I. Un espace secret : les rondeaux de Marot
p. 29-60
Texte intégral
1De par son titre même L’Adolescence clémentine constitue ce que l’on peut appeler un objet transitionnel. C’est un ouvrage érigeant une autobiographie de « jeunesse », le reflet d’un âge passé. C’est un livre-mosaïque ou livre-marqueterie qui témoigne du passage d’un poète de son enfance à sa maturité. Publiée en 1532 à Paris, l’édition est associée à la nouvelle typographie de Geoffroy Tory. En assemblant les vers de circonstance qui documentent les années de formation et d’apprentissage du poète, ce travail trace les grandes lignes d’un itinéraire poétique et spirituel, ainsi qu’une transition allant de la jeunesse à l’âge d’homme. Dix éditions ont été réalisées jusqu’en 1537.
2En 1538, Marot fait imprimer une version augmentée et définitive1. L’Adolescence clémentine annonce une poésie graphique peu commune, en même temps qu’elle lègue à tout lecteur une riche anthologie de formes poétiques variées — épîtres, complaintes, épitaphes, ballades, rondeaux, et chansons — issues à la fois du Moyen Âge et de la Renaissance, des traditions du Nord et du Sud. L’ensemble trace les contours d’une histoire de vie composite, souvent cachée et recelée dans les allusions personnelles et secrètes d’un homme qui renaît ou qui est en perpétuelle renaissance2. Avec Marot une signature et un nom émergent d’un passé collectif et varié. Marot doit beaucoup à son père Jean Marot, un Rhétoriqueur de la deuxième génération, et à Jean Lemaire des Belges, premier poète et historiographe à la Cour française jusqu’en 1513. La renommée de Marot est perceptible dans L’Art poétique françoys : pour l’instruction des jeunes studieux, encore peu avancés en la poésie française de Thomas Sébillet (1548) qui s’appuie en bonne partie sur le style de L’Adolescence.
3En gros, il s’agit d’une histoire où le poète naît de l’influence d’autres poètes : la poésie de Marot développe ainsi des relations complexes de graphique, de voix, d’espace de discours et de transmission poétique. Dans les paragraphes qui suivent il va s’agir de prendre en compte certains de ces éléments dans les rondeaux. Un chapitre de L’Adolescence, constitué de soixante-dix-sept poèmes, est consacré à ce genre. Les poèmes sont insérés approximativement au milieu du volume, et semblent indiquer que là se trouve l’axe autour duquel est décrit un itinéraire intérieur. Donnant une image en miroir du livre conçu comme tout, le détail qu’est le rondeau est aussi le reflet de ce tout. Dans chaque rondeau un dialogue s’établit par l’intermédiaire de nombreuses voix (celles d’hommes, de femmes, d’amants et d’amantes, de femmes mal mariées, de maris jaloux, d’amis du poète, de la personne autobiographique de Marot), tandis que la symétrie apparemment fermée de type médiéval encadre et contrôle la diction.
4Les rondeaux proviennent d’une forme bien connue dans la culture manuscrite. Marot avait récemment relancé les poésies de Villon, son édition de 1533 du Testament contenant elle-même plusieurs rondeaux, qui étaient parmi les premiers du genre à être imprimés en caractère romain. Marot admet que la langue de Villon est difficile à déchiffrer, mais pense qu’il était bon de faire revivre la voix mélangée et complexe d’un poète célèbre. Les rondeaux de Villon ont des affinités avec le poète contemporain Charles d’Orléans et d’autres poètes du milieu du XVe siècle. Ils se rapprochent également de ceux de Jean Molinet, qui développera le genre graphique dans les années 1470. Les sources de Marot sont issues tout particulièrement du travail de son père Jean Marot du début des années 1500. Les poèmes achèvent une tradition et marquent le début d’un genre dont les traits pertinents appartiennent à la culture du texte imprimé.
5À partir du XVe siècle, ce genre fait appel aussi à un jeu délicat de fermeture abstraite et technique avec des ouvertures, des points récurrents, des changements d’inflexion, de proportion et de variation. Les mots initiaux des vers, habituellement les quatre premières syllabes d’un vers décasyllabique, reviennent à la fin du tercet central, lui-même encadré par un quintain placé plus haut et un autre qui le suit. Comptant quinze vers, le poème est groupé en un quintain initial, un tercet médian, et un quintain final. Se pose alors le problème de l’incipit récurrent, qui se voit modifié à la fin du tercet et de la conclusion. Le second quintain reproduit la forme du premier, mais le quinzième vers se termine avec les quatre premières syllabes du premier vers et les quatre dernières du tercet (de la neuvième ligne). Il en résulte une fermeture délicate ainsi qu’une liberté dans la symétrie, où une forme circulaire est soulignée en méandres de l’ouverture jusqu’à la fermeture, notamment grâce au tercet qui sera « pris » dans les deux quintains, et dans les quinze vers suggérant une division du poème en deux unités, d’un côté et de l’autre de l’axe marqué au huitième vers. La formule initiale varie à son tour dans l’inflexion au moins deux fois, tandis que la lecture bouge et se retourne sur elle-même.
6Marot donne un indice concernant la subtilité du jeu d’ouverture et de fermeture, dans une figure commune au premier et au dernier des rondeaux de la collection. Le premier se place en tant que réponse à un poème hypothétique placé au-dessus du titre : « Rondeau responsif à un autre, qui se commençait : Maître Clément, mon bon amy » (I, 135). Le poème récapitule les règles de sa poétique au treizième vers : « Clouez tout court, rentrez de bonne sorte. » Quand le poème se ferme ou tourne sur l’axe de son pivot (clouez) le verbe suggère que le poème décrit un cercle entre un axe vocal et une circonférence écrite. Un jeu en désordre travaille à l’intérieur et aux confins de la géométrie. « Tout court » suit clouez, c’est-à-dire ce qui ferme immédiatement de façon abrupte (court, en tant qu’adverbe), et ce qui se passe de façon inconsciente (court est le verbe dont le sujet est tout, comme pour l’expression tout court). Quand le poème reporte les syllabes initiales pour effectuer une fermeture, elles sont de nouveau mises en valeur : « de bonne sorte » suggère que quelque chose de bien en sorte (avec le jeu visuel de sortir, au présent du subjonctif), et qui implique « rentrez, afin qu’on sorte de bonne façon ».
7Dans le domaine de l’équivoque, clouer acquiert une visibilité qui s’étend grâce au motif récurrent, tel le refrain, à T intérieur et à la fin des soixante-dix-sept poèmes. Clouer est visuellement imprimé deux fois dans le dernier rondeau, celui qui est « parfait » : il se trouve à des lieux du premier poème didactique de l’itinéraire. Dans son adieu, Marot remercie ses amis pour l’avoir libéré de son incarcération en 1526. Décrivant sa condition, il fait entendre, « mais en prison pourtant je fus cloué » (LXXXVII, v. 17-18, 216), et remarque ensuite, en exprimant ses sentiments, « J’eus à Paris prison fort inhumaine, / A Chartres fus doucement encloué » (v. 19-20, 216). Avec cette allitération en chaîne (Paris prison), la répétition du verbe à l’intérieur du poème et à travers la portée de l’ensemble suggère un changement majeur d’inflexion. Au moins trois tons — historiques, poétiques et structuraux — sont mis en jeu. Le premier évince un tournant entre une poésie pure et l’entrée du poète dans l’histoire. Le rondeau initial répond à un idéal platonique, il est situé au-dessous par le chiffre romain « I ». Le dernier (le 77e) répond au premier et s’élabore en une forme « double » parfaite : il raconte la libération de l’auteur des ennuis qu’il a eus lors d’une dispute au sujet de la réforme religieuse. De la fermeture à l’ouverture, nous suivons une trajectoire mobile passant lentement des dimensions poétiques à d’autres, plutôt subjectives. La fermeture formelle ou didactique se change en une incarcération historique, au moment de la libération du poète, mais seulement quand il émerge des contraintes de la répression, identiques à celles de l’écriture des soixante-dix-sept poèmes d’un genre réputé pour sa difficulté à le maîtriser. Ici une dimension mystique s’investit en une poétique du rondeau, puisque le corps de l’écrivain est condamné immédiatement en tant que présent (cloué) et absent (en liberté, comme le refrain le suggère par trois fois) dans une trace d’écriture circulaire. Structurellement alors, la « liberté » que Marot gagne en s’échappant de Paris, centre idéologique de la Nation, sera seulement atteinte dans la fermeture réitérée, celle de la confirmation du retour du verbe : ce dernier boucle le recueil par la distance entre le premier et le dernier rondeau.
8En même temps, le changement de sens visible dans clouer devient lui-même mobile au niveau du schème narratif et poétique. Déjà dans le premier rondeau, le verbe transitif peut signifier « réduire à l’immobilité » et « fixer avec des clous », donnant ainsi des connotations géométriques et théologiques. Clouer ne peut faire oublier la référence aux clous de la Crucifixion, et évoque même l’incarcération. Un éventail de significations apparaît quand le mot revient à une logistique soignée d’inscription et de répétition. Clouer se voit littéralement cloué en un dessin verbal qui ouvre et ferme une histoire d’adolescence dans les confins... de L’Adolescence.
9Ensuite, le verbe oscille entre un rôle de mise en perspective, de façon à permettre un balayage du texte, et une fonction de signe. Clouer met en relief le point où la lettre typographique devient un point de fuite ou un signe focalisant la forme et l’itinéraire général de L’Adolescence. Le lecteur ne peut manquer de voir le nom du célèbre peintre du temps du poète, Clouet, dans le verbe lui-même. L’écho du nom de l’artiste souligne la représentation verbale et plastique dans le vers. Le verbe devient une marque ou un signe indéterminé dans un schéma qui commence à émerger du recueil. Au dix-huitième poème, Marot émet un ensemble d’associations, qui passent des lettres aux mots et aux noms propres3.Il répond à un rondeau écrit en forme d’épître, à lui adressée par un certain Étienne Clavier4. Clavier fait le lien avec le clivage, la division, et la fermeture puisque son corollaire, la claveure, est un tour ou petite ouverture par lequel on peut voir. « Clavier » fait également référence aux machines à imprimer, ou aux points métalliques d’un atelier d’imprimerie. Dans la réponse qu’il fait à Étienne Clavier, Marot marque sa signature en l’associant au participe passé de clouer. À part le premier et le dernier rondeau du recueil, c’est la seule autre inscription de clouer, sous-jacente au nom propre du poète :
XVIII
RESPONSE DUDICT MAROT AU DIT CLAVIER
Pour bien louer, et pour être loué,
De tous esprits tu dois être alloué,
Fors que du mien, car tu me plus que loues :
Mais en louant plus hauts termes alloues,
Que la Saint-Jean, ou Pâques, ou Noué.
Qui noue mieux, réponds, ou C, ou E ?
J’ai jusque ici en eau basse noué :
Mais dedans l’eau caballine tu noues,
Pour bien louer.
C, c’est Clément contre chagrin cloué.
E, est Etienne, éveillé, enjoué ;
C’est toi, qui maints de los très ample doues :
Mais endroit moi tu fais cygnes les oues,
Quoique de los doives estre doué.
Pour bien louer.
10La rime qui dépend de la lettre majuscule et du vocable des dixième et onzième vers est lettrée, ou lettrisée.C mène à son équivalent vocal, c’est, qui est la clé, l’indice de l’énigme à propos du clavier. Les deux noms ne se trahissent pas uniquement l’un l’autre, comme le répondant ment à son interlocuteur — Clé ment contre Clavier — mais entrent dans l’allégorie de la louange comme une clé dans une serrure. Le vers lettrisé produit un montage en formes de rébus qui bouge horizontalement (C...C...C/c...c...c) et verticalement, en acrostiche, où CE est l’équivalent de « c’est » qui identifie les initiales, cousues et plantées (comme dans sème) à la tête de Clément Marot. Les qualités dialogiques du vers sont si graphiques que la voix semble être saisie dans un jeu de vecteurs qui se croisent :
C’estClément
E
C’est toi
M
11Le « tu » et le « je » du poème confluent dans la paragrammaire d’une syntaxe visuelle, dans laquelle un montage de l’espace, ou un jeu de séquence, déstabilise les éléments sémantiques de la louange gracieusement annulée par ce même panégyrique :
Mais endroit moi tu
12qui se lit comme si le « moi » et le « tu » étaient situés à la même place dans la louange du clavier, de telle façon qu’il peut faire intervenir les cygnes — mais aussi des signes (cygnes/signes) — des oies. Le texte note aussi que le bel oiseau est mentionné une seconde fois à ce point dans le poème, puisque le sixième vers « Qui noue mieux, réponds, ou C, ou E ? » se lit de trois façons. D’abord, les deux lettres encodent les deux noms chrétiens ; en deuxième lieu, la scansion révèle coue (qui rime avec noues, vers 8) qui marque le cou ou le nez allongé du cygne ; enfin, on note le numéro de série des voyelles et des consonnes dans
13 ou C, ou E.
14Le poème ouvre son jeu de mots sur les lettres dans un domaine général de combinaisons de graphes qui sont à la fois des syllabes et des idéogrammes (tels que CM = sème ; C = c’est, ces, ou ses : M = aime : R = erre, air, aire, etc.). Si l’on suit la logique du Champfleury, le poème peut être lu comme une mise en scène des formes et des séparations des lignes courbes. La relation de deux formes reflète celle du poète et de son correspondant, Étienne Clavier, tout comme elle soulignera la différence de genre dans d’autres poèmes qui traitent de l’amour. Une des voix est rectiligne, un « I », tandis que l’autre est ronde, ayant la forme d’un « O ». Une des voix tend à être une marque visible, une consonne, tandis que l’autre est un signe de Voix, une voyelle. La référence implicite du I et du O, les deux lettres « originaires » de l’alphabet de Tory, forme une composante graphique du domaine dialogique du vers5.
15Le texte montre que les autres traits dialogiques des rondeaux doivent leur richesse vocale et chromatique aux façons dont la lettre imprimée déstabilise la forme fixe des déclarations ou même des mots. Nous avons vu que clouer établit une relation importante de signature, d’espace, de fermeture et de récurrence. En fait, même les noms propres des rondeaux sont à la fois des personnes historiques (Étienne Clavier fut en fait, comme les historiens le remarquent, le secrétaire de Marguerite de Navarre et l’un des amis de Marot qui a aidé à libérer le poète de prison) et les combinaisons des vocables et des lettres dans un hiéroglyphe poétique.
16D’autres lettres fonctionnent dans des montages textuels qui se coupent, et où les poèmes se dissolvent les uns dans les autres. Le poète déchiffre certains mots parce que leurs lettres font basculer leur signification. Les formes typographiques se coupent en « marques » autonomes de la voix et de l’image. La conséquence de tout cela semble être que la notion de dialogisme, au moins celle dont nous connaissons la définition selon l’esprit pénétrant de Marot6, dépend du silence paradoxal du discours qui vient avec la vue de la voix en caractères graphiques. Le concept prend racine au tout début de la culture imprimée, lorsque l’expérimentation des multiplicités de « points de parole » (contrastant avec ceux que nous nommons « point de vue ») coïncide avec les expériences de différents alphabets et des signes visuels. Et la lettre, tout au moins dans sa présence cruciale pour le premier, le dix-huitième et le rondeau final — lorsque Marot place ses initiales comme un emblème de lettres capitales — met en scène un mouvement équivoque de signification. Une sensibilité souple et créatrice, même polyvocale, s’attache au silence verbal. Des oppositions fixes, nécessaires pour la compréhension, commencent à se brouiller, juste comme les mots et les lettres passent et bougent de l’un à l’autre.
17On peut voir ce point si l’on suit un mot à travers divers poèmes. Le dixième rondeau est typique à cet égard :
x
de l’absent de s’amye
Tout au rebours (dont convient que languisse)
Vient mon vouloir. Car de bon cueur vous veisse,
Et je ne puis par devers vous aller.
Chante qui veult, balle qui veult baller
Ce seul plaisir seulement je voulsisse.
Et s’on me dit qu’il faut que je choisisse
De par deça Dame qui m’esjouisse
Je ne sçaurois me tenir de parler
Tout au rebours.
Si respons franc : ‘J’ay Dame sans nul vice ;
Autre n’aura en Amour mon service.
Je la désire, & soubhaite voiler
Pour l’aller veoir et pour nous consoller.’
Mais mes souhaits vont comme l’Escrevice,
Tout au rebours7.
18Le rondeau suit son propre cours mais s’inverse également, au signe du Cancer (le crabe), au solstice de juin, ou le milieu de l’année dans le zodiaque du poème. Il tourne le subjonctif élégant du verbe escrire en une figure de crustacée. Quand Marot se compare lui-même à une créature sous-marine, il met en vedette ses propres pouvoirs de métamorphose grâce à l’analogie qui peut changer un mot en une figure de rébus. Le désir du poète se divise entre la volonté d’aimer un nombre infini d’êtres humains, et celui d’unir sa foi à une personne. Le dilemme traduit les qualités duplices de la poésie en une vague de pensées ou de méditations, telle une langouste traçant son chemin sur le sable.
19 L’escrevisse contient un signe de vice dans la crevasse de l’écriture : les quatre lettres se tournent en languisse au début du poème, un verbe qui anticipe la venue de l’écrevisse, en figurant dans le dessin à la fois l’image et le son de l’ordre des crustacées et du poisson8. Languisse, un mot qui apparaît avec moins de précision que clouer, est un lieu commun dans l’idiolecte de la poésie précieuse et lyrique. Il peut suggérer la synthèse du son et de la vue dans l’homonyme langouisse, qui comporte langue, languir et langouste. La marche de côté et en arrière du discours va, tel que le nom l’indique, tout au contraire de la direction du discours. L’écriture se retourne là où le discours avancerait. L’inscription de la langouste dans languisse projette le discours vers un silence, juste au moment où le discours est murmuré (langue isse)9. Le caractère optique des mots perçus dans les mots annule l’effet de disparition du discours qu’un auditeur s’attendrait à entendre ou à lire lors de la récitation du poème à haute voix.
20Le coup élégant du subjonctif conditionnel attire les yeux sur un verbe autrement commun dans l’idiolecte de l’amour poétique. Languir a la même intensité de discours proprement dit — un discours silencieux, rendu manifeste par la délicatesse graphique de la syntaxe, vue tout au long du recueil. « En languissant et en grieve tristesse / vit mon las cœur, jadis plein de liesse » (VIII, v. 1-2, 179) murmure la jeune femme mariée à un vieil époux, ainsi languissant anticipe tristesse, « Voilà comment je languis en malaise,/Sans nulle espoir de liesse plus forte » (XXVII, v. 4-5) soupire le mari la courtisant amoureusement et religieusement, comme si quelque mécanisme interne de son et de forme faisait revivre en mémoire l’épisode de la mal mariée de l’amant du rondeau, qui se languit sur les pensées de savoir si un ou plusieurs amants sont nécessaires. La personne désespérée déclare qu’elle vit dans les mêmes dilemmes que telle autre confrontée à des « contradictions », pour laquelle « En espérant, espoir me désespère » (XXVIII, v. 1, 191). Et parce que le recueil porte une attention constante sur ce point matériel, quelle que soit la place du mot rondeau dans les rondeaux du texte, ou dans l’ensemble de l’échange épistolier, le terme récurrent clôt à la fois les poèmes et les fait s’enchaîner. On le voit dans « Celui qui nouvellement a reçu lettres de s’amie » (XLII, v. 1-4, 200),
A mon désir, d’un fort singulier être
Nouveaux écrits on m’a fait apparaître,
Qui m’ont ravi, tant qu’il faut que par eux
Aie liesse ou ennui langoureux.
21 Liesse et languir créent un lien dans la chaîne comprenant languisse, tout comme dans le rondeau suivant qui esquisse un emblème — une allégorie des couleurs grise, marron et noire. Le mot langueur est alors visuellement projeté au centre du poème (XLIII, 201, v. 6-9) :
Car le noir dit la fermeté des cœurs ;
Gris le travail ; et tanné, les langueurs ;
Par ainsi c’est, Langueur en Travail ferme,
Gris, tanné, noir.
22Ici langueur se colore de beige, mais à l’emplacement des changements dans le rondeau, le voici marqué par la lettre. Langueur fait la synthèse de l’expérience oculaire du poème qui s’ouvre et se ferme dans la gamme chromatique. Trois couleurs convergent sur le mot et naissent de celui-ci. Sa place clé dans le poème se trouve adjacente à tanné, un terme qui ne peut manquer de faire penser à ten de tension ou tanson du domaine du dialogue. Les propriétés matérielles de la couleur et de la surface du mot sont facilement rappelées trois rondeaux plus loin, quand l’amoureux qui risque sa vie pour être entré dans la chambre de sa dame craint seulement « D’être aperçu des languards dangereux » (XLVI, v. 5, 203). Ces figures malfaisantes font le survol de cette scène imaginaire (guard rappelle guarder, voir) et soulignent une crainte dans la combinaison des lettres, ce qui rend la narration si précaire.
23Il en est de même pour les enchaînements de la lettre dans le dialogue. Souvent le discours de Marot trace un cercle que son chemin décrit : il marque une tension du centre et de la circonférence, mais pas telle que nous pouvons le voir sur le chemin de l’escrevice. Le crustacé signale comment la Festina lente, commune aux arts picturaux et emblématiques, tend à donner une expansion certaine du rondeau. Dans le vingt-huitième poème (191-92), nous découvrons des serpents à l’intérieur de l’écriture :
PAR CONTRADICTIONS
En espérant, espoir me désespère
Tant que la mort m’est vie très prospère ;
Me tourmentant de ce qui me contente.
Me contentant de ce qui me tourmente
Pour la douleur du soulas que j’espère.
Amour hayneuse en aigreur me tempère ;
Puis tempérance, aspre comme vipère
Me refroidist soubz chaleur véhémente
En espérant.
L’enfant aussi, qui surmonte le père,
Bande ses yeulx pour veoir mon impropère ;
De moy s’enfuyt & jamais ne s’absente,
Mais, sans bouger, va en obscure sente
Cacher mon dueil affin que mieulx appère
En espérant.
24Robert Griffin cite à juste titre ce poème comme étant un exemple d’utilisation conventionnelle du chiasme : la narration n’y est pas adéquate au contenu ; le « lecteur est immédiatement impliqué dans la construction d’un langage qui manque d’un développement correspondant de la pensée », où « l’imposition d’une forme rigide évince le déséquilibre subtil et psychologiquement crédible des sentiments et de l’expression »10. Doit-on l’apparente rigidité à un emprunt du sonnet de Chariteo, qui avait lui-même adapté les sources de Pétrarque et de Catulle à ses propres fins ? Même si le modèle trouve des origines dans Tebaldeo et Serafino11, l’utilisation redondante des antithèses du premier au dernier vers montre le goût pour les précieux concetti et peut indiquer une des sources pour le sonnet de Ronsard des Amours (12), « J’espère et crains ». Les critiques insistent sur les qualités « renaissantes », sa manière presque humaine ou psychologique de décrire l’amour — la preuve subjective qui affirme comment l’attraction pour les objets italiens et classiques dominait les arts à la cour de François Ier après son accession au pouvoir en 151612.
25Encore plus cruciales qu’une idée de la capacité du poème à décrire l’amour à la façon de Pétrarque, les lettres s’attirent dans les chiasmes. Elles s’essayent aux polarités de l’opposition, et tendent alors à substituer un montage de l’ambivalence à la qualité fixe des comparaisons binaires. L’amour sacré et profane converge en chassé-croisé dans le rondeau, tout comme Pierre Fabri et Thomas Sebillet l’avaient théorisé dans leurs manuels de rhétorique de 1521 et 1546, qui doit être pratiqué de façon discursive, c’est-à-dire « rondement »13. La stratégie linéaire du chassé-croisé à travers chaque vers et chaque strophe désavoue le refrain, qui anticipe alors l’espoir du narrateur pour trouver l’amour sans cesse, en espérant. Comme s’il s’agissait d’un cercle coupé en deux par des lignes perpendiculaires, le rondeau bouge et tourne sur l’axe aspre au centre de son cercle. Chaque strophe de cinq vers encadre une unité centrale, qui se trouve elle-même confinée en deux vers, l’une au-dessus de l’autre. Le centre du poème,
Puis tempérance, aspre comme vipère,
26souligne tempérance de façon visuelle. Le terme fait référence à la condensation des contraires14, et s’oppose au point qui définit le centre et celui de la circonférence. Un jeu spatial invoque maintenant le blason de la Festina lente. Pour « rendre la poursuite plus lente » devient l’idiome des stratagèmes qui font tourner les dauphins autour des ancres, enrouler les vipères autour des croix latines, ou plier les Salamandres royales du roi François Ier en une forme torse du S. Une iconographie latente mine la manière dont le mot s’identifie au point de fuite du texte. Puisque les deux fins de chacun des vers sont aussi dans un rapport mobile à leur axe même, les yeux du lecteur restent libres de jongler et de tourner sur la forme, comme la pratique de l’anagramme le montrait. Une dimension anamorphotique, qui tourne la signification en figures visuelles, ou de lettres emblèmes, se trouve également en jeu, s’ajoutant et concrétisant le poème entier à l’axe.
27Un double chiasme émerge entre les lignes trois et quatre :
28Un contour linéaire enroulé, qui commence et finit au centre dans ce qui, prend place dans la festina lente, la croix, un chi ou x, projeté au-dessus et au-dessous, ainsi que de gauche à droite dans les figures des deux chiasmes. L’inversion ainsi faite, et qui part de la relation visuelle de tour et con à la fin de chaque vers amène l’œil vers le x verbal de l’axe, près du qui, traduisant x en un rébus. Ici, l’allure bizarre de ce, qui donne en un instant une vue de la mort — décès(s), ou d-c, ou d c’est — marque une couche thématique du poème. Une croix beaucoup plus visible se trouve au centre dans aspre, trois vers au-dessous. Le mot sans nom — x dans le rondeau — devient l’énigme (ou le secret) d’une question métaphysique impossible : comment le poète et le poème peuvent vivre en contradiction ? Le poème introduit l’altérité. Mais en conséquence, l’apparition de con-mentant con-mente ôte de la vue la série de tour-tente-tour-tentant, ou une condition de tentation dans un modèle d’inversion et de tension sphérique. Le chiasme signalé par le quatrième exemple de me,
29établit un double mouvement, qui va vers le haut et le bas, ainsi que de gauche à droite. Il attire ainsi nos yeux sur le contour du poème. La visibilité des contradictions n’est pas tellement créée par le dilemme psychologique, mais par la vue graphique des limites du monde chrétien. Le « cercle dont le centre n’est nulle part » et dont la circonférence est « partout » devient l’objet de perspective du rondeau.
30Marot a toujours été, comme le notent les historiens littéraires, à court d’argent15. Ses poèmes demandent à leur patron de lui accorder un peu de monnaie liquide. Étant donné l’extension globale trouvée dans la composition du rondeau que « Par contradictions » résume, la pauvreté monétaire dans L’Adolescence regagne une valeur religieuse à travers une graphie de type allégorique. Le discours fait ressortir une moralité selon saint Paul, où la réforme se trouve visuellement présente dans l’équilibre entre la forme du poème et son discours. La culpabilité s’affiche dans le texte à travers la position ambiguë du Père qui occupe le douzième vers. Dans son extension, fondée sur le père, la notion de l’espoir et de l’espérance insiste sur la présence du père, qui guide la voix adolescente au cours de cette crise exprimée dans le premier paragraphe. Ainsi, avec en espérant, espoir me désespère, on peut comprendre que le poète est comme une personne qui rampe vers un coin de double négociation, où tout en « faisant le va-et-vient avec le père » (espérant), sa bonté, marquée dans l’espoir, donne un trope rimé, comme dans le contraire de dés-es-pérant. Marot refuse alors de perdre le chemin qu’une tradition biblique lui avait conseillé d’emprunter, lorsqu’il suit les traces de son père biologique et de vocation, entendons Jean Marot. Les routes de la poésie et de la Rédemption se combinent. Déjà, au second vers, le coup de la mort, la mort, pousse le poète vers une vie, qui conduit à celle d’un père, dans les graphiques de pro(s) > pere. Si père vient d’espère, nous devrions nous rappeler que espoir est associé à la circularité du monde16. Les modalités de la contradiction tiennent à la coïncidence précaire des formes verbales et psychiques. Ainsi le point central d’origine dans le rondeau devient impossible à discerner. Dans ce sens, l’espoir d’échapper au père se résume à y revenir. Les vecteurs œdipiens orientent le rondeau vers une modération de l’amour sacré et profane.
31Marot souligne le même point dans l’écho de -ente aux vers quatre, cinq, huit, onze et douze. Là où père domine le poème, -ente ouvre un domaine d’obscurité phonique. Se référant à la division de contente et tourmente aux vers 3-4, leur terme commun, -ente, dénote un domaine de choses inconnues. Le chiasme désengage ente, mais le réinvestit en obscure sente (v. 12). Les quatre lettres se réfèrent tout spécialement à un chemin qui mène à une caverne en forme de bouche, une crypte — ou même à un sentiment abstrait infligé avec un jugement tout paternel, dans la tradition d’un autre des pères de Marot, Villon, qui déplore ses péchés ou lubres sentements au douzième huitain du Grant Testament17. L’appel à la personne à laquelle le poète s’identifie guide l’œil vers un espace étrange, un repaire, un -ente ou antre de « entre » un anth- ou entre-deux dans lequel le sujet du poème, la contradiction comporte l’irrésolution18.
32Déjà le statut de l’adolescence du poète en espérant trouve tout de suite son origine et sa destruction dans la forme ambiguë de père, inscrit en premier au début de la strophe finale : l’enfant aussi, qui surmonte le père. Puisque le poème a annoncé implicitement ses allées et venues sept fois jusqu’ici, père n’a pas d’effet immédiat, excepté quand il côtoie enfant à la fin du vers. L’enfant qui surmonte le père personnifie presque le Dieu de l’Amour, car il est placé en putto. Mais le qui répétitif, au centre, doublant le jeu du chiasme des vers 4-5, laisse un doute quant à son identité. Le « aussi » tend alors à enlever la connexion iconographique que nous pourrions établir entre une déesse femelle du Destin, dans Amour hayneuse (v. 6), dont la présence imposante aurait pu identifier l’enfant en tant que poète. Avec cette perception du monde chamboulé, l’enfant dépasse le père, en intervertissant les termes de la sublimation19. En fermant les yeux (v. 13), l’enfant se libère lui-même à la fois du dévergondage et des pouvoirs figurés dans la personnification de l’Amour.
33La mémoire des personnages allégoriques remet la visibilité en question. Dans le contexte des débats sur Cupidon, bander a des aspects physiques et abstraits qui suggèrent la vue et la perte de la vue, la guérison et l’excès qui abondent dans impropere (Cotgrave : « une épreuve, ou un nœud, ou une épine dans le pied ; un reproche, ou imputation ; après un surnom, ou un titre disgracieux »). En s’érigeant lui même contre l’autorité, l’enfant commet une violence symbolique qui le rend aveugle à l’autorité à l’instant même où il s’en saisit. Dans les graphiques de sa psychomanie, Marot ne reste jamais loin du domaine de Totem et tabou, où l’aveuglement et la perspicacité ne se détachent jamais du cauchemar de la perte érotique20. Une ombre de doute se profile dans les mots. Il appert, d’usage commun (Cotgrave : « il apparaît, ou il semble ainsi, c’est manifeste, certainement »), semble attaché au sujet déchiré par l’œil sévère de l’autorité parentale sur l’enfant. À travers la différence de génération, et l’espace ambigu que le moy (v. 11) occupe dans la relation du père et de l’enfant (v. 9), attaché par le qui (x) à l’axe du poème, il semble que le lecteur soit les deux à la fois. Parce que le texte est chiffré graphiquement, nous pouvons nous demander : qui parle, qui écrit, et qui règne ? La voix intime des doutes du lecteur se trouve dans la quantité inconnue extraite de qui, le lieu répété du poème21.
34La paralysie que la dernière strophe évoque reflète non seulement un chassé-croisé évident du premier quintain, mais aussi le centre du cercle du poème. « Puis tempérance, aspre comme vipère » (v. 7) établit une contradiction par la traduction visuelle d’un mot en une figure. L’analogie tempère les figures et les mots dans le rébus. Aspre rappelle la vipère (vipère, père et démon) par voix d’anagramme. Aspre fait allusion à l’aspic, c’est-à-dire la vipère. En raison de la configuration des mots et des figures à l’intérieur des lettres imprimées, il n’est pas possible d’échapper à l’angoisse et de connaître un repos au-delà du langage. Le lyrisme trouve son plus grand effet de mouvement sur le chemin de délibération tracé par sa forme. Jusqu’à la dernière strophe, aucun déplacement physique ne prend place. Tout à coup, l’action fournit une fausse résolution (surmonte, bende, s’enfuyt, v. 9, 10, 11) avant que la phrase ne se termine (sans bouger, vacher, v. 12, 13).
35Ici l’étude de la lettre et la disposition axiale du rondeau suggèrent que certaines interrogations religieuses de Marot manifestent un doute créateur dans le jeu de la voix et de l’écriture22. Le poème traduit une angoisse amoureuse et théologique de façon imprimée, mais le « contour » du texte dicte que sa cause n’est pas entièrement celle du poète, mais se situe aussi dans la contrainte de la poésie et de l’histoire. Une croix indiquant la rencontre de l’amour et de la théologie est tracée partout dans le poème, mais elle n’est jamais vraiment désignée dans l’amour du secret. C’est peut-être en instaurant du doute dans sa forme figurale que le poème propose un modèle de poésie étrange, muette, que beaucoup d’écrivains de credo humaniste embrasseront après l’Affaire des Placards d’octobre 1534. Quand Marot et ses contemporains faisaient face aux persécutions, le besoin à la fois de rester en vie et d’accéder à la postérité les faisait jongler et se partager entre l’amusement (entendons par là, gagner de l’argent) et une écriture secrète, faite de chiffres et de formes arcanes ; ils devaient également y gagner leur salut. Le poète devait tout à la fois transgresser et rester dans la limite des traditions de conduite et dans les formes acceptées. L’ambivalence pratiquée à travers les graphies et la parole pouvait contenir des discours cachés et visuels.
36D’autres rondeaux montrent comment et pourquoi. Marot, qui avait été puni pour avoir enfreint le Carême en 1527, dit qu’il avait péché pour avoir mangé le lard23. Son goût pour le lard apparaît de la même façon quand il s’agit de transgresser les formes fixes, ou d’entre-larder l’héritage de ses pères avec certains morceaux tirés d’autres figures, qui remontent aux pères de son père24. Dans « Des nonnes, qui sortirent du couvent pour aller se récréer » (XXXVII, 197-98), le poète se trouve lui-même au début hors rondeau, à la lisière de la pastourelle, une vieille forme qui fait appel à la mémoire des discussions fabuleuses de chevaliers errants, sans femme, et sans nom. Mais au lieu de rencontrer une beauté blonde, il tombe sur un groupe de nonnes :
Hors du convent lautrehyer soubz la couldrette
Je rencontray mainte Nonne proprette,
Suyvant l’Abbesse en grand’devotion :
Si cours apres, et par affection
Vint aborder la plus jeune at tendrette.
Je l’arraisonne, elle plaint et regrette :
Dont je congneus (certes) que la povrete
Eust bien voulu autre vacation Hors du couvent.
Toutes avoient soubz vesture secrette
Un tainct vermeil, une mine safrette,
Sans point avoir d’amour fruition.
Ha (dis je lors) quelle perdition
Se faict icy de ce dont j’ay souffrette
Hors du convent25 !
37En revêtant la bergère de l’habit traditionnel catholique, Marot donne une image érotique qui rappelle le monde des troubadours. Couldrettre et lautrehier appartiennent à la tradition qui remonte à la pastourelle. Dans le poème de Marcabru, nous trouvons le modèle que Marot semble utiliser :
L’autrier jost’una sebissa
trobei pastora mestissa,
de joi e de sen massissa,
si cum filla de vilana,
cap’e gone’e pelissa
vest e camiza treslissa
sotlars e causas de lana.
38Ainsi écrivait le troubadour, établissant une convention que le rondeau modifie maintenant par affinité avec l’imprimerie. Dans la version de Marot, lautrehyer semble s’inspirer du terme commun qui représente le temps récent (l’autrier). Marot remplace sebissa par couldrette, qui peut marquer un lieu ressemblant à l’endroit usuel de la pastourelle, maintenant un bosquet d’arbres, mais aussi, dans l’entrelacement du recueil, un mot clé ou un pivot, comme nous l’avons vu dans le dix-huitième rondeau, auquel les autres poèmes semblent se référer. Le désir de connaître la foi ainsi que le corps interdit met en scène un scandale à la fois de ton épique et poétique, rencontré à la fin des périmètres du poème fermé. Le narrateur est ému à la vue de « la plus jeune et proprette », mais il ne peut pas traverser la barrière qui le sépare de son objet érotique26.
39Le refrain et le centre visuel décrivent un cercle, dont la fermeture pousse littéralement à un désir de transgression. Le rondeau est le cercle lui-même, mais sa narration invite le lecteur à découvrir comment franchir la barrière. Le côté lyrique s’appuie sur le début du texte pour marquer un passage qui garde continuellement le regard à une certaine distance : il y reste au dehors du couvent (et des conventions), tandis qu’il vit à l’intérieur des murs du poème. Le mouvement inaugural attire inévitablement l’attention vers la lettre en tant que source d’inspiration de la scène de désir. Hors du couvent des éditions de 1532 devient hors du couvent en 1544. Le léger changement d’orthographe reflète la figure corporelle du poème, à la lumière de ce qu’il ne peut pas voir ou toucher27. Le texte joue sur les deux formes, mais avec des allusions insolites : puisqu’à l’époque de Marot un poème, comme une carte ou une lettre, portait en lui-même le souvenir de la forme totale du corps sacré, la différence orthogonale permet un mouvement imaginaire entre le cou et le sexe, ou entre la région platonique de la voix et la partie inférieure du corps. Ici Éros s’étend à travers le voile des nonnes, forçant le spectateur à voir immédiatement les zones désirées du corps, à travers les vêtements et dans le jeu des lettres, à la surface de la page. Et c’est parce que le texte est d’inspiration néoplatonicienne que la confusion des différentes orthographes peut impliquer que l’écriture du nom, couvent et couvent, serait alors une approximation imparfaite d’un sanctuaire idéal. Le changement visuel dans le montage des mots est plus efficace que l’idée de l’espace sacré.
40Le jeu de la lettre imprimée signale comment le mouvement tourne sur une énigme ineffable. Le refrain, localisé au bord extérieur du cercle du poème, est anticipé comme point de désir. La forme devance de façon subversive ce qui s’écrit. Ainsi la formule inaugurale, hors du couvent, dépend de l’ambiguïté à laquelle fait face le lecteur pour suivre la narration. Le refrain confirme et trahit à la fois la première impression, de façon à faire varier sa figuration imaginaire et cachée, visible en même temps qu’invisible. Hors rappelle un passé doré qui diffère du temps présent du texte. La réflexion de or se réfère à la forme d’un médaillon. En même temps, le rondeau n’étant pas l’or dans son refrain, il marque une ère d’exclusion, qui fait son chemin vers les corps des nonnes, en les dotant d’une monnaie de papier : celle du poème, qui représente alors une scène de désir tout à fait conventionnelle. Dans une homonymie parfaite, le refrain devrait être le début de la spéculation, lorsque le sujet tiré de Marcabru est vraiment hors du couvent. Et selon un sens monétaire, les mots peuvent êtres entendus comme or dû qu’on vend, c’est-à-dire de l’argent que l’on vend avant de l’avoir reçu28. Le refrain initial anticipe toutes les significations avant mise en place de la narration.
41Situé dans le coin supérieur du texte, et dominant l’ordre du rythme, couldrette dénote une distance avec les portes — hors du centre du couvent et des corps des nonnes. Elles sont disséminées dans une rime visible,
Hors du con vent lautrehyer soubz la cou ldrette
42qui étend l’extension du corps du vers, de manière similaire à celle de Villon, que Marot avait précédemment traduit dans la langue du XVIe siècle et en typographie romaine29. Une double signification est mise en scène dans l’ombre des noisetiers. Couldrette possède une nuance métaphysique dans son domaine d analogie, où ses graphies impliquent aussi un travail artisanal, rappelons-le, de coudre et mettre un clou. Des réminiscences de passion biblique se mêlent ici à la poésie, pour laquelle l’art médiéval de conjointure est directement impliqué30. L’aiguille (de couldre) et le clou, suivi de couldrette, étaient communs dans l’usage du temps (Cotgrave : « “Un clou pour couldre ladictee lucane ; “Pour troy cens de clou de canyn pour couldre les dictes portes” ») ; les arbres vus dans couldrette évoquent le centre et la circonférence d’un cercle, un ensemble de croix latines, ou de grandes boîtes, ou de serrures et de bâtonnets, ou d’autres morceaux de jargon et jobelin. L’axe au centre du poème est un objet de dévotion, l’emblème d’une image cachée, dans une coïncidence parfaite, au point de fuite désigné lui-même comme le corps de la nonne.
43Une dimension cachée dans « Aucunes nonnains » est entrevue à l’axe visuel. Au centre discursif du vers, Marot ouvre une parenthèse dans la narration : « Je l’arraisonne, elle plainct, et regrette :/ Dont je congneus (certes) que la povrete / Eust bien voulu autre vacation / Hors du convent. » Le mouvement est écrit à l’aide d’un vocabulaire de registre quasi nautique, ce qui en souligne encore la théologie cachée ainsi que sa politique. La voix vient pour aborder la jeune femme, c’est-à-dire, au sens propre, embarquer sur un navire qui pourrait contenir une marchandise cachée. Arraisonner souligne un processus logique qui va de pair avec la poésie, « rime et raison », et l’activité de l’œil parti en chasse pour trouver un trésor caché de contrebande. Au centre absolu, l’objet d’investigation est presque lié au vaisseau, ou à la forme ou au dessin d’une mandorle. Le poète, qui s’approche de l’objet, se rend compte (certes), que la jeune fille aurait mieux fait de vivre en dehors du couvent, ou en dehors des pratiques qui incarcèrent toutes les jeunes filles à marier dans les ordres religieux. L’instant de certitude inscrit simultanément le doute sur certaines pratiques sociales, au point où la parenthèse est l’équivalent de l’œil pénétrant dans l’espace. Les arcs sont le centre exact des axes horizontaux et verticaux
44et de la disposition cartographique du rondeau, Ils donnent un objet en perspective, localisé à l’axe de ce qui est connu et de ce qui ne l’est pas, comme un calligramme31, qui dévisage le lecteur ou le propriétaire. C’est l’expression inutile, une cheville qui ouvre un abîme dans le texte, mais qui instaure également un doute au sein de la certitude. L’œil est visuellement frappé dans le contexte du verbe adjacent, cognoistre (avec sa combinaison portemanteau de connoistre et cogner), qui imprime une connaissance sur le poète, tout en frappant virtuellement l’œil de son esprit. (Certes) trace ensuite une circonférence intérieure au sujet du rondeau, il donne une preuve graphique des façons dont l’idéologie renaissante du cercle et du micro-macrocosme provenait d’une longue tradition poétique, lorsque pastourelle se plie en un rondeau imprimé. Tout se passe comme si le poète élaborait son texte selon des points visuels accentués — le côté, le centre, et l’écoinçon — avant de développer un portrait narratif de voyeur32.
45La même opposition souligne et désigne l’art caché du poème, puisque le secret évident du texte est mis en scène — par voie d’anagramme — dans des termes spatiaux et discursifs, là où la plus grande expression de certitude devient clairement annoncée par analogie graphique des centres et des circonférences. Ce côté muet de la configuration joue sur sa fermeture, qui s’ouvre quand les graphèmes et les vocables peuvent se voir dans une relation axionométrique. Ils convergent vers le centre, mais ils se dispersent aussi à l’intérieur d’autres caractères du discours (voir la figure ci-jointe). Dans l’art démoniaque du poète, le travail est absorbé par la typographie ; le jeu spatial des lettres du poème exécute l’interdit du narratif. La composition se plie tout en montrant, dans des lettres condensées et éparpillées, quelque chose de l’objet de son propre désir33.
46Il est peut-être excessif de penser le poème comme scène élaborant un schéma visuel, centré sur (certes), du point de désir, le téton d’un sein imaginaire — ou ce qui deviendra une comédie discursive du « Blason du beau tétin » que Marot devait bientôt envoyer à la Duchesse de Ferrera en 1535. Néanmoins, la lettre nous permet de penser à ces points où la politique, l’éros, la religion, et l’habileté poétique se mêlent. La forme de couldrette a bien plus à voir avec le premier rondeau de L’Adolescence clémentine, dans lequel on explique l’art, tout en le cachant. Les mots disent au lecteur, qui a reçu le privilège d’être un poète potentiel, comment passer maître en la matière. Le conseil de Marot est formulé de façon franchement platonique, puisque le poème (I, 175), tel que nous l’avons noté, répond à une répétition faite auparavant, en écho avec le refrain vocatif d’un autre poème, « Maistre Clément, mon bon amy » :
I
RESPONSE A UNG RONDEAU QUI SE COMMENÇOIT :
MAISTRE CLEMENT, MON BON AMY
En ung rondeau, sur le commencement,
Ung vocatif, comme ‘Maistre Clément,’
Ne peut faillir r’entrer par huys ou porte ;
Aux plus sçavans poetes m’en rapporte,
Qui d’en user se gardent sagement.
Bien inventer vous fault premierement,
L’invention deschiffrer proprement,
Si que raison et rime ne soit morte
En ung rondeau.
Usez de motz receuz communément,
Rien superflu n’y soit aulcunement,
Et de la fin quelque bon propos sorte :
Clouez tout court, rentrez de bonne sorte,
Maistre passé serez certainement
En ung rondeau.
47Le centre visuel du poème se trouve localisé dans le deschiffrer, c’est-à-dire l’art de la « narration », de la « division en unités » qui commande l’opération, après l’inventio, dans un objectif de rhétorique cicéronienne. La narration, cependant, peut être une activité démoniaque. En créant la division34, elle conjure l’art proprement diabolique de Marot qui joue avec le péché et sa damnation, à une époque où l’hérésie devint un problème significatif pour les humanistes35. Marot semble agir d’après une acceptation stricte de l’orthodoxie, tout en la bouleversant de l’intérieur, en secret, par la création d’un langage étrangement marqué de hiéroglyphes. Le centre du poème inscrit un code qui montre, suivant les lectures des autres poèmes
des x ffrer,
48ou le chi inséré à l’axe du cercle entier.
49Mais x est un signe quasiment anamorphotique, une tête verbale de mort ou memento mori, qui fait saillie, et jette un sort sur le lecteur spectateur. Pour Marot, le véritable déchiffrement dépend de la manière dont on appréhende la force de la mort, ou la transformation qui survient avec la marque imprimée ou écrite sur le corps. En fait, la seconde moitié du rondeau déplace la vie et la mort, ou de la voix du silence36. Après que le vocatif « Maistre Clément... » a résonné au deuxième vers, le premier signe de la mort émerge de la vision de la rime et de la raison (morte, v. 8) et à sa fermeture — le treizième vers fatidique — où le poète devient un « Maistre passé ». Nous passons d’un nom propre individuel, à un corps anonyme mort : le maître passé meurt et s’inscrit dans son vers. Si la scansion de deschiffrer débouche sur un signe visuel, caché de silence en son centre, le poète peut ensuite, à travers une série de montages dans l’espace sérialisé de l’imprimerie, se voir comme une figure qui sera morte, comme le lecteur :
Mais tre(s) passé serez certainement.
50Les signes de la mort et de l’exclusion qui avaient informé « Par contradictions » et « D’aucunes nonnains » font ici surface. Clouez (v. 12) fait redondance à couldrette et à couvent, tandis que le chi (v. 7) figure comme une variante de aspre issu de l’emmêlement de la vipère dans le rondeau pétrarquiste que nous avons vu auparavant. « Raison et rhyme », un code de comportement poétique signale ce qu’il faut faire si on ne l’a pas fait, quand tombe la rime bête de « A ung poete ignorant » (qui est aussi le titre d’un autre rondeau dans le même recueil).
51Mais le plus important reste avant tout la clé du poème : elle permet à Marot d’entrer par la porte — car droite est la porte étroite de la rédemption et des lauriers de la postérité — dans le x emblématique de l’axe. La clé et la serrure ne font qu’un, et la lettre muette est la clé ou le passe-partout qui pointe vers le centre et les côtés du rondeau, là où la voix du poète reste confinée dans la solitude ou clouée dans un coffre. Elle marque l’endroit de la mise à mort où Marot, un maître passé en l’art de l’épitaphe, se compose un apophtegme, la mort n’y mord. Il est estampillé de son nom dans l’anagramme (Marot ou à mort). Dans ce poème, il est inscrit de façon anamorphotique, comme la tête de mort de Holbein dans les « Ambassadeurs » à travers les caractères du vers37. Marot est célébré et rendu victime par les lettres de son propre nom, quand elles se disséminent dans le C et M de caractères romains. Il reste fixé et figé une fois écrit, placé dans un ordre social qu’il voit, quand on le condamne pour hérésie, dans l’opération diabolique de l’écriture de la poésie38. La fin du poème indique que le vocatif du début, « Maistre Clément, mon bon amy » est un chant de signe, un chant de cygne, qui suggère les graphiques de la mort dans le petit x, ou le petit-x qui deviendra ptyx de Mallarmé trois siècles et demi plus tard.
52Il se peut que la dimension visuelle du rondeau montre une contre-écriture ou une écriture en sourdine, faite de formes muettes ; elle serait alors une hérésie nécessaire à commettre vis-à-vis de la nature sacrée de la convention catholique des années 1520. Mais elle oriente l’œil vers une écriture autonome, très fortement picturale, tout en investissant la perspective et le mouvement en une voix ; en même temps elle élargit le domaine de l’analogie : cette dernière est déjà, tout au moins dans le cosmos chrétien de Marot, le lieu où la politique et la poésie se rejoignent39. L’utilisation de la lettre peut faire partie d’un idiolecte que la Réforme a généralement adopté. Mais lorsque les jugements d’hérésie de 1526 et la folie qui suivit l’Affaire des Placards en octobre 1534 eurent lieu, les humanistes se turent pour éviter la mort. Ils développèrent alors des codes d’écriture visible et secrète dans d’autres directions. Un de ses adeptes les plus fervents fut Rabelais ; il a en commun beaucoup d’éléments des rondeaux de Marot, et il donne un sens plus large de la lettre dans l’écriture sacrée et séculaire de Gargantua. Son œuvre promeut un silence inspiré à certains égards des espaces secrets de Marot.
Notes de bas de page
1 Frank Lestringant, éd., préface à L’Adolescence clémentine, Gallimard, coll. « Poésie », Paris, 1987. Quand cela est possible, la référence aux rondeaux et autres poèmes sera faite selon cette édition et citée dans le texte entre parenthèses. Chaque référence comprend le nombre du poème, le vers et la page dans cet ordre. D’autres éditions seront citées lorsqu’il sera nécessaire de reproduire l’orthographe du XVIe siècle.
2 Voir l’ample introduction de Gérard Defaux à son édition critique des Œuvres complètes de Marot, 2 v., Garnier, Paris, 1990 et 1994. Pour des raisons de disponibilité, qui incluent celle de l’effet « adolescent » d’un texte de format simple et portatif, je fais référence à l’édition de Lestringant tout en m’appuyant sur les commentaires de Defaux dans l’appareil scolaire de son travail indispensable.
3 Frank Lestringant associe le processus avec des tropes, tout spécialement l’antanaclasis, ou la répétition d’un mot pris dans différents contextes, et la syllepsis, pour laquelle le même mot se comprend dans les registres littéraux et abstraits (p. 337-338). L’utilisation de ces tropes est clairement reliée à la typographie.
4 Huguet, dans le Dictionnaire de la langue française au XVIe siècle (Didier, Paris, 1925-1967), liste clavier comme « clé », « loquet » ou « boucle » (II, p. 310). Randle Cotgrave, dans A Dictionnaire of the French and English Tongues (Londres, 1611 ; University of South Carolina Press, Columbia, reprint, 1968), dit « une chaîne clé, ou chaîne pour les clés, ou chaîne où l’on suspend les clés », tandis que claviere est un « gardien de clés ; une femme qui a la responsabilité de toutes les clés de la maison ».
5 Tory insiste sur le mythe de IO pour allier les lignes directes et celles qui sont courbées. Voir l’introduction ci-dessus. L’imprimeur attache une signification morale au conte de la déesse IO. « I et O sont les deux lettres, desquelles toutes les autres Attiques sont faictes 7 formes. Le A est faict seulement de le I. Le B est faict du dict I 7 de le O, brise... » (f. viii v°).
6 Frank Lestringant utilise le concept pour mettre en relief la modernité de Marot dans sa préface, 12 ff.
7 X, 180-181. En raison de la présence emblématique commerciale et la confusion des voix intérieures et extérieures dans ce poème qui surgit lorsque les virgules interverties sont omises, l’orthographe suit ce qui est postulé dans Œuvres diverses : rondeaux, ballades, chants-royaux, épitaphes, étrennes, sonnets, éd. cr. par C. A. Mayer, Athlone Press, Londres, 1966, p. 75-76. Les rondeaux cités dans leur intégralité seront tirés de cette édition.
8 La confusion du poisson et du crustacé est due en partie à l’homonymie. Au XVIe siècle, (u), (y), et (o) étaient proches dans la prononciation. Ouisme faisait force de loi au XVIe siècle, comme Ferdinand Brunot le note dans Histoire de la langue française de ses origines à 1900, v. 2, Colin, Paris, 1905. Charles Beaulieux reprend ce point dans les sujets de typographie. Dans L’Histoire de l’orthographe française, v. 1 (Champion, Paris, 1967, réédition), il souligne, « L’ouisme, qui est au XVIe siècle plus florissant que jamais est, on le verra, bien plus un fait de prononciation que de graphie » (p. 167). Il peut prendre les devants sur l’imprimerie, mais la seule façon d’y accéder est par l’intermédiaire de documents écrits.
Qui plus est, l’escrevice figure de façon proéminente dans les livres d’emblème, notamment dans le Théâtre de bons engins (1538) de La Perrière, et d’autres, notés par Arthur Henkel et Albrecht Schuone dans Emblemata (Mezlersche Verlag, Stuttgart, 1967, colonne 722-728). Le quatrain qui décrit l’emblème de La Perrière peut s’appliquer aux mouvements de la vie de Marot : « L’escrevice est à cheminer habile, / Tout en avant qu’en arrière’s’il fuyt / Changer noz meurs est chose tres utile, / Quand nous voyons, que ce faire nous duit’. » Selon Cotgrave, l’escrevice est « Une écrevissse », tandis qu’une escrevisse de mer est une « langouste ; ou (de façon plus juste) une écrevisse de mer ».
9 Les signifiants sont si amphibiens que l’on serait tenté de voir l’anguille figurée dans la double « ll » dans la serpentine « ss » du subjonctif. Comme autre forme de transformation, l’anguille forme un signe de langage et de mouvement. Le jeu sur languisse/langue isse est tout à fait courant chez les Rhétoriqueurs, comme François Cornillat le montre dans « Équivoques généralisées », Poétique, no 83, septembre 1990, p. 299.
10 Clément Marot and the Inflexions of Poetic Voice, Berkeley, Californie, 1974, p. 65-66.
11 Pauline M. Smith, Clément Marot, Poet of the French Renaissance, Athlone Press, Londres, 1970, p. 148-149. Voir aussi les notes de C. A. Mayer dans son édition critique des Œuvres diverses, Athlone Press, Londres, 1966, p. 58 et 93-94.
12 Voir C. A. Mayer et D. Bentley-Cranch, « Clément Marot, poète pétrarquiste », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, no 28, 1966, p. 32-51, et Danel Poirion, Le Poète et le Prince, PUF, Paris, 1965. Verdun Saulnier remarque au sujet du poème : « Nous sommes toutefois plus proprement dans le temps du prépétrarquisme français. Avant de sacrifier à Pétrarche, la lyrique française d’amour s’inspire en fait d’une tradition composite, qui relève de la tradition médiévale et courtoise, et du Jardin de Plaisance, autant qu’elle doit à l’Italie. Cette définition très composite de l’amour poli réussit pourtant à donner l’impression, dans le poème de Marot, d’un sentiment des plus racés. » (Préface de L’Adolescence clémentine, Armand Colin, Paris, 1958, p. xxxii-iii.)
13 Voir Frank Lestringant, op. cit., p. 335-338, et Thomas Sebillet, Art poétique françoys, dans Francis Goyet (sous la dir. de), Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, Livre de poche, Paris, 1990, p. 109 ff.
14 Geoffroy Tory a noté que la forme sibylline du S vient d’un proverbe grec décrivant le son que le fer chauffé à blanc fait quand il est plongé dans l’eau. Son silence évoque la tempérance et la convivialité, p. f. Ivii r°.
15 Marot y inaugure un rapport de pouvoir selon Ullrich Langer, dans Divine and Poetic Freedom in the Renaissance, Princeton University Press, Princeton, 1990, p. 66-68.
16 Voir Rabelais, Gargantua, chapitre IX, où espoir est un rébus du globe, et chapitre II ci-après, note 1.
17 Randle Cotgrave, « Sente : f. un chemin creux, un petit chemin (bien battu) ». David Kuhn reprend les connotations médiévales — aussi celles de sente de Marot — dans sa lecture des Lubres sentemens de Villon dans La Poétique de François Villon, Armand Colin, Paris, 1967, p. 141.
18 Antre ou antre obscure est l’analogie du monde imparfait du corps humain dans un système platonique contemporain de celui de Marot. Les inflexions de ce terme sont étudiées chez Jacques Derrida, « La double séance », dans La Dissémination, Seuil, Paris, 1972, p. 240-241.
19 Ceci ressemble à l’ordre et au désordre que Natalie Z. Davis a tracé dans « The Reason of Misrule » et « The Rites of Violence » dans Society and Culture in Early Modem France, Stanford University Press, Stanford 1975, p. 97-123 et 181 ff.
20 L’identité des parties génitales et des yeux était du domaine courant dans l’iconographie du XVIe siècle. Montaigne utilise le même vocabulaire pour parodier l’emblème de Cupidon dans « Sur des vers de Virgile », où la perte de l’organe générateur émoustille le désir d’une présence, qui doit être en même temps apparente et visuellement absente. Comme Marot, il note comment la volonté doit être stimulée et tempérée « avec relâche et modération : elle s’affole d’estre trop continuellement bandée » (p. 841).
21 On pourrait noter que, suivant l’essai d’Émile Benveniste sur les pronoms, « De la subjectivité dans le langage » dans Problèmes de linguistique générale, vol. 1 (Gallimard, Paris, 1966, p. 258-266), le jeu du moy, pere (il) et du mot non dit, le lecteur (tu), dans la seconde strophe, la voix éludant l’intersubjectivité, elle devient alors un chiffre dans le jeu des forces graphiques, lyriques et métaphysiques.
22 M. A. Screech les situe dans les lignes historiques et thématiques dans Marot évangélique, Droz, Genève, 1967. Une vue plus récente, qui embrasse l’écriture de la poésie et de la religion a été avancée dans son « Marot and the Face of the Gospel », dans Jerry C. Nash (sous la dir. de), Pré-Pléiade Poetry (French Forum, Lexington. 1985, p. 65-75), lorsqu’il note « Marot saw his face reflected in a stream of truth » (70) [« Marot s’est vu dans un courant de vérité »], qui peut se construire dans les pages et la typographie.
23 J. Berchtold, « Le poète-rat : Villon, Érasme, ou les secrètes alliances de la prison dans L’épître à son amy Lyon de Clément Marot », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, no 50.1 (1988, p. 57-76), étudie le cas et sa transmission avant d’en arriver aux mêmes conclusions : « Le discours hérétique apprend... à crypter son texte, profitant non seulement de la duplicité des mots, mais s’ouvrant aux galeries de lacunes qui l’aèrent et le strient, et qui, le déchirant, créent la mystification. » (P. 69-70, mes italiques.)
24 Dans ce sens, la relation de Marot avec les Rhétoriqueurs suit la « loi du grand-père » de Walter Friedlander, pour laquelle les artistes d’une génération travaillent avec les relations œdipiennes et leurs maîtres, tout en adoptant les codes de leurs aïeux, comme nous pouvons le remarquer dans Mannerism and Anti-Mannerism in Italian Art, Columbia University Press, New York, 1957, nouvelle publication, chapitre 1.
25 Pour des raisons d’orthographe, le texte de Lyon : « À l’enseigne du Rocher », 1544 (Les Œuvres de Clément Marot, Vallet de chambre du roy. Plus amples, et en meilleur ordre que paravent), est réimprimé. Il provient d’Albert-Marie Schmidt (sous la dir. de). Poètes du XVIe siècle, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1953, p. 25. On peut le comparer avec l’ancienne édition de 1538, dans l’édition de C. A. Mayer, p. 104. En 1538, le poème s’intitulait « Des Nonnes qui sortirent du Couvent pour aller se recréer » mais il a été écrit avant 1527.
26 Le poète souhaite entrer dans un espace érotique autre que le sien. Les mêmes thèmes sont traités dans les rondeaux XLV et XLVI (202-203), ils rappellent le folklore et la narration. La vue de la jolie nonne est claire chez Boccace (Le Décameron, troisième jour, première nouvelle) et chez Bonaventure des Périers, Nouvelles récréations et joyeux devis (conte 62), réimprimé chez Pierre Jourda (sous la dir. de), Conteurs français du XVIe siècle, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1965.
27 Le mot cuvens s’est développé en convent et couvent. Les deux orthographes sont représentées dans le dictionnaire de l’Académie française de 1684. « Cornent. Quelques personnes écrivent couvent, et c’est ainsi qu’il faut le prononcer », cité dans Trésor de la langue française, v. 6, CNRS, Paris, 1978, p. 390.
28 L’identité de or qui est à la fois l’or et la conjonction sera étudiée ultérieurement chez Montaigne, et plus particulièrement dans « Des coches » (chapitre VI ci-dessous). Or figure ce qu’un autre poète d’incarcération, Jean Genet, appelle une « équivalence universelle » de désir et d’êtres interchangeables, dans « ce qui reste d’un Rembrandt », Œuvres complètes 4, Gallimard, Paris, 1968, p. 24-25.
29 Le rappel est inscrit principalement à la quatrième ligne du quatrain, qui est écrit par un poète criminel à la potence :
Je suis François dont ce me poise
Ne de Paris empres Ponthoise
Or dune corde dune toise
Mon cou saura que mon cul poise
30 Le Rondeau de Marot se situe à l’axe de deux traditions qui sont à l’intersection dans les vers de Charles d’Orléans. « Artistes et lettrés abandonnent la conception du lyrisme lié à la fête de cour. L’échange avec le public n’a plus le même caractère. Dans le cas du rondeau, c’est la sentence initiale qui sert de médiation entre le poète et la société. Le refrain rend au public ce qu’il a prêté : la doctrine commune... Or, justement, la situation équivoque de l’homme de cour, l’opposition ou la juxtaposition du monde extérieur et du monde intérieur vont trouver la structure même du rondeau, dans sa dualité originelle, la forme idéale d’expression », note Poirion dans Le Poète et le Prince, PUF, Paris, 1965, p. 339-340. L’auteur insiste sur l’incipit qui retourne « sous différents effets de lumière ». Il y a une similarité avec le visage vu de face, puis de profil. La nouveauté dans le rondeau après Charles d’Orléans est due à l’artifice littéraire qui consiste à adapter une formule à différents contextes.
31 Voir celui d’Apollinaire :
pupille Christ de l’œil dans
« Zone » (Alcools, 1913), un poème influencé surtout par Villon, Marot, et autres artistes médiévaux.
32 Le même système visuel inspire le deuxième rondeau, peut-être le plus célèbre, dans Adolescence clémentine, « A ung créancier », pour lequel le poète fabrique un rondeau avec I.O.U. pendant qu’il tente d’échapper à ses créanciers. Le poème devient un faux « rond » ou pièce tant qu’il remet en question la croyance (ou « creance ») de l’agent public :
a ung creancier
Un bien petit de près me venez prendre
Pour vous payer ; et si debvez entendre
Que je n’euz onc Angloys de vostre taille ;
Car à tous coups vous criez : baille, baille,
Et n’ay dequoy contre vous me deffendre.
Sur moy ne fault telle rigueur estendre,
Car de pecune ung peu ma bourse est tendre ;
Et toutesfoys j’en ay, vaille que vaille,
Un bien petit.
Mais à vous veoir (ou l’on me puisse pendre)
Il semble advis qu’on ne vous vueille rendre
Ce qu’on vous doibt ; beau sire, ne vous chaille,
Quand je seray plus gamy de cliquaille,
Vous en aurez ; mais il vous fault attendre
Un bien petit.
Le centre se trouve taché par le mouvement entre pecune et ung peu, pour lequel l’allitération le peu, p-e-u, tourne dans pecune au centre gauche. Il en résulte une composition, qui pour le peu de valeur qu’elle en ait, se voit du premier coup d’œil, bien plus que s’il s’agissait de beaucoup d’argent.
33 Rudolph Arnheim a montré que l’espace en forme de grille joue sur les relations du centre et de la circonférence dans The Power of the Center, University of California Press, Berkeley, 1988, p. 9 ff. Ses conclusions peuvent s’étendre à l’écriture. Le rapport du centre et de la périphérie indique aussi les problèmes de l’image de soi et de la conquête, telle qu’elle est impliquée dans le poème de Marot.
Le thème est repris chez Samuel V. Edgerton Jr., « From Mental Matrix to Mappamundi to Christian Empire : the Heritage of Ptolemaic Cartography in the Renaissance », chez David Woodard (sous la dir. de), Art and Cartography ; Six Historical Essays, Chicago University Press, Chicago, 1987, p. 10-50, et tout particulièrement p. 6-17. On peut ajouter que rien de vraiment neuf n’apparaît dans le mouvement des caractères. Charles d’Orléans a pratiqué le même sens graphique d’une écriture réversible dans ses rondeaux, en particulier ceux qui fondent les métaphores de la nature et de l’écriture. Le point est développé dans mon article « Jargon d’Orléans », The New Orleans Review, no 12,1985, p. 12-26. Dans l’édition de ce texte, Geoffroy Tory a publié L’Adolescence clémentine (Roffel, Paris, 1532) pour lancer une réforme de l’orthographe (en ajoutant l’accent sur la finale e, et la cédille), mais aussi pour partager une affinité avec l’art de Marot. Voir Pauline M. Smith, « Clément Marot and the French Language », dans P. M. Smith et I. D. McFarlane (sous la dir. de), Literature and the Arts in the Reign of Francis I, French Forum, Lexington, 1985, p. 163-165.
34 Voir Angus Fletcher, Allegory : Theory ofa Symbolic Mode (Comell University Press, Ithaca, 1964, chap. 2), sur le mode de « l’agence daïmonique ».
35 Le 5 février 1526, Robert Knecht rapporte, en réponse à l’excès de la Réforme de Meaux : « Le parlement français a issu un décret dans lequel l’hérésie fut définie de façon si vague qu’elle incluait toute déviation, même légère, de l’orthodoxie. La censure fut mise en œuvre de façon plus intense qu’auparavant, étant donné que les imprimeurs et les vendeurs de livres avaient l’interdiction de publier ou même de garder les traductions de travail. » Francis I, Cambridge University Press, Cambridge, 1982, p. 180-181 ; les pages 250 et 251 montrent à quel point Marot fut harcelé.
36 Les façons dont l’écriture tend vers des voix silencieuses sont prises en considération dans l’article de Gérard Defaux, « Clément Marot : une poétique du silence et de la liberté », dans Nash, Pré-Pleiade Poetry, p. 44-64 : « Lorsque Marot parle, c’est au fond toujours en rêvant qu’il vaudrait mieux se taire. La liberté qu’il espère est en dehors des mots. » (61)
37 La pratique de l’inscription d’une figure de la mort à travers une image ou celle d’un texte influence certainement plus que le souvenir dans nos mémoires de la peinture d’Holbein. Elle était traditionnelle dans la tapisserie (voir ci-dessous dans l’analyse de Ronsard, « Comme un chevreuil... », chapitre III, n. 19), elle est évidente à la fois dans les alphabets historiés et les emblèmes. Holbein les a disséminés à travers différents points de fuite dans ses illustrations, qui ont été imprimées dans Les Simulacres de la mort (1538) ; il a également imprimé un bel alphabet dans le cadre de la Danse macabre : Francis Douce (sous la dir. de), Holbeins’Dance of Death, Henry G. Bohn, Londres, 1858, p. 28 ff (voir dessin 7). Voir Gisèle Mathieu-Castellani, Emblèmes de la mort ; le dialogue de l’image et du texte (Nizet, Paris, 1988, 33-46), dans lequel elle montre que la mort est effectivement ce qui ne peut pas se représenter. On peut ajouter que la mort marque progressivement une relation visible dans un texte, en raison de ses qualités proprement ineffables, qui sont mieux rendues par les images que par les mots.
38 Le rondeau initial ancre le poète dans un espace social de l’imprimerie. Il reproduit la naissance du sujet à travers l’utilisation du nom propre. François Rigolot étudie les façons dont le nom propre se « fixe » dans la construction du XVIe siècle dans Poésie et Onomastique, Droz, Genève, 1978, p. 24-28.
39 Le rapport entre le rondeau et le monde en général fait coïncider ça et là les écrits de Marot et du géomètre Oronce Finé. J’ai tâché de développer le concept du rondeau en tant que forme sphérique dans « Le poèmemonde : Oronce Finé et Clément Marot », dans Gérard Defaux (sous la dir. de), La Génération Marot : poètes français et néo-latins, Champion, Paris, 1997, p. 281-298.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Ce que le poème dit du poème
Segalen, Baudelaire, Callimaque, Gauguin, Macé, Michaux, Saint-John Perse
Anne-Elisabeth Halpern et Christian Doumet (dir.)
2005
L'Art de la mesure, ou l'Invention de l'espace dans les récits d'Orient (xixe siècle)
Isabelle Daunais
1996
L'Inconscient graphique
Essai sur la lettre et l'écriture de la Renaissance (Marot, Ronsard, Rabelais, Montaigne)
Tom Conley
2000