Effets de projections : l’écriture du sujet par le détour du cinéma
p. 203-216
Résumé
Parmi les nombreux prolongements littéraires que les écrivains donnent aujourd’hui d’œuvres, de personnages, de procédés cinématographiques, on peut compter le commentaire d’images cinématographiques. Celui-ci se présente le plus souvent sous la forme d’un récit d’une expérience de cinéma où le film est mis en résonance avec le vécu d’un narrateur ou d’un personnage spectateur, dans le mouvement réflexif d’une quête identitaire ou existentielle, durant la projection ou dans son après coup. La projection cinématographique se caractérise par une structure ambivalente qui se manifeste à travers l’automatisme au moyen duquel le spectateur est mis en présence d’un monde dont il est absent. Cette ambivalence n’est pas sans rapport avec le mécanisme psychique du même nom, qui nous signale la capacité du film à nous mettre sous les yeux quelque chose que nous nous refusons de voir ou de savoir. A travers des textes comme ceux de Camille Laurens Ni toi ni moi (P.O.L, 2006) et d’Olivia Rosenthal Que font les rennes après Noël ? (Gallimard, 2010), Ils ne sont pour rien dans mes larmes (Verticales, 2012), il s’agit de montrer comment les effets de projections permettent de comprendre l’attrait que l’expérience du spectateur exerce sur une forme d’écriture visant le questionnement de l’intime, et les raisons pour lesquelles le sujet prend le détour du cinéma pour s’écrire.
Texte intégral
Introduction
1Le cinéma fait partie de notre culture, de notre histoire personnelle, de notre mémoire. Il se mêle à nos souvenirs, fait écran, modèle le passé et se trouve ainsi inextricablement lié à nos vies. C’est d’ailleurs la condition de possibilité d’une écriture littéraire qui prend pour objet le cinéma. Le cinéma flirte avec la littérature depuis ses débuts, de l’adaptation d’œuvres littéraires, en passant par la novellisation, jusqu’à un phénomène plus récent qui a vu apparaître au cours des trente dernières années de nouvelles formes romanesques où le texte est essentiellement constitué du commentaire d’images cinématographiques1. Je pense entre autres à Supplément à la vie de Barbara Loden de Nathalie Léger2, Cinéma de Tanguy Viel3, Paradis conjugal d’Alice Ferney4, à Que font les rennes après Noël ? et Ils ne sont pour rien dans mes larmes d’Olivia Rosenthal5 ou encore à Ni toi ni moi de Camille Laurens6. C’est sur ces trois derniers textes que j’ai choisi de m’arrêter pour illustrer mon propos. L’ensemble de ces romans redéploie les images cinématographiques dans une perspective littéraire, en les resémantisant au travers de l’interprétation d’un ou plusieurs films portée par un personnage ou un narrateur spectateur. Ils rapportent une expérience de cinéma mettant en résonance le film avec le vécu, dans le mouvement réflexif d’une quête identitaire ou existentielle. Détournement, prolongement, hypothèses, on assiste à une réappropriation des récits cinématographiques par le personnage ou le narrateur, en fonction de ce qui fait écho en lui dans les images projetées. Ces textes présentent un sujet inquiet, au sens philosophique du terme, en quête de réponses sur l’existence. Ce sujet est un spectateur sceptique, cherchant dans la succession des images une compréhension du monde, de soi et des autres, qui pourrait mettre à mal sa propre croyance sceptique selon laquelle nous ne pouvons connaître ni le monde ni les autres esprits, pour le dire à la manière du philosophe du cinéma Stanley Cavell. Les exemples d’écriture du sujet par le détour du cinéma sont représentatifs d’un phénomène qui touche des auteurs partageant la même conviction que les films recèlent une vérité à laquelle le spectateur n’a pas immédiatement accès. Ces auteurs mettent en évidence le pouvoir de certaines œuvres cinématographiques à proposer des solutions et permettre une forme de compréhension de soi. D’où l’obsession récurrente chez leurs personnages de voir et revoir les films pour comprendre l’effet qu’ils ont sur eux. Cet effet passe d’abord par l’émotion, une émotion qui alerte et pousse à l’interrogation − « pourquoi ce film me touche-t-il autant ? » −, et qui lance les personnages dans une quête de sens. Le ressassement de la projection, jusqu’à la compréhension finale, se plie au mouvement et au temps de l’écriture et de la ré-écriture de soi dans un jeu de va-et-vient entre l’interprétation et l’auto-interprétation par le biais du cinéma. Ce qui se joue principalement ici est la mise en œuvre littéraire du regard interprétatif du spectateur qui se pose aussi bien sur le film que sur la vie, dont la compréhension appelle des schèmes cinématographiques. Un tel regard est exposé sous toutes les modalités de ses allers et retours du film à la vie.
2On peut s’interroger sur ce qui motive de telles expérimentations littéraires. Qu’y a-t-il à retirer de la double médiation du cinéma et de l’écriture ? Comment comprendre l’attrait qu’exerce l’expérience du spectateur sur une forme d’écriture visant le questionnement de l’intime ? Pour quelles raisons le sujet prend-il ici le détour du cinéma pour s’écrire ?
3Je ferai moi-même un détour par la philosophie pour tenter de répondre à ces questions, en m’appuyant sur la notion de projection telle qu’elle a été pensée par Stanley Cavell, en bon héritier de Wittgenstein. Cette notion me semble en effet tout à fait intéressante pour comprendre comment on assiste dans ces textes, à travers la double médiation du cinéma et de l’écriture, à une mise en abyme qui permet au sujet une appropriation consciente de soi. Il s’agira de réfléchir aux « effets de projections », au pluriel, selon les diverses significations qu’ils empruntent : effets de la projection mécanique du film, effets de la projection des émotions du spectateur sur le film, effets de la projection du film sur la vie elle-même. J’adopterai ici une perspective pragmatique selon laquelle le cinéma – tout comme la littérature – n’est pas un pur divertissement, mais peut avoir des « effets » pratiques sur la vie. De ce point de vue, si l’on veut parler de divertissement, le terme doit être entendu dans son sens étymologique comme un détournement (divertir, du latin « divertere », signifiant « détourner »). On peut considérer en ce sens le cinéma et la littérature comme des arts ayant la capacité de « faire diversion », permettant au sujet de prendre un « détour » peut-être pour mieux revenir à lui-même et au réel, au moyen – c’est l’hypothèse sur laquelle se fonde cette étude – d’un processus de projection.
i. Je n’y suis pas : scepticisme vs solipsisme
4Selon Stanley Cavell, la projection cinématographique se caractérise par une structure ambivalente qui se manifeste à travers l’automatisme au moyen duquel le spectateur est mis en présence d’un monde d’où il est absent. Cette idée, qu’il défend dans La projection du monde7, le premier ouvrage qu’il a consacré au cinéma en 1971, va à l’encontre des théories qui soutiennent que le cinéma serait un « art du présent », « où la présence du monde aurait trouvé en lui un mode de présentation homologue à celle du temps vécu »8. Le cinéma est un lieu où le monde est présenté et absenté par le phénomène de la projection, à la fois intime et étranger. Il a ceci de particulier qu’il me permet de voir des choses qui ne sont pas présentes, n’étant moi-même réciproquement pas présent aux choses que je vois. D’où l’impossibilité même d’envisager le film comme le défilement de mon propre flux perceptif. Comme le remarque Cavell : « La caméra est hors de son sujet comme je suis hors de mon langage » (PM, p. 173). Cette phrase reprend la critique wittgensteinienne du mythe de l’intériorité, selon lequel il existerait un langage privé distinct d’un langage public. En replaçant la caméra, comme le langage, dans la sphère du public, Cavell révèle le rôle fondamental que peut jouer le cinéma dans la dissolution du problème sceptique. L’automatisme, base matérielle du médium cinématographique, triomphe de la subjectivité en éliminant l’agent humain de la reproduction. Le cinéma, mais avant lui la photographie, « maintient l’être-présent du monde en acceptant que nous en soyons absents » (PM, p. 50-51). Il nous libère de cette façon du mythe de l’intériorité entraînant au passage celui de l’inexpressivité, puisque le cinéma « ne nous fait pas percevoir des objets, mais nous montre des images » et que, pour cette raison, il nous condamne à l’expressivité, nous obligeant à reconnaître « la dépendance de la référence à l’égard de l’expression »9 : je peux par exemple déduire du trouble et du ravissement de ce regard sur l’écran qu’il exprime la naissance d’un sentiment d’amour. De cette façon, ni la caméra, ni le sujet spectateur ne se trouvent en position purement subjective. Le cinéma réalise l’immersion, ou plutôt l’absorption du spectateur, sans même en passer par la question d’un jeu de faire semblant, tel que l’a conceptualisé Kendall Walton10. Selon cette conception de la projection, je n’ai pas à me projeter dans le monde qui m’est donné à voir, je n’ai pas à faire semblant de croire que ce que je vois est réel pour y adhérer, puisque « je » n’y suis pas. C’est le fait de n’y être pas qui fait problème au cinéma. C’est là que se joue la question sceptique, faisant de la question de l’adéquation du monde projeté au monde réel le cœur de notre expérience inquiète du cinéma. En donnant à voir l’absence présente du monde, le dispositif de projection fait du cinéma un médium « par nature réflexif »11.
ii. L’écriture du sujet par le détour du cinéma
5Je fais l’hypothèse que c’est cette absence au monde du sujet spectateur, qui explique chez nos écrivains le choix d’en passer par la médiation du cinéma pour écrire le sujet.
6Ce n’est sans doute pas un hasard si l’absence du sujet spectateur au monde projeté est donnée dès l’ouverture de Ni toi ni moi, de Camille Laurens. Mais je tiens tout d’abord à préciser que si je ne m’intéresserai pas à l’aspect autofictionnel de ce récit c’est que tout simplement cela n’a à mon avis aucune incidence sur ses effets. Or ce sont précisément ces effets qui m’intéressent. Je ne crois pas qu’on lise un tel récit dans un souci documentaire. Le fait de savoir que l’unique occurrence dans le roman du prénom de « Camille » dénote Camille Laurens, n’ajoute au fond qu’un niveau de réalité supplémentaire – pour parler comme Nelson Goodman12 – à ce récit que l’on pourrait considérer comme fictionnel, sans que son sens n’en soit modifié. Cette seule occurrence du prénom de l’auteur joue toutefois un rôle important, comme nous le verrons plus loin, sa présence dans le texte prenant valeur de preuve que le processus de reconnaissance et d’appropriation de soi par le sujet s’est finalement accompli.
7Ce roman est une enquête sur la question du jaillissement et de la disparition de l’amour, et de la façon dont s’opère le passage de l’un à l’autre. Pour cela, la narratrice se choisit une figure tutélaire : Adolphe, le personnage du roman de Benjamin Constant, séducteur et fuyant, contre l’inconstance duquel vient se fracasser la tendre Ellénore13. Le récit se présente sous la forme d’un échange de courriels entre une romancière et un cinéaste qui projette d’adapter une de ses nouvelles autobiographiques intitulée « L’homme de ma mort ». De cette correspondance dont l’objet est le projet du montage de ce film, seuls les messages de la romancière sont publiés. Le texte qui en résulte s’apparente à un voyage introspectif au cœur d’une solitude confinant au solipsisme sentimental, sondant le drame de la séparation face à un interlocuteur absent, qu’elle vouvoie et auquel on peut donner tour à tour le visage du cinéaste, celui de l’ancien amant, Arnaud − cinéaste lui aussi −, celui de Cary Grant ou de Marcello Mastroianni, des hommes en général exemplifiés par la figure d’Adolphe, celui de Jacques, son amant psychanalyste, ou du lecteur aussi. Le film dont il est question ici est donc un projet dont on ne sait pas s’il sera réalisé. Toutes les scènes décrites sont imaginées et s’apparentent à « ce cinéma que l’on se fait » sur nos vies. La narratrice s’efforce, en convoquant ses souvenirs, de construire le scénario de cette adaptation dont elle est convaincue dès le départ qu’elle n’est pas réalisable, puisque la dernière image, celle du désamour, anéantit la première, celle de l’innamoramento, et remet en question le fait que l’amour ait un jour existé. Comment enchaîner ces deux phrases qui lient puis délient ces deux plans fixes : je t’aime – je ne t’aime plus ?
8C’est sur la description du premier de ces deux plans que s’ouvre le récit :
Ce qui trouble, c’est son regard, parce qu’on se demande ce qu’il regarde. Comme il est de face, normalement c’est vous, spectateur, témoin, opérateur – mais vous ne pouvez pas croire cela : vous savez bien, dans l’ombre où vous vous tenez, qu’il ne vous voit pas, et que d’ailleurs vous ne sauriez susciter à première vue un regard d’une telle intensité – qui êtes-vous, anonyme, pour être à ce point désiré ? Car ce qui frappe dans ce regard, ce qui sidère, c’est qu’il est comblé, totalement et mystérieusement ravi par une chose invisible à vos yeux, et, d’une certaine manière, aux siens : tourné vers vous, il fait face à l’espace vide laissé entre lui et vous, l’ombre de vous. Il n’y a donc pas d’objet dans le champ de son regard, c’est un regard comblé de quelque chose qu’il regarde sans le voir, d’une chose absente.
Et pourtant non, c’est impossible : l’absence ne peut donner vie à un tel regard. Il faut qu’une forme nécessairement l’explique, qu’une image splendide en justifie l’extase. La caméra a beau se rapprocher, le gros plan ne saisit rien dans cet œil enchanté, rien que le point jaune d’une lampe au loin sur un meuble − lumière sans quoi la scène resterait invisible − ou, plus vague encore, la tache argentée d’une glace accrochée au mur. Qu’a-t-il surpris dans ce miroir, quel reflet auquel il sourit ? On l’ignore. Mais c’est ainsi que ça commence, en bravant toutes les lois optiques, c’est ainsi que vous entrez dans l’image : ni par un trou de serrure, ni par un rideau qui s’ouvre, ni par un grimoire dont les pages soudain s’animent dans le vacarme d’une soirée, non : par un miroir dont vous seriez en arrière-plan les hôtes flous – par un miroir sans tain dont vous êtes les yeux14 (NTM, p. 15-16).
9Les deux paragraphes qui composent cet incipit montrent exactement l’ambivalence de la projection cinématographique et le doute sceptique, qui l’accompagne, appelant l’espoir d’un apaisement. A qui s’adresse ce regard amoureux, désirant, et ravi ? A vous ? Vous, spectateur ? Témoin ? Ou opérateur ? J’ajouterais, vous, lecteur ? A chacun de ces rôles correspond un degré de réalité, un jeu de langage et un mode de compréhension différents. Mais quel que soit votre statut et bien qu’il soit dirigé vers vous, vous restez de toute façon absent à ce regard qui, lui, pourtant, vous est parfaitement présent. Ce vers quoi il se dirige est invisible à vos yeux mais aussi d’une certaine manière aux siens, puisque le doute peut toujours persister sur l’existence de ce qui se trouve hors du champ de la caméra. Et, étant donné que vous n’y êtes pas, son regard se porte sur un espace vide entre lui et vous. C’est dans cet espace que vient à la fois se loger le doute sceptique et la possibilité de sa résolution. Si vous parvenez à rejoindre l’objet de ce regard, si vous parvenez à entrer dans son champ de vision, alors ce qui n’est pour l’instant que l’ombre de vous entrera en pleine lumière. D’ailleurs, vous ne parvenez pas à croire en cette absence d’objet, vous en postulez l’existence à partir de l’expressivité de ce regard. Mais à ce point de la description de la scène, la narratrice introduit une perspective supplémentaire, une perspective littéraire, qui scelle le pacte d’un nouage entre cinéma et littérature, donnant au sujet spectateur un rôle déterminant dans la possibilité d’existence du monde projeté : « vous entrez dans l’image par un miroir sans tain dont vous êtes les yeux ». Ici, l’indétermination de l’adresse semble volontaire : on ne sait pas qui du spectateur, du témoin ou de l’opérateur désigne ce « vous ». Mais cela permet d’assurer que c’est bien vous qui ravissez ce regard. La scène est bien entendu également une allégorie de la naissance du sentiment d’amour contenant en lui-même le principe de sa disparition, où la médiation du cinéma introduit une distanciation à la fois de l’objet d’amour et du sujet aimant. Dans ce livre, le cinéma, en tant que médium, se présente comme l’expérience de notre repli du monde et de notre condamnation à l’expression, pour reprendre des termes empruntés à Stanley Cavell15. Comme l’écrit Camille Laurens dans une note préliminaire :
Tout cela fait du présent livre, une sorte de chantier mental, avec son désordre, ses rebuts, ses doutes. Mais y a-t-il une autre manière d’approcher le réel que de suivre sans les canaliser les flux dont nous sommes traversés, charroi de mots et d’images où le chaos prend forme – forme humaine – : et où l’on peut, dans un reflet incertain et dépoli, quelquefois, comme en d’autres yeux, s’apercevoir de soi ? » (NTM, note de l’auteur p. 11).
10En multipliant les scénarios possibles du début et de la fin d’une même histoire d’amour, la narratrice trouve le détachement nécessaire pour montrer et se montrer comment on se raconte des histoires et comment on se fait son cinéma.
iii. C’est pas moi, c’est lui !
11Tout au long du roman elle cherche à comprendre les raisons de cet amour mort-né, passant de ses souvenirs réels à l’élaboration de scènes explicitant l’échec amoureux. Tout au long du film, qu’elle se fait, elle sonde l’énigme du regard d’Arnaud d’où l’amour s’est éteint. A la fin du roman, elle trouve dans les pages d’un dictionnaire de psychanalyse un article sur le complexe de la mère morte. C’est une révélation, elle parvient à voir ce qui était resté, dit-elle, « dans l’angle mort », « dans le hors champ ». Tout son passé amoureux s’éclaire d’un jour nouveau, elle comprend que ce qu’elle avait projeté sur Arnaud, l’incapacité à aimer, la mort des sentiments, correspond chez elle au deuil de sa propre mère d’une enfant mort-née, qui aurait été sa benjamine.
12L’amour des films et, par extension peut-être, du cinéma que l’on se fait, se nourrit aussi de nos tentations de « fuir les spécificités émotionnelles de ce que l’on a sous les yeux »16, de la même façon que nous fuyons l’ordinaire dans le reste de nos vies. De ce point de vue l’automatisme de la projection cinématographique, en absentant le sujet du monde projeté, réalise le mécanisme de projection au sens freudien du terme : le « C’est pas moi, c’est lui ! » qui permet, en plaçant sur un autre ses propres sentiments (souvent inconsciemment), de se sortir d’une situation émotionnelle vécue comme intolérable. En nous imposant 1h30 de solitude réflexive, les films insistent pour nous mettre sous les yeux ce que nous manquons, en faisant apparaître l’étrangeté de notre quotidien. Cette inquiétante étrangeté, conceptualisée par Freud à partir d’une expérience de Mach ne reconnaissant pas son reflet dans le miroir, est aussi l’expérience du cinéma, du cinéma que l’on se fait ou des histoires que l’on se raconte. Cette capacité du film à révéler quelque chose que nous ne voulons pas savoir place cet art dans la continuité de notre expérience ordinaire. En déplaçant les objets et les personnes hors de leurs emplacements naturels, la notion de projection permet de préciser le mode de présence du monde, pareil, mais différent à l’écran, l’écran des salles obscures ou celui de nos esprits. La notion de projection permet un retournement de perspective nous donnant à voir ce qui d’une certaine façon a toujours été sous nos yeux. La théorie de la lecture − notamment Michel Picard, dans La lecture comme jeu17 − a saisi chez le lecteur ce mécanisme de projection. Et l’on peut supposer qu’il est une condition de possibilité de la double médiation du cinéma et de la littérature dans ce genre de roman.
iv. Il a fallu ce détour
13C’est donc ainsi que d’un « C’est pas moi, c’est lui » la narratrice passe à la reconnaissance et à l’appropriation de soi :
Alors j’ai vu le plan manquant, il a surgi, remplaçant le blanc de ma mémoire […]. Sur l’écran du mur blanc comme une page, j’ai vu la scène coupée au montage de la pellicule du temps, j’en ai recollé les chutes – elle se déroulait parmi les ombres dégradées, avec la lenteur hypnotique de ces souvenirs que le cinéma nous invente. Alors j’ai pris une feuille, et je l’ai écrite, pour mémoire, craignant qu’elle ne s’efface comme un rêve au réveil – j’ai récrit l’histoire (NTM, p. 313).
14Il est intéressant de voir qu’ici la réappropriation de soi se présente à travers le vocabulaire du cinéma. La reconnaissance elle-même est un cinéma que l’on se fait, une histoire que l’on récrit, dans une mise à distance de soi à soi. On rajoute un plan dans le montage, on recolle les morceaux, et ça colle. Camille peut alors retourner se coucher entre ces bras là, ceux de Jacques, l’amant psychanalyste : « Jacques s’est tourné vers moi, m’a prise dans ses bras, je vous aime Camille a-t-il dit d’une voix nette, presque catégorique malgré le sommeil, je vous aime – oh, laissons-le m’appeler Camille pour une fois » (NTM, 320).
15C’est une révélation du même ordre qu’éprouve Olivia spectatrice des Parapluies de Cherbourg18, dans le récit Les Larmes d’Olivia Rosenthal. Dans la dernière scène, Catherine Deneuve alias Geneviève fait, elle, un détour de 772 km pour rencontrer son ancien amant Guy, à Cherbourg le soir de Noël, « par hasard » lui dit-elle. Olivia, qui connaît sa géographie et qui cherche à comprendre la raison de ses larmes lorsqu’elle regarde ce film, s’attache particulièrement à cette information. Pour stopper son épanchement lacrymal, elle essaie de se convaincre qu’il ne s’agit que d’une fiction, mais comme cela n’a aucun effet, elle finit par comprendre que Guy et Geneviève ne sont pour rien dans ses larmes19. Ce qui fait pleurer Olivia, c’est la phrase de Geneviève, « une phrase anodine, une petite phrase comme celles que l’on prononce quand on ne veut pas montrer qu’on est drôlement secoué » (LL, 94). Cette phrase lui appartient, elle aurait pu la prononcer aussi bien elle-même. Elle est le point de jonction entre elle et le personnage. Geneviève ne pleurera pas, Olivia pleure à la place de Geneviève, « (elle) mesure en kilomètres son mensonge et en le mesurant, (elle) étend sa détresse » (LL, 108).
v. Effets de projection
16Le même principe de projection semble opérer chez Camille et Olivia. Tant qu’Olivia se projette dans les personnages du film de Demy, elle les laisse prendre en charge sa propre douleur et l’en tenir à distance. Mais comme Camille, elle cherche à comprendre et elle finit par mesurer cette distance qui la sépare de Guy et Geneviève et le mensonge qu’elle s’est fait à elle même en croyant, par le détour du cinéma, qu’ils étaient à l’origine de ses larmes.
17Un même effort de compréhension est à l’œuvre dans Que font les rennes après Noël ? Dans ce roman, où la narratrice prend la parole au moyen d’un « vous » qui peut désigner tant elle-même que le lecteur, il est question de notre rapport aux animaux à travers l’alternance du récit des difficultés de la narratrice avec sa propre « domestication sociale »20 et de témoignages de personnes exerçant un métier au contact des bêtes. Deux films marquent les années de jeunesse de la narratrice, La Féline, de Jacques Tourneur21 et la première version de King Kong, de E.B Schoedsack et M.C. Cooper22. Chacun de ces deux films revêt une signification particulière, initiatique, quant à la connaissance intime de soi de la narratrice. Plusieurs des textes d’Olivia Rosenthal portent sur des films qu’elle considère comme importants dans son parcours de vie et d’écrivain, où ce qui est en question est de savoir pourquoi, comment et de quelle façon on s’identifie à un personnage de fiction et à un personnage de cinéma23. Dans ce livre, le cinéma, à travers le phénomène de la projection, joue un rôle important dans le passage d’un état d’engourdissement, d’oubli de soi à l’éveil de la narratrice à ses propres émotions. Tant qu’elle maintient ses émotions en sommeil, celles-ci sont vécues uniquement à travers la projection cinématographique : « Toutes vos émotions passent par l’art cinématographique » (QFR, 173). Lorsqu’elle les voit pour la première fois, ces deux films soulèvent en elle à la fois de l’incompréhension, de l’inquiétude et de la fascination. Ce mélange d’effroi et d’attirance, semble guider la narratrice vers la recherche d’une vérité sur elle-même que le film pourrait détenir et à laquelle elle n’a pas directement accès. Le cinéma et ces deux films en particulier vont accompagner la narratrice dans l’élucidation de soi, du moment où elle entre en âge de saisir la nature réflexive du cinéma jusqu’à sa métamorphose. C’est sa mère qui, renouant avec le cinéma, l’amène voir King Kong. Elle n’ose pas l’interroger sur « la fonction de l’identification dans l’art cinématographique », car ce film lui pose un problème : elle se demande si elle doit s’identifier à la jeune fille blonde enlevée par le gorille, au jeune homme qui la sauve ou « au gorille lui-même transformé en animal de foire et attaché par d’énormes chaînes à une potence plus grande que lui » (QFR, 91). En petit animal sauvage bien domestiqué et lié par amour filial à sa mère, c’est en réalité au gorille qu’elle s’identifie. C’est cette même part sauvage et animale cherchant à échapper au conditionnement qui active en elle le processus de projection sur le personnage de La Féline, Irina, hantée par une légende transmise de mère en fille selon laquelle elle se transformera en panthère si elle a une relation sexuelle avec un homme. L’identification aux personnages est d’abord vécue comme une forme d’aliénation : « comme Irina entre deux désirs irréconciliables : vous vous sentez prise au piège » (QFR, 139). Elle n’a pas l’intention de ressembler à Irina, et pourtant elle pleure avec elle (QFR, 162). Elle a peur (QFR, 164). Tant que la métamorphose n’a pas eu lieu, tant qu’elle ne s’appartient pas, absente à elle-même, elle ne peut vivre ses émotions que par procuration, à travers leur projection sur King Kong ou sur Irina. Mais à mesure que La Féline se déroule, en même temps qu’on suit son évolution dans le monde et dans sa vie, on suit les changements que le film opère chez la narratrice. Celle-ci passe d’abord par un état d’incompréhension et d’anesthésie face au film : « La première fois que vous voyez le film, vous ne comprenez pas ce qui vous retient et vous attire. Vous regardez sans réfléchir, sans vous éveiller. Rien ne vous alerte, vous vous êtes trop longtemps oubliée » (QFR, 135). Elle entre ensuite dans une phase de résistance au changement, liée à la peur de ne pas être suffisamment conditionnée, mêlée à un désir de métamorphose :
Vous espérez que la métamorphose aura lieu, vous vous préparez. Vos désirs ont changé, sans que vous ayez une conscience claire de cette révolution en cours (QFR, 146).
La Féline ne vous a pas ouvert les yeux […]. Vous n’écoutez pas vos émotions, vous les enfouissez, vous les étouffez, vous les niez. Vous vous retenez (QFR, 152).
Vous essayez de retenir les pulsions qui vous traversent. Vous vous contrôlez. Vous pensez à La Féline, vous ne voulez pas finir comme elle. La mort ne vous paraît pas être une bonne solution. Vous en cherchez une autre mais vous n’en trouvez aucune. Vous retardez votre émancipation (QFR, 194).
18Enfin, après la métamorphose, après le réveil : « Vous déverrouillez les portes, vous ouvrez les vannes, vous pleurez moins sur La Féline et plus sur vos propres souvenirs. Vous vous réveillez » (QFR, 209). La narratrice recueille alors les « effets de projection », selon les différents sens déjà évoqués que peut prendre cette expression, suivant l’ordre logique et chronologique de la compréhension : effets de la projection mécanique du film, effets de la projection des émotions du spectateur sur le film, effets de la projection du film sur la vie elle-même. Les émotions que le personnage de La Féline a longtemps prises en charge pour la narratrice peuvent enfin être directement vécues comme lui appartenant en propre. Le charme aliénant de l’identification se rompt lorsque le film a accompli son rôle d’accompagnement dans la compréhension de soi du sujet pris dans une tension entre la fascination et l’effroi provoquée par le phénomène de projection du sujet sur le personnage. « Vous n’êtes pas une panthère. Vous ne vous métamorphosez pas en bête. Vous cessez de vous identifier. Vous cessez de vous retenir. Vous cessez de vous domestiquer. Vous acceptez les pulsions qui vous traversent […]. Vous êtes prête » (QFR, 195). La narratrice passe alors, grâce aux jeux de projection permis par le film, d’un « Ce n’est pas moi, c’est elle » à la conscience qu’elle, Irina, n’est « pour rien dans ses larmes ».
19Le détour par le film permet une compréhension de soi à laquelle le sujet ne peut avoir directement accès. En prenant ce détour par le cinéma, la fiction littéraire met en évidence un mécanisme de projection permettant de lever le paradoxe de la subjectivité et de se libérer du mythe de l’intériorité. Aucun miroir dans l’âme ne peut donner au sujet un reflet de lui-même, lui permettant de voir à qui il pense ou fait référence en disant « je », car cela supposerait qu’il puisse se voir comme un autre pour s’apercevoir ou se placer en troisième personne pour accéder à lui-même. Le contexte fictionnel devient alors essentiel pour comprendre à quel jeu de langage appartient une pensée telle que « j’ai peur », par exemple. C’est à travers la variation des contextes d’interprétation que le sujet peut expérimenter une sorte de découverte par description. En effet, il peut essayer diverses formulations d’auto-description qui présentent une compatibilité ou une plausibilité dans le contexte d’auto-interprétation, à savoir les conditions dans lesquelles il se trouve impliqué dans sa propre vie. Pour comprendre un processus intérieur nous avons besoin de critères extérieurs, et ceci aussi bien pour comprendre nos propres états mentaux, que ceux des autres. Le sujet n’a donc besoin d’accéder ni à sa propre intériorité (miroir dans l’âme), ni à l’intériorité d’autrui (communication magique entre les âmes) pour en obtenir une compréhension. Au paragraphe 587 des Recherches philosophiques, Wittgenstein dit qu’« il y a un sens à demander : « Est-ce que je l’aime vraiment ou est-ce que je me l’imagine seulement ? », et le processus de l’introspection consiste à évoquer des souvenirs, à se représenter des situations possibles, et à imaginer des sentiments que l’on aurait si… »24. Dans le processus de l’introspection, le cinéma joue un rôle particulier puisqu’en absentant le sujet du monde projeté à l’écran il lui permet d’y accéder « par un miroir sans tain dont (il) est les yeux » favorisant le mécanisme de la projection mentale du sujet vers le film, puis du film vers le sujet. Il offre ainsi au sujet une expérience de pensée particulière dans la représentation de situations possibles vécues par procuration à travers le phénomène de la projection cinématographique. Il n’est pas surprenant que des écrivains se soient emparés de cette manière d’accéder à soi par le biais du cinéma pour en faire un objet d’écriture. Les effets du phénomène bien connu de projection du lecteur dans la fiction littéraire sont ainsi mis en relief à travers la mise en abyme d’un médium dans l’autre, bénéficiant en retour du même effet de distanciation que permet le processus de projection analysé ici même.
Notes de bas de page
1 Jean Cléder, Entre littérature et cinéma : Les affinités électives, Armand Colin, Paris 2012, p. 160.
2 Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, P.O.L., Paris 2012.
3 Tanguy Viel, Cinéma, Minuit, Paris 1999.
4 Alice Ferney, Paradis conjugal, Albin Michel, Paris 2008.
5 Olivia Rosenthal, Que font les rennes après Noël ?, Verticales, Paris 2010 et Ils ne sont pour rien dans mes larmes, Verticales, Paris 2012, abrégé ci-après QFR.
6 Camille Laurens, Ni toi ni moi, P.O.L., Paris 2006, abrégé ci-après NTM.
7 Stanley Cavell, La projection du monde (1971), tr. fr. Christian Fournier, Belin, Paris 1999.
8 Marc Cerisuelo, Fondus enchaînés. Essais de poétique du cinéma, Seuil, Paris 2012.
9 Stanley Cavell, Les voix de la raison : Wittgenstein, le scepticisme, la moralité et la tragédie, Seuil, Paris 1996, p. 147.
10 Kendall Walton, Mimesis as Make-Believe: On the Foundations of the Representational Arts, Mass. Harvard University Press, Cambridge 1990.
11 Stanley Cavell, A la recherche du bonheur. Hollywood et la comédie du remariage, Ed. de l’Etoile/Cahiers du Cinéma, Paris 1993, p. 21.
12 Nelson Goodman, Catherine Elgin, Esthétique et connaissance : Pour changer de sujet, tr. fr. Roger Pouivet, L’éclat, Paris 2001, voir « Les voies de la référence », p. 17-34.
13 Benjamin Constant, Adolphe (1816), Flammarion, Paris 2013.
14 Je souligne.
15 Pour une analyse précise et documentée sur la façon dont Stanley Cavell envisage la capacité du cinéma à exprimer notre scepticisme et nous apprendre à le domestiquer, voir l’ouvrage d’Elise Domenach, Stanley Cavell, le cinéma et le scepticisme, PUF, Paris 2011.
16 Stanley Cavell, Philosophie. Le jour d’après demain (2005), Fayard, Paris 2011, p. 177.
17 Michel Picard, La Lecture comme jeu, Minuit, Paris 1986, p. 54.
18 Jacques Demy, Les Parapluies de Cherbourg, 1964.
19 Olivia Rosenthal, Ils ne sont pour rien dans mes larmes, cit., p. 102-103, abrégé ci-après LL.
20 Le Cercle littéraire de la BNF, présenté par Laure Adler et Bruno Racine, « Armand Farrachi, Nadine Satiat, Olivia Rosenthal », le 14 décembre 2010, (En ligne), URL : http://www.bnf.fr/fr/evenements_et_culture/anx_cercle_litt/a.c_101214_cercle_litteraire.html, consulté le 8 octobre 2013.
21 La Féline, Jacques Tourneur, 1942.
22 King Kong, Ernest B. Schoedsack, Merian C. Cooper, 1933.
23 Voir dans la série « Parole de Doc » l’extrait de l’entretien réalisé avec Laurent Larivière et Olivia Rosenthal pendant le FIDMarseille 2010, XXIe Festival International du Documentaire de Marseille : http://www.dailymotion.com/video/xgbtpn_laurent-lariviere-realisateur-fid-2010-les-larmes_shortfilms (consulté le 15 octobre 2013)
24 Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, trad. F. Dastur, M. Elie, J.-L. Gautero, D. Janicaud, E. Rigal, Gallimard, Paris 2004, p. 219.
Auteur
Università di Genova
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