Penser par image : l’Art de Bosch dans la réécriture de Savitzkaya
p. 79-90
Résumé
Cette investigation est centrée précisément sur l’hybridation de l’écriture du romancier belge contemporain Eugène Savitzkaya et l’œuvre créée par Hieronimus Bosch, dont il a décrit les images dans un récit en prose. La première parution de ce texte remonte à 1994 : Jérôme Bosch et Eugène Savitzkaya. En 1997 fait suite une deuxième édition publiée toujours par Flohic (coll. « Musées secrets ») mais avec une différente nomination : Saperlotte ! Jérôme Bosch. Ce texte relance l’image et celle-ci l’accompagne dans un jeu de création collective au-delà des barrières temporelles. Notre analyse se concentre sur cet échange d’équilibre et syntonie entre l’écrit et l’image, dans le but de comprendre jusqu’à quel point l’auteur a pu pénétrer les secrets de son inspirateur.
Texte intégral
La peinture face à l’écriture et vice versa
1« Je peux cracher, râler, gémir, injurier, détruire verbalement et effectivement, il n’en résultera pour moi et pour mes semblables que des conséquences minimes et dérisoires »1. Ces deux lignes représentent parfaitement la tonalité et le style de l’auteur contemporain Eugène Savitzkaya (né en 1955 à Liège mais de mère russe et de père polonais) ; l’hybridation de son écriture avec l’œuvre de Hieronimus Bosch2 fera l’objet de mon investigation. La première parution de l’ouvrage en question remonte à 1994 et les noms des deux auteurs, l’un « illustrateur » et l’autre écrivain, tiennent lieu de titre : Jérôme Bosch et Eugène Savitzkaya. En 1997 une deuxième édition fait suite, publiée toujours par Flohic (coll. « Musées secrets ») mais avec un titre différent, qu’on analysera plus tard : Saperlotte ! Jérôme Bosch3. Au niveau textuel le contenu ne change en rien et on retrouve la même prose « illustrée » cinq siècles auparavant par le peintre flamand, dont le résultat ressemble beaucoup au livre d’artiste ; ce qui expliquerait son actuel statut hors commerce et de livre rare.
2Le dispositif choisi est le monologue polyphonique descriptif, mais de nature onirique, qui donne voix aux sensations provoquées sur l’auteur par les images boschiennes. Les mots de Savitzkaya s’éloignent du réalisme typique de l’ekphrasis au sens traditionnel, mais en même temps le lecteur dépourvu d’informations en lisant le texte pourrait ne pas savoir, en effet, laquelle de deux créations (semiosis ou mimesis) a été la première, laquelle d’entre elles a été pensée pour l’autre. Cette con-fusion se transforme en fusion par le biais d’une interchangeabilité constante des pronoms « Nous » et « Je », qui permet l’identification du sujet avec le point de vue du narrateur et qu’on verra dans le détail par la suite. La description de Savitzkaya se focalise sur les nuances infernales des paysages des illustrations qui côtoient le texte et forment avec le signe verbal un diptyque, en témoignant par là que dans Saperlotte ! l’auteur essaie d’atteindre avec des mots quelque chose qui soit aussi de l’ordre du visuel. Les « illustrations » de Bosch procèdent ininterrompues comme si elles constituaient la description onirique des mots de l’écrivain ; donc, l’ekphrasis se réalise en tant que récit visionnaire des toiles. Pour cette raison, les renvois aux images des tableaux les plus célèbres de l’artiste semblent tout à fait en accord avec les reproductions à côté de la page, même si l’auteur, sans suivre un ordre précis saute d’un détail, d’un objet et d’une figure à l’autre, en s’appropriant le contenu global de l’iconographie boschienne. Ce facteur signale le fait que la description de Savitzkaya est suggestionnée par la « dépiction »4, du latin de-pictura et signifiant ce qui concerne la peinture ; le résultat quand même s’éloigne de l’intention d’une illustration fidèle et littérale des représentations de Bosch. En effet, Savitzkaya, sans jamais nommer l’artiste, se met en connexion avec le schéma interprétatif des visions picturales jusqu’à disparaître en elles. L’écriture procède toujours par juxtaposition et finit quand termine la vision, comme l’affirme l’écrivain lui-même5 ; car l’essentiel est de jeter des suggestions qui se mêlent les unes aux autres dans un pastiche que j’appellerais « signo-visuel ».
3Cette connexion entre l’écrit et l’image se fait en syntonie, en dépassant le décalage temporel, même si l’écriture est venue après et bénéficie ici du transfert de schème appartenant à la forme artistique. Par exemple, l’emploi du futur dans la première phrase du texte annule les siècles qui séparent les deux artistes et plonge le spectateur/lecteur dans un univers fantastique, où tout est chaos, au moins à première vue : « Ainsi nous pêcherons jusqu’à la fin des temps, comme nous a été enseigné de toute éternité, si l’éternité existe, assumant nos sept libertés fondamentales avec hardiesse et opiniâtreté » (p. 7, nous soulignons. Fragment de la partie centrale du triptyque du Jugement dernier de Bosch de 1504). Le texte relance l’image et celle-ci l’accompagne dans un jeu de création collective au-delà des barrières temporelles : le choix du « nous » au début de la narration en est une épreuve et rassemble cette idée d’entrelacement créatif qui implique à la fois le lecteur, l’auteur et le peintre. Celui qui lit/regarde est immergé dans cette structure dans une fusion totale. Cette alliance est destinée à se renforcer un peu plus loin dans le texte, grâce au passage brusque du sujet narrateur de la forme plurielle au « je » singulier, déterminant une identification du narrateur avec l’artiste et du lecteur avec les deux créateurs.
4Le choix du temps futur dès la première phrase contient en soi l’insinuation du doute, soulignée et augmentée encore plus par la préposition hypothétique au milieu du discours : avant de continuer on se demande surtout « si l’éternité existe ». L’opposition doute/espérance est mise au premier plan, voire dans le sommet et dans l’incipit du discours, parce que l’auteur veut mettre l’accent sur le fait que seul le doute régit avec certitude le monde. En effet, il peut toujours surgir en exigeant ou en cherchant des réponses, même devant la mort, tandis que l’espérance ne peut pas tout expliquer et tout questionner ; car l’espérance, elle est une folie mystique. Le lieu par excellence sans espérance s’identifie avec l’Enfer, comme nous le rappelle l’inscription sur la porte d’entrée de L’Inferno de Dante : « Lasciate ogne speranza o voi ch’entrate » (v. 1, Canto III). L’espoir d’une rédemption des Sept péchés capitaux, peints par Bosch entre 1475-1480, plonge dans l’illusion comme face à un miroir aux alouettes et devant cette aporie, dictée par la coexistence de ces deux termes opposés, il vaut mieux, pour Savitzkaya, disposer des « sept libertés » et choisir l’incertitude6. Le point de rupture avec les signes mimétiques de Bosch ce situe précisément dans ce manque total d’espérance de son écriture, qui fait naturellement écho à Beckett, dont notre auteur est un fervent admirateur. Savitzkaya opère une vraie sélection de l’œuvre de Bosch et il en exclut de sa prose l’aspect lié aux traditions hermétiques, alchimiques ou astrologiques, témoignant chez l’artiste flamand d’un besoin mystique, familier aux hommes du Moyen Âge. L’écrivain ne se laisse pas non plus bercer par les interprétations psychanalytiques du XXe siècle ; au contraire, il cherche la « clef des songes » visuelle grâce à un langage parfois obscur, fouillant les contours des corps infernaux des figures de la peinture. Savitzkaya semble s’arrêter à cette étape et en extraire les éléments démoniaques, transformateurs, anthropomorphiques. C’est une recherche hors du temps et hors de l’histoire, à l’instar de l’espace littéraire et figuratif, libre et utopique dont parle Gérard Genette7, où le mélange de différents signes se fait moteur d’une réécriture et d’une auto-réécriture à quatre mains8. Les deux ensembles forment ainsi un isomorphisme métaphorique, interprétatif des emblèmes du monde.
5L’affinité élective entre le langage déroutant du doute de l’écrivain et les tableaux de Bosch se produit quasi par analogie avec les personnages fantastiques du support figuratif. Par exemple, l’énumération de la longue liste de verbes au futur au début du texte nous rappelle à un certain moment la scène dans L’Escamoteur du musée de Saint-Germain – qui n’est autre que le Malin en personne. Ici, on voit le malfaiteur qui trompe les malheureux et permet à son complice de voler sa victime. Le bateleur lui fait avaler des couleuvres (littéralement « des grenouilles »…) et la métaphore signo-visuelle est clairement symbolisée : une des grenouilles repose sur la table, l’autre est recrachée par le vieil homme. Quoique Savitzkaya ne choisisse aucune partie de ce tableau à reproduire dans son texte, il semble lui faire écho : « Nous mangerons des multitudes d’œufs et nous pourrons vomir d’invraisemblables quantités de grenouilles et de crapauds qui iront peupler nos nuits de brefs gémissements innombrables » (p. 9).
6L’écrivain tire son inspiration de la peinture de Bosch, mais il semble plutôt décrire des cauchemars universaux et il le fait sous forme d’imprécations et de prières blasphèmes, dont le titre de la deuxième édition est une anticipation dans sa portée proleptique. « Saperlotte » ou « saperlipopette », en effet, est un juron assez ancien qui sert à marquer l’étonnement ou l’agacement et qui remonte par analogie au plus connu et plus chrétien Sapristi. Cette interjection se transforme dans le texte en une litanie anaphorique du doute universel avec la répétition de la phrase hypothétique « si l’éternité existe ». Cette universalité est renforcée par le « nous » initial, qui fait penser à l’intonation du Pater noster quand on lit par la suite : « Nous dirons nos oies, nos arbres, nos montagnes, notre firmament et nous le croirons nôtre pour l’éternité si l’éternité existe et même si elle est le petit lait de l’infini une mauvaise mouture du vide, une confusion entre le ciel et l’insondable profondeur, entre la bouse de vache et le magma » (p. 9). Ici, le « ciel » représente l’espérance et il est opposé au « magma » du doute qui reste « insondable », mais au même temps l’unique certitude possible.
7De toute façon, l’interjection du titre Saperlotte ! Jérôme Bosch s’inscrit dans le plus vaste système verbal savitzkayen, qui au fil des années se fait de plus en plus provocateur, introduisant une terminologie technique et presque inaccessible dans le but de susciter la collaboration du lecteur. L’écrivain continue ici la trajectoire linguistique adoptée dans sa première œuvre en prose Mentir (petit récit d’enfance publié en 1977) et consacrée dans son huitième roman En vie (1995), où il s’émerveille d’être encore « en vie », avouant avoir vaincu les monstres et découvert son empathie avec la terre, les arbres et les enfants. Ce n’est pas que l’écrivain offre du monde une vision idyllique ; c’est plutôt qu’il cultive une appréhension très physique, presque tactile, du monde, et qu’il en décortique les mécanismes, humains, animaux et végétaux.
Je suis le nombril du monde et le centre de l’univers ou son cloaque et sa représentation calligraphiée, sa levure, son œuf ou son déchet. Je suis, à l’image des rochers célestes et des boules de feu, fait de mercure, de plomb, de fer, de magnésium, d’or et d’argent. Mes mains sont des étoiles aux branches croisées, et chaque empreinte des doigts révèle ma parenté avec les nautiles, les petits cochons, les canards et les samares de l’érable dont la chute sur terre est signe du recommencement (p. 13, 15).
8Soucieux de cet inépuisable phénomène qu’est la vie sous toutes ses formes Savitzkaya met en scène dans ses textes une sorte d’irrespect à l’égard des activités humaines, remarquant l’atrocité et l’irréversibilité de l’existence terrestre, contre l’utopisme du Jardin des délices (1500-1505) de Bosch, dont neuf fragments sont reproduits tout au long du texte.
9Cette symbiose avec l’univers, pour le meilleur et pour le pire, lui permet, livre après livre, d’en célébrer l’épiphanie ou d’en exorciser la violence. Son jardin secret terrestre est à découvrir mais ne cache pas des délices, il symbolise la réalité et on le retrouve dans toute sa véridicité dans Saperlotte ! comme dans plusieurs textes successifs : Fou Civil (1999) et Fou trop poli (2005) tout particulièrement, en traçant à travers la langue un trait d’union intratextuel. Le jardin est en ce sens le Leitmotiv principal d’une continuité linguistique à l’intérieur de l’œuvre de Savitzkaya, qui dans la confrontation avec les images de Bosch acquiert un caractère d’intertexualité supplémentaire et spéculaire. Mais il faut préciser que le rapport entre le jardin et l’écriture ne se limite pas à une fonction de renvoi et qu’il n’est pas seulement métaphorique, car l’auteur utilise la nature comme laboratoire de son expérimentation linguistique. On assiste par la langue à des bouleversements d’une réalité quotidienne a priori banals, mais qui sous la plume de Savitzkaya révèlent toute leur complexité souterraine, invitant à reformuler le monde à travers une fusion totale avec lui.
10J’étais seul dans le funeste climat d’une grotte à la fois céleste et souterraine, jouant avec mes roues et mes sphères, moi-même fragment d’une sphère beaucoup plus grande et, dans cette solitude certes variée […], ma bouche ouverte, la bave au menton, vieux par tant de générations disparues, comme spontanément vieux, ma cuillère à la main, mon riz dans l’autre, dans ces circonstances particulières des frères me furent donnés comme des friandises, de la pâte de coings, que sais-je, des amandes, et je les ai tous pris tels qu’ils étaient, les miens, mes frères, mes animaux familiers, et je les ai faits entrer dans mon long intestin de boa […] les reconnaissant sans la moindre erreur, si proche de moi qu’ils en faisaient partie, qu’ils en étaient devenus inséparables (p. 41, nous soulignons).
La folie imaginaire dans les mots et dans les images
11Un autre élément de raccord intra et extra-textuel se crée autour du thème de la folie, tissu surtout par le rythme anaphorique des phrases, en renforçant la sensation d’une prière répétée, à la manière de la litanie des fous rabelaisiens. Le fou civil auquel Savitzkaya prête sa voix était déjà à l’œuvre dans En vie et devient plus inquiet au fur et à mesure. Ce n’est pas par hasard non plus que ce sujet rentre ainsi presque de droit dans maints titres savitzkayens à former une trilogie avec : La Folie originelle (texte théâtral de 1991, ici les trois protagonistes sont des fous qui, en hommage aux personnages les plus connus de Beckett, instaurent un dialogue surréel), et les livres déjà cités Fou civil et Fou trop poli. Dans tous ces ouvrages en prose comme dans le long monologue polyphonique sur Bosch la langue se livre à l’invention pure ou elle touche à l’encyclopédique, utilisant des termes méconnus du langage quotidien, par exemple, empruntés à la botanique.
12L’inspiration de Savitzkaya est dévouée aux aspects les plus singuliers de la réalité sensible et opère un renversement carnavalesque en s’appuyant sur un langage que la convention attribuerait à un fou et c’est cet aspect, en particulier, qui ressort du parallélisme avec les toiles de Bosch ; car Savitzkaya joue avec « la folie originelle » et entreprend la redécouverte d’une œuvre qui pour longtemps a été dénigrée par les historiens positivistes comme celle d’un dément9. Dans ses toiles l’artiste flamand montre, comme dans un livre, les visions inquiétantes d’un monde infernal déjà présent sur terre, le même qu’on perçoit chez Savitzkaya grâce à un style qui met l’accent surtout sur la folie et le non-sens linguistique. On pense au « médecin » charlatan dans la toile L’extraction de la pierre de la folie qui extrait, sous la forme d’une fleur, la « pierre de folie » du crâne de son patient ; la religieuse et le moine qui assistent à la scène sont probablement ses complices. En outre, la folie assume le rôle de protagoniste dans le titre du tableau La Nef des fous (vers 1500, un fragment est reproduit à la page 80), qui montre une barque transportant des paysans, des moines et des religieuses s’adonnant à la gourmandise, l’ivrognerie et la débauche. Cet esquif, dont le mât est un arbre encore feuillu qui évoque peut-être les fêtes païennes de l’arbre de mai, entraîne vers l’Enfer ses passagers, encouragés par deux nageurs nus symbolisant la luxure. Cette vanité du monde et le triomphe du Mal sont encore plus fortement exprimés dans Le Chariot de foin (1502-1504, le volet gauche du triptyque représente le péché originel et le volet droit l’enfer ; Savitzkaya choisit celui-ci). Au sommet du chariot, deux couples négligent les conseils de l’ange et préfèrent écouter le démon qui les encourage à la luxure alors que, placé sur un nuage lumineux, le Christ constate la folie qui anime les futurs damnés.
13Savitzkaya plonge ces images dans l’ivresse des paroles ; par exemple dans la page qui suit après le détail du côté droit du triptyque on peut lire et en même temps imaginer ce que Bosch met en scène :
Toutes les femmes sont nos mères qui nous empoisonnent tendrement avec du beurre et qui nous lèchent les yeux. Nous provoquerons leur souffle à fin de déchiffrer dans la vapeur les très doux avantages. Des filles tous les garçons sont les frères avec lesquels elles prirent des bains d’herbe et de foin et tous les hommes, des pères porteurs d’eau et des chardons colériques mi-chair, mi-poisson (p. 13).
14Outre au terme « foin » cité à plusieurs reprises dans le texte, il faut souligner la figure du mi-poisson, qui est représentée par Bosch dans la partie centrale et aussi dans le volet droit du triptyque, en bas, mais on ne la voit pas dans l’image reproduite dans le livre à la page douze. Donc, l’auteur dé(é)crit un détail qui manque à côté du texte ; ce qui pourrait jeter une lumière sur le jeu subtile de compensation ou d’excès du verbal vis-à-vis du figuratif. De toute façon, encore une fois Savitzkaya, plus que décrire à la ligne les figures du peintre, les évoque à travers un langage tourbillonnant et juxtaposé ; par exemple deux pages plus loin cette figure marine anthropomorphique revient et renvoie aux nombreux poissons volants imaginaires des toiles boschiennes :
J’ai mon corps en dépôt. Je peux en user à ma guise le remplir comme une fiole et le boucher pour l’éternité, si l’éternité existe, si elle n’est pas la vessie natatoire de quelque monstre marin. Je peux le faire déborder. Je peux le déchirer et le recoudre. Je peux me mettre dans un trou et y vivre seul jusqu’à ce que je me transforme comme la larve du hanneton. Je peux mourir tout de suite ou remettre à plus tard, reculer l’irréversible transformation (p. 15, 17, nous soulignons).
15On se demande si ce fou qui déclame serait là pour porter la contradiction comme au Moyen Âge, pour parvenir à inverser ou « reculer » l’ordre des choses ? Il parle à la première personne à ce moment pour faire écouter sa parole hors de la gélatine qui enveloppe le monde. Ce passage du « nous », qui indiquait Savitzkaya-Bosch et les lecteurs, au « je » d’une seule voix, fond l’individualité de la recherche personnelle de l’artiste avec la création collective à titre posthume de Savitzkaya. Cette fusion, conquise à travers le changement de sujet et du point de vue narratologique, nous dévoile la tension de l’auteur vers la découverte des secrets de son inspirateur : la fusion des corps et des objets, mêlée à la con-fusion et au mélange des formes10. Les figures de Bosch, ses diables, ses hommes et ses femmes déformées ne respectent pas les normes, de même les mots de Savitzkaya ne respectent pas la linéarité ; ses mots semblent constamment en métamorphose, projetés à l’infini, sans jamais se clore et renonçant à la certitude pour se livrer au doute, exactement comme les figures de Bosch à jamais indéfinissables11. Je cite à ce propos José Domingues de Almeida qui dans son étude, l’unique à notre connaissance sur le texte de 1994-1997, se concentre sur ce facteur corporel des images peintes et puis transposées en mots :
Le commentaire fictionnel que la peinture de Jérôme Bosch inspire à Savitzkaya confirme cette même intuition de contiguïté équivoque entre l’humain et l’animal, et résume la conception anthropologique sous-jacente à cette écriture, ainsi que l’idée que l’auteur se fait de notre condition et de notre statut sur terre : « Que nous sommes des quadrupèdes juchés sur l’un des versants de l’infini […] »12.
16Le fantastique dirigé par une « irréversible transformation » n’est pas la description d’un univers, mais le mouvement d’une énonciation qui bouge et déplace sans cesse sa propre identité. Ce sont la multiplicité et la versatilité qui font ce mouvement d’expansion et de relais infinis.
17Les tableaux de Bosch représentent une réalité déformée, déréglée et fracturée ; de même sous l’œil misanthrope de Savitzkaya, le genre humain est métamorphosé au profit d’une vie minuscule et primitive, peuplée d’insectes et de larves, qui apparaît comme une exploration de ce monde originel, si proche de nous que nous avons cessé de le voir. Le délire linguistique et la certitude oxymorique du doute restent alors les seuls phares pour retrouver ce monde perdu et pour cette raison l’auteur se demande : « Pourquoi ne suis-je que moi-même, fil entortillé et noué autour d’une carcasse, perfection édentée et précaire ? Je serais autre chose avec plus de profit. Je serais un clou avec plus de profit. Un clou planté dans la partie molle d’un pied » (p. 61). Ensuite, une dizaine de pages après, le narrateur imagine de se décapiter pour atteindre au statu de perfection que la condition humaine ne lui permet pas :
Il m’est possible de tuer la plus belle des créatures. Il suffit pour cela que je lève la main et que j’accomplisse le geste adéquat sans réfléchir et sans respirer. […] Il m’arrive de me déplacer sans ma tête, alors pourquoi ne pas détruire la plus belle créature ? Rien ne s’y oppose. […] Personne ne me suppliera. Personne ne criera. Puisqu’il n’y aura plus personne et que, en fin de comptes, personne n’aura existé (p. 71, 73).
18Il faudrait se demander si Savitzkaya fait partie des nombreux écrivains belges francophones hantés par le mythe de la Flandre littéraire et picturale. C’est une des possibilités ou, plus probablement, l’auteur est hanté par les images boschiennes et se fait lui-même dément pour les cueillir, tandis que le lecteur assiste à une sorte de mise en scène, à savoir une sorte de simulation de la maladie mentale. C’est significatif, quand même, qu’il ait ressenti, au moins pour une fois dans sa carrière d’écrivain, la nécessité de se mesurer avec le support visuel ; afin de trouver sa propre clé pour déchiffrer l’art par le biais des mots et comprendre la réalité à travers l’imagination et les images.
19Saperlotte ! jette un pont vers le passé plus reculé de Bosch et un autre, plus proche, si l’on pense à un certain surréalisme belge, qui se fonde sur le pastiche entre littérature et art, sur la réécriture et en principe sur la traduction de la pensée en image, dont Le Mots et les images de Magritte représente le texte manifeste13. Dans Saperlotte ! Jérôme Bosch Savitzkaya aussi, sur les pas du peintre surréaliste, saisit la conversion du fonctionnement du lexique iconique vers sa fonction « poétique », vers son repli signifiant. Opération du reste déjà mise en place par Bosch lui-même ; ce qui, pour un peintre du XVe siècle, trahit une démarche moderne avant la lettre, et légitime une comparaison critique décalée dans le temps avec les motifs et les techniques narratives de l’auteur belge. Cette création collective a posteriori est en quelque sorte transchronique et semble suivre l’indication de Borges : « On a établi que toutes les œuvres sont l’œuvre d’un seul auteur, qui est intemporel et anonyme »14. Saperlotte ! est une œuvre non historiquement marquée, qui se construit contre le temps et dans le temps, à la recherche de l’atemporalité perdue.
20Il ne s’agit pas pour autant chez Savitzkaya de faire concurrence à la peinture ni de faire croire à quelque chose qui lui ressemble ou s’y substitue. La peinture constitue sans doute une réponse à côté du pouvoir et du manque des mots ; mais les deux formes d’expression s’entrelacent et donnent vie en même temps à des moments de vision et de silence. En effet, l’écrivain travaille dans les noirs et blancs comme un peintre le fait avec la lumière et la couleur. Il paraît tellement hanté par ses scènes et ses couleurs qu’ils rebondissent entre ses mots. Son écriture trame le sens profond de la peinture boschienne. Le semiosis et le mimesis, font diptyque, car le pouvoir de chacun des deux arts est comme transfusé dans et par l’autre. On touche à une « substance pensée »15, un complexe unique, où le langage, pas moins que les figures peintes, constitue de l’image.
Notes de bas de page
1 Eugène Savitzkaya, Saperlotte ! Jérôme Bosch, Le Flohic, « Musées secrets », Paris 1997, p. 23. Les citations de cet ouvrage seront désormais suivies par le numéro de la page.
2 Les informations reconstruites sur le peintre flamand pendant les premières décennies du siècle dernier sont assez vagues ou au moins contradictoires. Il reste un artiste mystérieux et du mystère. On sait avec certitude que son vrai nom était Hieronymus van Aken, qu’il est né vers 1450 à Hertogenbosch (Bois-le-Duc), dans le sud des actuels Pays-Bas, d’une famille de peintres.
3 C’est cette deuxième version qu’on tiendra en considération pour notre analyse.
4 Ce terme, utilisé par Bertie Bosredon tout au long de son Les Titres des tableaux (PUF, Paris 1997), indique le produit de l’activité picturale, qui dans notre cas se construit complètement autour de la relation entre le figuratif et le verbal. Son analyse de la fonction du titre et sa définition d’étiquetage pourraient être appliquées à la réécriture de Savitzkaya in Saperlotte !, car elle implique de la même façon que le rapport entre l’étiquette (titre) et l’objet étiqueté deux actions simultanées : perception/observation et lecture. L’acte de regarder saisit à la fois le sens de lire et de voir, dans le hic sans le nunc de leur coprésence.
5 Bruno Carbone, Jean-Pierre Foulonneau, Philippe Jaricot, Xavier Person (entretien réalisé par), Eugène Savitzkaya, Office du Livre en Poitou-Charentes Ville de La Rochelle, Poitiers 1995, p. 9-18, p. 12. Le lecteur est hypnotisé grâce au bouleversement sémantique et à la surimpression vertigineuse des mots, que Savitzkaya lui-même appelle « espèce de jubilation », ibid., p. 9. C’est un concept qu’il théorise dans un article au titre significatif, où il affirme : « L’écriture en spirale doit faire fonction de tourbillon perpétuel et attirer dans son aire, dans sa trombe tout ce qui demeure en suspens, poussière, images, sables, neiges, sangs et cauchemars, ainsi que les feuilles du figuier, et comme le duvet des oies. Vie et écriture considérées comme un jeu sans fin où il s’agit de regarder vivre, de regarder jouer vainement, au fond de l’abîme, au milieu du vertige, les protagonistes réunis, les animaux et les autres ». Eugène Savitzkaya, L’Ecriture en spirale, « Revue Estuaire », n. 20 (Eté 1981), p. 103-104, p. 103 et dans Mongolie, pleine sale l’Empire Rue Obscure, Atelier de l’Agneau, Liège 19751,19762, Editions Labor, Bruxelles 1993, préface de Mathieu Lindon et une lecture de Carmelo Virone, p. 193-195, p. 193.
6 Pourtant, le vice qui mène à la débauche et à la folie est l’un des éléments moteurs de son monologue délirant ; en effet, l’auteur choisit six images antre les péchés représentés par le peintre : la colère, la luxure, la paresse, l’orgueil ou convoitise et la gourmandise, en excluant l’avarice.
7 Cf. Gérard Genette, L’Utopie littéraire, in Figures I, Seuil, Paris 1966.
8 Ce parcours de création collective en forme d’expérimentation rappelle les jeux verbaux et figuratifs surréalistes, la collaboration réitérée entre Magritte et Nougé (René Magritte et les images défendues en sont un exemple), tout comme les différentes productions de réécriture du groupe de l’OuLipo.
9 A vrai dire la découverte du peintre flamand s’avère au XXe siècle. Les surréalistes ont d’ailleurs tenté d’annexer celui qu’ils considèrent comme un précurseur de Salvador Dalì et de Max Ernst. Celui en qui André Breton voit un « visionnaire intégral » aurait même, selon Robert Delevoy, eu recours aux drogues hallucinogènes pour imaginer l’univers étrange et inquiétant de son Jardin des délices conservé aujourd’hui au Prado.
10 Confusion et fusion obtenues à travers la violence des mots écrits, qui touchent l’oralité du discours et parfois visent à l’excès transgressif dans le contenu, sur les traces de l’expérience de la « souveraineté » de Bataille. Carmelo Virone, en effet, dans sa lecture de quelques romans de Savitzkaya, parmi lesquels Fou trop poli, souligne cette affinité reconnaissable surtout dans la contradiction des éléments contrastants, qui existe seulement en apparence. En effet, les dichotomies (mort/vie, sexe/mort etc. …) témoignent l’exubérance de la nature, avec laquelle l’homme ne peut pas se reconnaître que grâce à la violation de l’interdit. Carmelo Virone, « Lecture », in Eugène Savitzkaya, Mongolie, pleine sale, cit., p. 163-189, p. 170.
11 Voir Susanna Spero, Le roman en révolte : les horizons littéraires d’Eugène Savitzkaya, in Catherine Maubon (éd.), Tradizione e Contestazione III. Canon et anti-canon. A propos du surréalisme et de ses fantômes, Alinea Editrice, Firenze 2009, p. 179-194, p. 185.
12 José Domingues de Almeida, Innocence et cruauté : approche anthropologique de la poétique d’Eugène Savitzkaya, « Intercâmbio », n. 2, 2e série (2009), p. 367-382, p. 381. (En ligne), URL: http://ler.letras.up.pt/uploads/ficheiros/8713.pdf (consulté le 20 mai 2013).
13 Ce dernier point mériterait d’être traité de façon plus détaillé, avec un parallélisme entre la réécriture de Savitzkaya et celle figurative opérée par Magritte, mais on se limitera ici à suggérer le fait que, à notre avis, les indications magrittiennes de 1929 sur les rapports texte-images accompagnent sa peinture et sont aussi un prélude à sa production dans le domaine de l’illustration. La collaboration à quatre mains entre artiste et écrivains dans les illustrations devient, en effet, éclatante sans avoir pourtant une traduction littérale de l’énoncé poétique ou de la narration. Pensons en particulier aux douze dessins pour Les Nécessités de la vie et les conséquences des rêves précédés d’exemples de Paul Eluard, réalisés en 1946 pour une nouvelle édition faisant suite à la première de 1921. La démarche magrittienne de non interprétation des images décrites dans les poèmes par l’auteur se ressemble beaucoup à ce que Savitzkaya met en marche à l’égard de Bosch. Les deux tirent leur inspiration des suggestions textuelles qui se transposent en mots dans le cas savitzkayen et en images pour ce qui concerne Magritte, donc les rôles de la réécriture sont renversés, mais on assiste à la même métamorphose du réel sous l’égide du signe – visuel ou verbal – de départ.
14 Jorge Luis Borges, Tlon Uqbbar Orbi Tertius, in Fictions, Roger Caillois (trad. par), Gallimard, Paris 19441,1951, p. 36.
15 Bertie Bosredon, Comment l’esprit vient-il aux titres des peintures ? L’expérience magrittienne, « JoLIE », n. 2: 2 (2009), p. 43-50, p. 45.
Auteur
Università di Verona
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