Introduction
p. 7-28
Texte intégral
1Le lecteur de notre titre remarquera aussitôt un anachronisme quelque peu cocasse. Le terme d’inconscient rappelle une ère passée, celle d’il y a deux décennies, lorsque la psychanalyse, lingua franca de la théorie littéraire, informait la critique universitaire. C’est que la psychanalyse, surtout dans ses mouvances entre la France et l’Amérique du Nord, a eu l’effet salubre d’ouvrir la traditionnelle explication de textes à des horizons nouveaux et parfois inconnus. Le paradoxe majeur était que l’invention de Freud, que l’on traite de nos jours comme une « vieille vieillerie », appartenant à une époque et à une économie bien passées, offrait les rudiments d’une politique. La psychanalyse en général, ainsi que le principe de l’inconscient en particulier, soutenaient l’efficacité symbolique de la critique et de l’histoire littéraires. Notre livre remonte à cette époque ; l’intention a été de relancer un mode d’analyse inspiré du travail politique et psychanalytique de ces années-là.
2Il suffit de rappeler deux titres qui ressemblent à celui de notre livre. L’Inconscient politique de Fredric Jameson a paru en 1981 (sous le titre américain, The Political Unconscious : Narrative as a Socially Symbolic Act). Il a montré combien deux thèmes marxiens, conflit de classes et contradiction sociale, constituaient une dimension fondamentale de toute critique littéraire. Dans les visions herméneutiques les plus connues de notre siècle, depuis le projet d’Erich Auerbach qui voulait cerner une histoire de « la représentation de la réalité » à travers la littérature occidentale jusqu’à la psychanalyse lacanienne, on trouve, constatait Jameson, un élément en surplus, un excédent parfois insolite ou indicible, qui ne peut être que politique. Celui-ci « revient » dans toute interprétation, et parfois, dit-il, à la manière du refoulé. Un peu comme le coup de pistolet dans la salle de concert de La Chartreuse de Parme, le retour du politique dans le sens que préconise Jameson ressemble, deux décennies après sa première formulation, à ce que Gilles Deleuze appelait « la formule » bartlebienne, à savoir une expression de la part de tout sujet qui « préfère ne pas » participer à tout projet qui engage une certitude ou parachève une tâche imposée d’ordre pratique. L’inconscient, c’est ce qui préfère dire non à tout ce qui revendique une véracité ou une efficacité quelconque1.
3Selon Jameson, la dimension politique de la critique, même de celle qui se veut neutre, qui se situe loin du débat ou de la polémique, est à lire dans la couche allégorique de bien des textes littéraires. Toute entreprise d’élucidation ou d’orientation pédagogique comprend des choix et des décisions qui les programment. Tout champ et itinéraire de lecture trahissent, disait l’auteur, une espèce de relation politique. En 1981, il incombait donc au lecteur que cherchait Jameson la tâche d’interpréter les interprétations, de dégager des textes fondateurs de la critique littéraire moderne une sensibilité politique. Aussi, là où se lit l’adjectif graphique dans le titre de cet ouvrage, se trouve le souvenir d’un inconscient comme lutte et vision du possible.
4Le même lecteur va remarquer une allusion sous-jacente à L’Inconscient optique, ouvrage de Rosalind Krauss (paru en 1994, publié en américain sous le titre The Optical Unconscious), où elle met en cause ce qu’elle appelle l’évidence de l’oculaire dans les arts plastiques du XXe siècle. L’oculocentrisme, ou la tendance moderne à faire du visible quelque chose de donné, d’axiomatique, quelque chose « qui va sans dire » dans tout objet d’art, est à reconsidérer2. Après 1960, il y a eu une nouvelle ère de soupçon, venue de l’impulsion à théoriser les arts à la suite d’une revalorisation des travaux de Duchamp, en particulier aux États-Unis (par le truchement de John Cage, Robert Rauschenberg, Robert Morris, Arakawa, et encore d’autres peintres, sculpteurs, et cinéastes). Avant cette période, la qualité optique de l’art était une donnée implicite, un incontournable de tout projet esthétique. Soudain l’art moderne l’a remise en cause. L’artiste moderne s’en prend au statut non-dit de l’oculaire, l’artiste rend problématique la condition de possibilité du visible. De plus, Krauss notait que la peinture d’orientation minimaliste ou conceptuelle était criblée de langage ou de signes variés, et que même la réception de l’art abstrait américain — art s’isolant du langage qui aurait ouvert en lui, dans le champ de la coloration et dans ses couches de formes en conflit, la possibilité d’un dialogue — exhibait une tendance à repenser ses dispositifs oculaires. Le langage, dès qu’il se voyait dans la peinture, introduisait une différence soulignant son statut en tant qu’objet à la fois visible et énonçable.
5L’entreprise de Krauss cite et recoupe celle de Jameson. Elle note le fait que le « modernisme » était voué à la répétition jusqu’à ce que son histoire ait pu revenir, faisant irruption dans son projet, comme le refoulé, et toujours au prix de le déplacer3. En invoquant l’inconscient politique Krauss réussit à voir comment « le trafic du moi » de l’artiste disparaît du régime visible. Elle montre comment le mouvement de va-et-vient entre l’histoire et l’analyse nous rend sensibles à cet élément innommable et inconnu que, faute de mieux, on appelle inconscient. Pour elle, ceci est marqué d’un trait optique et opaque. Il sert à reconfigurer et à défaire les vérités reçues des projets esthétiques. S’appuyant elle aussi sur Lacan, à l’instar de Jameson, elle soutient que pour le mage français prônant un « retour » à Freud le rapport de l’inconscient au conscient n’est guère celui d’une opposition ou d’une différence. Le rapport qui lie l’inconscient à la raison est qu’il « figure à l’intérieur du conscient, qui le subvertit du dedans, qui sabote sa logique, qui fait éroder sa structure tout en donnant l’impression de laisser en place les termes de cette logique et de cette structure » (24).
6La vision d’où est sorti L’Inconscient graphique est née d’une relation comparable. La version anglaise du livre a vu le jour à peu près à la même époque, et elle porte les traces du travail charpenté dans les ateliers critiques de Jameson et Krauss. Écrit dans le sillon de la « Querelle » telle qu’elle se manifestait aux États-Unis dans les années 1980, le livre doit ses origines à une convergence d’événements conjoints. Il s’agissait alors de politiser la critique littéraire dans des sens qui allaient : 1) tenir compte de la folie et de la honte de la guerre du Vietnam face au refus de l’université américaine de reconnaître sa collusion avec l’industrie militaire ; 2) dire non à toute érudition frelatée ou adultérée de mobiles qui voulaient faire oublier ou écarter la politique de l’enseignement et de la recherche ; 3) lire un canon de lettres, entendu comme autorité ou même surmoi pour ce qui concerne la culture française en Amérique du Nord, de façon transversale ; 4) mobiliser des méthodes critiques, déviées de leurs origines en France, dans le sens de la Querelle telle qu’elle se manifestait aux Amériques, là où les enjeux étaient autres qu’au pays français.
7Eu égard à la guerre critique, force est de constater qu’à un moment synchrone à l’escalade du conflit au Vietnam l’université américaine témoignait d’une croissance insolite et imprévue. La génération de baby boomers, population née dans les années 1944-47, s’immatriculait aux institutions supérieures. Celles-ci, incapables d’accueillir ce monde sans subir de profondes modifications, ont subi des transformations radicales dans le domaine de l’enseignement et, par voie de conséquence, dans la critique littéraire. La célèbre G.I. Bill, instaurée à la suite de la seconde guerre mondiale, avait mis l’université américaine à la portée de toute personne ayant fait son service militaire. Tout d’un coup l’éducation supérieure se voyait sous des vagues de troupes, revenant des champs de bataille en Europe et en Asie, qui devaient apprendre à lire, à étudier, à développer un sens critique. Or bien avant 1968 un nouveau populisme lettré marquait les lettres américaines, populisme qui informait déjà et toujours la génération affrontant la guerre au Vietnam.
8Dans le domaine de la critique et de l’enseignement le new criticism américain servait à des fins populistes. Il s’étendit de l’après-guerre aux années 1970. Né d’une matrice bien différente de celle qui enfanta la nouvelle critique, le new criticism préconisait un rapport direct et immédiat au texte littéraire. Ce fut une relation libre de toute attache antérieure, de tout préalable disciplinaire ou scolaire. Il fournissait un accès au texte qui, selon son idéologie, accueillait, un peu comme l’université se réclamant de la G.I. Bill, tout lecteur. C’était la critique en direct. De façon provisoire, on n’avait pas à tenir compte du grec, de l’hébreu ou du latin pesant sur tout document philosophique ou littéraire. Ainsi, dans le domaine de la critique, le new criticism répondait à de nouvelles pressions démographiques exercées sur le monde universitaire. De loin, de nos jours, on pourrait dire que, là où l’on perdait les fondements de la grande tradition philologique européenne en Amérique, on gagnait un nouvel enthousiasme pour la littérature. Celle-ci se démocratisait, elle se donnait à tout le monde.
9Du coup, dans les années 1970, la « querelle » de la nouvelle critique — ce combat que les adeptes américains des lettres françaises avaient suivi en lisant des nouvelles de la drôle de polémique entre Raymond Picard et Roland Barthes ou entre le Corneille des « Classiques Larousse » (aux couvertures bleuâtres, d’une typographie rappelant les années 1930) et Serge Doubrovsky dans sa lecture hégélienne du théâtre classique — figurait dans une conjoncture de plus grande envergure, s’étendant de l’après-guerre jusqu’aux miasmes de l’histoire américaine récente. En Amérique du Nord on lisait la nouvelle critique française, à tort et à raison, dans l’optique du new criticism anglo-américain. Pour ce qui concernait l’enseignement de la littérature française aux États-Unis, il s’agissait d’une démocratisation et, bientôt, d’une salubre aliénation du canon4. Les étudiants amateurs de littérature française voyaient venir aux facultés bien des candidats français et francophones qui fuyaient un ordre d’enseignement sclérosé5. Les Américains de la même génération inféraient que le canon français était susceptible d’être détourné de ses fins « belles-lettristes ». Pourquoi ne pas, disait-on alors, soumettre la littérature française aux principes du new criticism ? Loin du raffinement qu’emblématisait pour nous autres Américains l’université française, déplacé ou émigré vers le « nouveau monde », le texte classique se muait miraculeusement en un objet anthropologique et bientôt psychanalytique. La littérature française, « comme les herbes », s’amendait et se fortifiait en se transplantant.
10Le texte était devenu un symptôme et non un patron à aduler. C’était un lieu où le champ de la création accueillait une lecture non moins édifiante que créatrice. Il était facile de voir que les Amériques devenaient vite pour les intellectuels de gauche ce qu’avait été Rome pour les artistes et auteurs français de l’époque classique6. Le concept d’inconscient servait alors à ouvrir le texte classique à ce que de nos jours nous serions tentés d’appeler une interactivité, mais sans que celle-ci — à l’époque télé-électronique dans laquelle nous nous trouvons — édulcore la force ou la fabuleuse altérité de l’objet. L’inconscient, qu’il soit optique ou politique, pouvait offrir un accès à un texte qui serait resté autrement étanche ou hermétique.
11C’est en ce sens que The Graphic Unconscious avait été lancé : traitant d’un canon littéraire protégé par une institution assez inféodée (la mention des mots « seizième siècle », « Renaissance », « humanisme », ou « seiziémiste » faisait trembler de peur l’étudiant, même si cette personne était devenue férue d’un Rabelais ou d’un Montaigne par le biais du new criticism...), le livre cherchait à obtenir avec le texte de la Renaissance une relation semblable à celle que l’on entendait entre la raison consciente et l’inconscient. De cette manière quelques textes du canon littéraire, malgré des usages allant à l’encontre de leur écriture, allaient s’offrir au regard critique. L’intention était de rendre accessibles, tout en respectant leur étrangeté et leur obscurité, des textes français du panthéon du XVIe siècle.
12Un concept opérateur a donc été la lettre. Depuis Serge Leclaire et Jacques Derrida la lettre était la charnière entre le conscient et l’inconscient. Telle qu’elle est entendue dans les analyses qui suivent, elle ouvre le texte à une pluralité de lectures. Elle constitue un site ou un lieu où sont mêlés le toucher, la vision, et l’audition. Dans ces lieux charnières — lieux de passages ressemblant quasiment à ce que Derrida appelait la différence — la dimension orale d’un texte imprimé est conçue comme la raison consciente, et la dimension visuelle ce qui serait du côté de l’inconscient. Ce qui est « indiqué » ou signalé par la forme d’un texte, voire d’une lettre imprimée, pourrait changer le sens, dans le registre de son audition, par rapport à ce qu’il « veut dire » quand il est enregistré « correctement ». Le texte français de la Renaissance, il me semblait alors, nous donne, en raison de sa proximité aux origines de l’imprimerie, mieux que n’importe quelle autre littérature moderne un travail dans lequel l’écriture excède la tâche transcriptive de la langue écrite. Sur le plan historique cette littérature dépasse même les mobiles que lui confère la tradition humaniste.
13Au XVIe siècle l’écriture imprimée était douée, sur le plan graphique de sa composition, d’un arcane riche et séducteur. Cela faisait partie du « beau » avant que le terme ne devienne le sujet d’une spéculation philosophique telle qu’elle s’entend à l’ombre de Diderot. De nombreux auteurs, artistes, typographes et maquettistes se consacraient à la création d’objets d’art, à lire, à palper, à voir. À partir de la lettre on pourrait dire que le texte de la Renaissance, un peu comme le cinéma du XXe siècle, est composé d’au moins deux « pistes » ou « bandes ». L’une, aurale et orale, a la fonction de transmettre du sens, d’assurer la communication. L’autre, graphique et optique, a souvent une fonction d’interférer ou de dire autrement, de manière souvent allégorique, ce qui est énoncé dans la dimension aurale, dans le vouloir-dire du texte. Le texte imprimé de la Renaissance se développe dans ces deux sens à la fois.
14C’est pour cette même raison, semble-t-il, qu’en appelant à faire l’histoire difficile de la beauté plastique du XVIe siècle au début de L’Art de la Renaissance en France, Henri Zerner cite le Pantagruel de Rabelais. Dans sa lettre destinée au jeune héros éponyme du roman, Gargantua remarque que « Le temps estait encores tenebreux et sentant l’infelicité et calamité des Gothz, qui avoient mis à destruction toute bonne littérature »7. L’observation est symptomatique de ce qu’on pourrait appeler un inconscient graphique. Zerner constate qu’il nous est impossible de cerner le caractère de la Renaissance sans porter le regard sur la lettre imprimée. Selon Zerner la France du XVIe siècle témoigne d’un renouveau à travers les mutations de la forme du livre. La typographie marque une charnière dans le renouvellement des lettres en tant qu’objets. En reprenant les mots de Rabelais, on dirait que la « restitution » de la « calamité des Gothz » dépend de la distinction entre l’écriture gothique, vue comme vétuste, et l’écriture romaine ou italique, qui serait considérée comme à la fois moderne et antique. La lettre attique ou romaine se substitue aux « vieilles » habitudes connotées par l’usage de la lettre bâtarde. Mais il ne s’agit guère d’une dialectique entre la lettre ancienne et la lettre nouvelle. Il s’avère que les deux styles coexistent, qu’ils constituent une relation critique et comparative de longue durée, et qu’ils mettent en jeu des traits à la fois visibles et tactiles qui sont parties constituantes de leur sens.
15Le conflit ou la conjointure de styles typographiques ouvre un dialogue relatif aux liens « entre la culture visuelle et la littéraire » (Zerner, 14). En gros, ce conflit forme le contexte des chapitres qui suivent. Le caractère gothique ou « bâtarde » que Rabelais s’acharne à effacer de l’horizon de son époque est bel et bien celui qui véhicule, dans les premières éditions du Pantagruel, la dénonciation du vieux style et, par extension, du vieil habitus des « Gothz ». Dans la phrase de Rabelais que cite Zerner il y a une double entrave, car en fait le texte célèbre ce qu’il voudrait mettre en question. Le monde « gothique » accueille le monde « classique ». Contre le terroir ogival, et dans un style flamboyant, Gargantua s’obstine à lancer une nouvelle mode, antique, méridionale, et italienne, qui voudrait nier la tradition de l’architecture, du manuscrit et du livre, héritée du Moyen Âge. Ici nier veut dire entériner. La visibilité de la forme confère à la matière graphique de la littérature un aspect, si l’on reste fidèle à l’aspect charnière de la lettre, qui peut être appelé inconscient. Rabelais voudrait reléguer inconsciemment la dimension même de l’écriture, qui constitue sa complexité. Dans la phrase de Rabelais les gothz réfèrent en partie au caractère de la lettre imprimée qui doit céder la place, tôt ou tard, à la lettre romaine. Mais en tant qu’objet optique soit le souvenir de la lettre soit sa forme même feront partie de ce qui résiste au sens et qui revient en le déviant.
16Le texte de Rabelais incarne la problématique de ce livre. L’historien de l’art perçoit chez Gargantua un arcane de la lettre. C’est une chose à la fois visible et invisible, dotée de traits culturels variés. Il serait loisible d’en faire un petit bilan : en premier lieu, la lettre est régie, comme tout signe, par le principe d’analogie qui la fait promouvoir. Ainsi que pour les autres lettres qui lui sont contiguës, chaque lettre marque un chemin de bifurcations qui s’ouvrent entre convention et motivation du signe, ou entre son héritage arbitraire et son pouvoir de convoquer un monde imaginaire de formes8. La lettre génère du sens à partir d’un jeu multiple de ressemblances et de dissemblances vis-à-vis d’autres signes qui sont proches. Lorsque dans les Essais Montaigne remarque que « le nom, ce n’est pas une partie de la chose ny de la substance, c’est une piece estrangere joincte à la chose, et hors d’elle », il souligne qu’il existe un clivage entre les noms et les choses, que l’analogie qui voudrait motiver leur relation est quasiment imaginaire9. Mais ailleurs le même auteur, un peu comme Rabelais qui proclame une chose et en fait une autre, remarque en sourdine dans « Sur des vers de Virgile » (III, v) que, comme Plutarque, il voit « le langage latin par les choses ». Il constate qu’il y a une analogie entre son texte français vernaculaire et l’aspect presque surmotivé du latin de Plutarque. Dans son propre style, dans ce qu’il appelle son « dictionnaire tout à part moy », il devient le rival de l’auteur latin parce qu’il multiplie le sens de son écriture. Ses analogies matérielles excèdent ses patrons. Transmuant Plutarque dans le style de sa signature, il ajoute « icy de mesme ; le sens esclaire et produict les parolles ; non plus de vent, ains de chair et d’os » (873). Montaigne démontre qu’il peut transformer chose, le substantif fade et insipide de la langue vernaculaire, n’ayant aucune valeur poétique, en matière vivante. Chose se métamorphose en chair et os. La lettre, surtout sa forme graphique telle qu’elle est vue, semble être le véhicule qui conduit de l’objet inerte, de ce qui est dénué de valeur, à la matière à la fois organique et inorganique, qui vibre et rayonne dans le travail de l’essai. On dirait que chez Montaigne il s’agit, « en renouant avec Cratyle, de motiver le signe, de le rappocher de la chose10 ».
17Il en dit autant quand il annonce, dans « l’incomparable » « Art de conférer », « que nous sommes sur la maniere, et non la matiere du dire » (846) : de nouveau l’analogie entre contenu, forme, et forme de contenu — telle qu’elle émerge dans le mouvement de la phrase — génère un champ de comparaison à partir de la différence minuscule de deux lettres, visibles dans la scansion qui signale combien ce qui est entendu, au sens propre, s’entend à partir de ce qui est vu, en passant, dans le va-et-vient de la matière à la manière. En lisant Rabelais et Montaigne on dirait d’emblée que la lettre nous fait apercevoir ce qui, dans le temps d’une lecture négligente, fait partie d’une inconscience évanescente, vue en éclair au pied de la lettre. Le jeu de l’analogie suit un itinéraire divers en raison de la multiplication virtuelle de sens offerte au lecteur par la différence dans la lettre et dans la trace de son mouvement.
18Posons que dans le domaine de l’écriture imprimée du XVIe siècle la lettre imprimée est affublée de cinq traits pertinents. D’abord, en tant que véhicule de discours, la lettre figure comme relais. C’est la fonction pragmatique de la lettre, c’est l’affaire des compositeurs dans les ateliers typographiques. Comme l’a remarqué Nina Catach, l’orthographe a une fonction transcriptive, qui traduit la voix vive en écriture11. Le lecteur scande des phrases, à vrai dire des chaînes de lettres, afin de capter un sens vocal qu’elles sont censées traduire. En tant que relais la lettre se voit comme un mode de communication efficace. Elle éternise le sens en le stockant entre les couvertures du livre. Le sens est retrouvé et animé de nouveau dans le travail de lecture, mais la lettre disparaît quand le sens qu’elle porte est entendu. Ici la lettre serait du même ordre que la prose telle que l’entérine Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? Elle sert aux fins limitées de la communication, elle fait partie de ces discours qui se veulent « transparents », quelles que soient leurs intentions ou leurs utilisations pratiques. C’est la fonction de la lettre au stade pragmatique, mais en même temps, vis-à-vis de l’opposition célèbre que préconise Sartre, c’est l’aspect le moins littéraire de la lettre. Ici elle figure dans ce qu’ailleurs il appelle le régime pratico-inerte de tout échange ou acte de communication.
19Le même auteur cerne l’opacité de la lettre, voire son inconscient optique, lorsqu’il distingue la prose de la poésie. Chez Sartre, la lettre, dans son acception poétique, invite l’œil à scruter le contour et le jeu de sa forme même. Elle s’interpose, elle occulte la transmission du sens. En signalant qu’elle a des propriétés qui sont autres que celles qu’elle transmet, la lettre s’autonomise à l’intérieur du régime de communication dans lequel elle travaille. Du coup la phrase a l’air de se déconstruire lorsque la lettre est prise comme chose autre, ou comme chose déviante et aliénante. Dans un texte imprimé elle peut avoir, par exemple, une « orthographe », dimension appartenant à un plan architectural — qui lui est propre12. Comme on va le voir à propos de « Des coches » de Montaigne, elle pourrait devenir une fabuleuse mise en abyme d’un plan ou d’une grille organisant tout un réseau de figures et de concepts. Dans le monde de Rabelais qui voudrait que chaque lecteur restaure et restitue la « bonne littérature », la lettre qui la conduit du passé au présent est, elle aussi, obscurcie par le fait qu’elle est une forme double ou transitionnelle : d’une part, elle appartient à une généalogie « bâtarde » remontant aux Gotz tandis que, d’autre part, elle cerne la forme romaine. Elle est visiblement criblée d’histoire. Que la lettre soit double divise le texte dans lequel elle se situe. Quand elle marque une différence vis-à-vis du sens environnant de la phrase, la lettre est dotée de la valeur qu’assignait Freud (surtout dans le cas Dora, lorsqu’il lance la métaphore de l’écriture comme chemin ferré muni d’échangeurs) aux signes « charnières » qui dévient ou qui font bifurquer le sens d’une énonciation ou d’une phrase et le portent loin de ce que propose sa logique. La lettre donc comporte une autonomie face au contexte. Cette autonomie, qui provient de la motilité de la lettre imprimée (en anglais on appelle l’invention de Gütenberg celle de la moveable type), confère à la lettre ce que Walter Ong nomme une nouvelle et insolite locomotion. Celle-ci est susceptible de faire travailler l’inconscient du texte dans lequel elle se trouve.
20Isolé dans une salle de travail télésurveillée, muni de crayons ou d’un ordinateur portatif, le lecteur de livres rares et anciens du XVIe siècle (dans les bibliothèques universitaires d’Amérique du Nord tout livre de cette époque appartient à une réserve et, forcément, se lit là et jamais ailleurs, l’espace contrôlé et surveillé marquant ce qu’est la lecture du texte de la Renaissance), le lecteur, donc, porte son œil sur la forme physique du livre et de ses pages. Le lecteur caresse un papier épais, solide et charnu qui laisse affleurer ça et là des fibrilles de chanvre. Le filigrane même dévoile des marques et des signatures en palimpseste. Toute une sédimentation de sens, un peu comme la vision de Rome en ses « couches » qu’évoquait Freud dans Le Malaise de la civilisation, caractérise la page imprimée. Elle ressemble au vélin et au parchemin, matière organique, qu’elle mime et supplée à la fois. L’écriture a l’air d’être tamponnée, à vrai dire « imprimée », au sens propre, par la matière matricielle qui est celle de la page. Le doigt de la main du lecteur tâte et palpe les lettres qui laissent au papier des contours porteurs, pour l’imaginaire d’une orographie en minuscule : les creux et les bosses des lettres imprimées rappellent la percussion de l’appareil qui a pressé l’encre aux lieux qu’elle occupe. La page devient une topographie d’impressions-souvenirs témoignant d’une force de frappe ou d’une création dont l’évidence est marquée dans le modelé de l’écriture imprimée. Pour chaque lettre visible sur la page il y a la réminiscence d’autant de frappes percussives. Une énergétique de la lettre se voit dans les éditions originales, qui ne se voit plus dans les transcriptions modernes. Les textes imprimés, au moment de leur fabrication, portent les traces de forces venant d’ailleurs, et parfois, dans l’arcane et le mystère du livre, d’on ne sait où. En tout cas, c’est cet aspect du livre imprimé qui inspire le concept même de « l’instance » de la lettre dans l’inconscient13.
21Une troisième composante de la lettre est celle de son aspect pictural. Nous avons vu que pour Clément Marot elle s’apparente à l’architecture, mais sur un plan plus général on peut voir dans la lettre la présence d’un cadre et d’une perspective. Perçue selon l’art de la composition dans un atelier d’imprimeur, la fonte de chaque lettre porte autour d’elle la forme d’un carré. La lettre devient champ d’image dans le traité-charnière, au sens historique, de la lettre, le Champ fleury (1529) de Geoffroy Tory. Pour cette raison le sous-titre accuse la présence d’une lettre en tant que tableau : « Auquel est contenu Lart & Science de Lettres Antiques, & vulgairement Lettres Romaines proportionnées selon le Corps & Visage humain ». Toutes les lettres possèdent une vertu de devenir des traits de dessin et de peinture. Projeté dans un espace tridimensionnel, le I devient la flûte de Virgile avec d’aussi nombreux arrêts que les Muses et les Arts Libéraux. Tournée de côté, la flûte forme le O de la bouche, mais aussi sa forme ronde se marie avec la barre linéaire du I14.
22En tant qu’étudiant d’Euclide, Tory dessine ses lettres au moyen d’un compas. Il trace une grille qui confère à chaque partie de la lettre une valeur égale aux autres. L’entour ou le cadre de la lettre permet l’inscription de la perspective. À l’instar de Tory, il est possible de spéculer que certains textes se soumettent aux torsions visuelles de la géométrie et de l’architecture. Chez Tory les lettres « attiques » revendiquent un style italien, inspiré du système de perspective monoculaire du quattrocento. Mais en même temps, il y a la présence de modèles gothiques que l’on associe aux pratiques des artistes flamands : comme cela se voit chez Rabelais, l’espace du nord, l’espace « gothique », saturé de valeurs allégoriques, se mélange avec la logique de la perspective du sud, à l’intérieur des confins de la lettre et de son pouvoir d’analogie15.
23Suivons de plus près la pente d’une spéculation sur la lettre en tant que tableau : pour la Renaissance du nord et les artistes de l’époque allant jusqu’à celle de Jean Fouquet, Erwin Panofsky a noté que la peinture n’offrait pas l’illusion d’un espace unifié vu à travers une grille ; ses effets sont conduits par l’accumulation de détails qui constitue une « saturation » allégorique et qui tend à mener l’œil partout sur la toile. Ainsi se produit une lecture haptique de l’image. L’œil veut toucher ce qu’il voit, il regarde les lettres en même temps qu’il les situe, les scande et les suit. La représentation qui persiste depuis l’époque des frères Van Eyck et celle de Roger Van Der Weyden a construit un espace dense et fictif, par l’intermédiaire de formes ramassées, criblant leurs surfaces d’analogies verbales et visuelles. Des détails deviennent des totalités, offrant en même temps l’image globale d’un isomorphisme de peinture et d’écriture. Au moment de la Renaissance italienne, suite à l’invention de la perspective monoculaire, le peintre voyait le monde à travers un écran et une grille rectangulaires. Ceux-ci poussaient l’œil vers l’illusion de la construction d’un volume intégral16. La tradition du nord s’est construite elle-même à partir d’allégories qui articulent l’espace en une mise en scène immédiatement perceptible et une possibilité de significations infinies. Un dialogue mystique s’est développé là où la peinture et l’écriture étaient nourries d’une expérience oculaire, concrétisée dans la forme, la masse, la couleur et le contour, tandis que la Renaissance italienne fabriquait ses sensations par l’intermédiaire d’une distance obtenue et retenue dans la perspective17. Comme tableau virtuel, la lettre devient un site de dialogue entre la « sensation » ou aspect haptique de sa forme et sa virtualité à titre de « tableau », cartouche, ou carré encadrant un monde idéal.
24Si la lettre inclut dans sa forme un jeu de perspective, il pourrait y avoir la présence de points de fuite ou de disparition. Le point de fuite est susceptible de marquer l’espace même de la lettre. Il engendre un processus qui crée des lieux où « pointent » des énigmes. Sous cet angle le point de fuite serait ainsi l’omphalos, le nombril, la trace originaire réitérée de la signature ou de l’apophtegme de l’auteur. À une époque où le texte littéraire est obsédé par sa composition spatiale, par des architectures de mots qui se munissent de centres, de coins, de circonférences et d’axes, la lettre marquerait un élément inquiétant à son point de fuite18. Ce serait la charnière du visible et de l’invisible, ce qui serait, dans l’idiolecte d’Yves Bonnefoy, le « vrai-lieu » de la lettre et du texte.
25Mais en même temps, le point de fuite, en tant que marque abyssale du caractère, serait aussi le lieu d’une opacité, ou d’un élément innommable, signe de l’inconnu, qui ne serait ni inscription, ni relais, ni tableau. Si la Renaissance se délecte à déchiffrer des énigmes, elle prend autant de plaisir à en créer d’autres. La lettre convoquerait une analogie entre sa forme picturale et le sens qu’elle véhicule, mais en même temps elle serait la figure de ce qui résiste à l’interprétation. Elle serait le site de l’invention d’une aporie, marque brute démunie de sens connu. Pour le lecteur moyen, cette opacité mettrait en jeu les limites du savoir du déchiffreur ou décrypteur.
26Dans la mesure où elle figure entre une fonction communicative, comme relais, et un tableau ou une opacité occultant la transmission du message qu’elle transcrit en disparaissant de l’horizon visuel, la lettre pourrait être cernée aussi comme élément de montage. Le texte du XVIe siècle, on le sait, est lardé de paronomases, d’allitérations, d’assonances, de contrepèteries et autres jeux verbaux. « Si vous le voyez, vous l’oyez », constate Montaigne dans le rhapsode de « L’institution des enfans ». « Le parler que j’ayme, c’est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche ; un parler succulent et nerveux, court et serré, non tant delicat et peigné comme vehement et brusque : Hoec demum sapiet dictio, quoe feriet, plustost difficile qu’ennuieux, esloingné d’affectation, desreglé, descousu et hardy ; chaque lopin y face son corps ; non pédantesque, non fratesque, non pleideresque, mais plustost soldatesque... » (185). Dans la même veine, le narrateur du Gargantua découvre « un gros, gras, grand, gris, joly, petit, moisy livret, plus mais non mieulx sentent que roses » (10). Depuis son adolescence tout lecteur de Montaigne et de Rabelais sait par cœur ces morceaux choisis ; ils s’impriment dans la mémoire à partir de leur forme, mais cette forme fait partie d’un montage. Le mouvement saccadé de la phrase de Montaigne, entrecoupée de virgules, balancée d’adjectifs qui se juxtaposent (« simple et naïf », « descousu et hardy ») ou qui se comparent (« non... non... non... mais plustost ») est celui d’une suite d’images-lettres. Chez Rabelais la lettre g, gé-ante, espèce d’hypogramme, annonce l’avènement de Gargantua, mais son orthographe est absolument enivrante, le moisi d’un arôme melliflue par la proximité des roses. Ce qui est gros et grand est petit, toute proportion non gardée dans le mouvement des caractères à l’intérieur de la phrase.
27Le lecteur pourrait spéculer que le concept eisensteinien de montage informe le jeu de la lettre. Chez le théoricien du cinéma il est fondé sur un va-et-vient de formes en apparition et en disparition, de figures qui émergent dans le champ visible là où, en même temps, elles s’envolent. C’est Freud qui a également conçu une écriture de ce genre sous le titre de Bilderschriften. Le montage nous fait voir que la représentation du sens ne se réduit pas à sa figuration. Le montage offre « une possible démotivation de l’image à l’égard de l’objet qu’elle représente », de sorte que figuration et signification sont dissociées19. Production de la différence, le montage serait l’emblème d’une écriture dans laquelle l’inconscient revient visiblement et sous forme matérielle. Le montage caractérise la locomotion de la lettre. C’est lui qui fait voir la visibilité du texte, qui revendique son « inconscient optique ». Il semble que le montage soit au fond de presque toutes les constructions littéraires du XVIe siècle.
28Résumons les cinq composantes de la lettre sous le régime de l’analogie. Il s’agit du relais, de l’inscription ou trace de percussion, du tableau ou forme plastique, de l’opacité comme élément du signe, et de l’effet de montage. À l’exception près du relais, chaque composante est articulée sur l’axiome suivant lequel là où il y a écriture imprimée il reste des forces qui mettent en question le sens ou la signification. Le texte de la Renaissance fête tout ce qu’il y a de polyvoque et de paradoxal dans l’écriture imprimée. Dans les pages qui viennent on voudrait soutenir que le travail de la lettre nous permet d’invoquer l’inconscient. Il serait réducteur et brutalisant de dire que dès la fin de la Renaissance jusqu’à l’avènement de l’ère cinématographique, époque qui naît en compagnie de la psychanalyse, l’écriture était sous l’emprise de la signification. Mais généralisons quand même : c’est grâce au cinéma et à la science de l’inconscient, deux legs faisant partie d’une formation collective qui nous habite et nous fait marcher, que l’on peut revenir aux textes de la Renaissance. Bien des lecteurs de nos jours l’ont fait et continuent de le faire. Ainsi les chapitres qui suivent font partie d’un travail antérieur, d’une « formation discursive », qui dictent leur sens. La visée politique dans l’approche esquissée ci-dessus appartient aux fortunes de la critique et de l’histoire littéraires françaises telle qu’elles se sont développées aux États-Unis dans les années 1980. Maintenant, et peut-être de manière à déconcerter le lecteur francophone, ces réflexions reviennent en traduction.
29Il est clair que les enjeux politiques d’une référence à l’inconscient pour interpréter un canon français, développés loin des frontières françaises ou pour des fins localisées, risquent d’avoir peu de sens pour un public francophone. On espère que ce ne sera pas le cas. Plutôt, on voudrait que l’étrangeté de la lecture soit moins inquiétante que novatrice ou heuristique. Le concept même d’inconscient « graphique », comme nous l’avons vu, côtoie une pensée née en Amérique du Nord à la suite de la nationalisation de l’éducation supérieure. Grâce au travail français sur la psychanalyse, une tactique pédagogique fondée sur le concept ou l’invention de l’inconscient répondait, aux États-Unis, à une situation institutionnelle particulière. Vue de loin, on dirait que la naissance de ce style d’analyse du texte littéraire fait partie d’une sorte de décolonisation de la Renaissance française. Elle est formulée en réponse à sa présentation dans les manuels que le pays avait exportés outre-mer. Cette décolonisation se fait en raison d’un abîme entre styles, traditions, et fins critiques. Espérons enfin que les différences d’approche et d’analyses seront, comme les sauvages américains à Rouen devant les yeux de Montaigne, bienvenus20.
Notes de bas de page
1 Voir « Bartleby, ou la formule », dans Critique et clinique, Minuit, Paris, 1993, p. 89-114.
2 C’est Martin Jay, dans Downcast Eyes (University of California Press, Berkeley, 1995), qui donne une histoire de la critique de l’oculocentrisme en France au vingtième siècle.
3 « Le graphe [ou une grille formalisant le modernisme] porte un rapport au temps en dehors de l’histoire. On ne perçoit l’histoire que lorsque l’on se trouve au dehors, en voyant comment il cartographie un ensemble de préoccupations réelles et l’on dit, “Eh bien, voilà ce que c’était le modernisme”. Mais là-dedans il n’y avait que de la répétition », dans Rosalind Krauss, The Optical Unconscious, MIT Press, Cambridge, 1994, p. 20. (Je traduis.)
4 Démocratisation garde ici une connotation politique remontant à Montesquieu, contrairement à son usage actuel dans lequel le substantif équivaut aux take-overs et à la mondialisation du capitalisme américain. Voir Thomas C. Frank, « Et le “New York Times” imagine notre avenir », Le Monde diplomatique, no 46, juillet 1999, p. 4.
5 Le lecteur français verra une magnifique chronique du moment dans les chapitres de Michel de Certeau, La Prise de parole (Seuil, Paris, 1993), consacrés à l’enseignement et aux événements de 1968. En 1999, la traduction américaine de ce livre vise une nouvelle prise de conscience en Amérique du Nord.
6 Michel Butor a noté qu’après la Seconde Guerre mondiale l’Amérique du Nord est devenue un nouveau lieu d’expériences intellectuelles et créatrices. Rome l’avait été depuis l’ère des Académies. Un pays affublé d’une histoire bien différente de celle de l’Europe, aux anciens parapets, accueillait les Français. Voir son entretien, « Où les Amériques commencent à faire histoire », dans Mireille Caille-Gruber (sous la dir. de), Butor et l’Amérique, L’Harmattan, Paris, 1998, p. 249-254.
7 Henri Zerner, L’Art de la Renaissance en France : l’invention du classicisme, Flammarion, Paris, 1996, p. 14. L’orthographe de la citation de Rabelais a été légèrement modifiée selon l’édition critique des Œuvres complètes de Rabelais par Mireille Huchon, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1994, p. 243.
8 Voir François Rigolot, « Cratylisme et pantagruélisme » (Études rabelaisiennes, no 13, 1976, p. 115-132, dans lequel le critique lit Rabelais à travers le débat autour de la « motivation » et de « l’arbitraire » du signe linguistique, hérité du Cours de linguistique générale de Saussure et développé par Gérard Genette dans Mimologiques (Seuil, Paris, 1974). Dans son magistral Voix du signe (Klincksieck, Paris, 1992), Marie-Luce Demonet reprend le débat en montrant combien le XVIe siècle optait pour le caractère arbitraire et conventionnel du langage. Elle s’en prend en partie aux remarques de Michel Foucault, dans le premier chapitre Des mots et des choses (Gallimard, Paris, 1966), dans lequel la Renaissance est vue sous l’emprise de l’analogie.
9 Michel de Montaigne, Les Essais, éd. Pierre Villey, 3 vols., PUF, Série Quadrige, Paris, 1988, II, p. 618. Toutes les références des Essais seront prises dans cette édition et notées entre parenthèses dans le corps du texte.
10 Marie-Claire Ropars, Le Texte divisé, Seuil, Paris, 1981, p. 71.
11 L’Orthographe en France au XVIe siècle, Droz, Genève, 1968.
12 « Tout ainsi, amy Lecteur, que toute architecture sans sa disposition rend moins belle son Orthographe, tant bien cymmetriée soit elle, pareillement tout œuvre, tant docte ou plaisant soit il, estant de sa deduction frustré, se monstre, et est de faict, plus desplaisant à tout Lecteur que agreable », remarque, par voie d’analogie, l’imprimeur de Marot à l’incipit de la préface de l’édition de Lyon (1544) de L’Adolescence clémentine et sa Suyte. Voir la glose de Gérard Defaux dans son édition critique, v. 2, Garnier, Paris, 1994.
13 « Par quoi l’on voit qu’un élément essentiel dans la parole elle-même était prédestiné à se couler dans les caractères mobiles qui, Didots ou Garamonds se pressant de les bas-de-casse, présentifient valablement ce que nous appelons la lettre, à savoir la structure essentiellement localisée du signifiant. » Cette remarque des Écrits (Seuil, Paris, 1966, p. 501), glosée mille fois par les adeptes de Lacan, capte le mouvement de la percussion qui va de haut en bas : la parole « coule », comme les eaux d’une rivière, en suivant la force d’attraction et en allant dans l’atelier du typographe d’un rayon supérieur (haut-de-casse) vers un rayon inférieur (bas-decasse). Il est à supposer que dans le régime de la lettre, « l’objet petit-a », rappelant le bas-de-casse, serait la suite du A majuscule. Dans la palinymie du texte, ce qui est « petit-a » serait l’envers du « a-petit », ou du désir : bon a-petit. Toujours est-il que la percussion de la lettre, figure de son instance, l’ouvre à l’inconscient. carte, dans The Self-Made Map, University of Minnesota Press, Minneapolis et Londres, 1996, p. 62-87.
14 Champ fleury (Bourges, 1529), éd. J. W. Jolliffe (The Hague, Mouton and Johnson Reprint, Paris, 1970, ff. xiiii-xviii). Cette édition reproduit une première édition (British Museum 60. e. 14.), disponible en traduction anglaise (Dover, New York, 1967). Tory était quand même historien de l’écriture. À l’encontre de Rabelais il ne voulait guère substituer la lettre romaine à la lettre gothique. Il y voyait une coextension et en même temps il portait sur la lettre une perspective assez large. Voir Paul Saenger, « Geoffroy Tory et la nomenclature des écritures livresques », Le Moyen Âge, no 3-4, 1977, p. 494-520. Voir aussi la lecture de la lettre en tant que carte, dans The Self-Made Map, University of Minnesota Press, Minneapolis et Londres, 1996, p. 62-87.
15 L’allégorie « saturée » est un concept qui remonte à Johann Huizenga, Le Déclin du Moyen Âge, qui est repris dans Erwin Panofsky, Early Netherlandish Painting (Harvard University Press, Cambridge, 1953). À cet égard, Pierre Francastel a montré dans La Figure et le Lieu comment les travaux apparemment les plus homogènes des Renaissances italiennes sont des signes de création mixte, et font coexister des vitesses culturelles différentes et des impulsions idéologiques (Gallimard, Paris, 1967, p. 40-60). Il montre comment le travail du temps peut être filtré à travers notre monde et le leur, mais en termes « d’imaginaire », « de perçu » (soit un domaine symbolique de langues visiblement stables) et « de réel », ou une dimension de l’objet qui est impénétrable au langage. Un exemple serait la lettre « F » qui devient le point de fuite alphabétique de Jean Lemaire dans sa Concorde des deux langages (1512) : le poète désire apporter un « accord » aux débats sur la valeur de la paix française et italienne, pour ces deux nations en guerre. Pour le faire, il compare la lettre allégorique de France avec celle de souche antique de Florence. La différence éclate dans deux vers rhapsodiques :
François faictiz, franz, fortz, fermes au fait,
Fins, frecz, de fer, feroces, sans frayeur,
Telz sont voz noms concordans à l’effect.
[La Concorde des deux langages, éd. Jean Frappier (Droz, Paris, 1947), v. 583-585.] F devient une rime visuelle, mais en même temps un chiffre faisant partie d’un « discours pictural ». Celui-ci charpente l’accord imaginaire entre France et Florence. À cet égard François Cornilliat étudie l’art plastique du vers de Lemaire dans « La couleur et l’écriture : le débat de peinture et de rhétorique et l’écriture dans La Plainte du désiré de Jean Lemaire », Nouvelle Revue du Seizième Siècle 7, 1989, p. 22-23. Dans Le Texte de la Renaissance, François Rigolot utilise Lemaire pour montrer comment les allégories élaborées de graphique et de signification tendent, sur un niveau structurel, à dénier la nature arbitraire de la dimension symagmatique de la langue (56), et comment la Concorde s’écrit sur un sujet de discorde, tel qu’une violence ambiguë indique l’émergence d’un « inconscient du texte » (104), notion qu’il reprend de Jean Bellemin-Noël, Vers l’inconscient du texte (PUF, Paris, 1979), une étude de Proust et du canon moderne.
16 Voir le fond développé dans « I primi lumi : Italian Trecento Painting », dans Renaissance and Renascences in Western Art, p. 120-131. Hubert Damisch, L’Origine de la perspective (Aubier-Flammarion, Paris, 1993, rééd.), complique le problème de manière féconde, dans le deuxième chapitre.
17 Voir Erwin Panofsky, Meaning in the Visual Arts (Doubleday, New York, 1955), sur la perspective et le corps humain, ainsi que la note 7 ci-dessus. L’étude de Michel de Certeau sur la figuration mystique de Bosch dans La Fable mystique (Gallimard, Paris, 1982, p. 35-64) conçoit des corps et des formes chiffrées en dialogue avec des visions du « Nord » et du « Sud ». La relation oculaire, de mysticisme et de cardinalité, est reprise dans « The Gaze Nicholas of Cusas », Diacritics, no 17.3 (automne 1987, p. 2-38), dans lequel les traditions du Nord et du Sud sont considérées comme déplacées les unes dans les autres (p. 13-14).
18 Pour le travail sur le centre voir Rudolph Arnheim, The Power of the Center (University of California Press, Berkeley, 1982). Voir aussi Rigolot, Le Texte de la Renaissance, à propos du « centre » chez Rabelais. Récemment, dans Rabelais agonistes (Droz, Genève, 1996), Gérard Defaux remarque que le Quart Livre se compose par un travail pictural : le chapitre mitoyen (trente-trois, chiffre-marque du Christ, dit-il) organise et met en abyme les enjeux d’un livre d’apparence monstrueuse. Michel Butor a été un des premiers lecteurs modernes à cerner ce processus en ce qu’il fait de la pratique textuelle à la manière de l’école de Fontainebleau, qui inspire la composition des Essais. Voir Essais sur les “Essais”, Gallimard, Paris, 1968.
19 Ropars-Wuilleumier, Le Texte divisé, op. cit., p. 71.
20 Signalons que Terence Cave, à la fin de l’introduction à ses Pré-histoires : textes troublés au seuil de la modernité (Droz, Genève, 1998), observe que « ces étrangers du seizième siècle, nos amis » (p. 19), tels le planteur de choux que rencontre Alcofribas Nasier au paysage de la langue de Pantagruel et les habitants du nouveau monde que rencontre Montaigne dans ses « Cannibales », nous révèlent « leur part d’obscurité légitime », « l’écho clair de leur manière d’être au monde » (ibid.). Il veut tenir à distance ce que l’on veut parfois aborder trop familièrement. À l’instar de Cave disons que l’inconscient nous sert à sauvegarder cette différence. L’inconscient nous aide à « respecter cette obscurité » du texte de la Renaissance.
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