Formes du récit de filiation : de L’Orphelin à La Casse et La Ligne
p. 47-58
Résumé
Relevant du vaste cycle autobiographique publié par Bergounioux entre 1984 et 1996, L’Orphelin (1992) est l’un des textes emblématiques du récit de filiation, genre littéraire qui a fait son apparition dans les deux dernières décennies du vingtième siècle et a été théorisé par D. Viart. Le livre est centré sur la lutte du narrateur avec un père orphelin de guerre, qui se montre indifférent, voire hostile à l’égard de son fils, et refuse de lui accorder un sentiment d’existence. La lutte vaine du narrateur de L’Orphelin pour se faire reconnaître comme individu par ce père est également évoquée dans deux textes brefs, La Casse (1994) et La Ligne (1997). Une comparaison de L’Orphelin avec ces deux récits « satellites » permettra de mettre en relief le jeu des variations narratives et spéculatives sur le thème d’une quête d’identité difficile
Texte intégral
1Lors d’une conversation en 2011, Pierre Bergounioux m’a parlé de l’origine et la fonction des masques africains qu’il collectionne. Un masque en particulier avait retenu mon attention : il était originaire d’une tribu de l’Afrique de l’Ouest, les Fang, qui lors de leurs déplacements portent sur le dos les ossements de leurs ancêtres, dans un panier sur lequel est posé le masque. Après avoir relu une partie de son œuvre, cette image des membres de la tribu marchant courbés dans la savane ou à la lisière des forêts tropicales, des paniers avec les restes de leurs ancêtres sur le dos, m’est apparue comme une métaphore tout à fait appropriée du travail de P. Bergounioux1.
2Je me propose de dégager les rapports entre L’Orphelin, relevant du vaste cycle autobiographique publié entre 1984 et 1996, et deux textes brefs, La Casse et La Ligne2. L’Orphelin (1992) est devenu l’un des textes emblématiques d’un genre littéraire qui a fait son apparition dans les deux dernières décennies du siècle passé, le récit de filiation. Dominique Viart a théorisé cette nouvelle catégorie générique dans les années Quatre-vingt-dix. Je résume les points principaux de sa définition : 1. « Contrairement au récit plus ou moins chronologique de soi dans l’autobiographie ou l’autofiction, le récit de filiation est une enquête sur l’ascendance du sujet. Tout se passe en effet comme si […] les écrivains remplaçaient l’investigation de leur intériorité par celle de leur antériorité familiale. L’un des enjeux ultimes est une meilleure connaissance du narrateur de lui-même à travers ce(ux) dont il hérite »3 ; 2. Ce retour au motif familial est lié à une époque, celle qui, après la fin des « Trente Glorieuses » et de la « Guerre froide », jette un regard en arrière sur le XXème siècle, mesure l’impact des guerres successives, de la disparition des cultures rurales et ouvrières, et prend conscience de l’absence de repères idéologiques après la fin des « Grands Récits ». À une époque de mutations profondes où tous les repères viennent à manquer, le récit des autres avant soi devient nécessaire pour pouvoir réaliser le récit de soi. Il n’existerait aucun équivalent du récit de filiation dans d’autres périodes littéraires ; 3. S’il y est question d’un « retour au récit », le récit de filiation « préfère à l’intrigue romanesque le travail critique d’interrogation du passé »4. L’enquête est d’autant plus difficile que souvent la biographie des ascendants doit être reconstituée à partir de données plus que lacunaires, le défaut de transmission constituant un des traits majeurs de ces récits. Les auteurs ont alors recours aux sciences humaines – l’enquête historique, la recherche socio-économique, la réflexion ethnographique ; 4. Une autre caractéristique majeure réside dans l’interrogation de l’histoire de la littérature. Deux héritages s’y trouvent ainsi articulés : l’un est issu du passé familial, l’autre de l’histoire littéraire.
3Bien que L’Orphelin soit le huitième ouvrage qu’ait publié P. Bergounioux, c’est le premier dans lequel la figure du père apparaît au premier plan. À l’exception du premier « roman », Catherine, les cinq ouvrages précédents – de La Bête faramineuse (1986) à La Mue (1991) – sont des récits d’enfance et d’adolescence dans lesquels figurent surtout les représentants de la lignée maternelle. L’Orphelin inaugure un deuxième cycle, beaucoup plus sombre : l’interrogation de l’héritage paternel. Selon son Carnet de notes, 1980-1990, P. Bergounioux a entamé l’écriture de L’Orphelin deux mois après le décès de son père survenu en août 19905. Il venait alors d’envoyer à Gallimard le manuscrit de La Mue, son « histoire des sixties » qui se termine dans les larmes, dont on doute qu’elles soient seulement dues aux gaz lacrymogènes6. La révision de la première version de L’Orphelin en août 1991 amène l’auteur à prendre des notes pour La Casse, un article pour la NRF, qui avec des illustrations de sa main paraîtra en 1994 sous forme de livre. Dans son Carnet de notes, il écrit le 9 août 1991 : « Je continue à jeter sur le papier divers faits, pensées, incongruités relatifs à ma passion métallique. Je la suppose […] liée à la difficulté d’être que m’a faite mon père, au besoin de trouver quelque chose qui survivrait à la destruction dont j’étais continuellement menacé ». Et une semaine plus tard : « Toute la matinée à ordonner les chapitres – six – de mon petit traité de passion métallique »7.
4La Ligne, le troisième texte que j’aborderai ici, paraîtra en 1997, illustré de trois encres de Chine de Pierre Alechinsky. Selon le Carnet de notes, 1991-2000, l’auteur en a commencé l’écriture en mars 1996, avec un courageux et très à propos « je me jette à l’eau ». Il venait d’envoyer chez Gallimard La Mort de Brune, livre dans lequel sa ville natale est placée au premier plan. Il a terminé La Ligne un mois plus tard, début avril 19968.
5La Casse et La Ligne font partie de toute une série de textes brefs, dont la rédaction a été entamée dès l’achèvement de L’Orphelin, en marge des grands textes qui paraîtront encore dans les années suivantes tels La Toussaint (1994), Miette (1995) et La Mort de Brune (1996). Le statut de ces textes brefs est difficile à déterminer : ils reprennent quelques éléments du grand ensemble autobiographique, et en présentent des variations narratives ou spéculatives, par l’examen d’un angle inattendu, ou d’un point de vue nouveau portant sur un point particulier. À la lecture des Carnets de notes, on peut imaginer que l’auteur après s’être jeté à corps perdu huit ou neuf mois durant dans la reconstitution de la vie de tel ou tel membre de sa famille, et invariablement mécontent du résultat, n’arrive pas à se détacher de sa matière, et la reprend sur certains points pour la nuancer et la clarifier.
6La comparaison de ces trois textes me permettra de montrer quels sont les éléments constitutifs de L’Orphelin qui reviennent dans La Casse et La Ligne et de quelle manière ils ont été présentés et condensés : j’examinerai plus en particulier l’organisation des matériaux narratifs, l’articulation de la filiation biologique et livresque, et le recours aux sciences humaines.
L’Orphelin : filiation, héritage, transmission
7L’Orphelin est centré sur la longue lutte acharnée du narrateur avec son père qui se montre indifférent et distancié à l’égard de son fils, et refuse obstinément de lui accorder un sentiment d’existence. Né en 1913, ce père est un orphelin, fils d’un soldat mort dans les tranchées de la Grande Guerre. Le diagnostic du narrateur qui revient comme un refrain est sans appel : « Mon père n’ayant pas de père à lui ne pouvait pas non plus avoir de fils. Il était le fils de personne, il lui était interdit de devenir le père de quelqu’un ». Et : « Mon père avait besoin de moi, de mon abolition continue pour demeurer ce que le sort l’avait fait – un orphelin de la grande guerre, le fils de personne qui ne peut admettre quelqu’un après lui » (O, 106). La focalisation de l’attention sur cette lutte ne laisse guère de place aux autres membres de la famille : le frère cadet, Gabriel, à qui le livre est dédié, n’est mentionné que deux fois, la figure de la mère n’apparaît également qu’en silhouette.
8Commerçant sédentaire, retranché dans une comptabilité sans fin, plongé dans un deuil inaccompli, ce père est présenté comme un adversaire implacable. Il finit par se soustraire à la lutte, réfugié dans le silence, vaincu par l’âge et la maladie, en attente de la mort9. En onze chapitres, dans lesquels narration et méditation métaphorique alternent, le narrateur retrace les différentes étapes de la « lutte à mort » avec son géniteur pour que celui-ci lui accorde une existence minimale10. Plutôt que de se révolter contre cette figure paternelle, le narrateur accepte de subir son hostilité dans l’espoir de voir celle-ci se résoudre. Mais c’est en vain qu’il essaie de percer le silence paternel, silence qui rompt le lien avec le passé et découd le tissu de la filiation. Après la mort du père, il ne peut que constater son échec irrémédiable à établir l’entente tellement désirée : il ne lui reste qu’à réparer le défaut de transmission par l’écriture en inversant le lien.
9Ce thème de la lutte avec, ou si l’on préfère, de la quête du père, très présent donc dans les récits de filiation de la fin du XXème siècle (François Bon, Pierre Michon, Jean Rouaud), se retrouve dans La Casse et La Ligne, et est évoqué dès les titres à double sens11. La Casse revient sur les moyens mis en œuvre dans le passé pour esquiver cette lutte – marches forcées dans la campagne, errances parmi les casses à la recherche de ferraille pour faire des sculptures –, ou pour la mener à bonne fin par le biais des études. Mais la voie intellectuelle s’étant avérée, elle aussi, sans issue, le narrateur revient vers le travail du fer. La Ligne a pour sujet principal un passe-temps que le père et le fils ont partagé, la pêche, terrain d’une entente possible mais finalement également illusoire. Le père y occupe une place aussi négative mais moins importante que dans La Casse : le rôle d’initiateur qu’il refuse est délégué à d’autres personnages.
La Casse : l’antidote
10La Casse s’ouvre sur le récit de la visite du narrateur à un camp de Bohémiens. C’est l’élaboration d’un passage bref de l’avant-dernier chapitre de L’Orphelin. Ayant abandonné tout espoir d’une amélioration des relations avec son père, le narrateur cherche un dérivatif à sa profonde déception, et a recours à un remède déjà mis à l’épreuve dans le passé, la sculpture du fer, mais rejeté alors car ressenti comme l’abandon de son père. « Je suis revenu », dit-il, « aux choses étrangères sur la frange inhabitée du monde, dix-sept ans après qu’à dix-sept ans je les eus délaissées » (O, 171). La frange inhabitée du monde, ce sont les landes entourant Brive, que le narrateur avait fréquentées pendant son adolescence. C’est à cet endroit et à la sculpture du métal qu’il revient après avoir consacré les dix-sept années précédentes aux études, à lire « comme un cheval emballé, une locomotive bourrée de combustible » (O, 81), dans l’espoir de trouver ainsi une solution au conflit avec le père. Je cite le passage en question :
C’est donc l’époque où je recommençai à hanter la périphérie, plus exactement les lieux vagues, disputés où des arbres poussent parmi les ferrailles rebutées […] J’y cherchais, après avoir parlementé avec les maîtres des lieux, les rognures, les chutes déchiquetées, les antiques pièces de forge qui composent, dans le désordre, l’inventaire complet des formes qu’on a imprimées au métal. (O, 171)
11Reprenant comme point de départ cet épisode, La Casse se distingue en premier lieu de L’Orphelin par l’organisation des matériaux narratifs. Le récit de L’Orphelin évoque dans un ordre plus ou moins chronologique les étapes de l’évolution de la relation entre père et fils, et avance peu à peu vers l’échec définitif, annoncé par ailleurs dès le début par de nombreuses prolepses. La Casse s’ouvre sur ce dénouement, résume ensuite en rétrospective ce qui l’a précédé, pour se terminer sur l’évocation plus détaillée de ce que le narrateur désigne comme sa « passion métallique ». L’évocation de ce retour aux ferrailleries se fait dans La Casse sur un ton léger, en dépit de l’échec qui en est la cause. Les maîtres des « lieux vagues » mentionnés dans L’Orphelin sont des « Bohémiens » qui vivent dans un camp à la périphérie de Brive. Le narrateur s’y rend pour leur demander l’autorisation de fouiller parmi les ferrailles. Le micro-récit de cette visite acquiert une dimension comique par l’inversion des rapports sociaux habituels : errant à la périphérie de la ville, le narrateur se sent exclu de la société, compagnon d’infortune ou peut-être de fortune des Bohémiens. En même temps, il est conscient que les habitants du camp ne partagent pas ce point de vue : à leurs yeux, il est un intrus. Il se sent mal à l’aise dans cet univers inconnu, très différent du sien, dans lequel il voit, dans un désordre indescriptible, une « dame borgne » ressemblant à la Célestina de Picasso, des femmes occupées à leur toilette matinale, des hommes attablés devant un plat de tripes. Menacé par une troupe de chiens aux abois, il éprouve des difficultés à formuler sa demande, conscient d’un langage trop soigné, assailli par le besoin impératif mais totalement inopportun d’expliquer ce qui l’a amené. Mais les Bohémiens qui sont accoutumés à être accueillis avec méfiance lorsqu’ils s’aventurent dans le monde dit civilisé, reçoivent cet étranger timide avec une indifférence bienveillante et lui indiquent sans détours le chemin de la casse.
12Cette entrée dans le pays des Bohémiens, ponctuée de trois rencontres-épreuves – les chiens, la Célestina de Picasso et les maîtres des lieux –, est empreinte de l’humour caractéristique de P. Bergounioux, avec son décalage entre perception et nomination, l’évocation de personnages hauts en couleur et l’opposition souvent comique entre différents points de vue. Par la suite, le texte adopte un ton plus grave et explique comment le narrateur en est arrivé à chercher son salut parmi ces rebuts métalliques, remontant la chaîne des causes et effets pour désigner la Grande Guerre comme l’origine de la rupture des générations. On y retrouve l’explication du comportement du père, en termes simples, délestée de l’emballage métaphorique et du télescopage temporel dont elle est pourvue dans L’Orphelin. Ensuite, c’est l’évocation des deux cycles de dix-sept ans chacun, le premier centré sur l’alternance des efforts obstinés pour se réconcilier avec le père et la tentation de l’abandon, le second animé par la découverte de la pensée cartésienne, et l’espoir de trouver l’entente tant désirée par la voie de la raison et des livres. Un espoir « payé » par l’exil dans la poussière grise des internats et le désert pierreux des grandes villes, par la répression d’un élan passionné vers le monde sensible.
13Lorsque le narrateur cherche l’apaisement dans la nature, la tentation de l’abandon s’exprime dans un désir de métamorphose : abandonner le monde de l’humain pour rejoindre le royaume indifférencié du végétal ou minéral. L’évocation de cette métamorphose est reprise d’un texte à l’autre avec des variations minimales : le narrateur s’adosse pendant de longues heures à un arbre, de préférence un aulne, à proximité de l’eau, rêvant, immobile et pétrifié de froid, de s’y fondre, d’entrer en symbiose avec lui (C, 23) : les arbres ont la vertu de neutraliser momentanément l’humeur noire, de relier le narrateur à la façon d’un cordon ombilical à la terre-mère.
14Dans les deux citations suivantes, P. Bergounioux reprend la même figure fixe, celle d’une fusion avec la nature pour se libérer des sentiments violents que lui inspire la fréquentation des hommes. « J’ai bien failli. À deux ou trois reprises, je fus à un cheveu de rester, de demander au bois un asile définitif » (O, 62), dit le narrateur dans L’Orphelin, « failli » c’est-à-dire qu’il a été près de céder à la tentation de l’abandon. Et le narrateur de La Casse lui fait écho : « J’ai failli. J’ai laissé passer, à deux ou trois reprises, l’instant après lequel les proportions s’inversent. Mon parti, enfin, celui de l’arbre était pris et c’était la veille (ou le sommeil, peu importe) immobile des arbres, debout sur les friches » (C, 25). Mais dans les deux textes, le devoir de rester près du père l’emporte : « C’est pour ça, pour un orphelin qui n’était plus depuis longtemps un enfant, que j’ai repoussé l’offre magnifique du règne végétal. Il avait besoin de moi, de mon abolition continue pour s’assurer qu’il demeurait ce que le monde entier […] l’avait fait un demi-siècle plus tôt ; le premier, et, par suite, le dernier » (C, 25).
15Si les deux textes évoquent les errances dans la campagne en des termes similaires, dans L’Orphelin, la révolte que l’attitude du père suscite et qui doit être réprimée semble beaucoup plus violente. Le narrateur se sent comme « une sorte de machine à feu qui se rue », « une locomotive arrêtée sur une voie de garage, feux allumés, avec ses freins bloqués et sa soupape de sûreté serrée à bloc » (O, 54-55). L’assimilation au monde végétal apporte momentanément la paix, mais celle au monde minéral, celui du fer, des machines, des locomotives à vapeur, sert à exprimer la pression insoutenable à laquelle le narrateur se trouve soumis. Ces métaphores ferroviaires révèlent par ailleurs que la transmission des savoirs n’a pas fait défaut sur tous les fronts : le grand-père maternel que le narrateur se remémore avec affection avait travaillé sur la ligne Paris-Orléans puis à la SNCF. C’est dans Simples, magistraux et autres antidotes, un texte bref de 2001, que l’auteur consacre plusieurs pages (34-42) à cette fascination pour le fer, héritage du côté maternel. Héritage qu’il gère avec soin, après la mort précoce du grand-père, approfondissant ses connaissances mécaniques par des cours de dessin industriel. Dans ce texte, le train comme le fleuve sont des antidotes, ils permettent d’échapper au « cercle maléfique » du « cachot » briviste. Dans L’Orphelin, cet intérêt pour le matériel roulant engendre des images hyperboliques où dominent frustration et agressivité meurtrière, mais dans La Casse celles-ci sont tout simplement absentes : le narrateur semble avoir pris déjà distance de son jeune alter ego fougueux. Au lieu de se laisser consumer par le feu, le narrateur-forgeron transforme celui-ci en instrument de création. Par ailleurs, c’est dans le buffet d’une gare parisienne que le narrateur de L’Orphelin dit avoir passé l’unique quart d’heure en paix avec son père.
16L’Orphelin se construit en boucle ; le texte s’ouvre sur l’annonce de la mort du père que le narrateur apprend par un coup de téléphone à cinq heures du matin. Ce message le ramène vingt-huit ans en arrière, à un cauchemar de 1962, alors qu’âgé de treize ans il était en colonie de vacances loin de chez lui. Dans ce cauchemar, il voit son père mort dans le vestibule de la maison familiale à Brive. La cause de son décès, accidentelle, criminelle ou volontaire, est évoquée en termes vagues dans un registre quelque peu surprenant : « on l’aurait repêché dans la Vézère » (O, 9). L’évocation consécutive du conflit qui a opposé le narrateur pendant quarante-et-un ans à ce père inaccessible permet à la fois de comprendre ce cauchemar de l’enfant et le chagrin de l’adulte décrit dans le dernier chapitre où la nouvelle de la mort est énoncée une deuxième fois.
17La Casse a également une structure circulaire, les deux dernières sections reviennent sur la visite du narrateur au camp des Bohémiens : elles évoquent l’inspection de l’aire de stockage et le travail du métal. Cette fois, le narrateur ne demande pas aux choses de le libérer de l’agressivité contre le père mais de lui rendre la réalité dont il avait été dépossédé : « Il me fallait une fermeté qui se communique à l’existence fantomatique à quoi mon père, en s’absentant, m’avait réduit » (C, 38). Il consacre l’énergie sauvage accumulée au cours des ans à la transformation des déchets métalliques en objets d’art, en « succédanés grossiers » de la réalité – des poissons, des oiseaux, des figures humaines. « La locomotive sous pression » de L’Orphelin se transforme dans La Casse en maître du feu et du fer, en forgeron : « Quelque chose d’avant trouve un exutoire dans les démêlés de maintenant » (C, 50).
18Ce travail ne lui donne pas seulement la consistance dont il a besoin, mais accorde aux vestiges de la société agraire une seconde vie (C, 49). « J’avais sous les yeux la profondeur du passé », « les restes de l’âge de fer », remarque le narrateur à la vue du vaste champ de débris presque méconnaissables (C, 40). La sculpture du métal revêt la même fonction que l’écriture : ressusciter ce qui est destiné à sombrer dans l’oubli, réparer ce qui a été défait et ramener à la vie ce qu’a détruit l’humeur noire qui gouverne la lignée paternelle. Mais l’ancienne société agraire, à laquelle Bergounioux en tant que sculpteur donne une seconde vie, et en tant qu’écrivain, même une troisième vie, entraîne dans sa disparition celle des outils dont elle se servait. L’âge de fer, – « celui qui culmina », dit le narrateur rappelant en fin du texte le destin de son père, « dans la déraison et la fureur en notre siècle même et rendit orphelins tant de petits enfants » (C, 55) – est révolu. Bientôt le sculpteur de métal manquera de matériaux : « Un jour sans doute, il n’y aura plus de fer, sur la lande, pour soutenir, occuper un semblant d’existence ». C’est sur ce constat désabusé que se termine La Casse.
La Ligne, un leurre
19Dans La Ligne, le maître du feu de La Casse s’adonne à une autre passion, celle de la pêche à la mouche, et se confie à un autre élément, l’eau. Dans cette passion également héritée se joignent les deux lignées paternelle et maternelle, dans les termes de l’auteur « un flot de bile noire » et « un vent de rêve ». C’est au bord de l’eau, une canne à la main, que le père du narrateur allait noyer sa mélancolie, que son grand-père allait rêver et c’est cela même, ces deux attitudes, ces deux manières d’être au monde qui ont été transmises à l’écrivain. « Comment pacifier le vivant Erèbe qu’on est devenu ? » (L, 11), se demande le narrateur qui, déterministe et adepte de la théorie des humeurs, se pense déchiré entre deux tempéraments contraires, celui de l’atrabilaire (terre, froid et sec) et celui du sanguin (l’air, chaud et humide).
20L’incipit de La Ligne, « j’ai horreur du poisson », est dysphorique, tout comme ceux de L’Orphelin et de La Casse12. Cette « horreur » de l’incipit se réfère aux poissons morts, qui perdent tout leur attrait une fois tirés de leur élément, et se mettent à sentir. Ce qui ne saurait empêcher le narrateur d’aller à la pêche, il n’a pas le choix, s’apparentant au-delà de ses ascendants immédiats aux hommes de Cro-Magnon qui à l’époque magdalénienne ont laissé les empreintes de leurs mains sur les parois des grottes près de la Vézère et de la Dordogne. En quatrième de couverture, l’auteur le dit ainsi : « Des hommes qui m’entouraient partageaient, quoique pour des raisons opposées, le goût de l’eau. Si nous participons à quelque degré du monde extérieur et, par notre ascendance, des âges antérieurs, comment, dans de pareilles conditions, ne pas naître pêcheur ? » Mais ses ascendants immédiats ne lui ont pas appris comment transformer cette passion en savoir-faire. Le grand-père était mort trop tôt, le père avait l’habitude de s’isoler parmi les joncs et de laisser son fils se débrouiller tout seul. Quelques souvenirs remontent à la première enfance – le narrateur revoit son père et grand-père fraternellement réunis sur la moto du premier, il se rappelle le matériel démodé avec lequel son grand-père essayait en vain d’attraper des truites, et, à l’instar de son homonyme chrétien sur le lac de Tibériade, il fait avec son cousin Michel, que le lecteur de P. Bergounioux connaît déjà de C’était nous, une pêche miraculeuse qui lui inspire le dégoût définitif et violent du poisson. Pour le reste, le récit est centré sur les expériences du narrateur jeune adulte. Celui-ci fait son apprentissage auprès de figures solitaires, vivant à l’écart de la société, rencontrées auprès de l’eau, à l’heure bleue, magique du crépuscule. Ce sont autant de beaux portraits touchants d’hommes qui malgré leur destin peu enviable font preuve de générosité à l’égard du jeune maladroit qui s’empêtre dans son équipement coûteux13.
21Une fois l’apprentissage accompli, le narrateur commet la même erreur que Flaubert qui voulait convaincre son père de ses dons d’écrivain en lui lisant un passage de la première Éducation sentimentale, anecdote racontée par Maxime Du Camp et reprise par P. Bergounioux dans L’Orphelin. Le père de Flaubert, ayant légué sa profession et sa position sociale à son fils aîné, ne s’intéresse nullement au cadet surnuméraire, ni à ce qu’il écrit. Il s’endort dès le premier alinéa. Le père de La Ligne accompagne à contrecœur son fils vers un endroit riche en poissons ; la barque risque de couler sous le poids de la prise mais lorsque le narrateur jette un regard sur son passager, il voit que celui-ci s’ennuie. Ils rentrent. L’hiver suivant, la barque est emportée par une crue, et le père cesse définitivement de pêcher.
22L’âge de Pierre est bien révolu : La Ligne comporte le même constat désabusé que La Casse, celui de la fin d’une ère qui a commencé longtemps avant notre époque. La Ligne est aussi la fin d’une étape de l’histoire personnelle du narrateur. Mais alors que la sculpture du métal revêt la même fonction relativement positive que l’écriture, réparer ce qui a été défait et remédier à la rupture (C, 42, 49-50), aller à la pêche revient à suivre un instinct et à perdre son temps, du moins c’est ce que semble suggérer le constat de la phrase finale : « les poissons auxquels on tend des mouches feintes, ne sont qu’un leurre et tout ce qu’on peut faire et dire à ce propos est trompeur, inutile, sans le moindre intérêt ». N’ayant pas réussi à réaliser l’entente entre le père et le fils, la pêche se trouve dévalorisée.
L’ombre de la réalité
23Par un va-et-vient continuel entre histoire collective et histoire personnelle, L’Orphelin se situe entre écriture de soi et écriture spéculative, ce qui fait qu’il a pu être qualifié de traité ou de conte philosophique14. Évoquant dans de très belles descriptions des lieux « enchantés » (les casses, les rivières), comportant des micro-récits peuplés de personnages hauts en couleur, c’est sur un mode plus léger que La Casse et La Ligne marient narration et méditation. La Casse est consacrée essentiellement à une évocation du travail du fer, La Ligne enchaîne une série d’anecdotes, rencontres au bord de l’eau, pêches miraculeuses, confrontations avec le père. L’auteur a supprimé le leitmotiv de la vieille malle métaphorique qui symbolise dans L’Orphelin la transmission trans-générationnelle ; il s’est abstenu des changements de perspective qui jettent le lecteur, en une seule phrase, du néolithique dans les tranchées du XXème siècle.
24À l’instar de Descartes, le prédécesseur modèle, à qui on doit des traités sur des sujets les plus divers tels l’escrime, la circulation du sang ou encore les mathématiques, il introduit dans ces textes un savoir encyclopédique recueilli dans les livres d’histoire naturelle, de géographie et de mécanique15. Mais Flaubert, le prédécesseur repoussoir dans L’Orphelin est passé sous silence dans les textes brefs. Des passages que j’ai cités, il ressort que P. Bergounioux reprend souvent les mêmes termes, varie peu les formulations, mais qu’en général le passage de L’Orphelin aux deux autres textes va de pair avec une forte simplification.
25La sculpture et la pêche sont des activités auxquelles P. Bergounioux ne consacre en principe que les vacances qu’il passe dans son pays natal ; il voue le reste de l’année, « l’exil crépusculaire de l’hiver », à ce qu’il évoque comme « la sombre tâche d’ajouter un mot à l’autre, rempli d’impatience pour reconstruire le passé de ses ascendants ». Ce sont des moments privilégiés que ceux qu’il passe au bord de l’eau ou dans son atelier, absorbé par le plaisir de s’occuper de « quelque chose de palpable, qui existe indépendamment de ce qu’on en pense »16. Mais lors de leur évocation, ces passe-temps se transforment en métaphores de l’acte d’écrire.
26Écrire, c’est ferrer au bout de la ligne dans la fluidité du courant l’histoire des ancêtres, ou souder les fragments du monde matériel dans lequel ils ont passé leur vie. Tâche que Bergounioux se dit pressé de mener à bonne fin pour obtenir le repos dont le père l’a privé. Tâche à laquelle il ne se serait peut-être pas attelé sans le défi que son père lui a lancé. Après la mort de celui-ci, il note dans son carnet : « [S]i j’ai tenté de vivre, de m’emparer en conscience de ma vie, d’en faire un usage rigoureux, orienté, constant, c’est lui qui m’y a contraint, par le rôle qu’il a joué, le défi mortel qu’il m’a lancé »17.
Notes de bas de page
1 Dans Trente Mots (2012), Pierre Bergounioux dit avoir découvert l’art africain très jeune : lors d’une visite de Nouvel An à une vieille dame, il avait entrevu sur un buffet parmi des paperasses « une apparition noire », un masque africain.
2 Pierre Bergounioux, L’Orphelin, Gallimard, Paris 1992 ; La Casse, Fata Morgana, Saint-Clément de Rivière 1994 ; La Ligne, Verdier, Lagrasse 1997. Dans les indications de numéro de pages L’Orphelin sera abrégé en O, La Casse en C et La Ligne en L.
3 Dominique Viart, Filiations littéraires, in Jan Baetens, Dominique Viart (éds.), États du roman contemporain, Écritures contemporaines 2, Lettres modernes, Minard 1999, p. 115-139 et Le silence des pères au principe du « récit de filiation », « Études françaises », vol. 45, 3, 2009, p. 96.
4 Bergounioux oppose un refus catégorique à l’invention, la fiction. Sur les détours de son entreprise autobiographique voir Sylviane Coyault, La province en héritage, Droz, Genève 2002, p. 163-174.
5 Pierre Bergounioux, Carnet de notes, 1980-1990 (2006), 1991-2000 (2007), 2001-2010 (2011), Verdier, Lagrasse.
6 La Mue raconte la fin de l’adolescence qui coïncide avec le bouleversement politique et social des années soixante. À l’espoir de remédier à l’absence de transmission trans-générationnelle se substitue celui, vite déçu, d’une transmission intergénérationnelle.
7 Ibid., Ve 9.8.1991, p. 82 ; Di 18.8.1991, p. 85.
8 Ibid., Me 20.3.1996, p. 690.
9 Voir à ce sujet le Carnet de notes, 1991-2000, Je 9.1.1992, p. 128.
10 Carnet de notes, 1980-1990, Me 15.8.1990, p. 919.
11 Casse = action de casser, violence ; mettre une voiture à la casse, à la ferraille ; commerce du ferrailleur (casseur) ; ligne = ligne de pêche mais aussi filiation.
12 La Casse s’ouvre sur le constat désenchanté : « Je ne sache pas qu’il y ait un sens à la vie ». L’Orphelin commence par le message de la mort du père.
13 Le premier est un ouvrier des mines d’uranium aux poumons ravagés, le second un ancien résistant pris et jeté aux chiens par les Allemands. Pour les deux hommes, « un poisson vu est un poisson pris », malgré leur équipement bricolé.
14 Dominique Viart, Filiations littéraires, cit., p. 96.
15 Sur Pierre Bergounioux encyclopédiste voir le chapitre que Laurent Demanze lui a consacré dans Les Fictions encyclopédiques de Gustave Flaubert à Pierre Senges, José Corti, Paris 2015, p. 306-317.
16 Pierre Bergounioux, Carnet de notes, 1990-2000, cit., Sa 19.2.1994, p. 395.
17 Pierre Bergounioux, Carnet de notes, 1980-1990, cit., Me 15.8.1990, p. 919.
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