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Espace historique et espace intime dans l’essai littéraire contemporain sur la peinture

(Claude Esteban, L’ordre donné à la nuit)

p. 56-64

Résumé

Cet article étudiera, sur l’exemple de L’ordre donné à la nuit de Claude Esteban, prose sur le Caravage, la manière dont un essai parvient à gérer l’articulation problématique de l’expérience individuelle de l’œuvre d’art et du savoir collectif. La critique des poètes aujourd’hui s’inscrit dans l’espace d’une relation compréhensive et pacifiée avec les travaux des historiens de l’art, ce dont témoignent les essais de plus en plus nombreux sur les maîtres anciens, objets, déjà, du discours des spécialistes. C’est ce dialogue entre « réson » et « raison » que nous tenterons de décrire, la manière dont il articule le témoignage d’une expérience sensible et neuve – qui reste l’assise de l’essai -- et la participation délibérée à un discours de savoir.


Texte intégral

1L’ordre donné à la nuit de Claude Esteban, le dernier des écrits du poète sur l’art, paru en 2005 aux éditions Verdier, pose d’intéressantes questions à qui étudie l’essai contemporain sur l’art. Il s’agit d’une petite prose caractérisée par ce que l’on peut considérer comme un trait classique dans l’histoire de l’essai de poète sur l’art : la relation à sa propre pratique poétique au miroir de la création plastique. Toutefois ce qui retiendra notre attention, ce n’est pas le rôle que la peinture a joué dans la compréhension par Esteban de son itinéraire de poète, même s’il s’agit de la finalité du texte. Bernard Vouilloux, dans un livre mémorable, a montré à propos de Ponge comment le poète écrit depuis la peinture pour en venir à la matérialité de l’écriture1. Nous considérerons plutôt les moyens discursifs par lesquels un écrivain entre dans le champ de l’histoire de l’art et ce que cela permet de comprendre de la relation des poètes, aujourd’hui, à ce type d’écrit.

2Le cœur de l’essai est consacré à une lecture du Caravage ; le texte participe d’un paradigme, celui des proses imaginatives sur les maîtres anciens qui sont en passe de constituer sinon un genre au sens strict, du moins une tendance forte de l’écrit littéraire contemporain sur l’art dans laquelle domine la réévaluation du modèle vasarien des Vitae et dont les auteurs sont aussi bien des spécialistes d’esthétique que des écrivains2. L’essai d’Esteban quant à lui ne suit pas un déroulement biographique et relève davantage de la libre méditation esthétique sur fond d’érudition historique. La critique d’art des poètes aujourd’hui entretient, pour sa plus grande part, avec les recherches savantes et le discours des spécialistes une relation compréhensive et pacifiée, où l’intuition ne contredit pas les acquis de l’analyse, alors même qu’elle contribue à témoigner d’un goût général pour les fables du savoir – que l’on constate dans la fiction en général comme en témoigne le succès d’une collection comme Fiction et Cie et les nombreux échanges de la littérature contemporaine avec l’histoire, l’anthropologie, les sciences cognitives, les sciences de l’environnement… C’est ce dialogue entre réson et raison pour citer à nouveau Ponge que nous tenterons de rendre sensible.

*

3Le dispositif choisi par Esteban est celui du récit d’une épiphanie. L’épiphanie étant l’expérience singulière et symbolique par excellence, ce moment unique et décisif, vécu par un sujet sur le mode de la révélation, nous serons en théorie loin du régime du savoir argumenté des sciences humaines. Le choix du mode narratif et d’un système temporel passé/présent est remarquable dès lors qu’il n’intervient pas dans le cadre de la vie de peintre où on le rencontre habituellement. Si l’épiphanie est singulière, elle est aussi narrative : chez Joyce, dans Dublinois surtout, l’épiphanie est l’aboutissement du récit. Chez Esteban, elle est le point de départ. Le livre commence ainsi : « Il a fallu cette rencontre à Rome, ce trouble, cet éblouissement du regard à Saint-Louis-des-Français, pour que je m’avise de la grandeur du Caravage ». Ce qui est instauré d’emblée, c’est le principe de la reconnaissance et non celui de la connaissance. La relation à l’œuvre, dans une perspective très schaefferienne, est bien celle d’un amant de l’art : coup de foudre du destin placé sous le signe de l’inexplicable et de l’incontrôlable, du « parce que c’était lui parce que c’était moi », du bouleversement physique, du temporel et non de l’essentiel, du vécu ou de l’Erlebnis3, au sens de Dilthey4 repris par Gadamer, contre l’intellect et la raison.

4Si l’on inventorie les ressources poétiques du verbe réfléchi, celui qui « s’avise » décrit de la sorte le résultat d’une expérience visuelle marquée à la fois par l’imprévu d’un regard – au sens ancien et littéraire d’« aviser » – et le retour sur soi du sujet. La rencontre visuelle marque en tous les cas la séparation définitive entre un avant et un après qui autorise le déploiement de l’essai. Pourtant, le texte ne se poursuit pas sur le mode descriptif de la relation à l’objet artistique, comme ont pu le faire d’autres écrits de poètes, ceux de Jacques Dupin, par exemple, dans les « Textes pour une approche » qu’il consacre, en 1963, aux sculptures de Giacometti. On se souvient de la première de ces proses qui, comme chez Esteban, commence sur le mode de l’émotion violente et de la perturbation :

Surgissement d’une présence séparée, toute œuvre de Giacometti se manifeste comme une totalité […]. D’emblée elle nous subjugue par une sorte de commotion silencieuse qui nous tient, mais à distance, sous l’emprise d’un regard d’une intensité presque insoutenable5.

5Toutefois, ce qui constituera le sujet du livre d’Esteban, ce n’est pas l’expérience ontologique de l’œuvre d’art comme présence. Pour Dupin, dans les textes sur Giacometti qui appartiennent à une tendance de l’essai beaucoup plus proche finalement de l’ancienne posture d’élection du poète parfaitement compatible avec l’orientation phénoménologique, l’œuvre est dans l’effet qu’elle produit sur moi, sa façon d’être est la façon dont elle est devant moi. La rencontre est donc l’essentiel de l’essai. Chez Esteban, comme chez Yves Bonnefoy d’ailleurs, le récit de l’expérience représente l’appui d’une interprétation qui va au-delà. Nous n’aurons donc pas, dans la suite du premier chapitre de L’Ordre donné à la nuit, de déploiement des syntagmes centraux de la première phrase : « ce trouble », « cet éblouissement du regard » dont la détermination démonstrative semblait désigner un espace sémantique à remplir. A la place, un système narratif se constitue, déterminé par le choix du passé composé comme temps de la révélation : « il a fallu cette rencontre ». Au présent de la prose de Dupin se substitue ce temps composé inaugural qui établit d’emblée l’écart sur lequel va s’élaborer le texte, entre passé du récit et présent de l’énonciation, intervalle qui est aussi l’espace d’un processus d’intellection et celui de la rencontre du non-savoir de l’affect esthétique et du savoir de l’art.

6En effet, le temps qui domine les pages suivantes est l’imparfait à travers lequel résonne, quand il est associé à la première personne, le temps des Confessions de Rousseau ou celui du récit proustien de vocation et d’initiation :

Certes, dans le musée imaginaire qui était le mien, lentement, amoureusement concerté, bien des peintures des siècles passés, si distantes qu’elles fussent par le temps, m’accompagnaient de leur présence, m’apportaient une sorte de soutien silencieux et comme une assurance de l’esprit et du cœur6.

7Il semble que nous entrons là dans les confessions d’un amateur d’art, où nous allons poursuivre, sur le mode de l’analepse, les amours esthétiques du poète avant le coup de foudre de Rome. Ce dispositif de confidence narrativisée est certes présent mais il prend sens arrimé à un autre ordre narratif, non plus personnel mais collectif : celui de l’histoire de l’art.

8Par le biais du récit, Esteban parvient à insérer la parole du « je » dans l’espace commun du savoir. L’imparfait sert donc d’abord au poète à décrire sa fréquentation heureuse des tableaux qu’il aime et qui forment son musée imaginaire, ceux de la pittura chiara, cette Arcadie de la peinture, de Giorgione à Titien dont le tableau L’Amour sacré et l’Amour profane est le seul (avec le tableau inspirateur de l’essai qui intervient beaucoup plus tard dans le texte) à faire l’objet d’une ekphrasis et d’une interprétation :

Tant de fois à la galerie Borghese, la même émotion s’était emparée de moi devant cette parabole d’une terre enfin heureuse, d’une saison de l’être toute vouée à la douce volupté d’Eros que Titien avait convoquée, fixée pour toujours sous les traits de ces deux jeunes femmes, l’une parée de brocarts et de bijoux, l’autre presque nue, sur la toile de L’Amour sacré et l’amour profane. […] et c’est la nudité d’un corps qui témoigne de l’amour le plus haut, alors que la riche parure de la courtisane célèbre somptueusement le culte de la chair et des sens. Deux femmes rêvent au bord d’un sarcophage de marbre, mais la mort n’est qu’un souvenir, une vasque d’eau calme à peine troublée par la main d’un enfant. Fable pour les yeux, réminiscence platonicienne pour la mémoire, instant de grâce parmi les feuillages immobiles et l’azur au loin (ODN, p. 9).

9Toutefois, dès la phrase suivante la temporalité se complique : « Mais je savais déjà que cette halte était précaire […] » (ODN, p. 9). Ce début de paragraphe, par l’entremise d’un substantif sujet et de son attribut, permet au discours de se déployer sur plusieurs niveaux : la « halte précaire » désigne, par un phénomène de rappel sémantique, aussi bien cette station rituelle devant l’œuvre élue que « l’instant de grâce »7 suggéré par la représentation que le texte vient de décrire ; mais elle annonce aussi l’ouverture d’un autre fil temporel, celui de l’histoire de l’art, où la « halte précaire » caractérise ce moment d’apogée de la peinture Renaissance avant l’achèvement du Cinquecento et l’avènement de la Contre-Réforme. Le verbe savoir lui-même, appuyé sur l’adverbe « déjà », conjugue la prescience intime, l’intuition avant toute explication, et la connaissance de celui qui ne fréquente pas les œuvres en novice. Le sujet entre alors dans le temps de l’histoire de l’art dont il parcourt un moment, depuis les dernières harmonies d’une peinture vénitienne « qui allait devoir s’assombrir » jusqu’au « crépuscule qui tombait sur une Arcadie maintenant défunte » (ODN, p. 9). Le déictique « maintenant » établit la coïncidence, affichée dans la phrase suivante par le biais d’un autre adverbe, entre le temps personnel du sujet, le moment de sa parole, et celui de l’histoire de l’art : « Oui, Claude [Lorrain] était presque seul désormais à vouloir célébrer sur une toile les ultimes rayons d’un soleil d’or à son déclin » (ODN, p. 10).

10L’affection d’Esteban pour le Lorrain s’explique par la position de ce peintre dans l’histoire de l’art, un classique à l’époque Baroque, comme Poussin face à Rubens fut un attardé de la Renaissance vénitienne. Le lieu de la rencontre est à cet égard signifiant : dans la Rome composite, les trésors de Saint-Louis-des-Français voisinent dans l’ombre avec la Fontaine des Fleuves de la Piazza Navona, « cette apothéose de la sculpture baroque et de ses emportements » (ODN, p. 14). La métaphore du musée, qui peut-être intérieur ou imaginaire, fonctionne ici efficacement comme opérateur de conversion entre l’espace intime et l’espace culturel (le Louvre ou les musées italiens convoqués nombreux au fil des pages) où l’on progresse de salle en salle, avec des cases que l’on saute, telle, au Louvre, la pièce réservée au Caravage quelques salles après celle du bien aimé Poussin, avant que le coup de foudre n’altère le parcours. 

11L’imparfait est ce temps qui, depuis Flaubert et Proust, est tenu pour le temps du continu et de l’interpénétration des discours. Employé avec le verbe savoir répété au début du paragraphe – « mais je savais déjà […] je savais tout cela » – il permet le passage du récit d’historien d’art du XVIIe siècle au récit de l’expérience individuelle. Si, à la page dix, le sujet des actions à l’imparfait est tantôt Claude Lorrain, tantôt les peintres de l’Italie du XVIIe siècle ou ceux de la Rome de la Contre-Réforme, à la page onze, sans transition, c’est le « je » qui narre l’histoire de sa relation à Caravage. Une phrase remarquable accomplit le passage : « Caravage, si novateur qu’il se voulût, pouvait-il être davantage que l’adepte le plus fervent de cette Contre-Réforme belliqueuse, intolérante, vindicative, à laquelle je demeurais hostile par les yeux et par l’entendement ? » (ODN, p. 11). De chaque côté de « cette Contre-Réforme », de cette idéologie et de ces valeurs auxquelles Caravage, en théorie du moins, se soumet et à laquelle Esteban reste fermé, le peintre et le poète, tout deux sujets, appartiennent, par la magie de la grammaire, au même temps.

12Or l’histoire de la relation du poète au Caravage telle que relatée dans l’essai est celle de la découverte des savoirs-écran qu’avaient pu constituer pour lui l’histoire de l’art – celle-là même qui fait de Caravage l’un des maîtres de la Contre-Réforme – et l’histoire de la critique et de la réception de cette œuvre inaugurées par le célèbre jugement d’autorité de Poussin cité par Félibien et repris par Esteban : « [Poussin] ne pouvait rien souffrir du Caravage et disait qu’il était venu au monde pour détruire la peinture » (ODN, p. 12). Le commentaire de Poussin, homme de la peinture savante, a entravé la liberté du regard personnel sur le Caravage. Le lecteur dès lors n’a aucun mal à comprendre que l’essai va lui offrir le récit d’une libération du regard et sans doute d’une mise à distance du savoir sur la peinture présenté comme obstacle à la compréhension intime du tableau

13Néanmoins, et cela semble caractéristique de l’essai contemporain si on le compare à la génération précédente, le poète ne s’oppose pas par principe au spécialiste comme a pu le faire un Malraux, concevant ses grandes sommes sur l’art dans un désaccord profond avec les discours de ceux qu’il nomme « les crocodiles », c’est-à-dire « les spécialistes et historiens de l’art de l’Institut »8, et élaborant sa Psychologie de l’art contre le principe même de l’histoire de l’art et de toute philosophie de l’art existante9. Le livre d’Esteban cherche bien plutôt, par la correction et la nuance, à s’inscrire dans l’histoire longue des réévaluations du peintre – « L’Histoire qui n’élucide que très peu l’invention d’un artiste […] nous permet cependant de mieux évaluer l’accueil que lui ont réservé ses contemporains » (ODN, p. 25) – en accentuant par exemple la bienveillance contre la terribilità et la délectation contre la destruction, plus près de Giorgione que de l’emphase des Caravagesques : « Car il y a chez Caravage, dans l’excès même de sa nature, dans ce besoin irrépressible de dépense, et peut-être à cause d’eux, une étonnante générosité qui s’exprime et qui l’emporte par delà son goût de la destruction » (ODN, p. 31).

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14« Je m’étonne encore de ce qui m’apparut, là-bas, comme une évidence » (ODN, p. 14). C’est, au début du chapitre 2, la deuxième mention de la rencontre avec La Vocation de Saint-Matthieu à l’église Saint-Louis-des-Français. La phrase est remarquable par l’alliance contradictoire qu’elle établit entre la surprise et l’évidence : comment s’étonner d’une évidence, par définition « ce qui entraîne immédiatement l’assentiment de l’esprit » ? Là encore, la discrète flexion narrative va permettre le passage de l’immédiat au réflexif et circonscrire l’espace propre du discours-récit de l’essayiste. Le choix du narratif a une double valeur stratégique : d’une part, il permet d’inscrire à l’origine du livre l’absolument singulatif de la rencontre, l’unique et l’intime, dans un lieu très précisément décrit – « ce qui m’apparut là-bas » – et d’autre part, il fait de l’essai le déploiement d’une progression intellectuelle, la mise en scène du progressif « discernement des mobiles de l’envoûtement exercé par La Vocation de Saint-Mathieu », qui nous seront livrés une première fois au milieu du livre – « Cet élan du cœur, cette attention portée à l’autre, c’est en vérité ce qui me touche plus que tout dans le regard de Caravage, tel que je crois le lire » (ODN, p. 31) – et une deuxième fois, de façon plus complète, au début du dernier chapitre :

Ce qui m’avait retenu, en effet, sur cette image, plus encore que l’audace de la scène, les passions orageuses qui l’habitaient, c’était, je le crois, la prodigalité et presque la surabondance de la vie, s’exprimant là sous les espèces tactiles des tissus, la consistance des corps, la matérialité sensuelle des formes (ODN, p. 56).

15Le paradigme de l’apparaître est fréquent dans les essais sur la peinture ; chez Dupin, pour reprendre l’exemple cité précédemment, l’apparaître de l’objet giacomettien au poète constitue la matière même de l’essai. Ici, associé à l’évidence, l’apparaître désigne non le mode de manifestation de l’objet mais le mode de manifestation du sens, inscrivant résolument l’expérience de l’œuvre hors du champ purement esthésique, dans une logique existentielle de signification :

Je ne fais guère crédit au hasard, même s’il me faut admettre que la conjonction brusque des circonstances, l’espace et le temps conjugués en un lieu et une minute, peuvent bouleverser une conscience, malmener l’édifice de vieilles certitudes, décider parfois d’un destin (ODN, p. 14-15).

16La dynamique de l’essai tient donc, par le biais du récit, à l’articulation du temps intime, celui du surgissement d’un nouveau rapport au tableau, et du temps réflexif, de l’ordre du jaillissement d’une nouvelle vérité au bout du cheminement interprétatif de l’essai lui-même. En définitive, cette phrase suggère l’existence de deux modalités du sens mobilisées par l’expérience de l’œuvre : l’une appelée « évidence », qui appartient au passé de la rencontre et ne peut être narrée, c’est-à-dire inscrite dans le temps, sortie de l’instant ; l’autre, plus intellectuelle et évasive, qui a besoin du cours de l’essai pour s’accomplir et de toutes les ressources du témoignage d’une vie au milieu des peintres en même temps que du savoir discursif, logique et chronologique, sur l’art. Une fois cette articulation singulière posée, le « nous » et le « on » du discours autorisé et savant peuvent venir prendre le relais du « je », impuissant à résoudre par la seule introspection l’énigme de sa subjugation :

Qu’était-ce donc qui venait là séduire et comme violenter mon regard ? Devais-je l’attribuer à cette façon insolite de disposer les formes dans l’espace, les noyer d’ombres, les harceler d’éclats – ou bien à la scène ici infligée aux yeux et à la conscience par un vouloir farouche ? Dès lors qu’on s’attache à des formulations picturales, en vérité toutes celles qui ont précédé le vingtième siècle en Occident, où la représentation figurée est évidente […], il se révèle singulièrement ardu, et peut-être même chimérique de faire le départ entre les signes dans leur pure terminologie plastique et ce qu’ils véhiculent d’intentions et de finalités secondes, dont nous sommes en quelque sorte les réceptacles, et même à notre insu (ODN, p. 17-18).

17L’élucidation d’une énigme personnelle – celle de la place de ce tableau dans une vie – ne peut se faire dès lors qu’au rythme d’une mise au point sur la place du Caravage dans l’histoire de l’art, au-delà, d’une réflexion esthétique générale sur la représentation du visage humain et son statut dans la peinture du XXe siècle.

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18Il y aurait encore matière à développement à propos d’un essai dont le dessein profond est de proposer une méditation sur l’espoir de la poésie. Ce qui nous importait, dans le cadre d’une réflexion sur la situation contemporaine des écrits sur l’art, c’est de mettre en évidence le fait que la recherche d’une alliance entre le vécu intime et l’interprétation de l’œuvre continue d’être centrale, n’en déplaise aux défenseurs d’une esthétique recentrée sur l’esthésique. Mais au contraire du paradigme romantique ou paradigme de la modernité pour lequel l’incommunicable et l’incommensurable de l’expérience individuelle valident une religion de l’art, c’est-à-dire « une connaissance extatique », transcendante, « inaccessible […] aux activités cognitives profanes »10, ici, le récit à la première personne et l’apparition esthétique sont déjà du côté du sens et de l’histoire de l’art. Narrer l’expérience, c’est réinterroger et reconfigurer le savoir. Georges Didi-Huberman ne s’y trompe pas lorsqu’il ouvre Devant le Temps sur le récit d’une expérience du regard devant un morceau de la fresque de la Madone des Ombres peinte par Fra Angelico au couvent de San Marco à Florence, mettant ainsi en scène l’effort de mémoire du sujet tentant de retrouver « ce qui avait, un jour, suspend[u] [son] pas dans le corridor de San Marco »11.

Notes de bas de page

1 Bernard Vouilloux, Un art de la figure. Francis Ponge dans l’atelier du peintre, Presses Universitaires du Septentrion, « Peinture », Villeneuve d’Ascq 1998, p. 154.

2 Nous pouvons citer par exemple l’ouvrage de Jean-Philippe Antoine, professeur d’esthétique et critique d’art, La Chair de l’oiseau : vie imaginaire de Paolo Uccello, Gallimard, « L’un et l’autre », Paris 1991, ou la collection « Ateliers imaginaires » aux éditions Scala.

3 « L’Erlebnis est un être qualitatif : une réalité que la conscience ne peut pas définir mais qui descend jusque dans les profondeurs où l’on ne perçoit rien de distinct » (Hans-Georg Gadamer, Vérité et Méthode, Seuil, Paris 1996, p. 84).

4 Dans Le vécu et la création poétique (1905), Dilthey donne son plein sens au terme d’abord employé par Hegel dans une lettre : l’appliquant à son essai biographique sur Goethe, il en fait un véritable instrument conceptuel (cité par Georges Gusdorf, Lignes de vie, 1. Les Ecritures du moi, Editions Odile Jacob, Paris 1991, p. 448).

5 Jacques Dupin, Alberto Giacometti, Farrago, Tours 1999, p. 12. Le volume rassemble « Textes pour une approche » (1963), « La Réalité impossible » (1978) et « Une Ecriture sans fin » (1991).

6 Claude Esteban, L’ordre donné à la nuit, Verdier, Lagrasse 2005, p. 7. Désormais abrégé en ODN, tous les soulignements dans les citations sont les nôtres.

7 L’une des nouvelles de Dublinois s’appelle « Grâce ».

8 André Brincourt, Messagers de la nuit, Grasset, Paris 1995, p. 165.

9 Dès 1946, dans la présentation en revue par Albert Skira d’un extrait de La Psychologie de l’art, cette trilogie qui précède de quelques années Les Voix du silence, Malraux prévient : « Cet essai […] s’oppose à toute philosophie de l’art actuellement acceptée » (Œuvres Complètes, vol. IV, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris 2004, p. 1376).

10 Jean-Marie Schaeffer, L’Art de l’âge moderne. L’esthétique et la philosophie de l’art du XVIIIe siècle à nos jours, Gallimard, « NRF essais », Paris 1992, p. 15.

11 Georges Didi-Huberman, Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, Editions de Minuit, Paris 2000, p. 11.

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