Violaine Schwartz: solitude en écho
p. 115-124
Résumé
La tête en arrière (P.O.L, 2010), premier roman de Violaine Schwartz, démarre par une fausse note. Alors que la protagoniste – une jeune chanteuse – perd sa voix suite à un trou de mémoire en plein concert –, l’écrivaine trouve la sienne, échangeant une chanson contre une autre, plus singulière. Ce trou est aussi un trou du texte – nombreux sont les espaces blancs sur la page – ce qui engendre une situation de perte, d’isolement, de solitude de la narratrice ainsi que de sa parole qui va s’affaiblir dans le cadre d’une syntaxe en train de se décomposer, mais qui en même temps déborde sur la page par la multiplication de segments d’écriture, de plus en plus brefs, essentiels, soulignant les avantages d’être seul. Enfermée en elle-même, prisonnière de sa voix intérieure qui ne s’arrête jamais, la jeune femme engage à sa façon un monologue (où le «je» autarcique est remplacé par un soliloque fragmenté à la deuxième personne) à la fois comique et bouleversant qui va quand même la ramener sur les traces d’elle-même. Dans cette “solitude de la parole”, il s’agit d’étudier comment la “parole empêchée” permet sinon d’atteindre le moi perdu, au moins de ne pas rater les fragments d’un moi éclaté. L’absence de la parole génère une prolifération de la parole pensée et une narration qui se dégage en échos, par la multiplication des images via l’utilisation particulière du mot. “Nouvelle”, cette solitude l’est dans sa normalité car, loin d’aboutir à l’abandon ou à une forme de détresse proche de la mort, elle invite à se débrouiller pour rester sur la brèche.
Texte intégral
1«On trinque au bonheur, passé et à venir. Au présent poids plume. C’était il y a longtemps. Une éternité. Combien de temps? Deux ans? Trois ans? Maintenant, la terrasse en contrebas est jonchée de feuilles de lierre racornies. Il faudrait balayer. À la fenêtre, tu te souviens qu’il faudrait balayer. En plus du reste»1, lisais-je dans les toutes premières pages de La tête en arrière, le premier roman de Violaine Schwartz2, à l’époque où on nous annonçait que les “nouvelles solitudes” seraient le thème du VIème colloque du GREC. C’était un texte qui avait retenu l’attention de la presse écrite et numérique dès sa parution, lors de la rentrée littéraire 20103. En lice pour le prix Femina 2011, cet ouvrage a été également présenté au festival des “Correspondances de Manosque” (édition 2010).
2Égarée dès le début dans ce texte si atypique, j’étais pourtant attirée par ce cadre d’un bonheur désormais passé, trois interrogations sans réponse pour un «je» qui s’adressait à lui-même en disant «tu», et qui se chargeaient d’introduire une tranche de vie au présent avec tout le poids du quotidien «en plus du reste». La curiosité de découvrir ce «reste» m’a amenée, au fil des pages, sur le chemin d’une pensée troublée, qui passait par une parole surabondante et qui me parlait à tout moment de solitude, mais visiblement d’une autre manière.
3De l’incommunicabilité à l’isolement, mais toujours via l’action, l’ensemble de ces lignes – me semble-t-il – trace toute la palette des couleurs d’une solitude liée à l’éloignement par rapport aux autres, à la peur, à la possibilité (improbable) de retrouver l’être aimé, au sentiment de l’urgence face à tous ces petits soucis de la vie de tous les jours dont il faudrait s’occuper, tandis que la tête part en arrière, sans pour autant jamais tomber dans l’abandon. Les ingrédients de cette écriture étaient déjà tous là: une parole aux tons tantôt sombres, tantôt cocasses, pour dire la solitude comme force active et réactive, au plus près d’une vie quelconque, sans pour cela se faire autobiographie. C’était une solitude comme une autre, un espace concret dans la vie de quelqu’un, un espace dont j’étais moi-même prisonnière à cause d’une écriture non linéaire qui me revenait tout le temps à l’esprit. La seule façon de m’en sortir était de m’y plonger pour essayer de l’éplucher et de la comprendre.
4La tête en arrière démarre par une fausse note. Alors que la protagoniste – une jeune chanteuse – perd sa voix suite à un trou de mémoire en plein concert, l’écrivaine trouve la sienne, échangeant une chanson contre une autre, plus singulière. Enfermée en elle-même, soumise à sa voix intérieure, la jeune femme basculant dans l’angoisse de sa solitude, engage à sa façon un monologue à la fois comique et bouleversant qui va cependant la ramener sur les traces d’elle-même. Dans cette “solitude de la parole”, il s’agit d’étudier comment la “parole empêchée” permet si ce n’est d’atteindre l’identité perdue, au moins de ne pas rater les fragments d’un moi éclaté.
5Après avoir perdu la voix en pleine représentation de Carmen, la narratrice, dépassée par le quotidien, se retrouve seule, désormais au chômage, forcée de se séparer de son mari à cause de problèmes financiers, avec une fillette à élever dans une maison beaucoup trop grande, la «maison du bonheur». Et pour ne pas se noyer, elle se contraint malgré tout, à réagir et à “dire” ou bien à “se dire” toute sorte de pensées, une énumération d’obligations, de peurs, jusqu’à s’imposer, malgré la parole perdue, d’apprendre La voix humaine de Poulenc (l’opéra adapté de l’œuvre de Cocteau) pour une audition. Tout le roman est bâti sur l’attente de ce coup de fil qui devrait lui restituer sa passion. Mais ce coup de fil n’arrivera jamais. Et c’est grâce à cette lutte pour la vie, confiée à une parole intérieure qui ne se tait jamais, que la protagoniste n’étouffe pas, bien que coincée dans une routine accablante, de plus en plus à l’écart du monde, prisonnière de sa tête. Ce qui enclenche un long monologue ininterrompu – sauf par les trous de mémoire – qui suit la pensée agitée de ce cerveau, à la frontière entre raison et délire et qui nous entraîne le long d’un voyage tantôt amusant tantôt grave au plus près de la pensée.
6L’écriture s’étale sur la page en modules de petite taille, dont la plupart semble bénéficier d’un titre. «Balayer? / La maison du bonheur / Ça va aller / Trou de texte / Les courants d’air / Ta vie était ta voix/rien de rien/la régularité, il n’y a que ça de vrai» constituent un échantillon significatif de ces énoncés, isolés dans la page, ayant la fonction d’introduire le petit passage de texte qu’ils encerclent. Ce qui aboutit à une scansion de ces pensées, chacune étant séparée par rapport à l’autre. Il n’y a pas d’ordre dans leur succession si ce n’est celui du vertige de ce cerveau (on pourrait les lire d’affilée ou en sautant les pages, rien ne changerait à la compréhension du sens). «Ta vie était ta voix, ta voix était ta vie»4, tel est le dispositif qui met en marche cette écriture, où l’imparfait suggère le poids de l’absence, la pauvreté du présent, le sens d’une vie telle qu’elle fut, avant de perdre la voix suite à un trou de mémoire. Ce trou est aussi un trou du texte – nombreux sont les espaces blancs sur la page – ce qui engendre une situation de perte, d’isolement, de solitude de la narratrice ainsi que de sa parole qui va s’affaiblir dans le cadre d’une syntaxe en train de se décomposer, mais qui en même temps déborde sur la page par la multiplication de segments d’écriture, de plus en plus brefs, essentiels, soulignant les avantages d’être seul – «Il a du travail. Il est parti gagner de l’argent. Une nouvelle ère commence. Te voilà seule. C’est mieux. On y voit plus clair. C’est exactement ce qu’il te faut. De l’ordre. Du calme. Tu vas reprendre les choses en main»5.
7Ce roman est une lente plongée aux enfers, qui touche le fond pour ensuite essayer de remonter. «Tu vas y arriver, oui, tu vas y arriver, oui […] Tu ne seras plus seule6» sonne comme une bouée de sauvetage. On y explore un monde rempli de peurs et d’égarements, opposé aux lieux vidés de toute présence, qui vont éloigner la femme des autres – «Dans la cuisine, dans les escaliers, dans le salon, dans la chambre à chanter, le silence te comprime les oreilles. Tu n’oses pas ouvrir la bouche. Tu es toute seule»7. Il ne s’y passe quasiment rien, mais on n’arrête pas de s’interroger, de s’entêter, de sourire aussi, pour enfin s’abandonner au rythme de cette écriture, et se retrouver coincés dans la tête de la chanteuse, prisonniers de cette parole qui essaie quand même d’atteindre son moi – «Toute vraie parole consiste, non à délivrer un message, mais d’abord à se délivrer soi-même», disait V. Novarina dans Le théâtre de la parole.
8La tête en arrière est une longue litanie intime, une «voix humaine» à la limite, le soliloque d’une femme qui s’enfonce mais qui lutte de toutes ses forces par la parole pour ne pas chuter. «Au travail!»8 sera sa devise. «La journée est grande ouverte devant toi. Tu ne dois pas tomber […] Le travail, ça paye, il n’y a pas à dire»9, lit-on à plusieurs reprises le long du roman; il ne faut pas s’effondrer, malgré les problèmes d’argent, les dettes, les meubles et les accessoires ramassés sur les trottoirs pour équiper cette maison trop grande, l’araignée au plafond, le parquet rayé par le piano sans cesse déplacé.
9L’écriture suit une voix humaine à la dérive, un long monologue qui court selon une logique brouillée, son récit épouse les tours de la conscience de la solitude – «Personne ne t’appelle. Tu t’enlises dans le désert» – dans cette tête qui «part en arrière» sans pour autant flancher car – «[…] ta voix est perdue, mais tu ne vas pas te laisser faire»10. Et bien que “toute seule”, «Tu continues à travailler de tête ta voix humaine en voix de tête. On peut très bien travailler en pensée. Travailler la pensée»11. La voix qui part, la menace des «trous», le trou d’eau dans le jardin du voisin, le trou de mémoire sur scène et le trou de conscience, le trou des blancs sur les pages, ce sont la marque d’une perte, d’un manque, d’une solitude, d’un vide, mais aussi d’un trop plein, les trous dans les murs, les «au trou!» ainsi que les «au travail!» de la voix qui se révolte, invitent à une réaction pour se soustraire à la mort. Au plus près de la pensée agitée de cette femme, l’écriture traduit sa solitude par une énergie pleine, vivifiante, créatrice, qui permet à la protagoniste de se recueillir, de se recentrer et de vivre, malgré toute sorte de difficulté avec elle-même et les autres.
10Le «je» autarcique et solitaire du monologue se trouve ici remplacé par un soliloque fragmenté à la deuxième personne qui nous place dans les pensées déchaînées de cette femme. Le recours au «tu» alterné avec le «vous» est la marque d’une solitude qui essaie de s’effacer par l’illusion d’une conversation, de la présence d’un autre à qui s’adresser encore que dans la difficulté de la compréhension – «Elle ne t’écoute pas, tu ne t’entends pas, vous ne vous entendez pas»12. Dans la mesure où le «je» s’adresse à soi-même par le «vous», par le «tu», on reconnaît l’autre comme sujet à part entière. Dans son étude sur L’écriture à la deuxième personne13, M. Termite remarquait que «le “tu” signale une présence extérieure au texte en la rendant visible». En l’interpellant en tant qu’“autre” personne, le «je» essaie de sortir de sa solitude. Le prix du yaourt, l’extermination d’un nid de pucerons, la peur des cambrioleurs, le papier peint à arracher, les tuyaux qui fuient à réparer, les feuilles mortes à balayer, les multiples répétitions échouées, tout est méticuleusement analysé et répété jusqu’à l’écœurement. La voix dans sa tête ne se tait pas, elle s’amplifie à mesure que l’écriture foisonne sur la page – «Ton cerveau n’est que pièces mortes, où stagnent pensées croupies, rêves à l’abandon, projets avortés: pièces mortes, tête morte, balayée de courants d’air, envahie d’herbes folles»14. Entretemps un locataire s’installe dans le sous-sol de la maison. Au début attrayant et presque rassurant dans sa routine, ce policier gabonais en formation nourrira à son tour toutes les fantaisies de la narratrice. Les nombreux jeux typographiques parsemés partout dans le texte ont des dimensions différentes en fonction de la vigueur et de l’insistance des divagations de la protagoniste. C’est le cas de la peur que cet agent de police qui habite chez elle appartienne à «la mafia gabonaise»15 ou de ces «va ve vi vo vu»16, une première suite de vocalises qui, au bout de quelques lignes, à l’intérieur de la même page, doublent leur dimension, au fur et à mesure que la protagoniste force sa voix à sortir, sans aucun succès. Ou encore, à titre d’exemple, la suite des «za ze zi zo zu» deux fois répétée, suivie, après l’invitation qu’elle s’adresse à elle-même à travailler, par une série de «Or-oh-or-oui-or-oh» aux dimensions amplifiées, les segments d’écriture en lettres capitales ou en caractères gras, les répétitions, les reprises de phrases et de bouts de phrases suivent les troubles de la protagoniste, l’accroissement de ses soucis et de sa solitude.
11Le souffle de cette prose est celui d’un temps posé sans contraintes, qui s’oppose au temps du réel, étouffé par les successions de questions sans réponse. Éviter que le père de sa fille rentre trop souvent de son travail à Marseille car c’est trop cher, mais comment alors susciter le désir? Louer une pièce de la maison trop vaste, mais l’étranger représente-t-il un risque? Les questions se pressent, vaines, elles frôlent l’angoisse, le silence, les blancs avalent la page, la trouent de leur vertige, à l’unisson d’une conscience qui se dissout. Les phrases s’enroulent en juxtapositions, virgule après virgule, avec des passages inattendus du «tu» au «je» au «vous» pour insister sur cette solitude en compagnie du moi, tandis que la ponctuation s’affole – «Tu es toute seule dans la rame […] Pourvu que je ne reste pas toute seule. Tu avises la sonnette d’alarme, au cas où […] Vous devriez vous parler, il n’est pas trop tard, rassurez-vous rassurez-moi je n’y arrive ne partez plus laissez moi plus jamais seule en moi dans la maison est maudite la forêt touffue […]»17. Il n’y a pas toujours de point final. L’écriture suit les courbes du vertige de la pensée, des questions cruciales aux lettres capitales y compris un schéma plein de ratures (à la page 137). De plus en plus allégée, la phrase va se réduire de manière progressive pour arriver à ne compter que deux mots – «Tu te sens toute petite. Un puceron insignifiant. Un pauvre truc. Un machin»18.
12En même temps, il s’agit là d’une écriture proliférante, ramifiée, qui engendre des énoncés plus ou moins articulés à partir d’éléments minimaux puisque ce ne sont pas seulement les mots dans leur signification, mais la variété des possibles à partir d’un même ensemble d’éléments de base qui fait évoluer la narration. L’écriture combine chaque mot pour construire des séquences entières sur les différents thèmes qu’elle se propose d’analyser. La question du travail, par exemple, pour sortir de cet état d’abandon dans lequel la protagoniste, aphone, risque de tomber, se développe sur la page par le biais de la répétition de mots clefs tel que le verbe “travailler”, et de constructions syntaxiques fondées sur la reprise des phrases avec une petite variation – «Une invasion de pucerons qui travaillent sans relâche à t’empêcher de travailler. Il faut travailler. Pour trouver du travail, il faut travailler. Tu es plus forte que les pucerons»19 tandis que le refrain «Tu inspires. Tu expires» laisse l’écriture se construire mot à mot, tout comme dans la vie.
13Toujours sur le fil, l’écriture joue, telle un équilibriste, entre le dramatique et le comique. D’une part, il y a un personnage solitaire qui finit dans un coin de sa maison (le locataire gabonais s’installe dans le sous-sol de ce pavillon de banlieue). D’autre part, une écriture hachée qui rayonne tout autour, partiellement parodique, distribuant les vitesses et les coupures avec entrain comme sur une partition. L’héroïne, floue, jamais nommée, déconcertée, vue depuis sa subjectivité aiguisée, attend, en vain, une réponse pour une audition: alors, elle joue, vocalise, tente d’apprivoiser La voix humaine de Poulenc ainsi que son quotidien trop chargé. La voix humaine n’est que la sienne – «La voix humaine, c’est toi!»20 dira la protagoniste s’adressant à elle-même puisque «chanter», c’est une «façon de parler»21, puisque «Parler et chanter, c’était presque la même chose»22. De même que la parole, le son permet de sortir de la solitude.
14Dans la tentative de retrouver le mot perdu, elle s’essaie aux vocalises, tandis que la syntaxe procède par soustraction de la phrase complexe à la phrase plus courte, du mot isolé à la possibilité d’intégrer le son comme moyen d’échange. Face à l’absence de la parole, l’écriture, de plus en plus affaiblie, intègre le son comme élément minimal pour rétablir la communication et en même temps atteindre son moi. Le son acquiert la dignité de parole écrite au point d’être représenté sur la page, via les vocalises, car il se fait expression de la solitude de l’individu. L’absence de la parole génère paradoxalement une prolifération de la parole pensée qui passe par une narration ramifiée, se dégageant en échos, par la multiplication des images à travers l’utilisation singulière du mot qui tient moins de la signification objective que de la sensation subjective et corporelle. Ce qu’il faut souligner, c’est le rôle moteur des phrases, ce qui les fait surgir et se déployer. Il faudrait peut-être encore travailler là-dessus, pour souligner le processus de débordement de ces phrases chez et à l’aide de l’écrivaine elle-même pour mieux comprendre cette “vie” au gré des phrases, au gré de l’écriture par cette «parole suractive», dont parlait Jean-Michel Maulpoix, parole qui «s’élance et recherche: elle fuit, elle s’enfuit, elle souffle»23.
15Roman trouble qui pointe sur le détail le plus anodin pour en faire une histoire, fatras de pensées à l’image de «tous ces objets rejetés que tu prends sous ton aile et qui revivent grâce à toi»24, La tête en arrière est le solo d’une écriture à la fois à trous et rayonnante, refrain des angoisses de quelqu’un qui pourtant ne se noie jamais dans le désespoir grâce à un univers intérieur foisonnant qui s’oppose au réel pauvre, silencieux («c’est triste, les enfants uniques»25, «c’est chacun pour soi»26) et solitaire («Les gens sont au travail, sont calfeutrés dans leur pavillon, tu es seule à l’horizon»27), pris dans le vertige des espaces et des paroles empêchées.
16Le monde, tel qu’il nous apparaît aujourd’hui, avec ses caractéristiques et ses contradictions, reste la source première d’inspiration pour la prose de l’extrême contemporain. L’écriture évoque la solitude, la précarité, la condition de vie au quotidien, la recherche d’une identité et la peur face à l’incertitude de l’avenir et de l’humanité. Le nomadisme et la rapidité s’avèrent de nouvelles voies d’écriture. Le roman n’est plus une fenêtre ouverte sur le monde, celui-ci n’est plus “représenté”, mais volontiers destiné à “apparaître”, à se mêler aux pages de la littérature. Mais puisque l’écrivain ne raconte plus, en revanche il nous invite à la réflexion, à l’expérience physique et sensorielle.
17Une chanteuse descend ici la pente mentale qui lui fait perdre le sens du réel. Les vides, les questions sans réponse, les exclamations, les vocalises, les lettres capitales, les jeux typographiques et les citations sur la page blanche brouillent la narration de même que les tâches quotidiennes épuisent et morcellent le temps d’une vie au point que l’esprit fléchit, que le corps ne tient plus. Le moi éclate en morceaux le long de ce «devenir-solitude», d’où ce processus d’effacement du sujet dont nous parle B. Blanckeman. Ce phénomène de détonation légitime le titre du roman, «la tête en arrière», où le lecteur est mené sur le fil tendu traversé par la protagoniste, seul personnage et personnage seul (tous les autres, même les enfants, sont laissés dans le flou, le monde réel, social et l’univers affectif, baignent dans le flou). Pas de prénoms pour aucun personnage de ce roman, son «chéri» travaille à Marseille et ne rentrera pas tous les fins de semaines et sa fillette n’est que «la petite». Mais cette solitude qui atteint le moi jusqu’à la moelle se veut une force vivifiante qui invite à l’action contre l’abandon. La solitude se fait moteur pour “faire”, pour “dire”, pour “vivre”, une forme de réorganisation de la vie au présent, l’occasion pour un dialogue infini avec soi-même. Sur le plan de l’écriture, elle se traduit par une parole surabondante, une parole intérieure confiée à un monologue non linéaire, une écriture en écho qui s’étale sur la page à partir d’éléments minimales pour ensuite s’élargir et renvoyer ce sentiment de solitude. Loin de la folie, donc, cet excès d’activité de la pensée dont il est question dès le début du texte n’est que l’énergie vitale de la protagoniste sur les traces d’elle-même, car bien que – «Maintenant, tu es seule contre tous, il ne faut pas que ta tête parte en arrière, il ne faut surtout pas que ta tête parte»28. Qui n’a jamais voyagé dans sa tête, au plus près de ses pensées, tantôt éveillées, tantôt brouillées à différentes vitesses?
18Nouvelle, cette solitude l’est justement pour sa normalité, dans la mesure où, loin d’aboutir à l’isolement ou à une forme de détresse proche de la mort, elle invite à se débrouiller pour rester sur la brèche. On n’arrivera pas forcément à recomposer les fragments du moi perdu, mais au moins on aura évité que les débris s’éparpillent si, comme le disait Matteo Majorano sur le site du grec29, la solitude n’est «ni belle ni laide, mais seulement humaine […] un espace réel de la vie de chacun».
Notes de bas de page
1 Violaine Schwartz, La tête en arrière, P.O.L, Paris 2010, p. 10. Dorénavant, l’œuvre sera indiquée par La tête.
2 Comédienne et chanteuse formée à l’école du Théâtre National de Strasbourg, Violaine Schwartz a travaillé notamment sous la direction de Jacques Lassalle et Pierre Ascaride.
3 Cf. «Un petit ovni littéraire, drôle et délicieusement névrosé» («Les Inrockuptibles», 1er septembre 2010) ou «Elle compte parmi les débutantes les plus remarquables de la rentrée littéraire. Il convient donc de ne pas passer à côté de son premier livre, plus que prometteur» (Alexandre Fillon, «Madame Figaro», 11 décembre 2010).
4 La tête, p. 37.
5 La tête, p. 55.
6 La tête, p. 90 et 127.
7 La tête, p. 101.
8 La tête, p. 13.
9 La tête, p. 47 et 48.
10 La tête, p. 128.
11 La tête, p. 166.
12 La tête, p. 143.
13 Marinella Termite, L’écriture à la deuxième personne. La voix ataraxique de Jean-Marie Laclavetine, Préface de Marie Thérèse Jacquet, Peter Lang, Berne 2002, p. 15.
14 La tête, p. 53.
15 La tête, p. 102.
16 La tête, p. 104.
17 La tête, p. 88 et 145.
18 La tête, p. 87.
19 La tête, p. 94.
20 La tête, p. 48.
21 La tête, p. 66.
22 La tête, p. 113.
23 Jean-Michel Maulpoix, La parole suractive, «Scherzo», n. 11 (octobre 2000), p. 35.
24 La tête, p. 74.
25 La tête, p. 71.
26 La tête, p. 93, 99, 104, 118, 136.
27 La tête, p. 26-27.
28 La tête, p. 179.
29 Matteo Majorano, Nouvelles solitudes, http://www.grec.uniba.it, 10 janvier 2011.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le sujet et l’Histoire dans le roman français contemporain
Écrivains en dialogue
Gianfranco Rubino (dir.)
2014
Nuove solitudini
Mutamenti delle relazioni nell’ultima narrativa francese
Matteo Majorano (dir.)
2012
La violenza inapparente nella letteratura francese dell'extrême contemporain
Giusi Alessandra Falco
2016