Reconduire la fiction
p. 7-14
Texte intégral
1Il n’est pas question de lire Blanchot, l’écrivain ne vient pas ici comme exemple. Les textes retenus ne servent aucunement de mode d’illustration, ils indiquent l’itinéraire à suivre. Ils ne sont pas utilisés comme outils de démonstration convoitant autre chose qu’eux-mêmes, ils sont des points d’appui et sont révélateurs d’une approche plus large qui les concerne de près, celle du fictionnel. Les textes de Blanchot ouvrent de vastes perspectives : réduisant à l’extrême les critères classiques du romanesque, dépouillant le récit de ses spécificités, suggérant parfois une indistinction des genres, ils conservent cependant leur intégrité de texte fictionnel. Il s’agit donc de redéfinir la fiction, par l’appui de ces textes précisément, peut-être parce que mieux que d’autres ils nous engagent à penser le cœur du fictionnel.
2Réside là un premier parti pris : celui de considérer le texte de fiction comme radicalement séparé de l’écriture critique et théorique. Ainsi seulement peut-on se rendre compte de l’importance des enjeux portés par les textes fictionnels, traités d’ailleurs ici comme un ensemble englobant. Plus précisément encore l’œuvre fictionnelle de Maurice Blanchot s’étend sur une vaste période puisqu’elle débute avant 1945, avec deux textes qui l’inaugurent : L’Idylle et Le Dernier Mot, datés de 1935, 1936, et qu’elle se prolonge jusqu’à ce dernier texte de 1994, L’Instant de ma mort, que l’on entend fixer en son seul statut de fiction. Une soixantaine d’années donc pendant laquelle de nombreux textes explorent toujours plus activement le principe de fiction. Qu’il s’agisse de romans, Thomas l’Obscur, Aminadab ou Le Très-Haut, de récits, L’Arrêt de mort, Au moment voulu, Celui qui ne m’accompagnait pas, Le Dernier Homme, ou de textes apparemment plus indéterminés, comme L’Attente l’oubli ou La Folie du jour, nous tiendrons l’ensemble sous le terme de fiction. Si certains textes dépassent effectivement les catégories de genre, ils répondent tout autant à la logique d’un principe de fiction et nous permettront d’en fixer les limites.
3À la différence de nombreuses analyses, nous ne reconnaîtrons pas de rupture entre les romans et les récits de Blanchot. Assurément, L’Arrêt de mort marque une sorte de « crise » de l’écriture dans sa structure même, mais on préfère le lire comme une proposition supplémentaire pour relayer le principe de fiction. De plus nous ne repérerons pas de segments dans la chronologie de la publication blanchotienne, parce que ces segments ne tiennent pas, et on persistera donc à établir une unité d’ensemble même si chaque texte s’impose comme cas particulier.
4Au plus loin de la tendance fictionnelle, L’Attente l’oubli porte la marque de l’extrême raréfaction. Ce texte est l’un des derniers à conserver un seul et même mouvement de fiction. Il est sous le signe d’un plus grand épuisement et radicalise la démarche, explicitant en son propre événement le point d’arrêt de la fiction. Il est sans doute l’un des plus ambigus, parce que déjà presque hors fiction : il pose la difficile question de la limite après laquelle on ne saurait encore parler de véritable fiction. En tant que tel, il annonce la chute ; il est un mouvement tendu vers un instant de disparition. C’est peut-être là que se lit le plus efficacement le principe fictionnel puisqu’il aspire à se définir comme ce point de chute en train de s’effectuer. Il n’en reste pas moins que la limite s’impose, L’Attente l’oubli est à considérer comme pleinement intégré à l’ensemble fictionnel.
5Comment décider, pour de telles fictions, de l’inscription d’un genre ? Jacques Derrida met l’accent sur l’aspect fuyant de l’écriture de Blanchot et en vient à poser « la question du genre » : Blanchot ne cesse d’interroger au cœur de ses textes non pas l’inscription dans un genre mais le difficile cas de la limite, non plus la limite entre ce que serait un roman ou un récit puisque les textes abusent d’indices pour semer le trouble sur de telles propositions, mais une limite plus indécidable encore qui mettrait en doute jusqu’à leur statut. Derrida insiste, d’autre part, pour témoigner de la singularité des « récits-de-Blanchot ». Il continue à appeler ces textes des « fictions » même si, comme il le signale, il ne le fait que par simple « commodité ». Notons qu’il conserve la précision du terme : « Gardons le nom1. » Pourquoi ne peut-il se passer de ce terme de fiction ? Il faudra en venir à souligner les « motifs » des textes de Blanchot, autrement dit ce qui les met en mouvement. Enfin Derrida remplace explicitement « la question du récit » par « la demande de récit ». Le récit est confronté à la « paralyse » d’un langage qui apparemment serait au bout de lui-même, ne serait plus autre chose qu’une demande de récit. Cette question est ici déplacée pour montrer comment aborder ces textes dont Derrida nous pousse à penser que le corpus reste impossible à former : la fiction de Blanchot, livrée en sursis d’elle-même, instaure le mouvement de la fiction comme battement incessant à inscrire entre le don et le retrait.
6Hors le texte de fiction proprement dit, surgissent des bribes fictionnelles à considérer comme telles et à constituer en tant que traces. Il s’agit de textes de Blanchot plus tardifs, où l’écriture se fragmente, divisant textuellement les paroles, où l’éclat de la parole divisée se met à parler et devient elle-même significative. Pour assurer la singularité fictionnelle, on conserve des limites qui garantissent les différences - tout en gardant l’idée que Blanchot joue avec ces limites, les déplaçant, les laissant varier, pour les réaffirmer même s’il en connaît aussi le caractère fluctuant. Il paraît même les briser lorsqu’il écrit L’Écriture du désastre, réalisant avec cette œuvre un geste de transgression, reflétant ce qui se prononce sous la loi du désastre. Comment comprendre « l’arrêt » du fictionnel quand il est prononcé par le fictionnel lui-même ?
7En écartant le renvoi du fictionnel au théorique, on entend donner une pleine autorité à la fiction. Les deux versants blanchotiens donnent lieu à deux écritures, et c’est parce qu’ils sont deux qu’on souhaite les renvoyer à leur singularité. Chacun met en œuvre sa logique et si naissent des interférences, des échos, les associer reste risqué. Le renvoi de l’un à l’autre est assurément facilité du fait qu’il concerne un même écrivain mais on est tenté de croire que pour cela il est d’autant plus trompeur. Aussi on se propose de considérer qu’il y a là deux œuvres, et qu’il y aurait comme deux écrivains. Françoise Collin assure le va-et-vient entre les deux versants et utilise les textes comme terrain d’expérimentation, territoire pour une réflexion de l’écriture sur elle-même. En effet, elle convoque l’écriture fictionnelle de Blanchot pour reprendre différentes questions théoriques et débattre du statut de l’écriture apparemment infixable et dont elle mesure l’infixabilité2. Pour effectuer une reprise théorique de la fiction proprement dite, il devient préférable de tenir les versants à l’écart l’un de l’autre et de soumettre la fiction à son seul questionnement. De plus, la pensée ne se glisse pas ici ou là – en fiction ou en théorie – indifféremment, elle y est différente et les enjeux sont loin d’être les mêmes. Sans chercher à définir ces différences, sans procéder par rapprochement ni d’ailleurs par distinction, nous accepterons seulement, de temps à autre, une mise en lumière, autrement dit d’éclairer le cheminement théorique par l’événement fictionnel, et non l’inverse qui ne ferait que paralyser la lecture. On pourra aussi utiliser le texte critique et théorique de Blanchot mais comme on utiliserait tout autre : ce qui devient possible puisqu’on a accepté de penser deux écrivains là où on sait pertinemment qu’il n’y en a qu’un.
8La logique de la différence est inscrite littéralement dans Le Pas au-delà, un texte limite et exemplaire dans la mesure où il donne à lire la marche croisée des deux écritures blanchotiennes3. Le Pas au-delà surjoue le principe de la différence. Alternativement sont utilisés deux caractères distincts, le romain et l’italique. Théorie et fiction sont contraints à un face à face obligé. Le désir est grand de les faire s’interroger l’un l’autre, et cela paraît d’autant plus légitime que Blanchot, poussant au plus loin les limites des deux démarches, les repousse à force de les ébranler. Or, lorsque ces deux modes d’écriture semblent accidentellement unis en un même versant, l’italique venant enfreindre sa nature propre en s’intégrant au tissu textuel romain, non seulement ils ne sont pas confondus mais là, visiblement, brille toute leur différence. Un saut est réalisé, un versant jaillit en l’autre, mais la transgression n’est là qu’en apparence, elle n’est qu’un pas de plus vers la différenciation ultime. En dévinitive Le Pas au-delà renforce l’idée qu’il n’y a rien à gagner à jouer la confrontation. Il convient d’aborder les textes fictionnels le plus frontalement possible si on ne veut pas manquer ce qu’ils disent de spécifique, ce qu’ils nous apprennent sur les modalités de la fiction.
9Le geste fictionnel de Blanchot, très singulier, a souvent été perçu, à tort, comme ne concernant que son propre ressassement. Si les textes maintiennent un regard permanent sur eux-mêmes, ce qui assure de nombreux points de retour et de connexions internes, ils en croisent nécessairement d’autres. De fait, par des biais différents, le texte blanchotien s’apparente à d’autres textes. En suivant certains échos, des éléments se juxtaposent et, plus encore qu’un simple emploi de comparaison, s’avèrent fructueux. Ils permettent de relever ce qui paraît le plus parlant en matière de fiction. De plus, les textes fictionnels de Blanchot soulèvent des interrogations qui rappellent de nombreux questionnements tant littéraires que philosophiques. À la fois très seuls, resserrés sur leur démarche, ils rejoignent aussi nombre d’études sur l’écriture, ils évoquent même des traits qui concerneraient ailleurs la philosophie et la psychanalyse. Cela contribue pour une large part à une apparente indétermination du texte blanchotien, alors que les multiples rapprochements servent au contraire leur plus juste spécificité. Reste à savoir dans quelles mesures les contaminations s’imposent sans dénaturer la fiction, et comment elles engagent des enjeux autrement plus percutants.
10L’appréciation du fictionnel ne va pas sans une ouverture hors le champ du littéraire. Tout texte accueille des perspectives qui lui sont extérieures et qui à ce titre deviennent déterminantes. L’intertextualité convoque différents réseaux, organisant une plus large problématique sur l’ordre littéraire et sur le principe de fiction en particulier. Nous côtoierons diverses tendances venues de plusieurs champs disciplinaires et, paraissant élargir le champ d’investigation, nous n’en resterons pas moins entièrement orientés vers une recherche sur l’écriture de fiction. De fait, Blanchot poursuit ce que d’autres ont entamé avant lui : les œuvres des poètes Stéphane Mallarmé et Paul Valéry semblent par exemple exactement le devancer, à rebours elles inscrivent les textes fictionnels de Blanchot auprès de ceux qui ont contribué à explorer ce que d’autre part, la théorie de Blanchot définit sous les termes d’« espace littéraire ».
11Ces textes conduisent à déplacer une certaine vision critique sur le langage et l’écriture. Ils nous invitent à penser, comme élément majeur, un dépassement à l’intérieur du texte : il y aurait un effet de miroir interne. Dans le même temps le miroitement agit pour une conversion du mode réflexif. La fiction blanchotienne s’impose en tant que lente introspection mais cette introspection ne s’en tient pas à une mise en abyme de soi : le principe de spécularité, en réalité constamment détourné, contribue à une ambiguïté qui marque toujours très fortement les textes. Or, il y a aujourd’hui une tendance à accroître le mouvement réflexif de l’œuvre. Elle est renvoyée à elle-même et laissée en auto-référence permanente. L’essai de Lucien Dällenbach, Le Récit spéculaire, reprend le concept de mise en abyme, et en décrit les variations possibles. Souvent rapprochée de l’expérience narcissique, l’œuvre encourt le risque de se replier à l’extrême sur elle-même. Le texte blanchotien possède de réelles propriétés de réflexion mais il nous invite à suivre le mode réflexif selon des critères davantage porteurs pour la fiction. Il n’est pas inutile de noter déjà que l’effet de réflexion trouble en permanence la lecture : des obscurités textuelles sont volontairement assurées, et ne cessent de vaciller les éléments qui apparemment tentent de se stabiliser. Les textes comportent des modalités nécessairement perverses dans la mesure où elles impliquent ce qu’au même moment elles diffèrent. La problématique de la fiction est donc ici relancée en vue d’un mode bien particulier de réflexion qu’il nous faut d’emblée placer, plus encore que sur le mode de la spécularité, sous le signe de la feinte.
12L’enjeu est clair, il repose sur la pensée de fiction et sur son événement qui fait question. Evelyne Londyn écrit dans Maurice Blanchot romancier : « Peut-être qu’en effet le ton solennel et souvent didactique de Blanchot se prête mieux au style de l’essai critique qu’à la forme romanesque. Nous apprécions la délicatesse du récit, mais nous repoussons son artifice4. » C’est au contraire à partir de l’artifice qu’on entend relire les récits de Blanchot car, lié à la feinte, il manifeste toute la délicatesse de textes qui font la part belle à l’effet de fiction. À suivre Londyn, le roman de Blanchot n’aurait pas l’envergure de sa critique, et si les lecteurs l’ont si longtemps délaissé en tant que romancier, c’est parce que son écriture ne conviendrait pas à la forme romanesque : ce point de vue est réducteur dans la mesure où d’emblée il ne peut s’empêcher de conférer à ces textes fictionnels une portée théorique et didactique qui primerait sur le reste, refusant de leur accorder un statut fictionnel à part entière. En définitive, la valeur des textes est amoindrie, leur véritable statut altéré, leur force littéraire affaiblie. Assurément, Blanchot réduit le genre littéraire du roman, réduit la trame et la narration de ses récits, mais loin qu’ils perdent leur statut, on verra au contraire combien en ressort amplifiée leur envergure fictionnelle.
13L’exploration des textes, romans et récits, n’ira pas sans une reprise de la notion de genre qui, soumise au mouvement d’une certaine modernité, tend à disparaître. Il faudra repérer les composantes que nous proposent les textes et en tirer des critères pour penser la fiction. Si un récit prétend raconter une histoire, le récit blanchotien nous place dans l’évidence qu’il n’a rien à raconter, ou plutôt qu’il se trouve devant l’impossibilité même de raconter ce qu’il raconte pourtant. Le récit est à envisager comme événement de l’impossibilité de raconter. Selon Daniel Wilhem, l’écriture de la modernité annonce la chute de la narration puisqu’elle avance irrémédiablement, semble-t-il, vers ce qui mettrait un terme à toute possibilité de raconter.
Peut-être un jour, le mode narratif tombera-t-il dans un ordre du passé. Peut-être alors, cette chute historique, devenue inévitable, fera-t-elle disparaître et oublier d’un coup tout ce qu’a pu signifier, pendant très longtemps, passant de l’épopée à la fable, du drame au poème, du récit au roman, notre désir, démesuré, inépuisable, de raconter des histoires5.
14On peut s’interroger sur l’effectivité de ce déclin du narratif. À suivre le parcours des textes fictionnels de Blanchot, on note une progressive réduction de la voie fictionnelle qui, sans viser son extinction, signale le risque de la perdre : le roman cède sa place au récit qui à son tour tend à s’épuiser. La première version de Thomas l’Obscur est plus relâchée que la seconde et autorise des caractères romanesques qui seront refusés par la suite – on sait que la première version sera radicalement supprimée de la publication, cédant devant une nouvelle version où l’écriture est largement condensée, que certains diraient plus obscure, dont on montrera qu’elle met en évidence un élément fondamental relatif à la problématique de la fiction, un état de moindre être.
15L’écriture de Blanchot est d’une opacité qui relève du principe de fiction proprement dit, le simple fait de revenir sur son obscurité en est déjà l’éclaircissement, et le seul possible. La fiction admet en cela une posture singulière : elle quitte les abords de la présence. Au-delà d’une opposition entre le réel et l’imaginaire, elle se donne comme une étrange promesse, celle de se décharger du monde. En définitive que « présente » la fiction ? Espace intermédiaire, elle n’est pas constituable puisqu’elle n’a pas de lieu pour être. Rejoignant la fascination de la mort, elle devient exactement ce qui se dérobe à la pensée. Plus encore qu’elle ne déconstruit le monde, dans quelle mesure et en quel sens le dissipe-t-elle, et que propose-t-elle à sa place ? L’entreprise blanchotienne établit la fiction en un nouveau mode de rapport avec le réel, assumé essentiellement par la pratique de la feinte : on se demandera alors jusqu’où conduit la pensée de fiction envisagée elle-même comme feinte. La fiction n’est pas la création d’un monde au-delà du monde, elle ne présente rien si ce n’est le renversement de l’être, assumé et défini par la logique qui est la sienne, la ruine de l’ontologie. Mais pourquoi la fiction persiste-t-elle alors à laisser apparaître une figure ?
Notes de bas de page
1 Jacques Derrida, Parages, Galilée, 1986, p. 11. Voir aussi Demeure, Maurice Blanchot, Galilée, 1998. Derrida démêle les fils d’une double écriture blanchotienne, celle d’une écriture témoignage et celle d’une écriture fictionnelle, à partir de la lecture de L’Instant de ma mort : texte qui, selon Derrida, met en lumière la trame textuelle de l’ensemble du corpus blanchotien.
2 Françoise Collin, Maurice Blanchot et la question de l’écriture, Gallimard, 1971.
3 Maurice Blanchot, Le Pas au-delà, Gallimard, 1973.
4 Evelyne Londyn, Maurice Blanchot, romancier, Nizet, 1976, p. 211.
5 Daniel Wilhem, Maurice Blanchot, La Voix narrative, UGE, 1974, p. 7.
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