et par conséquent, comme la nature, par définition parfaite, avait doté l’homme de tout ce qu’il lui fallait, le vêtement ressortit à l’art et à la culture, que Montaigne conçoit en termes d’altération, selon une orientation déterminante dans les Essais. Le vêtement n’est pas lié au climat mais à un usage social, à une coutume. Alors qu’il a oublié ses dispositions naturelles, l’homme a inventé des « moyens empruntés» dont il doit justifier l’usage par un prétexte : se prémunir contre le froid. En un mouvement inverse, en réfutant l’argument du climat qui sert habituellement à donner sa raison au vêtement, Montaigne confirme sur un mode inductif le rôle de la coutume : d’une part, certains peuples restent nus alors qu’ils sont situés sous « mesme ciel que le nostre» ; d’autre part, ceux qui portent des vêtements ne sont pas entièrement et également couverts, il exhibent certaines parties dénudées, le visage ou la poitrine, bien qu’elle soient les plus délicates et les plus vulnérables, et que c’est elles, plus que les autres, qui demanderaient à être protégées. La confirmation de cet argument s’impose grâce à une démonstration par l’absurde : si nous avions vraiment été formés par la nature à porter des vêtements, celle-ci aurait distingué les parties destinées à être découvertes des autres par une qualité de peau plus résistante.
3L’argumentation de Montaigne développe ce qui peut apparaître comme un paradoxe. Ce mode badin, renforcé par un lexique connoté de façon péjorative (« cotillons et greguesques»), n’est pas celui d’une démonstration savante, il caractérise la libre conversation de l’auteur avec lui-même. C’est aussi la condition d’une conversation civile par écrit avec le lecteur attentif – ou du moins la fiction d’une telle conversation – qui joue du sérieux scolaire du raisonnement, des citations, des exemples et des allégations en les tempérant par l’esprit, afin de permettre à l’homme d’entendement de n’apparaître pas trop pédant. Suivent ainsi, dans une même tonalité facétieuse, deux exemples destinés à mettre en évidence que le fait de se couvrir n’est qu’une question d’habitude. Ils sont développés en forme de brefs devis qui offrent la ressource rhétorique du sel des bons mots : le gueux en chemise et le fou de la cour du duc de Florence, à la suite desquels Montaigne peut ajouter plus sérieusement une suite d’exemples historiques évoquant la résistance aux intempéries, amplifiés par deux vers latins de Silicus Italicus, ainsi que par l’exemple contemporain du roi de Pologne, qui « ne porte jamais gands», alors qu’il règne sur une région froide. Dans sa première rédaction, l’argumentation se concluait sur cet exemple, et le bref chapitre lui-même s’achevait sur une digression, une « autre pièce», prolongeant le thème climatique : dans ses Mémoires, Martin du Bellay rapporte qu’au cours d’une campagne militaire, le froid fut tel que le vin des soldats gela et dut être coupé à la hache pour être distribué. Montaigne cite cette anecdote et la rapproche de deux vers des Tristia d’Ovide, qui décrivent en termes analogues un froid pétrifiant.
4Cette digression n’est pas entièrement arbitraire. Alors qu’il avait réfuté le lien de cause à effet entre le climat et l’usage de se vêtir, Montaigne prend soin de justifier le lien subtil qui unit la question du vêtement et l’évocation du froid extrême, par un nouveau trait d’esprit, une métaphore stricto sensu : « Et puis que nous sommes sur le froid, et François accoustumez à nous biguarrer» (232). De même que l’argument climatique avait permis l’anecdote du froid extrême, l’argument de l’usage vestimentaire justifie la digression comme un élément contribuant à donner son caractère propre à un texte en prose française, selon la coutume des Français qui ont accoutumés de revêtir des vêtements bigarrés. La bigarrure, la combinaison de pièces et de couleurs, est à la fois le caractère vestimentaire national et un trait de style propre à l’auteur ou que celui-ci doit mettre en œuvre pour s’adresser de façon pertinente à des lecteurs français, en combinant les pièces diverses, les couleurs du discours et en mêlant les tons. À la même époque, dans le chapitre « De l’Amitié», Montaigne avait déjà évoqué ses Essais comme des « crotesques et corps monstrueux, rappiecez de divers membres» (I, 27 : 189). Dans un autre chapitre, « De ne contrefaire le malade», il évoquait en ces mêmes termes le mode de composition par digressions à partir d’un élément de l’argumentation initiale : « Mais alongeons ce chapitre et le bigarrons d’une autre pièce, à propos de la cécité» (II, 25 : 726). Plus tard, dans « De la vanité», il allait justifier une autre digression, qualifiée de « farcissure», par un rapprochement avec la « fantastique bigarrure» (III, 9 : 1040) d’un dialogue de Platon.
5Le court chapitre « De l’usage de se vestir» a été largement amplifié pour l’édition parisienne de 1588. Montaigne porta ensuite plusieurs ajouts sur l’Exemplaire de Bordeaux, et il retoucha encore son texte jusque sur la dernière mise au net, qui servit à établir l’édition posthume. Ces rédactions contribuèrent à modifier profondément la portée du petit paradoxe initial. Outre des corrections de détail d’ordre stylistique, Montaigne amplifia le catalogue des usages vestimentaires ou liés au vêtement, comme il enrichit les anecdotes en relation au froid par une série d’exemples variés, tirés d’auteurs anciens et modernes. Dans l’édition de 1588, entre l’exemple du roi de Pologne et la digression, il inséra une allégation de Varron concernant l’usage de se découvrir durant les cérémonies religieuses, et à la suite de la citation d’Ovide, l’exemple du lieutenant de Mithridate remportant deux batailles sur le Palus Méotide et celui du roi de Mexico, qui changeait « quatre fois par jour d’accoustremens». Dans ses dernières rédactions, il évoqua l’exemple des Turcs qui « vont nuds par dévotion», doubla l’exemple de Massinissa par celui de l’empereur Sévère, introduisit une allégation d’Hérodote sur le lien entre la dureté du crâne et le fait de ne pas porter de couvre-chef, le témoignage d’un Vénitien sur les pieds nus des habitants du Pérou, un apophtegme de Platon, et, pour la question du froid, prolongea l’exemple de la bataille du Palus Méotide par ceux d’une bataille entre Romains et Carthaginois et de la retraite des Grecs, selon un processus d’amplification par accumulation d’exemples sur un même thème. Cette accumulation d’exemples, que la critique a souvent considérée comme scolaire et comme une caractéristique des premiers chapitres, apparaît en réalité comme une constante de l’écriture de Montaigne, jusque dans les dernières rédactions. Son aspect pédant est corrigé par la nature paradoxale et donc plaisante de certains de ces exemples ; Montaigne le souligne à propos de l’apophtegme de Platon : « Platon conseille merveilleusement» (232). Ses Essais ne sont pas une simple compilation, les exemples prennent sens dans une argumentation critique.
6Dans leur diversité apparente, tous ces exemples et ces allégations sont unis par de subtiles relations. L’exemple du roi de Mexico, tiré de Lopez de Gomara, est introduit par Montaigne pour clore son chapitre dont il confortait la cohérence argumentative, en revenant sur « le sujet de vestir». Mais cet exemple et celui des Péruviens, tirés de relations de voyage en Amérique, servent aussi d’antithèse à la référence initiale à la nudité de l’Indien du Brésil, ils contribuent à renforcer l’argument de la diversité des usages « soubs mesme ciel». Enfin, certains d’entre eux précisent le dessein du chapitre, en l’ordonnant autour d’une problématique militaire (quels sont les effets du froid sur les troupes au combat, comment prémunir les soldats contre les conditions climatiques ?). Celle-ci confirme le dessein du livre dans son ensemble, comme une suite de discours militaires, de même qu’elle renforce le lien avec ses lecteurs, des gentilshommes lettrés, auxquels s’adresse Montaigne, lui-même un autre gentilhomme lettré, également curieux de questions militaires.
7D’autres ajouts constituent ce que l’on pourra appeler le discours personnel des Essais. Celui-ci, simplement esquissé dans la rédaction initiale, est un élément essentiel de la communication que Montaigne entretient avec son lecteur. À côté des exemples tirés de ses propres lectures, et touchant un domaine plus précis que ce que recouvrait le « nous» général de la première rédaction, il insère son exemple particulier dans le catalogue des usages qu’il rassemble, celui d’un gentilhomme français, élargi à son entourage familier ou public. Plus que les autres exemples, la représentation que Montaigne donne de lui-même lui permet d’approfondir son analyse et de mettre en lumière les enjeux sociaux du vêtement, en tant qu’ils sont des effets de la coutume. Cette représentation personnelle se fait par trois traits, en deux rédactions distinctes, deux d’entre elles publiées en 1588, la troisième dans l’édition posthume.
8Le premier trait est inséré entre l’exemple du roi de Pologne et l’allégation de Varron, sans lien apparent avec son contexte :
Comme je ne puis souffrir d’aller desboutonné et destaché, les laboureurs de mon voisinage, se sentiroient entravez de l’estre. (I, 35 : 232)
Cette représentation prend la forme d’une maxime, concentrant dans sa simplicité apparente des figures et des moyens rhétoriques complexes. Elle repose sur une double opposition. La première, la plus évidente, est exprimée par le mouvement de la maxime et l’antithèse entre Montaigne et les paysans de sa région : ce qui lui semble privation et relâchement, serait vécu comme une contrainte par les seconds ; lui-même non seulement est vêtu, mais il ne conçoit de porter le vêtement que dans toute sa rigueur, alors que les seconds le portent relâché. Cette représentation des paysans est topique dans la poésie champêtre de l’époque, qui évoque souvent les moissons, le travail de la « gaye troupe […] / Qui en chemise le blé coupe»1 et le « vanneur my-nud»2. La quasi-nudité du paysan n’est pas dénuement ou privation, mais adaptation à l’effort et à la chaleur. Sous le même climat, au même moment, Montaigne boutonné jusqu’au cou accompagne des paysans nus ou presque. Cette opposition est plus pertinente que celle qui distinguait l’Indien et l’Européen. Elle s’inscrit dans l’argumentation initiale qu’elle renforce par son évidence, sans recours à l’exotisme : dans des conditions égales, l’usage de se vêtir ressortit bien à des raisons liées à l’activité et au rang, à des fonctions sociales : d’un côté le labeur des paysans en plein soleil, de l’autre l’exercice de l’autorité mais aussi le loisir du gentilhomme. Cette opposition entre la nudité et le vêtement prend sens également en relation à l’avis Au lecteur, qu’elle corrige. Montaigne y évoquait avec humour le désir qu’il aurait eu de se peindre « tout entier et tout nud» s’il avait vécu « parmy ces nations qu’on dit vivre encore souz la douce liberté des premières loix de nature»3. Il évoquait cette nudité mythique, opposée à la réalité des usages de son temps, pour annoncer que dans son livre, il avait le dessein de se montrer en sa « façon simple, naturelle et ordinaire». Dans le chapitre « De l’usage de se vestir», Montaigne évoque à nouveau la nudité des Indiens, et l’on pourrait penser qu’il en éprouvait le désir ou la nostalgie comme celle d’une véritable innocence, s’il n’avait pris soin de rappeler ce que signifiait la réalité de la nudité chez lui, en Gascogne et quelle était sa connotation laborieuse, liée au travail des champs : une nudité exprimant la culture et l’artifice, et surtout une nudité sociale. Le troisième ajout personnel éloigne définitivement Montaigne de l’Indien nu en rapprochant de celui-ci le paysan :
Entre ma façon d’estre vestu, et celle du païsan de mon païs, je trouve bien plus de distance, qu’il n’y a de sa façon, à celle d’un homme, qui n’est vestu que de sa peau. (I, 35 : 231)
La vérité de sa propre représentation ne saurait être pour Montaigne celle de la nudité : celle-ci renvoie non pas à l’homme naturel, mais à l’homme de condition inférieure. Elle se trouvera au contraire dans celle de son vêtement de tous les jours, qu’il porte « sans estude et artifice», sans pour autant être « desboutonné et destaché».
9La seconde opposition est implicite. Elle s’exerce en Montaigne lui-même, un Montaigne toujours vêtu, mais chez qui pourraient s’opposer ou se sont opposées deux manières possibles de porter le vêtement et le même vêtement, une manière stricte et une manière relâchée, déboutonnée et détachée, qu’il dit ne pas, ne plus pouvoir souffrir. Cette opposition le conduit à définir sa préférence pour la première, qui se conforte en une tenue, qui est à la fois manière d’être vêtu, manière de se tenir, manière de se bien tenir, manière de paraître en société, un habit et un habitus. Sa revendication de sincérité est d’autant moins contradictoire avec l’exigence de tenue, que celle-ci a été assimilée par lui au point de devenir une seconde nature, qu’il peut alors légitimement exhiber.
10Tout comme l’évocation de la bigarrure, ces considérations vestimentaires personnelles ne sont pas sans un rapport, au moins allusif, avec la réflexion de Montaigne sur l’écriture des Essais. Si l’adjectif « desboutonné», un hapax dans les Essais, n’a pas d’équivalent latin et renvoie bien à la modernité vestimentaire, « destaché» est riche de sens métaphoriques en dépit d’une même rareté d’emploi. Avec son contraire, implicite dans la phrase de Montaigne, il correspond à l’opposition « solutus / strictus» qui désigne deux formes antinomiques de la tenue du vêtement, mais aussi du discours, en l’occurrence la prose et la poésie. L’adjectif « destaché», solutus, exprime toutes les possibilités du discours aisé et facile, pris dans des structures rythmiques moins visibles sinon moins contraignantes, jusqu’à l’idéal cicéronien d’une prose d’art réunissant comme en un oxymore deux caractères contraires : « numerus quidam astrictus et solutus»4. Or dans le chapitre « De l’institution des enfans», dans un passage rédigé au même moment et publié comme celui-ci dans l’édition de 1588, Montaigne évoquait la manière relâchée (soluta) dont il portait son vêtement dans sa jeunesse :
J’ai volontiers imité cette desbauche qui se voit en nostre jeunesse, au port de leurs vestemens [de laisser pendre son reistre, de porter sa cape en escharpe et un bas 1588]. Un manteau en escharpe, la cape sur une espaule, un bas mal tendu, qui represente une fierté desdaigneuse de ces paremens estrangers, et nonchallante de l’art. (I, 25 : 178)
Pour le lecteur attentif aux liaisons dans les Essais, Montaigne met en relation deux âges de sa vie, deux manières de s’habiller, deux manières de porter le vêtement. Mais cette évocation vestimentaire de la jeunesse est aussi, dans son contexte, une métaphore dont il justifie la pertinence, « mieux employée en la forme du parler», qui sert à illustrer en une formule jamais reniée sa conception du style naturel, cette negligentia diligens qui caractérise son art, un art caché, fondé en apparence sur un ordre négligé (ordo neglectus)5. La question est de savoir si l’opposition entre deux âges et deux manières de se vêtir, ou plus exactement de se tenir dans le vêtement, ainsi déplacée sur le plan du style, correspond à deux âges stylistiques, caractérisés non pas par deux styles différents dans la mesure où Montaigne revendique l’unité de sa manière, mais par deux manières de comprendre le style personnel, en étroite relation au couple strictus / solutus. L’évolution des Essais, en apparence du moins, suivrait plutôt le mouvement inverse, allant vers plus de relâchement au fil des ajouts, des digressions et des modifications. Par cette opposition, Montaigne cherche en fait à formuler un autre rapport entre lui-même et son style, en même temps qu’une évolution de sa conception du naturel et de l’art. La désinvolture affichée, ostentatoire, du vêtement de la jeunesse, cherchait à qualifier le style ostentatoirement naturel des premiers Essais et son art caché. La rigueur du vêtement strict de l’homme mûr, comblé d’honneurs et de responsabilités, correspond sur le plan stylistique à un effort accru de resserrement, de liaison et de cohérence, elle révèle l’attention portée à la contexture, rendue nécessaire par l’amplification du livre et le risque de confusion, conséquence de la multiplication des digressions, même si celles-ci, dans un ajout tardif feront l’objet d’une justification placée sous l’exemple et l’autorité de la « fantastique bigarrure» des dialogues de Platon6. Cette rigueur passée en naturel ne cache pas moins l’art et ses procédés qu’une désinvolture visible, comme elle cache la désinvolture elle-même en un art supérieur.
11Le second trait vestimentaire concernant le vêtement de Montaigne consiste en une phrase mise entre parenthèses, ajoutée après la formule justifiant la digression destinée à satisfaire à une esthétique française de la bigarrure :
Et François accoustumez à nous biguarrer, (non pas moy, car je ne m’habille guiere que de noir ou de blanc, à l’imitation de mon père). (I, 35 : 232)
La précision qu’introduit Montaigne a ici valeur d’une correction, une épanorthose. Elle porte sur le vêtement bigarré, dont Montaigne cherche à se distinguer. Il oppose ainsi celui qu’il porte habituellement, ou plus exactement la teinte de ce vêtement, de couleur unie, noir ou blanc, à celui des autres gentilshommes français, pour mettre en exergue un mode personnel de se vêtir qui le distingue de l’usage national : d’un côté la coutume et le costume français, de l’autre un habit montaignien. Celui-ci peut souffrir des exceptions, ainsi que le suggère la modalisation guière, allusion probable au vêtement d’apparat et à l’habit officiel du maire, un manteau rouge. Mais cet habit est plus qu’une simple habitude, il résulte d’un choix conscient et affiché. Le vêtement que Montaigne arbore dans la représentation « simple, naturelle et ordinaire» qu’il donne de lui-même correspond probablement à la réalité quotidienne d’un usage que pouvaient attester ses familiers, en particulier ceux à qui il destinait ses Essais. Il correspond de surcroît à certains des portraits peints qui passent avec quelque vraisemblance pour le représenter : à côté de portraits d’apparat, le portrait en costume blanc par Jean Quesnel et, plus sûr encore, un portrait en noir, avec le collier de l’ordre de Saint-Michel7. Ce vêtement renvoie ainsi à un référent identifiable chez l’écrivain. Mais il correspond aussi, au moins pour l’une de ses teintes, le noir, et dans ce qui pour nous peut apparaître comme sa banalité, à l’usage courant qui s’était imposé en Europe depuis un demi-siècle, et qu’on ne saurait, pour ce qui concerne la France, rattacher ni à la prépondérance d’un modèle espagnol ni à une forme d’austérité calviniste8. Le fait que Montaigne se serve de ce vêtement pour désigner la singularité de son propre « usage de se vestir» désigne celui-ci comme un vêtement codé, riche de références parfois contradictoires ou paradoxales, portant un ensemble de connotations et d’intentions destinées à offrir une représentation symbolique et non pas simplement une touche supplémentaire à un portrait sur le vif.
12Dans ce passage, cette représentation repose à la fois sur la teinte du vêtement et le lien qui, par ce vêtement et par cette teinte, unit Montaigne à son père, une relation d’imitation et d’émulation. Cette brève parenthèse s’inscrit en effet dans le cadre plus général tout au long des Essais d’une évocation du père de l’écrivain, Pierre Eyquem, dont la figure, retouchée jusque dans les derniers ajouts, apparaît, avec celle de l’écrivain dont elle est complémentaire, et autant que celle de La Boétie, comme une figure centrale du livre, conçu comme un véritable mémorial paternel et familial, destiné à établir et à confirmer la noblesse du lignage. Dans le chapitre « De l’yvrognerie», en un ajout tardif, contemporain de la parenthèse sur le vêtement, Montaigne allait longuement développer le portrait physique et moral de son père, en forme d’éloge. L’« usage de se vestir» de celui-ci, était comme le reflet de ses qualités sociales et morales :
Le port, il l’avoit d’une gravité douce, humble et très modeste. Singulier soing de l’honnesteté et decence de sa personne, et de ses habits, soit à pied, soit à cheval. (II, 2 : 365)
Le soin du vêtement répond au souci de « l’honnesteté et decence» de la personne tout entière et contribue à la tenue, au port, qui conjugue gravité, douceur, humilité, modestie. Ces qualités mises en évidence sont surprenantes : elles qualifieraient un homme de robe, voire un clerc, si la précision « soit à cheval» ne rappelait que cette tenue austère et modeste était celle d’un gentilhomme, dont la suite du passage rappelle le tempérament et la carrière, celle d’un homme de guerre, rompu aux affaires publiques, et d’un homme du monde engagé dans toutes les formes de la conversation civile et de la séduction. Cet habit et ce port sont le résultat d’un double effort : la maîtrise du débraillé et le contrôle de l’ostentation, pour donner de lui-même une image toute de retenue, pour mettre en évidence des qualités qui prennent tout leur sens dans la relation avec autrui. La référence au père permet à Montaigne de qualifier son propre vêtement dans sa banalité et dans sa réduction à deux teintes unies. Son vêtement est porteur des mêmes qualités et il a une même portée sociale et éthique : c’est la tenue d’un gentilhomme honnête. Montaigne la porte et surtout il dit qu’il la porte, à la fois pour se représenter tel qu’il se vêt habituellement, et pour se distinguer d’une autre manière de se vêtir et de se tenir, celle des Français bigarrés. Contre la distinction ostentatoire qui joue de l’ornement coloré pour trancher sur l’uniformité, il assume une distinction paradoxale, celle de la gravité, de la modestie et du soin, qui tranche en retour sur la bigarrure et ce qu’elle recouvre.
13L’opposition entre le vêtement noir de Montaigne – vêtement du père imité par le fils – et le vêtement bigarré constitue probablement une subtile variation sur un « lieu» du discours satirique dirigé contre le courtisan français, réactualisé dans les années 1580 par une vigoureuse polémique contre le luxe vestimentaire des Mignons de la cour de Henri III. Toutefois, la satire dénonce l’extravagance de ceux-ci, la profusion et la richesse de la parure, ainsi que des formes vestimentaires, « chemises à grands godrons» ou « collet renversé à l’italienne» qu’évoque Pierre de L’Estoile9. Elle ne porte pas vraiment sur la couleur ni le mélanges des couleurs. La bigarrure est un défaut, elle constitue bien un trait satirique, mais dans un sens métaphorique et dans le cadre d’une typologie des nations et de leurs caractères. À côté de son emploi pour désigner la digression, Montaigne, en filant la métaphore vestimentaire dans le chapitre « Nous ne goustons rien de pur», par un ajout contemporain à celui-ci, donne à ce terme sa portée morale : « l’homme en tout et par tout, n’est que rappiessement et bigarrure»10 (II, 20 : 713). La bigarrure illustre la fragilité de la condition humaine : l’homme est fait de pièces rapportées, mal cousues ensemble, son caractère, ses pensées, ses actions manquent d’unité, de cohérence, de constance. Ce défaut caractérise certaines nations ou certains hommes, plus que d’autres indisciplinés, excessifs, futiles, inconstants. Un lointain cousin de Montaigne, Pierre de Lancre, allait en faire la matière d’un livre11. Les Français, à l’époque des guerres civiles, si éloignés de « l’innocence Spartaine» (III, 9 : 1038), apparaissaient à Montaigne particulièrement bigarrés, dans leurs vêtements, leurs mœurs comme en matière de foi. On trouvera l’expression « foy bigarrée» dans un pamphlet rapporté par Pierre de L’Estoile12. Le vêtement uni de Montaigne, noir ou blanc, est un manifeste, il sert à le distinguer de ses compatriotes et de leurs vices.
14Inscrite dans son temps, au moment le plus dramatique des troubles qui déchiraient la France, servant à une représentation de Montaigne qui contribuait à fonder l’éthos de son discours, l’argumentation consacrée aux « usages de se vestir» définit le vêtement du gentilhomme honnête. Celui-ci est le résultat d’un choix, qui permet à celui qui le porte de se distinguer en termes sociaux du peuple, et en termes moraux d’une noblesse indisciplinée. À bien des égards elle apparaît aussi, tant dans ses implications en matière de mœurs que dans une réflexion stylistique, comme une subtile variation française sur quelques suggestions du Cortegiano de Baldassare Castiglione, le grand modèle littéraire italien, avec lequel Montaigne entretenait un dialogue fécond et vers lequel il était revenu au cours de la dernière phase de rédaction et de correction de son livre13. Outre la mise en œuvre d’une forme de conversation plaisante, reposant sur l’esprit et la pratique de la digression que théorise Castiglione, Montaigne propose, avec l’anecdote du vin gelé, une imitation du récit des paroles gelées14, auxquelles une commune référence polonaise sert d’intertexte. De façon plus déterminante encore, la représentation du gentilhomme vêtu de noir renvoie précisément à la réponse donnée à une question posée par Julien de Médicis, sur la manière dont doit se vêtir le courtisan, dans un contexte de diversité vestimentaire correspondant aux anciens usages régionaux des cours italiennes, et de concurrence entre des modèles étrangers, français et espagnol. Un des interlocuteurs établissait une forme parfaite, à italienne, et il célébrait le noir, expression de la gravité, de la modestie et du sérieux dans le vêtement ordinaire, pour réserver les couleurs aux habits de fête et de parade : « però parmi che maggior grazia abbia nei vestimenti il color nero, che alcun altro»15. À la teinte s’ajoutait la tenue, une « élégance modeste» (modesta attillatura), qui non seulement désignait un statut et un rang, mais portait une intention :
Aggiungendovi ancor che debba fra se stesso deliberar ciò che vol parere e di quella sorte che desidera esser estimato, della medesima vestirsi, e far che gli abiti lo aiutino ad esser tenuto per tale ancor da quelli che non l’odono parlare, né veggono far operazione alcuna16.
Si l’habit ne fait pas le moine, ainsi que l’objectait un autre interlocuteur, du moins est-il un moyen de connaître les hommes qui le portent, en prenant en considération la manière selon laquelle ils cherchent à se faire connaître.
15La représentation que Montaigne donne de lui-même, vêtu de noir, en gentilhomme honnête, peut ainsi se comprendre en ces termes et dans ces limites. Et c’est en ces termes et dans ces limites que l’on comprendra le nouveau portrait de Montaigne, tracé au milieu du xviie siècle par Jean-Louis Guez de Balzac, qui rapporte le témoignage d’un de ses amis, selon lequel l’auteur des Essais
s’habilloit quelquesfois tout de blanc, et quelquesfois tout de vert, et paroissoit ainsi vestu devant le monde. Force gens graves ayment les couleurs qui réjouissent la veue aussi bien que luy, mais ils ne s’en servent qu’en robbe de chambre, et dans le particulier. Telle singularité ne peut estre approuvée, estant contre la bienséance17.
On ignore la source qui permettait à l’interlocuteur (réel ou fictif) de Guez de Balzac de représenter Montaigne vêtu tout de vert. S’il ne s’agit pas simplement d’une distraction de lecture ou d’une coquille (vert mis pour noir), non relevée, dans l’édition des Essais dont il s’était servi, cette pointe avait pour but de discréditer Montaigne, en un portait satirique. Elle inversait la figure d’éthos que l’auteur des Essais avait soigneusement édifiée pour donner son autorité à son livre, en faisant de lui un homme bigarré, vêtu de couleurs. Le défaut reproché à Montaigne n’était pas directement mis en relation au vert, dont la connotation traditionnelle, liée à la malignité ou à la folie, ne semble pas avoir été reprise par Balzac. Il était lié à la couleur en tant que telle, qui, selon le code vestimentaire de l’honnêteté de son époque, appartient à l’intimité. Pour Balzac, lecteur malveillant des Essais qui bénéficiaient d’un prestige auquel son œuvre ne put jamais atteindre, la représentation de Montaigne vêtu de vert était comme une subtile allégorie de l’indécence, servant à dénoncer un livre exhibant l’intimité de son auteur, « dans le particulier», comme s’il était nu ou presque. En revanche, à travers la question du vêtement, il s’agissait pour Montaigne d’affirmer sa singularité, une singularité morale, qui le distinguait des Français de son temps, qui distinguait sa sobriété vestimentaire, signe de constance et de modestie, de la bigarrure de ses compatriotes, signe de leur futilité et de leur versatilité. Cette singularité se précisait en relation au portrait de Pierre Eyquem, garant des mœurs à l’ancienne et de la vertu de son fils.
Notes de bas de page
1 J. Peletier du Mans, L’Esté, in Les Œuvres poétiques, Paris, Vascosan, 1547, p. 66, v. 25 et 27.
2 P. de Ronsard, Responses aux Injures, in Œuvres complètes, éd. P. Laumonier, Paris 2009, t. XI, p. 159, v. 853.
3 Les Essais, p. 27.
4 Cicéron, De oratore, III, 175.
5 Voir H. Friedrich, Montaigne cit., p. 350.
6 Les Essais, III, 9, p. 1040. Voir F. Goyet, Les “Essais” entre marquetterie ‘mal jointe’ et nid ‘bien joint’, “Montaigne Studies”, XXVI, 2014, pp. 37-55.
7 Voir P. Desan, Portraits à l’essai. Iconographie de Montaigne, Paris, H. Champion, 2007, pp. 66-69, n° 10 et n° 11.
8 Voir A. Quondam, Tutti i colori del nero. Moda e cultura del gentilhuomo nel Rinascimento, Costabissara (Vicenza), Angelo Colla editore, 2007.
9 P. de L’Estoile, Journal pour le règne de Henri III (1574-1580), éd. L.-R. Lefèvre, Paris, Gallimard, 1943, p. 85.
10 H. Friedrich, Montaigne cit., p. 352.
11 P. de Lancre, Tableau de l’inconstance et instabilité de toutes choses, Paris, L’Angelier, 1607. Cet ouvrage est souvent confondu avec le Tableau de l’inconstance des mauvais anges (Paris, Buon, 1612), du même auteur, dans lequel celui-ci critique les scrupules exprimés par Montaigne pour traiter des cas de sorcellerie dans « Des Boyteux».
12 P. de L’Estoile, Journal pour le règne de Henri III, éd. cit., p. 43.
13 Voir P. Villey, Les Sources et l’evolution des “Essais” cit., pp. 102-103 ; Friedrich, Montaigne cit., pp. 174-175 et 350.
14 Castiglione, Il libro del Cortigiano, II, lv, éd. E. Bonora, Milano, Mursia, 1972, pp. 163-164.
15 Ivi, II, xxvi, p. 133.
16 Ivi, p. 134.
17 J.-L. Guez de Balzac, Les Entretiens, éd. cit., I, p. 293. Dans son exemplaire des Essais (Paris, Cousterot, 1652), Guez de Balzac avait porté ce jugement sur Montaigne : « C’est un guide qui s’égare, mais qui mène en des pays plus agréables qu’il n’avait promis». Catalogue de La Librairie Lucien Petitot, Paris, 1936, 33, n° 231.
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