Conclusion
p. 207-209
Texte intégral
1L’œuvre de Victor Segalen cherche à construire un sens autre. L’écrivain demande à la littérature de lui offrir la magnificence d’un nom d’auteur et la grandeur d’un héritage littéraire. L’écriture est l’outil de cette architecture, de ce temple du nom. La culture de l’autre, maohi ou chinoise, est un objet d’étude parce qu’elle organise une parole qui ne peut se dire qu’étrangère, une parole dont les premiers mots s’entendent au cœur du nom de famille. La violence de cet égoïsme est fructueuse comme le fut en son temps celle des conquérants. Il naît un nouveau monde, le territoire imaginaire d’une œuvre élégante et savante.
2Mais au-delà de ce projet, de cette tension, du désir toujours inabouti de cette œuvre inachevée à laquelle Victor Segalen s’épuise progressivement comme s’il était condamné à l’un de ces supplices infernaux dont la répétition façonne la douleur, se pose la question du sens comme elle se pose à chacun de nous. Entre l’acte de naissance et l’acte de décès, entre ces deux écritures dont l’une définit notre avènement dans le flux du langage et dont l’autre obtiendra toujours le dernier mot, que sommes-nous dans le grand jeu du sens ?
3Peut-on suggérer que Victor Segalen n’écrivait pour personne et surtout pas pour être lu ? Le soin avec lequel il élabore son œuvre, la rigueur, la minutie et le temps qu’il y consacre engagent son travail bien au-delà du seul objet mortel. Le sens y est œuvré avec le soin d’un embaumeur ; chaque étape est sacrée et exige une foi profonde en l’utilité de son raffinement. Le désir d’immortalité propre à la littérature est ici à prendre au sérieux. L’œuvre de Victor Segalen est une mise au tombeau et la lecture qu’on en propose est toujours un détournement, semblable à ces expositions archéologiques où les spectateurs découvrent des merveilles destinées initialement à accompagner le défunt dans l’au-delà. Qui sommes-nous pour oser ce regard-là ? Est-ce notre qualité de vivant qui nous amène à contempler ces objets d’un autre âge enfouis dans la profondeur silencieuse des tombeaux pour échapper à la colère des morts ou accompagner la douleur de leur disparition ? La traversée de la tombe des autres est-elle l’assurance de notre vitalité ?
4Imagine-t-on enfin ce qu’il y a de douleur, de sourde terreur, d’« enfermé sur soi-même », d’incommunicabilité, dans l’imaginaire de Victor Segalen ? Comprend-on que la définition de l’exotisme comme « la perception aiguë et immédiate d’une incompréhensibilité éternelle »1 est avant tout la description d’une réalité intérieure, d’une incompréhensibilité intérieure ? Osera-t-on finalement écouter dans les versets de Stèles les terreurs vitrifiées qui y parlent ?
J’habite dans la mort et m’y complais2.
Et dans tout mon cœur il fait nuit3.
— lieu sans routes où cheminent fixement les yeux du mort4.
— je vois un homme épouvanté qui me ressemble et qui me fuit5.
Mes beaux désirs tués pour quelle trop juste cause6.
Cela fermente sourdement déjà dans mes limons insondables7
5Lorsque Victor Segalen écrit « j’habite une chambre aux porcelaines, un palais dur et brillant où l’Imaginaire se plaît8 », il faut certes écouter la froide élégance et la délicate fragilité de ces objets mais il ne faut jamais perdre de vue la vivacité du feu qui les a saisis. On peut faire de cet homme un poète aristocratique et hautain, on peut bâtir autour de lui le mythe du voyageur, on peut même faire semblant d’y croire, mais il est finalement mensonger et trompeur de ne pas rendre compte de la douleur intense qui pétrit cette œuvre et de son impossibilité à se dire autrement que dans la plus extrême froideur. N’est-ce pas cela qu’il veut mettre au tombeau ? N’est-ce pas de cette douleur qu’il façonne des années durant l’artefact d’une œuvre ?
6Dans le cimetière de Huelgoat, au creux d’une onde pétrifiée de grès brut comme la mouvance d’un fleuve de pierre sculptée par le tourment d’un esprit en souffrance, une réponse est gravée là en lettres majuscules, épitaphe dernière d’une œuvre ultime, VICTOR SEGALEN, le nom, celui-là même qu’un jour il fallut apprendre à écrire au milieu des biffures et des taches à la pointe d’une plume hésitante en ayant soin de ne pas y entendre l’histoire qui s’y tait. Qu’est-ce que le sens sinon la seule administration du néant ?
Notes de bas de page
1 Essai sur l’Exotisme, Œuvres complètes, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1995, vol. 1, p. 751.
2 « Édit funéraire », Stèles, Œuvres complètes, vol. 2, p. 60.
3 « Ordre au soleil », Stèles, ibid., p. 94.
4 « Stèle du chemin de l’âme », Stèles, ibid., p. 104.
5 « Joyau mémorial », Stèles, ibid., p. 109.
6 « Juges souterrains », Stèles, ibid., p. 113.
7 « Moment », Stèles, ibid., p. 119.
8 Équipée, Œuvres complètes, vol. 2, p. 267.
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