1. Le livre d’un gentilhomme
p. 25-46
Texte intégral
1Dans le chapitre « Des noms», Montaigne donne la description de ses armoiries : il porte
d’azur semé de trefles d’or, à une patte de Lyon de mesme, armée de gueules, mise en face. (I, 46 : 249)
L’évocation des armoiries fait partie d’une suite de remarques, éparses dans son livre, par lesquelles il établit sa condition noble. Ce motif héraldique est exceptionnel dans les lettres françaises. Il n’a guère été développé que par Théodore de Bèze, qui en avait fait la figure d’un de ses Poemata varia, en célébrant les trois fleurs d’azur accompagnant la clef d’or de sa famille1, et Chateaubriand, qui évoqua « l’écu de gueules, semé de fleurs de lys d’or», en imitateur et héritier de Montaigne, dont il revendiquait le patronage2. La mention des armoiries a souvent été interprétée comme une expression de vanité mondaine : Montaigne se serait comporté en « parfait snob de l’épée»3.
2La question doit être examinée selon les deux seules perspectives pertinentes pour en juger : d’une part la réalité juridique de la noblesse de Montaigne, de l’autre, les formes et les fonctions de la représentation noble dans les Essais, en relation aux genres littéraires qu’ils combinent, apologie, satire, discours politique, au moment où le genre encore inchoatif des mémoires d’épée prend forme. Les deux perspectives se recoupent. Hugo Friedrich a souligné la contradiction dynamique à l’œuvre dans les Essais : l’opposition entre une « ambition aristocratique», dont Montaigne avait besoin pour assurer son crédit d’écrivain, et une « culture de la personnalité» qui aurait fini par l’affranchir des conditions sociales et culturelles de son milieu4. Roger Trinquet a été le premier à formuler, fût-ce sous la forme d’une hypothèse négative, le lien entre les Essais et la condition de leur auteur :
Il n’est pas interdit d’imaginer un Montaigne qui n’aurait pas reçu le collier de Saint-Michel, ni les autres dignités qui suivirent. On peut penser que les Essais du sieur de Montaigne « ancien conseiller au parlement» n’auraient pas été identiques à ceux du « chevalier de l’Ordre du Roi» : l’allure en eût été plus tendue, moins primesautière, le style plus « plaideresque», moins « décousu et hardi», moins « soldatesque»5.
Les Essais donnent une représentation noble de Montaigne à travers son portrait en gentilhomme. Ils se présentent aussi, par la matière qu’ils traitent et par leur style, comme le livre d’un gentilhomme, dans leur apparence éditoriale et matérielle, selon des modèles sur lesquels Montaigne et ses éditeurs développèrent une subtile variation.
3Les Essais ne sont pas le livre d’un magistrat, ni l’expression des formes professionnelles et savantes de la Robe. Montaigne n’était pas un juriste écrivain6. En 1572, alors qu’il commençait à rédiger son livre, il était devenu un seigneur feudataire, vivant noblement sur ses terres, pris entre l’activité du « mesnage» dont il allait déplorer les contraintes dans le chapitre « De la vanité», et les missions politiques et militaires. Il avait quitté depuis longtemps le Parlement, en marquant symboliquement son entrée dans le « giron des Muses» par une inscription dans sa bibliothèque, qu’il concevait comme l’espace d’un loisir noble, dans le château de ses ancêtres. Sa retraite ne faisait pas de lui un simple particulier enfermé dans le cadre familial d’une intimité privée. Il n’était privé de rien ; il pouvait déployer son action sur un nouveau théâtre, plus large et plus prestigieux que le Parlement.
4Dans le chapitre « Des boyteux», Montaigne examine la manière de juger des cas de sorcellerie. Il s’agit d’une question de nature juridique et non pas religieuse. Il rappelle avec modestie qu’il n’a aucune autorité en la matière. Il n’est pas, il n’est plus magistrat :
Ce que je dis, comme celuy qui n’est pas juge ny conseiller des Roys ; ny s’en estime de bien loing digne : ains homme du commun et voué à l’obeïssance de la raison publique, et en ses faicts, et en ses dicts. (III, 12 : 1079)
Il s’agit bien du titre donné aux membres du Parlement, auquel il n’appartient plus lorsqu’il rédige ses Essais. L’expression « conseiller des rois» ne désigne pas ici la fonction de conseiller privé du souverain ou de conseiller politique, dont Montaigne évoque ailleurs le goût qu’il aurait eu à la remplir : « j’eusse dit ses veritez à mon maistre, et eusse controollé ses mœurs, s’il eust voulu» (III, 13 : 1125). Il utilise pour en parler le mode du contrefactuel, déterminant dans la construction des Essais comme espace de fiction7. L’autorité qu’il revendique et qui fonde son discours, celle qui lui permet non seulement de traiter ces questions, mais encore de critiquer les pratiques judiciaires de son temps, n’est évoquée que sous une forme ironique et paradoxale : son discours se donne sur le mode de la libre conversation, reflétant son opinion. Son autorité est ailleurs que dans sa fonction, elle est dans sa qualité.
5Certes, les Essais portent souvent la trace des anciennes fonctions de leur auteur et de son savoir juridique :
Je ne trouve homme des nostres, à qui la deffence des loix couste, et en gain cessant et en dommage emergeant, disent les clercs, plus qu’à moy. (III, 9 : 1010)
Dans ce passage, Montaigne rend en français la formule de droit « lucrum cessans, damnum emergens», mais il l’attribue aux clercs. Son livre met en œuvre les ressources de l’éloquence juridique, pour en offrir le chef d’œuvre avec le chapitre « De mesnager sa volonté» ; il illustre une rhétorique des citations, apparue en France vers 1550 et d’origine parlementaire. Mais si ces ressources, dans leur aspect le plus technique, sont intégrées au texte, elles sont mises à distance, avec dédain. Montaigne met en jeu, souvent de façon parodique, des modes d’exposition et d’argumentation pris de pratiques juridiques parfaitement maîtrisées, pour élargir la notion de jugement à l’expérience humaine tout entière8. Il joue avec une virtuosité consommée de l’érudition et de ses méthodes, ainsi le génial commentaire de texte qui fait la matière du chapitre « Sur des vers de Virgile». Mais ces compétences, ces pratiques, ces savoirs sont détournés en une critique systématique et explicite du pédantisme de la Robe. Les Essais n’expriment pas la compétence d’un juriste, l’éloquence d’un magistrat ou le savoir d’un érudit en tant que tels.
6Sur un plan plus littéraire, le choix linguistique de Montaigne peut aussi se lire comme une opposition aux codes et aux signes de distinction de la Robe, et en particulier la maîtrise de la poésie latine, dont Michel de L’Hospital avait donné l’exemple éminent. Montaigne se prétend amateur et lecteur compétent de poésie, mais il se dénie toute qualité d’auteur dans ce domaine. Il n’a jamais participé ni été associé à un recueil collectif, un Tumulus, son nom manque dans celui que le parlement de Bordeaux dans son ensemble avait offert à Arnoul du Ferron en 1565, et lui-même, en retour n’a pas été honoré de cet usage lettré, sa mort ayant été accompagnée du silence quasi général des lettrés. On pourra mesurer tout ce qui distingue sa figure littéraire de celle des érudits gallicans, son beau-père, le savant président de La Chassaigne, un amateur d’antiquités, ou son ami La Boétie, dont il édita les Poemata pour les dédier à Michel de L’Hospital, tout ce qui distingue les Essais de la Vita de Jacques-Auguste de Thou, alors qu’ils en sont si proches par l’intention biographique et apologétique9. De Thou reconnaît en Montaigne, qu’il avait rencontré à Bordeaux et aux États de Blois, un homme d’esprit indépendant, bon connaisseur des affaires politiques de sa province ; il ne le reconnaît pas pour un pair et n’emploie pas à son égard les termes dont il se sert avec emphase pour qualifier les autres membres de son milieu. L’auteur des Essais n’était pas rangé parmi les « lumières du Sénat», dont Gabriel de Lurbe donnait les noms dans la Chronique bourdeloise, il n’appartenait pas à la Respublica letteraria, en dépit de la caution que lui avait donnée Juste Lipse, au prix d’un probable malentendu10. La seconde édition des Elogia de Scévole de Sainte-Marthe, véritable mémorial de la Robe érudite, contient une notice qui lui est dédiée et consacre la réception tardive des Essais. Sainte-Marthe met à la fois l’accent sur sa qualité de gentilhomme et sur la modestie de son livre écrit en français, « quod modestissime Conatus appellavit»11. Il s’agit en réalité d’une notice double, consacrée au premier chef à La Boétie, dans laquelle Montaigne apparaît moins pour lui-même que dans le lien qui l’unissait à son illustre ami.
7Dans les Essais, Montaigne trace de lui, en premier lieu, un portrait en gentilhomme. Outre la description de ses armoiries, il porte, en arrière-plan, la vue du château. Celui-ci, indissociable du nom, est mentionné à plusieurs reprises pour présenter et confirmer son possesseur comme un seigneur feudataire. Montaigne rappelle ses origines et son mode de vie : il est né « d’une race fameuse en preud’hommie» (II, 11 : 448). Son mérite et ses qualités ressortissaient moins à sa seule personne qu’à sa famille, « fameuse de père en fils», à un lignage, selon une conception qui définit précisément la noblesse. Ce n’est pas non plus un hasard s’il évoque ses ancêtres par des objets symboliques qui rappellent leur condition noble : il en « conserve l’escriture, le seing et une espée peculiere» (II, 18 : 703), ainsi que « des heures»12. Sa noblesse ne se confond pas avec son statut individuel, avec ses seuls titres ni avec ses fonctions. Elle l’inscrit dans la durée, dans un temps long de l’histoire : « avant moy, et au-delà de cent ans» (III, 9 : 1045). Cette durée séculaire immémoriale confirme une noblesse de race, une qualité suivie à travers une filiation. Cette noblesse est appuyée par un réseau d’alliances et des amitiés qui lui donnent son assise, sa réputation et jusqu’à son humeur susceptible :
Ce conte me despleust, qu’un grand me fit d’un mien allié, homme assez cogneu et en paix et en guerre. (I, 3 : 42)
8Le portrait d’un gentilhomme, accompagné de son page (II, 5 : 384)13, est aussi un portrait en cavalier. Montaigne témoigne de sa connaissance de la littérature équestre la plus technique dans le chapitre « Des destries»14. Il s’agit surtout d’un portrait en soldat. L’allusion à sa « cicatrice» (II, 17 : 693), celle de l’indécision dans les négociations, apparaît dans ce portrait comme la reprise ironique et l’inversion d’un « lieu» de la célébration noble dans les mémoires. Cette qualité militaire nourrit de sa compétence toute la première partie du livre, qui culmine sur le commentaire de la bataille de Dreux. Dans le livre II, le chapitre « Des armes des Parthes» conjugue le savoir de nature philologique consacré aux usages militaires des Anciens et l’expérience des nouvelles armes sur le terrain français, que Montaigne est un des premiers à mentionner : « à présent que nos mousquetaires sont en credit» (II, 9 : 425). Ailleurs, il révèle par allusion toute une vie d’action en évoquant son expérience de la peur à l’occasion d’une retraite, face à des dangers qu’il avait su considérer « les yeux ouverts, la veue libre, saine et entière» (III, 6 : 942). Cette représentation, éclairée par celle de Socrate, avant de caractériser une grande âme, est celle d’un gentilhomme qui s’est comporté dignement dans une situation critique, et qui sait ce dont il parle lorsqu’il traite de la vaillance. Les Essais représentent leur auteur engagé dans les guerres civiles et confronté à leurs menaces : il avait connu le « bruit esclatant d’une harquebusade» (I, 12 : 69). À la différence de son père, vétéran des guerres d’Italie, qui avait servi dans les bandes gasconnes du maréchal de Lautrec15, et de ses frères Arnaud, le capitaine Saint-Martin ou Bertrand, Montaigne n’a pas fait de carrière sous les armes et n’a jamais exercé de responsabilités militaires. Il avait participé librement à des campagnes et à des sièges, à la suite de ses patrons, comme de nombreux gentilshommes de son temps16.
9Cette représentation illustre la conception la plus prestigieuse de la noblesse, considérée comme une caste vouée à la guerre, même si dans la réalité, la « vacation militaire» n’était assumée que par une minorité de famille et d’individus. Elle correspond surtout au grand projet culturel défini sous le règne de François Ier, celui de la « conjonction des armes et des lettres», que d’illustres familles, les Lorraine-Guise, les Du Bellay allaient revendiquer pour leur gloire. Ce projet avait pour but de civiliser la noblesse française, rendue responsable par son indiscipline et sa violence d’une suite de défaites militaires ; il connaissait une actualité nouvelle au cours des guerres civiles, théâtre du dévoiement des anciennes vertus nobles.
10Du strict point de vue social, le portrait noble que Montaigne donne de lui-même dans les Essais, ne falsifie pas la réalité, il en rehausse les couleurs, en insistant sur un statut lignagier éclairé par une distinction individuelle. Les Essais évoquent le mythe familial :
Les miens se sont autrefois surnommez Eyquem, surnom qui touche encore une maison cogneue en Angleterre. (II, 16 : 665)
Les Eyquem, une ancienne famille de la bourgeoisie marchande, était bien établie dès le milieu du xive siècle et alliée par mariage à d’anciennes familles nobles. Par achat d’un fief, en 1477, la terre de Montaigne en Périgord, elle était passée, selon une ascension assez banale, de la notabilité urbaine à la noblesse, à laquelle elle s’agrégea en trois générations, à travers les obligations de l’hommage répété au suzerain, la tierce foi, le service militaire dans l’arrière-ban, la vie noble, les alliances. Ce statut, fondé sur la possession d’une terre et sur une réputation, fut consolidé et confirmé par l’achat d’offices à la cour des Aides de Périgueux et au parlement de Bordeaux. Fils du « noble» Pierre Eyquem, écuyer, ancien maire de Bordeaux, issu de trois générations de possesseurs de la terre noble de Montaigne, l’écrivain, lui-même ancien conseiller au parlement, devenu le « seigneur de Montaigne» en succédant à son père à la suite d’un partage noble, était noble sans contestation, d’une noblesse « commune», analogue à celle de dizaines de ses parents et collègues, dans une province où cette qualité était répandue. Cette condition, qui s’accompagnait de privilèges fiscaux et de prestige, ne fut jamais mise en question, même lorsque l’anoblissement par tierce foi fit l’objet de mesures restrictives, Montaigne pouvait rappeler sa condition : celle-ci reposait sur une possession séculaire, qui faisait de lui un gentilhomme.
11À cette qualité s’étaient ajoutées des dignités individuelles : Montaigne fut créé chevalier de l’Ordre de Saint-Michel en octobre 1571, ainsi qu’il le note lui-même dans son livre de raison17. À la même époque, il fut nommé gentilhomme de la chambre du roi Charles IX18, puis, en 1577, gentilhomme de la chambre du roi de Navarre19. En 1581 enfin, il fut investi de la charge de « maire et gouverneur» de Bordeaux, une charge d’honneur, qui le plaçait dans une suite de personnages illustres. L’écrivain note avec une ironie feinte qu’il pouvait s’estimer « Glorieux de si noble assistance» (III, 10 : 1050). Enfin, s’ajoute à ces dignités la bulle de citoyen romain, un titre plus prestigieux encore, qui est reproduite dans « De la vanité», comme une véritable pièce justificative. Montaigne était devenu un personnage considérable. Sa noblesse avait été confirmée par les rois et le pape, elle avait trouvé son illustration dans une grande charge publique20. Il fut toujours désigné comme « le seigneur de Montaigne». Pour ses funérailles, sa famille adopta le rituel propre à la haute noblesse, avec l’inhumation séparée du cœur, à Montaigne, et du corps, à Bordeaux, dans un tombeau en forme de gisant, représentant le défunt en armure.
12Ces honneurs distinguent Montaigne de son milieu, celui de la petite noblesse provinciale. L’Ordre de Saint-Michel, qui n’était attribué qu’à des gentilshommes d’épée, fit de lui un chevalier. Sa condition lui permit de jouer un rôle ès qualités, à Bordeaux, au moment où les élites urbaines traditionnelles voyaient leur rôle amoindri. Cette distinction suscita des formes d’émulation, en particulier avec son beau-frère, Geoffroy de La Chassaigne, « souldan» de Pressac, lui-même auteur d’une belle traduction des Épîtres de Sénèque et d’un traité sur la vaillance, publié en même temps que les Essais. Elle suscita la rancœur et l’envie. Brantôme, lui-même privé de cet Ordre auquel il aspirait, critiqua son octroi à Montaigne qu’il traitait de simple magistrat21. Montaigne répondit publiquement par un livre qui le représentait en faisant état de ses titres. Son portrait en costume d’apparat avait toute sa raison dans le système nobiliaire de l’époque : la noblesse en effet est d’ordre public et non pas privé, elle ne cesse d’être en représentation, dans un ordre du « paraître» que l’on aurait tort de confondre avec un ordre des illusions. Outre la légitimité que lui donnent le temps et sa confirmation par le prince, elle ne prend sa réalité que dans une constante affirmation d’elle-même et dans la reconnaissance d’autrui, sans cesse sollicitée et réitérée, sous les formes conflictuelles de la préséance. Elle doit s’imposer par son éclat. Le style de vie noble, l’ostentation du nom et des titres, la revendication de privilèges et de la reconnaissance, des comportements et des rites visibles, voire des modes vestimentaires et des formes de civilité appartiennent en propre à cette dynamique. Ils créent la noblesse et la confirment dans son honneur. Les Essais ne masquent pas une imposture, Montaigne n’est pas un bourgeois honteux grimé en homme d’épée ; ils représentent leur auteur comme un gentilhomme pour confirmer la réalité de cette condition.
13Sur les modes divers de l’allusion, de la célébration ou du souvenir, les Essais tracent de leur auteur un portrait en gentilhomme. Montaigne s’y présente en noble de race et il revendique sa qualité. Toutefois, dans son livre, les figures de modestie empreintes d’ironie corrigent aussi et nuancent l’ostentation nobiliaire. Elles appartiennent d’une part à la politesse de l’homme de cour et à sa prudence, fondée sur le respect des qualités et des rangs dans ses relations avec les Grands. Elles révèlent d’autre part la mise à l’épreuve de cette noblesse par la connaissance socratique. Dans l’argumentation ironique du chapitre « De la presumption», Montaigne se dépouille des compétences nobles, liées à des usages sociaux et des divertissements propres à l’homme de cour futile, au courtisan querelleur et hypocrite, au gentilhomme campagnard ignorant. La dépréciation apparente de lui-même dont il joue n’infirme pas sa qualité noble ; elle sert au contraire à mettre en exergue l’idéal de perfection morale vers lequel doit et peut tendre tout gentilhomme. Il revendique en lui-même, avec orgueil, les qualités éminemment nobles, celles d’une noblesse idéale et parfaite : la liberté, la franchise, la modération, la maîtrise de soi22. Dans un cadre idéologique français, il réactualise l’idéal du magnanime défini par Aristote.
14Dans sa présentation matérielle, le livre de Montaigne se donne explicitement comme un livre noble. La page de titre de la première édition a été imprimée en deux états. Le premier porte simplement « Essais / DE MICHEL / de montai- /gne. / livre premier & / second.», avec la grande marque du libraire23. Le second état porte l’ensemble ses titres et dignités : « ESSAIS / DE MESSIRE / michel seignevr / de montagne / chevalier de l’ordre / du Roy, & Gentil-homme ordi-/naire de sa Chambre». La grande marque est remplacée par un simple fleuron. Ces deux états du titre ne correspondent pas à des états particuliers du contenu, ils recouvrent indifféremment le même texte. Ils ont probablement été conçus dès le début de la fabrication, selon un dessein cohérent qui conjuguait sans contradiction un livre de nature privée, fruit de l’otium lettré de son auteur et destiné à une diffusion confidentielle, et d’autre part une distribution publique et commerciale. Ce n’est sans doute pas un hasard si c’est un exemplaire du premier état qui porte des corrections manuscrites destinées à une nouvelle édition. Le second état, destiné à des lecteurs plus nombreux que les seuls familiers auxquels l’auteur destinait son livre dans une fin « domestique et privée» (Au lecteur), joue précisément de l’effet pour ainsi dire publicitaire d’une appellation prestigieuse. L’édition de 1582 confirma le succès public des Essais et en fit un livre commercial24. Son titre précisait aussi par deux lignes supplémentaires les charges nouvelles qui avaient été confirmées à Montaigne par le roi : « Maire & Gouverneur / de Bourdeaus.». Ces mentions furent reprises sur l’édition intermédiaire de 1587. Ce sont elles qui donnèrent à Montaigne sa réputation européenne ; elles figurent sur le titre de la traduction italienne de Naselli, en 1590, comme sur celui de la version anglaise de Florio, en 1603.
15Montaigne faisait état de ses titres et de ses dignités, il imposait publiquement sa condition noble et sa qualité de gentilhomme. Il allait plus loin encore en assumant la forme emphatique de l’appellation honorifique « Messire». Celle-ci était d’autant plus expressive qu’elle était en passe d’être supplantée par « Monsieur» dans les usages civils. En 1576, Pierre de Brach avait adressé une « Ode sur la monomachie de David et Goliath» à « Monsieur de Montagne, Chevalier de l’Ordre du Roy»25, et dans ses lettres écrites au nom du roi de Navarre, Duplessis-Mornay s’adressait toujours à « Monsieur de Montaigne»26. Dans le Journal du voyage, c’est aussi de cette manière que le secrétaire désigne son maître, comme Charles d’Estissac, pourtant d’un rang plus élevé que lui. L’appellatif « Messire» restait en usage et elle avait sa raison pour qualifier Montaigne. Elle désigne plus et autre chose que la simple qualité noble ; elle était liée à la dignité de chevalier. On la retrouve ainsi dans les actes officiels ou privés concernant Montaigne. En 1565, lors de son mariage, celui-ci, alors simple conseiller au Parlement, était appelé « Monsieur maistre»27. En 1573, la mention « Messire Michel de Montaigne, seigneur dudict lieu, chevalier de l’Ordre du roi, gentilhomme ordinaire de chambre» figure sur l’adresse d’une lettre de la Chancellerie de Bordeaux28. Dans l’acte de mariage de Léonor de Montaigne, en mai 1590, il est fait mention de « Messire Michel seigneur de Montaigne, chevalier de l’ordre du Roy et gentilhomme de sa chambre» et du père du marié, « noble et puissant Bertrand de la Tour, seigneur dudict lieu, d’Iviers etc.». L’appellatif des épouses révèle une même nuance, « dame» pour celle de Montaigne, « feue damoiselle» pour celle de La Tour29.
16La mention emphatique « Messire» s’appréciera plus justement encore dans une continuité des appellations éditoriales. Après avoir figuré sur le titre des Essais publiés en 1580, elle est reprise sur le titre de la deuxième édition de la traduction de La Théologie naturelle, publiée l’année suivante. La traduction avait été publiée pour la première fois en 1569. Il s’agissait d’une commande de libraire, d’un livre destiné à une diffusion commerciale, et le nom du traducteur n’apparaissait pas alors sur la page de titre. Cette même appellation est rare sur un livre français de l’époque, où prévalait la mention de l’origine provinciale. Les poètes de la Pléiade revendiquaient leur noblesse personnelle et ils entendaient faire des Lettres en langue française une activité noble. Pourtant, ils restaient modestes dans la manière de se qualifier. Du Bellay ne se présente que sous ses initiales, en adoptant la formule hautaine du semi-anonymat, avant de se faire connaître sous la forme « Joachim du Bellay Angevin». Baïf ne fait figurer que son seul nom sur le titre de ses livres. Ronsard se qualifie de « Pierre de Ronsard Vandomois» dans les pièces séparées des années 1549 à 1560, offrant un modèle qui fut suivi par de nombreux poètes. Ce n’est qu’en 1560, sur le titre de la première édition collective, que le poète apparaît comme « P. de Ronsard, gentilhomme Vandomois», formule définitive qu’il adopta par la suite. En revanche, Montaigne ne se présenta jamais comme « gentilhomme Bourdelois».
17Plusieurs ouvrages offraient à Montaigne le modèle d’une exacte titulature. Ce sont des Mémoires, ceux de Philippe de Commynes « chevalier, seigneur d’Argenton», de Froissart et d’Olivier de La Marche, ceux de Martin et de Guillaume du Bellay, publiés en 1569 « par Mess. René du Bellay, chevalier de l’ordre de sa Majesté, baron de La Lande, héritier d’iceluy Mess. Martin du Bellay», ainsi que, dans un autre genre, Les Louanges de la Folie, un petit volume traduit de l’italien par « Messire Jehan du Thier, Chevalier, conseiller du Roy, et secrétaire d’Estat et des Finances dudict Seigneur» et publié en 1566. Tous ces livres avaient été lus par Montaigne30. Non seulement il les utilisa à des fins documentaires en leur prenant exemples et allégations, mais il évoqua aussi sa lecture de Commynes et des frères Du Bellay sous la forme d’une note conclusive qu’il inséra dans le chapitre « Des livres». Ces ouvrages ont été les premiers modèles des Essais, jusque dans l’appellation de leur auteur. À la suite des Essais, on retrouve l’appellation sur les Commentaires « de Messire Blaise de Monluc, Mareschal de France», qui se rattachent au modèle des mémoires donné par les Du Bellay. Montaigne se présentait lui-même comme un ancien familier du maréchal, qu’il avait bien connu et dont il partageait les confidences sur les sujets familiaux les plus intimes. Il évoque Monluc en une émouvante prosopopée, dans un chapitre à forte charge symbolique31. Il avait lu ses Commentaires et leur avait même pris la matière d’un ultime ajout dans son propre livre32. De surcroît, il n’est pas impossible qu’il ait joué en personne un rôle dans leur édition et leur publication à Bordeaux en 1592, chez Millanges, sur une copie éditée par les soins de Florimond de Ræmond, un de ses propres familiers et son successeur au Parlement33. La présentation des Commentaires, adressés « à la Noblesse de Gascogne», du moins pour l’édition in-8°, est très ressemblante à celle des Essais, publiés douze ans auparavant, à une différence près : la présence au verso du titre d’une vignette représentant un glaive entouré d’un phylactère portant l’inscription « Deo duce ferro comite». Cet emblème peut apparaître comme un enrichissement du modèle d’ostentation nobiliaire donné par Montaigne.
18L’appellation « Messire» reste rare sur un livre, à la mesure de la rareté des chevaliers qui écrivaient et dont les œuvres étaient publiées. Elle indique, d’une part, une qualité personnelle. Ainsi mise en exergue, elle confirme à Montaigne une dignité chevaleresque bien réelle et lui sert à imposer publiquement un rang, que ses anciens collègues du Parlement avaient peut-être quelque peine à lui reconnaître de bonne grâce. Il s’agit, d’autre part, d’une formule d’appel, et comme telle, elle fait apparaître l’intervention d’un tiers, celui qui l’emploie, dans sa relation tant à l’auteur qu’au texte édité. La plupart des ouvrages où elle figure, les Mémoires des Du Bellay comme les Commentaires de Monluc, sont en effet des ouvrages posthumes, édités par les soins d’un familier de l’auteur, qui mentionne celui-ci en lui donnant l’appellation qui lui est due. Or dans le cas des Essais, Montaigne était bien vivant. En faisant porter sur le titre de son livre une formule d’appel objective, il jouait de la fiction d’un tiers, le secrétaire ou le libraire, à qui le travail éditorial était ainsi implicitement attribué. Le gentilhomme a consenti à laisser paraître ses écrits, il ne s’est pas chargé des détails de la publication. Ce faisant, il confirmait un usage noble, marqué par une désinvolture qui l’éloignait à la fois du pédantisme de la Robe comme du métier modeste des « faiseurs de livre»34.
19C’est l’édition des Essais publiée en 1588, à Paris chez Abel L’Angelier, qui a fait véritablement de Montaigne un auteur, dont le livre entrait dans une collection d’ouvrages de philosophie morale et de civilité en français. Le titre se présente sous une forme simplifiée : « ESSAIS / DE / michel seigneur / de montaigne […]». Ce sera, avec l’adjonction de l’article, le titre de l’édition posthume et des éditions suivantes durant tout le xviie siècle. En 1588, Montaigne n’était plus maire ni gouverneur de Bordeaux et la disparition de la mention de ses charges se justifiait. Celles de ses dignités en revanche étaient le résultat d’un choix. Sans doute, la mort de Charles IX l’avait-elle libéré de sa charge de gentilhomme de la chambre. Mais comme le titre étant honorifique, Montaigne ne cessa d’en faire usage dans sa vie publique, de même qu’il n’avait pas cessé d’être chevalier de l’Ordre de Saint-Michel. En faisant disparaître ces mentions du titre de son livre, il exprimait une persona littéraire jusqu’alors inédite. Il prétendait en effet se présenter en lui-même, à la différence des autres auteurs :
Les autheurs se communiquent au peuple par quelque marque [particuliere EB] speciale et estrangere : moy le premier, par mon estre universel : comme Michel de Montaigne : non comme Grammairien ou Poëte, ou Jurisconsulte. (III, 2 : 845)
Alors que son livre ne vaut ni par son savoir ni par son art, son discours se justifie par la seule production de son nom. Ce nom n’est pas son prénom, le nom chrétien du baptême ; ce n’est pas non plus le patronyme Eyquem, abandonné vers 1564. L’écrivain se nomme, il est « Michel de Montaigne», du nom de sa terre. Mais ce simple nom se lit en réalité sur le titre du livre sous la forme « Michel Seigneur de Montaigne», comme si la qualité noble était non seulement un prédicat, mais un attribut essentiel de l’être. Cette inscription sur la page de titre n’est pas le résultat d’une décision du libraire qui aurait échappé à Montaigne. Il s’agit de son choix, destiné à affirmer, dans la langue philosophique qu’il met en œuvre, son « estre universel», son essence et sa qualité la plus authentique. En tout cas, il n’a pas modifié cet intitulé sur l’exemplaire annoté par lui, dit de Bordeaux, ni sur la copie revue par ses soins, sur laquelle a été préparée l’édition posthume. Jusque dans ses dernières révisions, Montaigne confirme sa qualité noble, il rappelle que celle-ci est indissociable de sa personne d’écrivain : des Essais, certes, mais ceux du seigneur de Montaigne, dont ils expriment la parole.
20Dans cette représentation en écrivain noble, les Mémoires de Guillaume et Martin du Bellay semblent avoir joué un rôle fondateur, pour Montaigne comme pour Monluc, moins du reste comme un modèle que comme un modèle à dépasser. Le volume, publié en 1569, avait été édité par René du Bellay. Celui-ci avait été aidé pour l’annotation par Henri de Mesmes, un personnage à qui Montaigne allait adresser son édition de la traduction des Règles de mariages de Plutarque par La Boétie. Le livre publié sous le nom des frères Du Bellay, en l’occurrence l’association des Ogdoades de Guillaume du Bellay et des Mémoires de Martin du Bellay, a été considéré comme le prototype des mémoires d’épée et comme un modèle d’ostentation noble. Il a probablement servi de stimulant dans la légitimation par Montaigne d’une culture nobiliaire, illustrée par le motif de la conjonction des armes et des lettres. L’épître à Charles IX évoquait la surprise de René du Bellay, l’éditeur du volume, en découvrant la bibliothèque de son parent :
En visitant la librairie que deffunt Monsieur de Langey mon beau-père m’a laissée, je fus emerveillé, comme un tel personnage occupé au service des Roys voz ayeul et père, et de son naturel addoné aux armes, contre la coustume de ceux qui sont de pareille inclination, s’estoit garny d’un grand nombre de livres, comme il les avoit ainsi disposés par ordre, et cottez de marques et additions pour le secours de sa mémoire35.
Montaigne pouvait lire dans ce même texte, par analogie, la description de sa propre bibliothèque, de ses propres usages lettrés, de ses modes de lecture. Les Mémoires des Du Bellay lui offraient une bonne partie de la matière politique et militaire qui allait nourrir les premiers chapitres de son propre livre. Mais les Mémoires étaient également pour lui un anti-modèle, qui avait d’autant plus de pertinence qu’il confirmait d’un même point de vue noble son propre projet d’écrivain.
21Dans le chapitre « Des livres», Montaigne insère plusieurs notes de lecture qu’il avait portées dans les livres qu’il avait lus, en particulier une note consacrée à l’ouvrage des Du Bellay. Celle-ci est comme une mise en abyme de son propre livre. Montaigne exprime son intérêt pour les Mémoires, il évoque les qualités de leurs auteurs, mais, sous la forme la plus mesurée et la plus courtoise, il leur adresse un reproche majeur :
Il ne se peut nier nier qu’il ne se découvre evidemment en ces deux seigneurs icy un grand dechet de la franchise et liberté d’escrire. (II, 10 : 441)
Selon Montaigne, Guillaume et Martin du Bellay, des grands serviteurs de la Couronne, n’avaient pas une parole libre, digne de leur noblesse, ils étaient trop attachés à justifier l’action du roi de France, dont leurs Mémoires constituaient en réalité le panégyrique. C’est contre eux, contre deux seigneurs lettrés admirés par lui, qu’il allait pouvoir affirmer sa propre franchise, qu’il pouvait témoigner de sa propre noblesse d’esprit, en refusant d’écrire des mémoires à leur manière. Et dans sa critique, derrière le reproche qu’il adressait aux Du Bellay, se lisent toutes les réserves qu’il portait sur l’action et la personne du roi François Ier dont les deux gentilshommes s’étaient faits les propagandistes.
22Selon un témoignage, tardivement rappelé par Jacques Faye d’Espeisse, Montaigne aurait lui-même composé une histoire du voyage en Pologne du duc d’Anjou, le futur Henri III, qu’il aurait abandonnée en cours de rédaction, « plutost par la mauvaise grace de son succez, que pour le leger mecontentement qu’il receut lors de la Cour»36. Dans le chapitre « De la force de l’imagination», Montaigne indique que ses amis lui suggéraient d’écrire l’histoire de son temps :
Aucuns me convient d’escrire les affaires de mon temps : estimants que je les voy d’une veue moins blessée de passion, qu’un autre, et de plus près pour l’accès que fortune m’a donné aux chefs de divers partis. (I, 20 : 109)
Montaigne rattache cette invitation à sa propre biographie. Elle n’en a pas moins un référent littéraire : dans le De legibus (I, i, 8) Cicéron suggère à Atticus d’écrire l’histoire de son temps dans le cadre de son otium. Cette suggestion se complète d’une injonction formulée dans le De oratore (II, 62) : l’historien doit écrire sans passion.
23Montaigne aurait pu écrire cette histoire des guerres civiles, à la manière des Du Bellay, qui avaient écrit une histoire des campagnes en Italie, en proposant la narration des faits contemporains et leur analyse. Or il décline la suggestion. Il justifie son refus en premier lieu par une comparaison entre l’histoire du passé et l’histoire du présent, la première reposant sur un savoir de seconde main, approximatif de nature, fondé sur les témoignages d’autrui, sur « une vérité empruntée» qui d’une certaine manière n’engage pas l’historien qui se borne à les rapporter. La seconde en revanche engage sa propre parole, d’autant plus qu’il a été un acteur ou du moins un témoin direct des événements. À côté d’une raison d’ordre stylistique, la difficulté qu’il prétend éprouver à rédiger une narration « estendue», la véritable raison qu’il invoque est d’ordre moral, une affaire de conscience. Ce n’était pas un scrupule qui le conduisait à déplorer une impossible exactitude et encore moins une impossible objectivité à relater les faits tels qu’ils s’étaient produits. Ce qui retient Montaigne d’écrire cette histoire, qui aurait porté sur les événements contemporains et aurait impliqué le roi, les princes, les Grands, les officiers royaux, est l’impossibilité pour lui de dire la vérité, dans un écrit destiné à être diffusé, en exprimant publiquement son jugement sur ces personnages :
Que ma liberté, estant si libre, j’eusse publié des jugemens, à mon gré mesme, et selon raison illegitimes et punissables. (Ibid.)
Le refus de l’histoire qu’exprime Montaigne tient en partie aux limites de celle-ci, liées à la méthode, à l’objet et à la finalité de cette discipline. Il tient surtout à son propre caractère, ou plus exactement à son éthos, à la représentation qu’il donne de lui-même : celle d’un homme libre, capable non seulement de dire la vérité, mais de porter des jugements sans aucune autre considération que cette liberté qu’il revendique, et celle d’un homme prudent, capable de se taire, en étant conscient de la portée de ses jugements, de leur nature au regard de la loi, capable en toute conscience de ne pas les formuler, par égard pour l’ordre public. L’adjectif « illégitime» ne signifie pas que ses jugements seraient infondés en relation à la réalité de leur objet, mais qu’ils sont non conformes à la loi, qui punit l’offense publique et le crime de lèse-majesté. En effet, une action bonne, moralement justifiée, peut être contraire à la loi : « Il y a des vices legitimes, comme plusieurs actions, ou bonnes, ou excusables, illegitimes» (III, 1 : 836). La formule rappelle tout ce qu’il tait ou semble taire, les jugements qu’il préfère ne pas publier, portant sur la réalité politique de son temps, le mauvais comportement des princes, la violence de la raison d’État. Or si Montaigne ne compose pas cette histoire, il écrit ses Essais. Ceux-ci peuvent apparaître comme le substitut de cette histoire impossible et d’un discours politique qu’il ne peut pas formuler. Par leur forme et leur nature littéraire, ils permettent en effet l’expression allusive de tels jugements dans le cadre de la fiction, mais ils témoignent aussi d’une ambition plus vaste que la seule expression de ceux-ci.
24Dès l’édition originale, Montaigne déplaçait au milieu de son livre l’incipit topique du genre des mémoires : « Je nasquis»37. Ailleurs, dans un contexte satirique, il conférait à cette naissance, venue au terme de onze mois, une qualité fabuleuse et facétieuse, placée sous le signe de Gargantua38. En dépit de toute leur portée personnelle, ou plutôt en raison de celle-ci, les Essais ne sont pas des mémoires, selon la conception de l’époque. Ils ne décrivent pas les gesta, la carrière militaire et politique de leur auteur, les faits et les conseils des princes, même s’ils les évoquent. En publiant son livre, Montaigne refusait de sacrifier aux genres mensongers illustrés par des grands seigneurs qui étaient aussi des hommes de cour. Il ne renonçait pas pour autant au projet d’un livre noble, adressé à la noblesse de son temps et de son pays. Ce projet, qui repose sur la conjonction nouvelle entre les armes et les lettres, n’allait pas sans débat ni tensions. Montaigne, qui reconnaît admirer le savoir et l’éloquence des Du Bellay ou de la famille de Foix, rappelle qu’il est aussi entouré de gens
qui ont peu de soing de la culture de l’ame, et ausquels on ne propose pour toute beatitude que l’honneur, et pour toute perfection, que la vaillance. (II, 17 : 698)
Son livre n’a pas pour fin de réfuter le prestige des armes ; il se propose de corriger la perversion des valeurs nobles en fureur guerrière au moment des guerres de religion, en offrant à la noblesse un modèle de « culture de l’ame», un modèle de civilité destiné à guérir les humeurs violentes qui risquait de faire mourir la société française. Il lui indiquait la voie pour passer d’une conception purement guerrière à une conception morale et civile, en la séduisant par un jeu subtil d’identification aux figures héroïques qu’il célébrait tout en les corrigeant. Mais ce projet pédagogique ne pouvait se réaliser et trouver un accueil favorable auprès des gentilshommes que par la parole d’un gentilhomme, portant la « mémoire» des pères. Seul un noble chrétien, un chevalier, lui-même impliqué dans les guerres civiles et confronté directement, en tant que chef de famille au drame des combats avec seconds qui décimaient alors la noblesse, pouvait tenir un discours acceptable et digne d’être entendu sur la loyauté, sur le duel, forme pervertie de l’honneur, et proposer une définition morale de la vaillance véritable. La réception de cette leçon offerte par les Essais a été forte dès la fin du siècle : Alexandre de Pontaymery, auteur lui-même d’un traité De la vaillance, considérait Montaigne, avec Duplessis-Mornay et Guillaume du Vair comme l’inventeur de la prose française ; il précisait sa leçon posthume :
Mort pour sa famille, et vivant aux esprits de la Noblesse, qui s’achève et se parfaict au moindre de ses Essays39.
25La représentation noble que Montaigne donne de lui-même dans les Essais, loin de se réduire à un travers ridicule et nuire à la sincérité d’un projet autobiographique, est au contraire un élément essentiel, constitutif du personnage d’écrivain de Montaigne comme de son discours. Elle détermine le sens et la portée de l’œuvre elle-même, en lui donnant son éthos, en garantissant son discours, un discours véridique, fondé sur la « franchise». Cette ambition s’inscrit dans une conception des lettres françaises sur la longue durée. Les Essais constituent à leur manière un premier couronnement du projet de défense et d’illustration de la langue française, dont Joachim du Bellay avait donné le programme un demi-siècle plus tôt. Cette illustration ne pouvait se faire qu’en termes sociaux et éthiques, par le ralliement de la noblesse aux lettres, qui donnait à celles-ci leur dignité. Du Bellay avait inventé la figure du poète noble ; Montaigne assumait la figure de l’écrivain gentilhomme, jusque dans le paradoxe d’un style noble mis au service d’une œuvre publique et en quelque sorte mercenaire, le gentilhomme trouvant dans la « boutique de libraire» un lieu digne de son rang.
Notes de bas de page
1 Th. De Bèze, Poemata varia, Genève, 1597, p. 189.
2 Chateaubriand, Mémoires d’Outre-tombe cit., I, 1.
3 P. Stapfer, Montaigne cit., p. 121.
4 H. Friedrich, Montaigne cit., p. 21.
5 R. Trinquet, Montaigne Chevalier de l’ordre de Saint-Michel, “BSAM”, IV, 27, 1971, pp. 7-18, ici p. 18.
6 Voir K. Almquist, Montaigne, in B. Méniel (dir.), Écrivains juristes et juristes écrivains du Moyen Âge au Siècle des Lumières, Paris, Classiques Garnier, 2015, pp. 885-896, ici p. 885.
7 Voir M.-L. Demonet, Quoi, si j’étais autre ? Potentiel, virtuel, contrefactuel. Modalités de la confession dans le livre III des “Essais”, “BSAM”, 65, 2017, pp. 27-48.
8 Voir J. O’Brien, Comment être bon juge, “BSAM”, 21-22, 2001, pp. 185-192.
9 La Vie de Jacques-Auguste de Thou. I. Aug. Thuani Vita, éd. Anne Teissier-Ensminger, Paris, Champion, 2007, p. 415 et surtout pp. 659-660.
10 Voir M. Magnien, Montaigne et Juste Lipse : une double méprise, in C. Mouchel (dir.), Juste Lipse (1547-1606) en son temps, Paris, Champion, 1996, pp. 423-452.
11 S. de Sainte-Marthe, Elogia, Poitiers, Veuve Blancet, 1606, pp. 65-68, ici p. 67.
12 Les Essais, p. 1656, variante.
13 Guez de Balzac reproche à Montaigne « de faire savoir au Monde qu’il avoit un page», Les Entretiens, XVIII, éd. B. Beugnot, Paris, STFM, 1972, t. I, p. 293.
14 Voir J. Balsamo, Montaigne, le style (du) cavalier et ses modèles italiens, “Nouvelle Revue du Seizième Siècle”, 17, 1999, pp. 253-267, ainsi que B. Baulier et R. Menini, Pour un dictionnaire équestre des Essais, “BSAM”, 67, 2018, 1, pp. 103-123.
15 Les Essais, II, 2, p. 362, variante, p. 1506.
16 Voir J. Balsamo, Montaigne et ses patrons, in Ph. Desan (dir.), Montaigne politique, Paris, H. Champion, pp. 223-242.
17 Le livre de raison de Montaigne sur l’“Ephemeris historica” de Beuther, éd. J. Marchand, Paris, Compagnie française des arts graphiques, 1948, en date du 28 octobre 1571.
18 Voir Th. Malvezin, Michel de Montaigne : son origine, sa famille, Bordeaux, Lefèvre, 1875, p. 303.
19 Le livre de raison, à la date du 29 novembre 1577 ; Malvezin, p. 306.
20 Voir Ph. Desan, Montaigne. Une biographie politique, Paris, O. Jacob, 2014, pp. 395-461.
21 P. de Brantôme, Vies de Grands capitaines, in Œuvres complètes, éd. L. Lalanne, Paris, 1864-1882, t. V, pp. 92-93.
22 Les Essais, II, 17, pp. 680-681.
23 Voir R.A. Sayce et D. Maskel, A Descriptive Bibliography of Montaigne’s Essais 1580-1700, London, The Bibliograhical Society, 1983, pp. 1-6, n° I.
24 Voir Les Essais, éd. cit., introduction, pp. xxxiii-xxxiv.
25 P. de Brach, Les Poemes, Bordeaux, S. Millanges, 1576, f. 90.
26 Recueil des lettres missives de Henri IV. Lettres du roi de Navarre, éd. Berger de Xivrey, t. I, 1562-1584, Paris, Imprimerie nationale, 1848, pp. 593-597.
27 Cité par Th. Malvezin, p. 295. L’appellation est usuelle.
28 Ivi, p. 303.
29 Voir J. Marchand, Documents originaux relatifs à Montaigne et à sa famille, “BSAM”, IV, 19, 1969, pp. 9-31, ici p. 28.
30 Voir P. Villey, Les Sources et l’évolution des “Essais” cit., t. I, pp. 113-114 (Commynes, lu dès 1565), 130-132 (Du Bellay), 145-146 (Froissart), 234-235 (La Marche, lu en 1586). Sur le volume traduit par Du Thier, voir J.V. de Pinas Martins, Modèles portugais et italiens de Montaigne, in C.-G. Dubois (dir.), Montaigne et l’Europe, Mont-de-Marsan, 1992, pp. 139-153.
31 Les Essais, II, 8, p. 415 : « Feu M. le Mareschal de Monluc […] me faisoit fort valoir».
32 Il s’agit de l’exemple du duc d’Enghien à Cérisolles (II, 3 : 373-374). L’ajout ne figure par sur l’Exemplaire de Bordeaux.
33 Voir P. Courteault, Blaise de Monluc historien, Paris, H. Champion, 1907, pp. 6-9.
34 L’expression « faiseur de livre» est employée par deux fois dans une dénégation « Si j’estoy faiseur de livre» (I, 19 : 91) et « Je suis moins faiseur de livre, que de nulle autre besongne» (II, 37 : 824).
35 M. du Bellay, Mémoires, Paris, L’Huillier, 1569, f. ã2.
36 Voir C. Magnien, Montaigne historien de l’expédition de Henri d’Anjou en Pologne (1573-1574) ? Hypothèses, in Histoire et littérature au siècle de Montaigne. Mélanges offerts à Claude-Gilbert Dubois, éd. Fr. Argod-Dutard, Genève, Droz, 2001, pp. 195-206.
37 Les Essais, I, 19, p. 86.
38 Ivi, II, 12, p. 590 ; Rabelais, Gargantua cit., III.
39 A. de Pontaymery, Académie ou institution de la Noblesse françoise [1595], in Les Œuvres, Paris, J. Richer, 1599, f. 53r.
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La parole de Montaigne
Ce livre est cité par
- Muller, Jil. (2020) Montaigne et Descartes. Les Cahiers philosophiques de Strasbourg. DOI: 10.4000/cps.4466
La parole de Montaigne
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