Après l’apocalypse : formes visuelles de l’écriture chez Maïa Mazaurette, Céline Minard et Xabi Molia
p. 177-190
Résumé
Le thème postapocalyptique apparaît dans le roman français bien au-delà du marquage générique de la science-fiction, notamment chez Maïa Mazaurette, Céline Minard et Xabi Molia. Fiction du dernier homme (Minard), récit d’un Paris assiégé et menacé par une épidémie et une armée d’infectés (Molia), roman d’une guerre meurtrière entre jeunes et vieux dans un Paris décrit comme Sarajevo (Mazaurette) : si l’on peut trouver une archéologie littéraire à ces fables, leur origine semble ouvertement cinématographique sans pour autant jouer d’un jeu de références ou de citations précises : Kubrick, Carpenter, Tarkovski, les imaginaires du western, de l’épouvante, du road movie. Il y a entre ces fictions et le monde visuel du cinéma, un imaginaire partagé, un jeu de figures (fictionnelles, rhétoriques) commun qui se déploie à partir d’effets d’écho et de déplacements.
Ces écritures surviennent désormais dans un monde d’après la littérature, d’après même le cinéma, si celui-ci postulait, par ses représentations, sa différence d’avec le monde référentiel : ces romans s’écrivent dans le monde numérique indifférencié du flux constant des images et des écrans qui s’interposent entre le sujet et son imaginaire, pourvoyeur de formes toujours déjà là. Aucun de ces romans n’adopte la posture d’une déploration nostalgique pour évoquer les formes et les mondes d’avant la catastrophe mais chacun tente, à partir de la table rase de leur apocalypse, d’écrire sur les restes, les traces, les ruines, la mise à nu des comportements et des attitudes. Des relations entre le cinéma et le roman nait le projet d’une recharge de l’écriture : radicalité du propos et exposition des contradictions (Mazaurette), repolitisation de la fiction par le scénario imaginaire (Molia), polyphonies et recharge de la voix lyrique de l’écriture (Minard).
Texte intégral
1Quel meilleur point de vue pour assister au grand spectacle de la grande catastrophe que celui de Sirius, celui zénithal qu’occupe, avant de revenir seul homme sur la planète-mère, le cosmonaute de Le Dernier Monde de Céline Minard, paru en 2007 ? Dans Avant de disparaître, publié en 2011, Xabi Molia2 décrit une situation de siège : « Les bruits de Paris m’entrent dans les oreilles, la modulation des querelles nocturnes, les cris des alcooliques, les appels qu’on ne comprend pas, le murmure sans fin d’un transistor, la rumeur d’un avion dans les nuages et, plus loin encore, l’écho mat des canons » (ADD, p. 117) ; et pour Maïa Mazaurette dans Rien ne nous survivra, un roman de 2009 : « Des deux côtés de la Seine, sacs de sable, barbelés et postes de contrôle ont ajouté aux vieilles avenues, ce charme destroy que l’on ne trouve habituellement qu’à Sarajevo ou Grözny »3.
2Il s’agit donc de prendre en compte trois romans qui racontent des histoires d’après la catastrophe ou qui l’accomplissent ; des romans présentant des mondes qui s’achèvent, des sujets au seuil de l’effacement qui, reconnaissant dans leur présent ruiné des images vues et anticipées sur tous les écrans du cinéma, racontent et agissent avant de disparaître. Chez Minard, Jaume Roiq Stevens découvre, en la parcourant, qu’il est désormais le seul habitant humain de la Terre ; chez Molia, Paris est assiégé par une sorte de zombies entrevus en un seul épisode du roman, et qu’a rejoint une poignée de convertis humains … trop humains. Car ces derniers ne trahissent pas leur espèce mais en accomplissent le vouloir objectif, et ils voient dans la pandémie l’achèvement de ce qu’ils nomment le « projet humain », titre d’un manifeste qui circule en secret.
3Enfin, dans le roman de Mazaurette, on assiste à l’insurrection sanglante des jeunes contre les vieux : depuis deux ans, les insurgés, après avoir tué leurs parents, abattent tout ce qui a passé l’âge de 25 ans, en commençant par ce qu’il y a de pire, à leurs yeux – en matière de vieux – la génération de 68, coupable de toutes les trahisons et de toutes les dominations. Des snipers et des clans d’enfants-soldats exécutent toutes les figures de l’autorité (tir aux pigeons aux commémorations, à l’assemblée Nationale, dans les commissariats) tous ceux qui, au nom de l’âge et de l’expérience, ont confisqué le pouvoir, ont fait du savoir et de la culture les outils de l’oppression et de l’argent le seul mobile de leur existence. « Oublier permet d’avancer. Nous voudrions être une génération qui ne générera rien. Sans musée » (RNNS, p. 225).
4Rien ne nous survivra est construit sur un compte à rebours de cent jours avant la bataille finale entre jeunes et vieux, au terme desquels deux Snipers, Silence et l’Immortel, inventent, l’un comme l’autre, leur propre fin ; dans ce timing vers la catastrophe annoncée, l’alternance de leurs récits est régulièrement interrompue par des tracts que rédigent les Théoriciens du mouvement précisant l’histoire de l’insurrection et sa visée.
5Les textes-manifestes de ces fictions postapocalyptiques, chez Molia et Mazaurette, sanctionnent l’effondrement politique et culturel total d’un monde achevé, exsangue à force d’injustice, d’inégalités et de privilèges obscènes. Le résumé du projet humain et de son histoire ne s’écrit pas, chez Molia, dans la perspective d’un grand soir eschatologique du châtiment ou d’une fin de l’Histoire cataclysmique : ce monde trouve son terme en la figure blanche et muette du zombie.
6Ici, le zombie n’est certainement pas la vieille figure vaudou, revenue des effrois fantastiques de Jacques Tourneur. Il est une pure projection cinématographique, surgie en 1968 du film séminal de Georges Romero et dont l’infection n’a cessé de s’épandre jusqu’au régime mondialisé d’une guerre, et d’une sortie coordonnée sur l’écran global, ce mercredi 3 juillet 2013, du World War Z de Mark Forster, adapté du roman de Max Brooks.
7Les images entrevues du film promettent le flux, la masse, la vague des zombies submergeant, au sens propre, le vieux monde, ses villes, ses gratte-ciel, sa grande muraille, comme si l’humanité altérée s’indifférenciait désormais en une continuité l’assimilant à la menace animale (les insectes), ou naturelle (le raz de marée, l’éruption, la coulée). Molia, grand connaisseur de la démesure hollywoodienne, n’est pas dans la régie pesante de l’effet spécial, mais dans le réglage naturaliste minutieux de ses indices. Son récit rapporte les conditions d’un siège, des menaces d’attentats et des rumeurs de batailles de plus en plus proches. Si « l’altéré », comme le nomme Molia, est dressé contre le vieux monde, il est cependant à peine visible dans son roman. C’est là, toute la force de sa figure : parce que le zombie ne dit rien, il nous oblige à parler, à écrire, encore un peu, avant de disparaître.
8Commune à Mazaurette et à Molia, la forme théorique du manifeste, dans la fiction de sa radicalité, permet à tous deux, non seulement une adresse au présent, mais aussi de conduire à ce point de l’après où le réquisitoire et la colère s’entendent, amplifiés par la négativité : le jeune parle au vieux, et l’homme parle à l’homme.
Votre nature était injuste : on vous avez faits brefs, vous vouliez persister. […] Vous avez inventé le patrimoine et la photographie. Rien ne devait disparaître. Musées, bibliothèques, entrepôts de stockage, disques durs : tout ce qui advenait était étiqueté, puis mis sous verre et congelé. Et vous deveniez mort-vivants à force de mémoire et de célébration. […] Il n’y a pas non plus de règlement de compte, de nature humiliée, d’animaux affranchis après des siècles d’oppression. Cette guerre, enfin, n’est pas un accident. Elle est la conclusion du projet humain. […] Mais nous sommes là pour vous aider à disparaître […] (ADD, p. 136-137).
9Ou encore : un des rédacteurs du manifeste clandestin, Le projet humain, explique au narrateur : « Moi je pense que le monde se portera mieux sans l’homme. […] Et même je crois qu’il faut tout faire pour faciliter, et même accélérer, le processus en cours. Il ne s’agit pas d’être avec les infectés, mais de leur côté, en travaillant aux mêmes objectifs, en ouvrant d’autres fronts » (ADD, p. 303).
10Il faut entendre ici, la langue de l’humain rallié à l’idée de sa propre fin, car le zombie n’est pas l’auteur du manifeste. « - Je croyais que c’était les infectés qui l’avaient écrit. – (dit le narrateur de Molia) Les infectés n’écrivent pas. Ils n’ont plus de langage. Ce sont des forces de destruction, et c’est tout » (ADD, p. 301).
11Si Céline Minard n’a pas recours à la forme de l’essai fictionnel, constat et cible sont analogues : la fin de l’histoire humaine comme conséquence de l’ultralibéralisme. L’épuisement du capitalisme, de la société du spectacle et des avatars de l’Occident s’entend aussi dans Le Dernier Monde :
Les gens sur terre me répugnent. Ce qui se passe me répugne. Toutes ces morts idiotes, ces vies inutiles et idiotes, ces centrales absurdes, cette énergie pour rien, des imbécilités, un jeu vidéo, un voyage dans le Montana pour aller voir ta mère qui de toute façon me prend pour un déviant et ne supporte pas mon eau de toilette. Des milliards d’années de travail et de maturation et plus personne pour savoir encore se déplacer sur ses jambes. Cette partie du monde, l’Occident, me dégoûte. Et le reste du monde avec ; qui n’aspire qu’à lui ressembler (LDM, p. 40).
12Dans ce florilège de motifs et de situations apocalyptiques, on aura reconnu les échos d’une puissante culture visuelle qu’ont en commun ces trois auteurs, presque synchrones dans leur génération (Minard est née en 1969, Molia et Mazaurette en 1977 et 1978), ainsi qu’un goût commun de la culture de masse, de la SF et aussi du blockbuster spectaculaire : sans aller chercher bien loin s’entendent, dans ces mondes romanesques, les échos de 2001 de Kubrick (1968) et aussi la zone du Stalker de Tarkovsky (1972), les mondes ruinés de La Planète des Singes de Schaffner (1968) et du New York 1997 de Carpenter (1981), les gangs du film de Walter Hill, The Wanderers (1979), les figures d’enfants assassins du cinéma d’horreur (comme Les Révoltés de l’an 2000 de Serrador en 1976), les mondes de Mad Max (1981 et 1985), de Waterworld (1995) ou de Postman (1997), les imaginaires du western, du road-movie : la liste serait longue. Ainsi lit-on chez Molia :
Le monde entier avait sombré, disait-on. Sydney, Londres, Madrid étaient la proie des infectés. Des journaux à sensations, promis à une interdiction rapide, titraient sur les désastres étrangers. Des monstres immenses ravageaient les régions tropicales. Manhattan avait succombé à l’attaque de créatures marines, des noyés au corps boursoufflé qui hurlaient à présent dans les longues avenues vides. Ces histoires procuraient à leur lecteur quelque chose comme du réconfort. Mais plus nombreux étaient ceux qui pensaient que, pour une raison encore inexpliquée et proprement insupportable, certaines régions de la planète demeuraient épargnées (ADD, p. 152).
13Mais il ne s’agit pas ici, seulement, d’emprunts thématiques ni de jeux de citations ou de savoirs cinéphiliques. Si l’on reconnaît dans ce passage de Molia, quelques attestations, synchrones ou non4 –The Host, Cloverfield, Monsters ou 2012 – c’est parce que le savoir de la catastrophe fait constater un imaginaire partagé, un jeu de figures, au sens où Martin Lefebvre l’a théorisé dans son livre sur le Psycho de Hitchcock5 : un réseau d’associations, tout autant fondé sur le musée imaginaire des cinéphilies subjectives que sur le travail d’assemblage de l’imagination. Mais si ces trois romans s’écrivent après la catastrophe, d’une certaine manière, c’est aussi parce qu’ils s’écrivent après le cinéma.
14Non seulement, bien sûr, d’après les formes visuelles de films et de fictions, de décors et d’imaginaires qui font aisément reconnaître ce que peuvent avoir de cinématographique l’inspiration de leurs univers de l’après. Mais ces romans s’écrivent également dans une situation bien particulière qu’ils thématisent : celle d’après la distinction de la représentation et du monde référentiel, du cinéma et de son dehors, après celle du partage de l’actuel et du fictionnel, tout deux, se résorbant, dans un état qui les confondrait : le virtuel. Ces romans s’écrivent après ce qui séparait un ordre du langage et un ordre des images et qui supposait précisément un temps de l’inaction ou de l’in-interaction exigé par la lecture ou la vision : « Je n’aurais jamais pensé qu’il restait des jeunes pour lire. Se faire imposer des univers entiers, au lieu de façonner celui dans lequel on vit. Je ne comprendrai jamais » (p. 270). Le septième manifeste des Théoriciens commence par une accusation directe : « Etes vous des jeunes ou des oies ? Des jeunes vraiment ? Alors pourquoi laissez-vous tous les vieux vous engraisser de fiction ? » (RNNS, p. 108)
15Ces romans procèdent donc bien des fictions du cinéma mais tout en prenant acte de la généralisation de la fiction comme devenir, et de l’indifférenciation croissante des supports anciens (le livre, le texte, le film) voire des pratiques (le récit, le discours des manifestes), à l’heure de la grande mutation numérique et vidéoludique. Si les sites éditoriaux peuvent sembler offrir des situations pragmatiques différentes à ces trois romans – une collection de SF pour Mazaurette, une collection réputée de littérature contemporaine pour Molia, et pour Minard, Denoël, historiquement un des éditeurs majeurs de la SF en France – il n’en demeure pas moins que tous trois, à leur manière, s’écrivent aussi dans le dépassement d’une tension structurante sur laquelle le jeu du littéraire et du paralittéraire n’a cessé de problématiser ses effets de légitimation. La question qui préoccupa tant les trente années théoriques des esthétiques postmodernes, celle héritée des débats de Francfort, opposant High and Low brows, culture savante et culture de masse, celle qui faisait passer la ligne de partage entre mémoire du texte et immédiateté des images, n’a tout simplement plus de sens pour de telles écritures, pour de telles positions de l’écriture et de l’auteur dans un monde médiatique, au sens large du terme, dans lequel la littérature peut désormais être tenue, au mieux pour une culture seconde, au pire pour une pratique résiduelle.
16Les mondes de ces trois romans sont donc insécables de la circulation des représentations déployées sur les écrans spectaculaires du cinéma hollywoodien. Minard, Molia, Mazaurette ne jouent pas la forme littéraire contre le flux déréalisant du spectacle, la rédemption de l’écriture contre le pauvreté des images hollywoodiennes, l’inventivité verbale et fictionnelle contre la stéréotypie du blockbuster : le Bastard Battle de Minard, paru chez Leo Scheer en 2008, est un croisement euphorique et bluffant entre la poésie médiévale, la chanson de geste, le manga et la violence graphique du cinéma de Tarantino, plus largement du cinéma asiatique de la martialité ; Xabi Molia, s’il a publié trois romans dans la collection blanche chez Gallimard avant de passer au Seuil, est aussi l’auteur d’une thèse de doctorat en études cinématographiques soutenue en 2007 et intitulée Un cinéma de la destruction : approches esthétique, historique et industrielle du film-catastrophe hollywoodien. Quant au combat de snipers qui crée le suspens du roman de Mazaurette, il est caractéristique d’une écriture informée par le cinéma et le jeu vidéo : par son montage alterné, ses descriptions, son attention à la présence et à la disparition des silhouettes dans le décor urbain. Son imaginaire renvoie à toute une configuration de l’espace et du mouvement proprement visuelle et cinétique ainsi qu’à une conception de la progression tout autant syntaxiquement narrative que verticale et paradigmatique, procédant par niveaux de jeu ou plateaux et qui est caractéristique des univers vidéoludiques.
17Ces trois romans évoquent donc un monde d’après la catastrophe mais aussi d’après les images, d’après les écrans, et dans lesquels, pourtant, les récits continuent. Les fictions cherchent bien plus paradoxalement à retrouver les accents de la grande forme (l’aventure, la quête, le roman-monde) qu’à redire le récit des causes et des conséquences. Comme l’expose un personnage de Molia (p. 73), le sens de la catastrophe n’est pas à chercher dans ses origines mais à placer dans ses fins. La fiction de la liquidation pour la recharge de la fiction ?
18Par son thème de la guerre des générations, Mazaurette peut congédier le passé, perçu par ses personnages comme la source de l’illusion commémorative dont se nourrit le privilège exorbitant des vieux, et ne se concentrer alors que sur le présent. Mais, le « présentisme » du monde de Mazaurette est différent de celui que décrit François Hartog6 : le présent y est bloqué par la ruine du contemporain, le temps est comme fondu par la catastrophe – fondu par le grand feu cataclysmique de Minard, les bombardements de Molia, où la guérilla urbaine de Rien ne nous survivra : ainsi de ces arbres sur les boulevards parisiens qu’imagine Mazaurette, allumés à l’essence, et qui restent carbonisés dressés comme des allumettes. Ce présentisme n’est pas dû à la perception postmoderne des vecteurs du passé et du futur, tous les deux repliés de façon centripète sur le terme immédiat du profit néolibéral. Les trois récits ne dessinent pas de sortie de crise, ni de reprise de l’histoire, pas de remise en marche ou de rédemption.
19Car la fiction du dernier homme possède sa contrainte : il ne peut pas y avoir d’association, de refondation, et par exemple, pas de lutte entre mâles pour la femelle solitaire – l’homme noir contre l’homme blanc comme dans Le Monde, la chair et le Diable (The World, the Flesh and the Devil) de Ranald McDougall en 1959. Dans ce film, Ralph Burton (que joue Harry Bellafonte) installe dans son condo new yorkais deux mannequins récupérés dans une vitrine pour rompre sa solitude de survivant ; Charlton Heston dans la première adaptation de Je suis une légende, va au cinéma revoir en boucle le Woodstock de Michael Wadleigh dans une salle où il a placé quelques mannequins en guise de public ; quant à Will Smith, dans la version de 2007, il drague la même fille de celluloïd au vidéoclub dans lequel il va chercher sa pitance visuelle quotidienne. Restent donc les ersatz de la présence humaine, à moins que l’on ne joue tous les rôles, comme lorsqu’enfant on pouvait être à la fois l’indien, le cowboy et le sheriff. Mais, à l’écran, de tels shifts schizos garantissent encore et l’identification et le jeu, plus encore l’assurance que l’homme solitaire n’est pas dupe vraiment, et qu’il demeure inchangé dans le plan, quand bien même fluctuent ses incarnations.
20La ruse de Minard, elle, est éminemment littéraire. Elle repose sur les jeux de focalisation et la pluri-énonciation : il s’agit de naturaliser totalement la schize dans la narration, en lui permettant de multiplier les voix pour qu’une communauté toute entière parle à travers un seul :
Le journal de bord personnel de Jaume Roiq Stevens, que j’écris moi-même, Jaume Roiq Stevens, est une [de ces] mesures d’urgence. Je dois me doubler. S’il faut me tripler, je me triplerai.
Nécessairement, il va devoir en inventer d’autres. – Jaume Roiq Stevens – (LDM, p. 113).
21Cet éclatement polyphonique, mais pour autant totalement centré sur la subjectivité du dernier homme, offre à Minard un champ infini de variations stylistiques, formelles et discursives qu’engendrent les images du monde décrit et perçu et, au final, réinventé et réapproprié dans la langue.
22En revanche, les structures narratives plus ramassées adoptées par Mazaurette et Molia prennent sens dans l’effet de corpus postapocalyptique – littéraire peut-être, cinématographique sûrement – sur le fonds duquel s’écrivent leurs romans. Le genre est propice à développer ces récits de communautés apeurées se « getthoïsant », tentant la refondation de micro-sociétés, ses arguments politiques mettent volontiers à l’épreuve le modèle démocratique qui a tant failli, et actualise des poches résiduelles d’utopies auto-suffisantes. Mais Le Dernier Monde de Minard, lui, est vide : exit l’homo liberalis, ses œuvres sont maintenant les ruines qui recouvrent un monde enfin soulagé de sa présence et qui renvoie directement à celui décrit dans l’essai-catastrophe d’Alan Weisman Homo disparitus7 paru, comme Le Dernier Monde, en 2007. Après avoir foncé, pour de bon, dans le mur écologique, sans plus de possibilité de happy end, notre monde ne l’est justement plus : la planète est désormais libérée de notre présence nocive ce qui, dans le scénario de prospective scientifique qu’explore Weisman, pouvait lui arriver de mieux.
23Dans l’enquête de Weisman, l’héroïne, c’est désormais la planète. Survivra-t-elle ? Reprendra-t-elle le dessus avec l’héritage méphitique que nous lui laisserions et dont l’évacuation des conséquences pourra prendre, pour certains produits toxiques, des millions d’années ? Reste la forme possible du documentaire, le risque de la voix-off, de la pseudo SF et des interviews de spécialistes lucides ou alarmistes. Mais restent aussi le mythe de la Robinsonnade, la fable insulaire à l’échelle de la planète entière, celles-ci se couplant à la figure du dernier homme, après celui inventé en 1823 par Mary Shelley8, ou celui du très étonnant roman de Shiel, Le Nuage pourpre écrit dans les années 1960 : stratégie narrative ultime mais surpuissante qu’adopte le roman de Minard, et dont le personnage de Richard Matheson, Robert Neville, dans Je suis une légende (I am Legend, 1954) a fourni un des modèles les plus aboutis ; cela, surtout en offrant l’inversion du paradigme de la norme et de l’étranger. Neville dernier humain, le monstre, au milieu des vampires, la nouvelle population.
24Des plans saisissants dans l’adaptation de I am Legend de Francis Lawrence, datant également de 2007 – saisissante synchronie à nouveau avec Minard et Weisman – montrent New York retournée à l’état sauvage de savane, Manhattan parcourue par un troupeau d’antilopes filant dans les herbes hautes sur le bitume. Dans cette vitalité animale et végétale s’actualise alors à l’écran, dans le monde numérique de la synthèse de l’urbain et de l’animal, un devenir post-culturel du monde manufacturé, vestige en puissance, que contemple aussi, depuis son vaisseau, le personnage de Céline Minard.
25Le cosmonaute où l’un de ses nombreux avatars schizés peut/peuvent alors décrire les restes du monde humain, en de somptueux passages qui exaltent dans la langue et ses figures la libération tumultueuse de la vie animale : chiens, porcs, poissons. On trouve, dans ces descriptions, tout autant le monde ruiné des fictions postapocalyptiques courantes, en littérature comme au cinéma, que ces poussées de la Nature qui annoncent le retour d’un ordre végétal et animal que la parenthèse humaine aura finalement échoué à faire entièrement disparaître. Mais, glose avec précision Minard, cette écosphère demeure bien pré-texte à l’expression de l’humanité :
Tout ce qu’il fait est effectivement un prétexte, un pré-texte, un prêt au texte parce que lui, comme personne avant lui je pense, n’a d’autre mode d’être humain. Aucune de ses relations avec les traces du monde humain n’aurait d’existence s’il ne les écrivait pas. Comprenez-vous prosopopée ? Personne ne peut vivre tout à fait seul. Nous sommes ses conditions de possibilité (LDM, p. 203).
26Si le paysage urbain ruiné constitue le topos visuel des fictions post-apocalyptiques, le roman-monde de Minard change d’échelle. Il offre un point de vue panoramique ou zénithal qui en appelle, devant l’échelle de ce qui apparaît, à une recharge de la langue ; en tout cas qui en appelle au constat réflexif de cette tâche du roman, du langage et des fictions se proposant comme autant de conditions de possibilités du sujet, de sa parole : et, sur un plan métatextuel, du roman même qui donne à en lire cette actualisation.
27Au bal des arts, en cet âge hypermédiatique où le constant retrait de la littérature est décrit relativement à l’hégémonie des régimes d’images, en ce moment où la question d’un semblable retrait du cinéma se fait jour – Que reste-t-il du cinéma ? demande le titre d’un récent essai de Jacques Aumont9 –, le pas de deux de la littérature et du cinéma n’est peut-être plus même ni harmonieux ni conflictuel. Le sous-texte référentiel des écritures contemporaines n’est pas ici – et il faudrait évoquer Bastard Battle aussi – le cinéma d’auteur ou institutionnellement légitimé, mais bien celui des formes de la culture visuelle commune, celle qui accueille pleinement le blockbuster. Et chez Mazaurette, cela va jusqu’à l’idée d’une table rase où cinéma et littérature se trouvent, avec la musique comme produit absolu d’aliénation et tellement prisée par les jeunes, renvoyés dos-à-dos au rang des outils d’oppression, agités comme opium des jeunes par les vieux soucieux de contrôle et de rentabilité. C’est donc le flux de fictions qui est en cause. Pas de négociation mais une liquidation : pour les personnages de Mazaurette, l’acculturation est une libération.
L’acculturation fait partie des conditions de notre révolte. Nous la considérons comme un moyen, mais aussi comme une fin. Elle exige quelques sacrifices mineurs, notamment le renoncement à la musique. Quand ce stade sera atteint, il faudra se séparer des mots.
Notre acculturation nécessite non seulement de brûler les livres mais aussi de désapprendre, autant que possible, à lire. Alors, et alors seulement, les petites oies et les petits pourceaux deviendront des humains (RNNS, p. 155).
28Ou en une de ces saillies no future qui constellent le roman :
la culture c’est ce qui reste quand on a brûlé ses parents : pas grand chose (RNNS, p. 221).
29Le risque serait alors de reconduire les grandes machines fictionnelles, les récits réduits aux images : que ce soient celles des performances mimétiques – car qu’exposent les films catastrophe et apocalyptiques si ce n’est le summun de la technologie du cinéma à un instant donné ? – ou des figures de la langue nouvellement configurées : Mazaurette ne cesse de le crier dans la fureur théorique de ses Snipers et de leur haine des vieux – avec tout le cynisme et le sens de l’humour dont ils/elle sont/est capable(s). Molia, lui, retourne la métaphore zombie et la repolitise au quotidien dans l’effet boomerang du post-apocalyptique sur le présent libéral de nos fictions – et en ce sens, on comprend que Avant de disparaître se tient entre son précédent roman, Reprise des hostilités (2007), fable spectrale et anti Front national, et son recueil de pastiches poétiques S comme Sarkozy (2012). Quant à Céline Minard, elle opte pour la visée réflexive afin de se ressaisir de l’immémoriale parole jouée à l’articulation du mythe et du langage :
Et pourtant Troie, Monsieur Waterfulle, n’a pas brûlé pour un trésor, ni d’argent ni d’honneur, mais sur un battement de cil.
– Prétexte ! Poésie, prétexte comprenez vous, Pure mythologie. C’est-à-dire, digestion par la langue d’un fait simple et brutal, d’un fait.
[…]
– Toutes les sortes d’histoires s’écrivent, monsieur le plénipotentiaire, s’écrivent, se disent, se racontent ou se chantent. Il n’existe pas de fait brut. Le fait brut est une construction du langage, le fait brut n’existe qu’à l’intérieur du langage qui le dit (LDM, p. 202).
30Pour que la fiction (ou ici un usage critique du romanesque) soit jouable encore, il faut la livrer au paradoxe cynique et jubilatoire de la formule choc et de la cruauté nihiliste des paradoxes (Mazaurette) ; on peut choisir comme chez Molia de jouer de déplacements et de raccords mineurs, au sens de Deleuze, de « voix mineure », entre la fable de la subjectivité (ce que le narrateur désire c’est connaître l’histoire de sa femme disparue et trouvée morte, et croire en ce geste infime dans l’effondrement général, s’y tenir) et les grands mouvements de l’histoire (la ville assiégée, la maladie comme métaphore, le zombie comme figure critique, la dérive obsidionale) ; ou bien, on peut, comme le permet la recharge des voix lyriques (pluriel oblige) reprendre le large comme chez Minard, tout en riant de l’épique pour pouvoir s’en servir à nouveau, et cela précisément après que les romans et les films de cinéma, les ont épuisés en spectacle :
Grâce à la fiction, la confiance, les nefs minuscules deviennent de grands vaisseaux. A l’image du Game de Vasco et des barons signalés, en réponse à leurs exploits mémorables et au poète embarqué qui voulut enfoncer Ulysse et Virgile Enée, je le dis carrément à la face de la postérité, les grandes navigations des Grecs et des Lusitaniens sur des mers jamais sillonnées ne seront plus rien quand nous aurons descendu la Cuanza et soumis Neptune, Mars et Borée et tout le tremblement.
Les Malabars me sont déjà tout acquis, l’Indus je le connais comme ma poche, l’Angolafrique est presque déjà derrière moi, je suis Jaume Roiq, insigne chevalier, Castiyankee de fameuse lignée, hors derniers des preux, tout dernier des hommes. Olé ! (LDM, p. 421)
31Avant que le mot, scandé, de « rêverie » n’achève le roman de Minard, n’avait-il pas été question que les mots de la tribu s’entendent encore dans la voix ultime d’un seul – vieille affaire poético-héroïque à laquelle il n’est pas aisé en ces temps de saturation visuelle de donner encore foi : « Il disait : tant qu’il me reste un mot en tête, tant qu’il me reste un mot dans mon cerveau d’homme, c’est toute la communauté qui persiste » (LDM, p. 159).
32Il faut donc vider le monde (Minard), l’endeuiller et l’infecter (Molia) ou le décaper, l’abraser dans la violence parricide (Mazaurette), pour pouvoir s’en servir à nouveau : car personne n’en a jamais fini vraiment avec l’idée de raconter une histoire, ou de raconter comment la langue et la forme elles-mêmes tentent encore de le faire ; aucun de ces trois récits n’entend en terminer pour de vrai avec le vieux roman, la fiction, le récit et les polyphonies possibles des points de vue, des discours et des subjectivités. En ce sens, la méthode Mazaurette au-delà de son côté destroy, selon ses termes, est bien plus précise que l’on pourrait penser : « Il paraît qu’au Moyen-Âge les églises étaient multicolores ; les anciens mondes perdent toujours leurs couleurs avant de perdre leurs formes » (RNNS, p. 22).
33Et c’est peut-être là que la question des relations de ces écritures avec leurs hypotextes cinématographiques et visuels est bien un exercice de lucidité :
Voilà petits pourceaux, petites oies. Juste une querelle de plus entre les Anciens et les Modernes. Celle-ci a dégénéré, faute de moyens intellectuels pour la placer en dehors des armes, et parce que leur télé nous avait appris à privilégier l’émotion sur le raisonnement (RNNS, p. 110).
34En fait, il ne s’agissait précédemment que de congédier de façon purement rhétorique la leçon de Francfort. La critique d’un Fredric Jameson par exemple, sur le cinéma contemporain, et notamment le film de science-fiction, a montré à quel point les leçons d’Adorno devaient être prolongées à nouveaux frais dans le contexte culturel du capitalisme tardif. Pourtant, ce qui a radicalement changé, dans les rapports de la culture critique de l’image et des productions de « l’industrie culturelle », pour assumer encore l’orthodoxie terminologique adornienne, c’est l’abandon total de sa détestation et de la position élitiste chères à l’auteur des Minima Moralia. Celui de La Logique culturelle du capitalisme tardif (1991), ou de The Signature of Visible (1990), est lui-même un consommateur – bien peu aliéné semble-t-il – des grandes productions médiatiques dont l’examen fonde sa propre critique de la culture ; cela, tout comme les auteurs dont il est ici question, n’écrivent pas contre le régime généralisé des images et des déréalisations de l’industrie du cinéma le plus spectaculaire, mais bien à partir de lui, à travers lui ; ils écrivent non pas dans la posture d’une condescendance critique qui trouverait dans les matières génériques des blockbusters des stratégies séductrices, mais bien d’une position de spectateur pleinement assumée, qui est, pour reprendre le terme de Céline Minard, « la condition de possibilité » de certaines écritures contemporaines.
Notes de bas de page
2 Xabi Molia, Avant de disparaître, Seuil, « Fiction & Cie », Paris 2011. Nous noterons désormais (AVD).
3 Maïa Mazaurette, Rien ne nous survivra, Le pire est à venir, Gallimard, « Folio SF », Paris 2009. Nous noterons désormais (RNNS).
4 Gareth Edwards, Monsters (2010), Matt Reeves, Cloverfield (2008), Bong Joon-Ho, The Host (2006), Roland Emmerich, 2012 (2009).
5 Martin Lefebvre, Psycho : de la figure au musée imaginaire. Théorie et pratique de l’acte de spectature, L’Harmattan, Paris 1997.
6 François Hartog, Régimes d’historicité : présentismes et expériences du temps, Seuil, Paris 2002.
7 Alan Weisman, Homo Disparitus (The World Without Us, 2007), Le Livre de Poche, Paris 2007.
8 Mary Shelley, The Last Man (1823), Le Dernier Homme, Gallimard, « Folio », Paris 1998.
9 Jacques Aumont, Que reste-t-il du cinéma, Vrin, Paris 2013.
Auteur
Université de Poitiers, Laboratoire FoRell, EA 3816
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