Des vues et des paroles « gelées » : un dispositif signé Sophie Calle
p. 293-303
Résumé
Dans les années 70, un certain nombre d’artistes tels Christian Boltanski, Jean Le Gac, Jochen Gerz, Didier Bay, puis plus tard Sophie Calle ont élaboré des dispositifs phototextuels à même de promouvoir la narrativité et de permettre un véritable dialogue entre médiums différents. Confrontés les uns aux autres, les mots et les photographies viennent s’éclairer et se questionner mutuellement. Souvenirs de Berlin-Est, publié chez Actes Sud par Sophie Calle en 1999, se présente comme un exemple de ce type de dispositif : l’enregistrement photographique des lieux sous le régime soviétique, l’image de ces mêmes sites tels qu’ils se présentent après la chute du mur évidés de tout signe commémoratif, les paroles consignées des habitants se trouvent mis en regard. Cette confrontation met le spectateur / lecteur dans une posture de questionnement actif des éléments qui lui sont proposés ; il ne peut dès lors que ressentir la violence de l’éviction du passé, et la perte de repères exprimée par les habitants.
Texte intégral
1Au fil des âges, les hommes de lettres ont souvent invoqué la peinture, recourant au procédé de l’ekphrasis qui se fait aisément prétexte à la manifestation d’une virtuosité stylistique. Au cours d’une période récente, nombreux sont les auteurs qui ont renvoyé dans leurs écrits à l’empreinte photochimique, afin de ressusciter un temps révolu ou de suggérer le fonctionnement de la mémoire. Certains écrivains préfèrent confronter les mots et les clichés, dans des livres plus ou moins élégamment mis en page, mais il est rare que la création verbale ne s’impose pas au détriment d’images qui s’avèrent en fin de compte assez académiques dans leur facture1. C’est dès lors, au « bal des arts », la littérature qui mène la danse, faisant des artefacts visuels les déclencheurs ou les contrepoints d’une écriture.
2Parallèlement à cela, les « livres de photographes »2 font une place au langage, dans des préfaces (ou des postfaces) qui oscillent souvent entre discours critique et parole poétique, suivant ainsi une voie indécise qui s’avère rarement ferment de réussite. Parfois, ce sont les photographes eux-mêmes qui prennent la plume, mais il faut reconnaître qu’il est alors peu fréquent que la qualité de leur production scripturale rivalise avec celle de leurs prises de vue. Sans doute peut-on signaler certaines exceptions, mais rares demeurent les « iconotextes »3 où les mots et les images s’imposent à part égale.
3C’est paradoxalement dans le champ des arts plastiques, à la fin du vingtième siècle, que l’on peut trouver des dispositifs qui placent la photographie et le texte dans un rapport d’équité, de sorte qu’un questionnement mutuel est rendu possible. Mais ces réalisations ne rapprochent pas des écrits virtuoses de clichés réussis, elles confrontent de façon surprenante des images fades et banales à des phrases dénotatives et ternes – et c’est précisément cette pauvreté des matériaux réunis qui garantit la prééminence du dispositif, autorisant une relation d’égalité. Autrement dit, l’intérêt de ces œuvres ne tient pas à la qualité intrinsèque de leurs ingrédients, mais bien à leur agencement et ce dernier s’impose à proportion même du peu de séduction des constituants pris isolément. Le dispositif ménage une ouverture au travail d’interprétation du lecteur/spectateur, qui se trouve entraîné dans un mouvement de ricochets entre les composants hétérogènes de l’ensemble. Dès lors, s’ébranle la danse entre les médiums – que constituent le verbe et la photographie.
4Dans les années 70-80, Jean Le Gac, Sophie Calle, Christian Boltanski ou Jochen Gerz, réalisent ainsi des dispositifs hybrides, faisant de la relation des photographies et des mots le cœur même de leurs travaux. Je m’intéresserai ici à une œuvre de Sophie Calle intitulée Souvenirs de Berlin-Est4 ; composée d’une succession de blocs dont chacun comporte une image en noir et blanc, la transcription de paroles enregistrées et une photographie (plus récente) en couleur, cette réalisation possède pour ainsi dire les allures d’une valse à trois temps. Les vues et les mots s’attachent à caractériser l’évolution d’un lieu, à savoir la ville de Berlin, depuis la chute du mur.
5Avec la désinvolture et le goût de l’exposition de soi qui lui est habituel, Sophie Calle relate ainsi les prémisses de l’entreprise :
Je ne connaissais pas l’Allemagne et cela me convenait. En 1996, un galeriste berlinois, Matthias Arndt, m’a rendu visite et m’a proposé une exposition. J’étais réticente, il a demandé ce qui me ferait changer d’avis. Une des trois raisons suivantes, ai-je répondu :
L’amour. Un de ces lieux d’exposition qui ne se refusent pas. Un projet qui ne soit réalisable qu’à Berlin.
Je n’avais pas éprouvé de coup de foudre pour lui, sa jeune galerie n’entrait pas dans la catégorie souhaitée, nous avons donc éliminé sur-le-champ les deux premières conditions. Restait l’idée, et comme il est tenace, il s’est installé et a décidé de me parler de sa ville jusqu’à ce que l’inspiration vienne. Ça a marché. Quelques jours plus tard, je me suis rendue pour la première fois de ma vie à Berlin afin d’enquêter sur la disparition de certains symboles à caractère politique (SBE, p. 5).
6Après la réunification, le sénat berlinois a créé une commission chargée de déterminer la démarche à adopter face aux édifices symbolisant le pouvoir soviétique, situés dans l’ancien secteur de Berlin-Est. Après examen de la situation, certains d’entre eux furent conservés, d’autres furent masqués ou démantelés. Dans Souvenirs de Berlin-Est, Sophie Calle s’intéresse au sort réservé à un certain nombre de ces monuments : la statue de Lénine placée devant l’ambassade de Russie, le monument de Lénine situé place des Nations-Unies (anciennement place Lénine), les insignes de la RDA ornant la façade du palais de la République, etc.5… Pour chacun d’entre eux, l’artiste française suit le même protocole : elle fait photographier le site actuel où le monument a été occulté et elle interroge les habitants sur la relation qu’ils entretiennent avec le lieu et sur leurs souvenirs personnels intrinsèquement liés au site. Au sein de l’installation (qui est d’abord présentée dans la galerie berlinoise de Matthias Arndt, puis au Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg en 1999) comme au sein de l’ouvrage (publié aux éditions Actes Sud la même année), elle juxtapose la photographie en couleur du lieu désormais vidé de tout indice du régime communiste, les témoignages verbaux recensés et un cliché ancien du site, plus petit, en noir et blanc, donnant à voir le monument maintenant effacé. Les paroles recueillies révèlent des sentiments variés qui vont de la satisfaction au regret, de l’indifférence à la sensation d’humiliation ou de désarroi, alors que la confrontation des images permet de mesurer l’ampleur de la disparition.
Un dispositif de type stéréophonique
7La photographie est enregistrement des apparences. Cette propriété tend à se faire oublier lorsque s’impose l’harmonie des formes ; elle ressort avec plus de force quand la prise de vue se présente sans aucun apprêt, voire même dotée de malfaçons. Dans Souvenirs de Berlin-Est, les vues en noir et blanc sont des images d’archive, qui ont été réalisées avant la chute du mur ; elles sont ternes et grises, crûment centrées – tant en largeur qu’en hauteur – sur le monument dont elles attestent l’existence et évoquent l’apparence. Ces photographies se présentent sous le signe de l’anonymat car elles ne sont pas signées, mais aussi en raison de la banalité de leur facture, qui semble soumise à la seule volonté de monstration d’un objet (statue, inscription ou monument…). La couleur signe, quant à elle, la plus grande contemporanéité des photographies qui montrent les sites débarrassés de tout signe commémoratif. Mais ces dernières images n’ont pas non plus été réalisées par Sophie Calle : les noms des deux photographes qui ont effectué les prises de vue sont mentionnés au début du livre6. Ces vues n’ont pas fait l’objet d’une mise en forme beaucoup plus sophistiquée que les images d’archives ; leur particularité est toutefois de cerner un espace vide et l’absence d’objet central tend à suggérer le sentiment d’un manque.
8Mais c’est bien sûr la comparaison des images en noir et blanc et des images en couleur qui fait sens. La vue ancienne s’oppose à la photographie la plus récente, qui est en couleur, et l’observateur prend ainsi pleinement conscience de l’opération d’effacement qui a été menée : un objet a été arbitrairement occulté ; une forme d’amnésie a été imposée au territoire, habituellement dépositaire de la mémoire collective. La juxtaposition de photographies d’un même lieu, réalisées à des époques différentes, a été souvent pratiquée : elle permet d’amener le spectateur à constater une différence et à supputer ses causes. A partir de 1991, des « reconductions » systématiques sont commanditées en France dans le cadre de l’Observatoire Photographique du Paysage, afin de mesurer l’évolution des sites et de mieux cerner les opérateurs (humains ou naturels) du changement. Faire de l’écart différentiel le symptôme d’une transformation que le spectateur peut constater, c’est s’appuyer sur la nature d’empreinte de la photographie, qui en fait à certains égards un indice du réel.
9Aux images sont juxtaposés les propos de personnes qui habitent au voisinage des monuments ; sans doute s’agit-il de réponses apportées à un questionnement qui rappelle peu ou prou les enquêtes de type sociologique ; les paroles ont, suppose-t-on, été enregistrées, puis transcrites ; mais un style oral a été conservé. La monstration de chaque site (« avant » et « après » l’éviction des monuments) semble ainsi s’accompagner de la « comparution » d’un certain nombre de témoins – les propos des différentes personnes interrogées étant dans le livre séparés par de petites étoiles rouges. Les avis divergent : certains s’en tiennent à des paroles très neutres et constatives, tandis que d’autres accrochent aux lieux une dimension plus affective. Les souvenirs sont parfois contradictoires ; ainsi face à un piédestal surmonté d’un cache, certains affirment se rappeler d’une statue de bronze, tandis que d’autres se souviennent d’une tête en plâtre (SBE, p. 14). Entre les paroles juxtaposées, s’instaure une forme de dialogue, tout comme se développe un échange entre les mots et les images.
10Clichés et témoignages sont en tout cas restitués grâce au recours à une technique d’enregistrement ; l’appareil photographique comme le magnétophone ont permis de fixer des informations (visuelles ou sonores) prélevées sur le monde et de les restituer ensuite sous une forme quasi « stéréophonique ». Derrière la mise en relation des images et des paroles qui se trouvent « gelées »7 (les unes comme les autres), l’auteur semble s’effacer pour laisser les témoignages hétérogènes interagir et le lecteur/spectateur effectuer ainsi ses propres déductions. L’artiste est « maître de cérémonie », mais les témoignages du réel qui sont proposés sous une forme dialogique semblent donner à réfléchir à proportion même de son apparente discrétion.
11C’est le dispositif de restitution des éléments prélevés qui pousse le lecteur/spectateur à réfléchir à l’évolution des lieux et à la manière dont ces transformations peuvent être ressenties par les habitants. L’installation ainsi que le livre se donnent comme la réunion d’éléments composites ; le préfixe « dis » du mot « dispositif » traduit l’hétérogénéité des constituants rassemblés8. Aucun liant n’est imposé : le seul agencement des éléments se fait matrice d’interactions potentielles et invite le spectateur à jouer un rôle actif dans un processus de genèse de sens. Si l’enregistrement résulte de l’action de certains appareils, le dispositif s’apparente aussi à un engrènement de type mécanique, susceptible de produire un effet. Mais plus largement, on peut dire avec Philippe Ortel qu’il y a dispositif « chaque fois qu’une structure s’ouvre sur de la conjoncture », « chaque fois qu’une configuration est débordée par les effets qu’elle produit »9. Parler de dispositif, c’est donc mettre l’accent sur l’économie d’un agencement, sa portée pragmatique dans une situation particulière, c’est aussi accorder un poids particulier au rôle joué par le récepteur.
L’effacement des lieux de mémoire
12Les photographies d’archive – qui sont de plus petit format et en noir et blanc – montrent de façon frontale des « lieux de mémoire », au sens où l’entend l’historien Pierre Nora. Ce dernier englobe sous cette appellation tout symbole, objet ou endroit susceptible de renvoyer une collectivité à son histoire : « Les lieux de mémoire, ce sont d’abord des restes. […] Musées, archives, cimetières et collections, fêtes, anniversaires, traités, procès-verbaux, monuments, sanctuaires, associations, ce sont les buttes témoins d’un autre âge10 […]». Dans Souvenirs de Berlin-Est, plaques commémoratives, statues ou édifices – figurant sur les empreintes photochimiques, qui sont elles-mêmes dépôts des apparences passées – renvoient à la période où la ville était sous régime communiste.
13Les photographies en couleur représentent, quant à elles, des espaces vides – ou plus exactement des sites évidés (comme le donnent à penser les cadrages, mais aussi la comparaison des images). Elles cernent ainsi une absence : les traces d’une plaque qui a été arrachée, le socle désormais inutile d’une statue qui a été descellée attestent de leur disparition. Dans ces photographies, aucune présence humaine ne vient animer des sites qui se donnent comme les décors d’une commémoration interrompue, d’un souvenir aujourd’hui prohibé.
14Souvenirs de Berlin-Est est présenté par les éditions Actes Sud dans un coffret, au côté de deux autres petits livres, publiés une année plus tard, mais pareillement chevillés sur la question de l’absence. Disparitions prend pour prétexte le vol d’un certain nombre de toiles de maître au musée Isabella Stewart Gardner de Boston ; Sophie Calle a photographié les espaces vacants qui étaient auparavant occupés par les tableaux, puis elle a demandé aux conservateurs, gardiens et autres permanents du musée de décrire les œuvres disparues ; les témoignages collectés – souvent divergents – sont transcrits au côté des photographies des emplacements vides. Dans Fantômes, des clichés montrent l’espace anciennement occupé par des toiles du Musée d’art moderne de la ville de Paris qui ont été prêtées à d’autres institutions ; à ces vues se trouvent confrontés les souvenirs de différents salariés du Musée, présentés sous la forme d’une brève évocation verbale ou encore d’un croquis. Le coffret qui réunit les trois opuscules fait donc de la mémoire et du manque ses centres d’intérêt explicites. Mais Souvenirs de Berlin-Est possède une dimension géopolitique que n’ont pas les deux autres petits livres : il questionne le rapport que les habitants de l’ex-Berlin-Est entretiennent avec le changement et avec le passé récent, à travers leurs relations à l’endroit même où ils vivent. L’Histoire – « avec sa grande Hache »11 – rejoint la petite histoire, l’histoire privée, par le biais des empreintes déposées dans l’espace habité.
15Souvenirs de Berlin-Est combine dix séquences consacrées à des « lieux de mémoire » différents. Dans chacune d’entre elles, la photographie récente en couleur est montrée d’abord, en pleine page ou en double-page ; puis vient le chapelet des paroles rapportées dont la longueur est variable, mais qui n’excède jamais cinq pages ; la photographie d’archive figurant le « monument » (j’emploie ce terme dans son sens étymologique) clôt la séquence. Cet ordonnancement suggère une tentative de remontée dans le passé à partir du présent, une tension de type archéologique vers une période révolue – qui passe par les témoignages des habitants, dans leur diversité même.
16La juxtaposition des différents propos tenus laisse apparaître la variété des points de vue. Les souvenirs ne sont pas congruents en ce qui concerne la date où les monuments (aujourd’hui disparus) ont été érigés : certains pensent qu’un groupe de combattants en bronze a été édifié après la seconde guerre mondiale, d’autres datent son apparition de l’année 198312. Les descriptions qu’en font de mémoire les personnes interrogées diffèrent. Certains habitants affirment leur regret face à la disparition de ces objets tandis que d’autres marquent la satisfaction d’une rupture ainsi concrétisée. Cependant un grand nombre des sujets interviewés expriment le sentiment d’un vide. A propos d’un buste de Lénine masqué devant l’ambassade de Russie, on peut lire : « […] j’aimerais mieux qu’il soit là. Encore maintenant, quand je passe devant cette façade, je le cherche du regard » (SBE, p. 14-15). Au sujet du groupe de combattants anciennement situé dans la Hohenschönhauser Strasse, quelqu’un dit : « J’en garde encore une image mentale, et je scrute le paysage à sa recherche. Il y avait là un monument » (SBE, p. 30) ; un autre déclare : « On ne peut pas vraiment dire qu’il manque quelque chose, mais l’effet que produit maintenant ce lieu, avec ces marches qui ne vont nulle part, est stérile, vide, mort » (SBE, p. 31). A propos de la colombe de la paix qui était présente sur l’inscription affichée à Nikolaiviertel, une personne hasarde : « […] je ne dirais pas que cela me manque, mais cela ne ferait pas de mal de la remettre à sa place » (SBE, p. 56).
17L’espace évidé rend sensible l’excision arbitraire d’un dépôt du passé, la suppression d’un lien avec l’Histoire collective. Un habitant affirme au sujet de la colombe de la paix arrachée : « Je trouve que c’est bien dommage de l’avoir enlevée, parce qu’elle permettait d’engager le débat » (SBE, p. 57). Il est dit de l’insigne de la RDA, qui était autrefois placé sur la façade du Palais de la République : « Cela devait être lundi matin à l’aube. Ils l’ont démoli avec un pied-de-biche. A présent il s’est évanoui et peut-être, avec lui, la possibilité de se souvenir » (SBE, p. 43). Les lieux amputés se donnent comme le cadre d’une forme d’amnésie imposée. Quelle que soit leur opinion à propos du changement politique, de nombreux habitants expriment leur besoin de « lieux de mémoire » qui leur rappellent le passé et leur permettent de comprendre le présent.
L’espace vécu
18Le paysage n’est pas seulement une étendue concrète (ni même la représentation d’une étendue concrète) ; il possède une dimension temporelle dans la mesure où il se transforme continuellement sous l’action d’opérateurs divers (humains et non-humains). L’Histoire vient peu à peu déposer ses traces et ses restes au sein des sites. Le monde où nous vivons est un palimpseste où cohabitent dans la synchronie les empreintes d’événements révolus correspondant à des déroulements chronologiques d’échelles variées. Comme le suggère l’expression proposée par Pierre Nora, la mémoire collective est une affaire de temps, mais aussi une affaire d’espace puisque le passé se donne à lire dans le présent au sein de l’étendue du monde. Sans doute toutes les traces de l’Histoire ne peuvent-elles être conservées. Mais les effacements opérés méritent d’être réfléchis.
19Les témoignages transcrits dans Souvenirs de Berlin-Est rendent sensible la manière dont les « monuments » du passé se trouvent incorporés dans la géographie subjective des habitants des lieux, dans leur relation physique à l’espace tel qu’il est vécu. Au sujet de la gigantesque statue de Lénine qui occupait le centre de la place des Nations-Unies, un habitant déclare : « Notre logement le surplombait. Au onzième étage. Ainsi, le plus souvent, je le voyais de dos. A chaque fois que je le regardais du haut de mon balcon, il me bouchait la vue. Mais je m’étais habitué à lui et nous étions bien obligés de cohabiter, si je puis dire » (SBE, p. 18). Un autre s’exprime ainsi :
Je pense qu’il a sa place ici, qu’il fait partie de la conception architecturale du quartier. Il constituait un repère bien visible, occupant le devant de la scène. Tout ce qui l’entourait devait se mesurer à lui. Le plan de circulation vous obligeait à le contourner, quelle que soit votre direction. Je ne sais plus si Lénine a été érigé après les bâtiments qui l’entourent, ou bien le contraire, mais la place avec ses maisons en S, profilées comme des vagues, formait un ensemble avec le monument. A présent, elle ne fonctionne plus (SBE, p. 20).
20Un troisième confie : « A chaque fois qu’il m’arrive de passer par ici, je suis conscient de ce vide. J’étais encore petit lorsqu’on l’a construit. Je le voyais depuis le vingt et unième étage. Quand on descendait dans la rue, on disait : “On va voir Lénine”. Vu de chez nous, il avait l’air plus humain, moins sévère. Lorsqu’on était en bas, à ses pieds, on se sentait écrasé » (SBE, p. 21).
21Une dernière personne déclare, toujours au sujet de cette statue de Lénine qui occupait le centre de la place des Nations-Unies : « Toute cette situation, c’est comme si on vous réaménageait votre maison » (SBE, p. 19-20). C’est dire combien les lieux se trouvent investis. Pour John B. Jackson, l’espace est habité dès lors que les hommes y forgent des habitudes13 ; ces dernières s’ancrent dans des points de vue concrets, des proportions matérielles, des repères et des trajectoires. L’espace habité est un espace où le corps a pris « ses marques » ; il n’est pas ressenti comme beau ou comme laid ; il n’est pas soumis à de telles appréciations, puisque ceux qui l’habitent se sont accoutumés à sa morphologie sur laquelle ils ont établi leurs gestes et leurs réflexes ; dans le même temps, les personnes qui investissent les lieux peuvent à certains égards contribuer à leur évolution.
22C’est ce processus d’accommodation physique qu’invoquent les habitants de l’ex-Berlin-Est interviewés par Sophie Calle. Ils se remémorent un espace apprécié à l’aune de leurs propre corps, qui se trouve lié à des déplacements possibles, à des visions éprouvées depuis des endroits déterminés ; cet espace apprivoisé est aux antipodes de l’étendue objective, il est entièrement relatif à leur vécu. Ce territoire constitue somme toute une zone mi extérieure, mi intériorisée qui enveloppe et prolonge leur corps. C’est pourquoi la soustraction de certains éléments peut y prendre l’allure d’une amputation.
23Des souvenirs infimes, des réminiscences personnelles, viennent ainsi s’accrocher aux « monuments » dont l’espace a été désormais vidé. A propos d’une grande statue de bronze représentant un soldat, placée dans le cimetière soviétique de Michendorf, un habitant confie : « Un détail entre tous me revient : ses ongles traités avec une grande finesse » (SBE, p. 52). Le lecteur est frappé par la remontée soudaine de ce « gros plan » précis, renvoyant à une forme de focalisation vécue de manière intime. Une autre personne dit à propos de la même statue : « Une fois, j’ai passé ma main sous son manteau pour voir s’il était creux » (SBE, p. 52). Ce n’est plus une réminiscence visuelle, mais un souvenir tactile qui est ici convoqué ; mais il s’agit encore d’un trait anodin qui n’a de poids que dans la sensibilité d’une individualité particulière. Les propos transcrits montrent combien les souvenirs personnels s’accrochent à la perception des lieux ; l’histoire individuelle de chacun s’enracine dans des sites concrets et leurs détails minuscules. Si le temps passé reflue, c’est par le biais de sensations liées à l’espace, qui est lui-même bruissant de l’expérience révolue.
24L’homme se tient dans l’étendue et il n’est point de césure franche entre le monde du dehors et le monde du dedans. L’être est clos d’une première enveloppe constituée par la peau14, mais il est environné d’une forme de poche plus large, constituée de son environnement quotidien. Cet espace immédiat est peuplé de repères qui permettent à chacun de se situer, mais aussi de s’éprouver. Chaque individu se mire et se bâtit à travers l’environnement où il vit. Ainsi les problématiques d’aménagement de l’espace, de conservation (ou non) des édifices passés ne sont-elles pas faciles à trancher, puisqu’elles touchent à des histoires personnelles et recoupent des questions identitaires.
25La force de Souvenirs de Berlin-Est tient au retrait même de l’artiste qui s’efface pour que le dispositif s’impose ; les paroles et les vues « gelées » s’articulent les unes aux autres pour amener le lecteur/spectateur à reconstituer une Histoire, ou plus exactement des histoires et à ressentir le manque tragique des « monuments » capables de faire lien avec un passé révolu. C’est bien de la nécessité de « lieux de mémoire » dont il est question dans l’œuvre de Sophie Calle. Mais le dispositif rend également sensible le rapport intime de l’être à l’espace où il croît (comme on le dit d’un végétal), où il s’éprouve physiquement et mentalement, où il se pense dans une relation au passé et au présent.
Notes de bas de page
1 Je pense par exemple là aux travaux de Jean-Loup Trassard ou de Gérard Macé.
2 Voir à cet égard Danièle Méaux, Voyages de photographes, Publications de l’Université de Saint-Etienne, « CIEREC – Travaux 141 », Saint-Etienne 2009, p. 20 : Les livres de photographes sont des livres pensés et signés par des photographes.
3 Michael Nerlich, Qu’est-ce qu’un iconotexte ? Réflexions sur le rapport texte-image photographique dans “La femme se découvre”, in Alain Montandon (éd.), Iconotextes, Ophrys, Paris 1990, p. 268.
4 Sophie Calle, Souvenirs de Berlin-Est, Actes Sud, Arles 1999. Les citations de ce texte seront suivies du numéro de la page.
5 Ibid., p. 9.
6 Il s’agit de Daniel Rückert et Christian Kerber.
7 François Rabelais, Le Quart livre, chapitre 56.
8 Philippe Ortel, Vers une poétique des dispositifs, in Discours, image, dispositif, L’Harmattan, « Champs visuels », Paris 2008, p. 33-58.
9 Philippe Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie. Enquête sur une révolution invisible, Jacqueline Chambon, Paris 2002, p. 346.
10 Pierre Nora (éd.), Les Lieux de mémoire, volume 1, Gallimard, « Quarto », Paris 1997, p. XVII.
11 Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance, Gallimard, « Tel », Paris 1975, p. 17.
12 Sophie Calle, Souvenirs de Berlin-Est, cit., p. 30-31.
13 John B. Jackson, A la découverte du paysage vernaculaire, Actes Sud, Arles 2003, p. 135-137.
14 Dominique Anzieu, Le Moi-peau, Dunod, « Psychismes », Paris 1995.
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